Journal d'un homme des bois, 4 décembre 2015

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Où Francis Valéry nous entretient du monocorde, instrument de musique parmi les plus anciens, peut-être inventé par Pythagore…

Un dispositif : le Monocorde

Le monocorde est un des instruments de musique parmi les plus anciens utilisés par l’homme. On en attribue souvent l’invention à Pythagore. Celui-ci est supposé l’avoir conçu au cours du sixième siècle avant JC, et utilisé, en tant que dispositif expérimental, afin de mettre en évidence la relation entre la longueur vibrante d’une corde et la fréquence des sons qu’elle produit lorsque mise en vibration. Il aurait ainsi défini les lois de l’harmonique et conçu une méthode pour établir les principales notes d’une gamme permettant de réaliser ce que l’on appelle des accords purs, c’est-à-dire utilisant l’octave, la quinte, la quarte et les tierces (des notions sur lesquelles nous reviendrons). En réalité, le personnage est mal connu et on lui attribue sans doute beaucoup de choses en réalité découvertes et/ou théorisées par ses disciples. Concernant le monocorde, il est désormais admis que les Égyptiens l’utilisaient, en tant qu’instrument de musique, des siècles plus tôt. Et il n’est pas exclu que d’autres cultures l’aient connu et utilisé de très longue date, en particulier dans le monde asiatique.

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Dans sa version la plus simple, le monocorde est constitué, comme son nom le suggère, d’une corde unique tendue le long d’un support (manche) auquel elle est fixée aux deux extrémités. Cette corde repose sur deux chevalets afin de se trouver à quelques millimètres au-dessus de ce support. Dans la version de Pythagore, l’un des chevalets est mobile afin de modifier la longueur vibrante de la corde. Lorsqu’on l’utilise comme un instrument de musique, les chevalets sont fixes et la longueur vibrante est modifiée soit en plaquant avec un doigt la corde contre la touche du manche (comme avec un violon) soit en faisant glisser dessus un objet lisse et d’une certaine densité (comme avec une steel guitar). Une caisse de résonnance est fixée au support de la corde (le manche) ou peut être partie intégrante de celui-ci. La corde est mise en vibration, avec le bout d’un doigt, un ongle, un archet, ou encore un mediator tenu fermement entre le pouce et l’index.

La fréquence du son émis par la corde dépend de la longueur vibrante et de la tension : plus la corde est tendue, plus le son produit a une fréquence élevée ; pour une tension donnée, plus la longueur vibrante est réduite, il en va de même.

Pour des raisons pratiques, il peut être nécessaire de changer de corde — par exemple lorsque l’on s’emploie à modifier la tension pour obtenir un son d’une fréquence plus basse (si la corde n’est plus assez tendue elle produit un son imprécis) ou plus élevée (la corde risque d’atteindre rapidement sa limite maximale de résistance à la tension). Deux autres facteurs vont alors intervenir dans le choix d’une corde : son diamètre (grosseur) et le matériau (densité) qui la constitue. Pour un même matériau, une corde d’un diamètre plus important produira un son d’une fréquence plus basse — elle sera également plus difficile à tendre. Opter pour un matériau de plus forte densité permet, à l’inverse, d’obtenir un son de fréquence plus élevée.

Avant d’utiliser cet instrument, il convient de s’assurer que la corde a une tension correcte. On peut régler celle-ci en utilisant un poids attaché à une de ses extrémités (l’autre étant fixe) — ce qui suppose que le monocorde soit en position horizontale, et posé sur un support stable. Pas très pratique ! Le mieux est d’utiliser une cheville légèrement conique dans laquelle la corde est introduite, puis enroulée autour — on tourne alors la cheville pour régler la tension avant de la bloquer en l’enfonçant dans un orifice. C’est une technique millénaire utilisée par exemple sur les violons.

Mise en vibrations à sa longueur maximale, la corde émet un son que l’on considérera comme la note « fondamentale ». Supposons que la tension de la corde soit telle que la note obtenue soit un Do — on vérifie, par exemple, avec un piano. Nous allons utiliser notre monocorde non pour faire de la musique, mais pour mettre en évidence l’existence de fréquences très particulières — émises par des longueurs vibrantes précises. L’expérience va consister à «  sectionner » la corde tendue par un léger contact, tel un effleurement du bout du doigt, puis à faire vibrer à tour de rôle les portions de corde de part et d’autre de cet effleurement. Le contact doit être très léger — mais d’une certaine fermeté. On constate qu’en agissant ainsi, on obtient la plupart du temps un son manquant de précision, étouffé, sans relief. Avec un peu de maîtrise, on parviendra toutefois à obtenir, ça et là, un son net et précis, très présent et d’un volume sonore relativement puissant. Le son le plus évident à obtenir est celui produit lorsque la corde est effleurée juste en son milieu. Les deux parties ayant la même longueur vibrante, le son obtenu d’un côté ou de l’autre est évidemment le même. Si l’on vérifie avec le piano, on s’aperçoit que le son produit est également la note Do : non celui du monocorde dans son entier mais le premier qui apparaît, dans le sens de l’augmentation de la fréquence. La distance — en termes de fréquence — entre ces deux Do est ce que l’on appelle une octave.

Intuitivement, on « sent » bien que lorsque deux notes sont séparées par une octave — ce qui, en termes de physique ondulatoire, signifie que la fréquence de la seconde est le double de la fréquence de la première — on a affaire, non pas à la « même note » (la fréquence n’est pas la même) mais a un phénomène mettant en évidence bien davantage qu’une forte parenté entre ces deux notes ! On l’expérimente couramment lorsqu’on se met à chanter une mélodie et que, soudain, on se rend compte, comme on dit, « qu’on a pris trop haut » : on ne parvient plus à chanter les notes les plus élevées ! Alors, tout naturellement, on reprend la mélodie une octave en-dessous : c’est la même mélodie, le rapport entre chacune de ses notes est le même. Il ne s’agit pas d’une simple transposition limitée à quelques tons — ce qui supposerait une réécriture de l’accompagnement musical de cette mélodie, dans une autre tonalité — mais bien « de la même chose mais plus bas ». On comprend/ressent intuitivement qu’une musique peut se reproduire à l’identique, à des hauteurs différentes séparées par une ou plusieurs octaves, et que surtout on peut écouter cette mélodie exécutée en même temps sur plusieurs octaves différentes, en ressentant une parfaite consonance, une parfaite harmonie. Ce phénomène perceptif relève de la psychoacoustique. Il semble n’être en rien culturel mais parfaitement consubstantiel au fonctionnement de l’esprit humain et à sa manière de réagir aux fréquences sonores. En somme, il s’agit d’un phénomène purement naturel n’ayant rien à voir avec la culture dans laquelle a grandi et/ou évolué un individu.

Cette note obtenue avec une longueur vibrante diminuée de moitié, cette « octave », est la « première harmonique » de la « note fondamentale » émise par le monocorde avec sa longueur vibrante complète. Elle est l’expression d’un phénomène fondamental à la base de ce que l’on appelle la musique, et ce partout sur la Terre — et sans doute partout dans l’univers…

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