Rencontre avec Didier Pemerle

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En complément à la récente réédition de L'Enchâssement, le blog vous propose une rencontre avec le traducteur du roman-culte de Ian Watson, Didier Pemerle. Où l'auteur-traducteur nous parle de son travail sur cette réédition, de ses autres traductions et de ses propres romans.

Avant L’Enchâssement de Ian Watson, vous avez d’abord traduit Tous à Zanzibar. Comment en êtes-vous venu à travailler sur le roman de John Brunner ?

J’avais vingt-sept ans, j’étais naïf ou inconscient ou téméraire. Je venais de voir mon premier roman publié par Robert Laffont dans une collection dirigée par Michel-Claude Jalard, « L’Écart ». C’était un récit qui contenait des vrais morceaux d’allusions à la science-fiction. Quelqu’un de chez Laffont (Jacques Peuchmaurd ou Jalard) en a parlé à Gérard Klein (directeur de la collection « Ailleurs et demain »), qui m’a fait signe et m’a parlé de Tous à Zanzibar. Les premiers contacts ont été bons, si je me souviens bien, et on a fait affaire. Avais-je une bonne connaissance de l’anglais ? Oui, correcte. Le roman de Brunner ne m’a pas paru difficile, de prime abord. J’avais une certaine habitude des littératures très modernes et, à tort ou à raison, je ne me suis pas senti dépaysé. Le plus dur, ça n’a pas été le travail lui-même, mais la peur de ne pas y arriver. Je crois qu’on connaît tous ça. En tout cas, moi, j’ai toujours le trac, à un moment ou à un autre, quand je traduis et même (suivez mon regard) quand je révise une de mes traductions. Donc, à l’automne de 1971, j’ai remis le tapuscrit, bien épais, à Klein, qui m’a dit, un peu plus tard, que la traduction n’était pas au point, que les passages difficiles avaient été correctement traités, mais que, là où c’était du récit standard, sans pièges, je n’avais pas assuré. Évidemment, Klein avait raison. Il m’a bien conseillé, aidé et j’ai complètement retravaillé la traduction. Après ça, on s’est perdus de vue. J’ai revu Klein en 2002 et, dans le cours de la conversation, il m’a dit qu’il croyait m’avoir vexé en refusant la première version de la traduction et qu’il était persuadé que je lui en voulais. Vexé, non. Terriblement ennuyé, oui, pour des raisons financières et personnelles bien imbriquées. Non seulement je ne lui en veux pas, mais je l’en remercie : c’est grâce à lui que j’ai continué puisque c’est avec lui que j’ai vraiment débuté. C’est là que j’ai appris, sur le tas, à me relire, à me corriger — choses très pénibles. Je dis (peut-être trop) souvent que c’est un exercice spirituel, mais on ne se rend pas compte à quel point c’est vrai. Parenthèse : je crois que d’habitude on ne raconte pas ces détails assez abrasifs pour le narcissisme, mais quelque chose me dit que je ne dois pas être le seul débutant à s’être pris un râteau. Coup de chance, le jardinier en chef était quelqu’un de bien.

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Vous avez traduit quelques-uns des romans phares de la science-fiction : Tous à Zanzibar et L’Enchâssement, mais aussi Rendez-vous avec Rama. Comment se fait-il que vous n’ayez pas poursuivi dans le genre ?

rencontre-pemerle-moorcockspinrad.jpgJ’ai poursuivi, en fait. J’ai traduit un roman de Moorcock, Breakfast in the Ruins (La Défonce Glogauer) pour Champ libre, deux nouvelles de Thomas Disch pour Galaxie, une anthologie de nouvelles de Theodore Sturgeon (1978), une anthologie de Robert Silverberg (1979), toutes deux pour la collection dirigée par Jacques Goimard, une nouvelle de Norman Spinrad, Ligne ouverte, pour les éditions de l’Astronaute mort (1996) — autrement dit pour Yves Letort. J’ai poursuivi aussi dans ce qui m’intéressait et m’intéresse encore, la poésie, l’ethnologie, les arts en général. Il faudrait des heures ou des pages pour répondre correctement à la question « comment se fait-il ? » On se laisse ballotter par les rencontres, le vieillissement, les devoirs, parfois par la flemme d’entreprendre. Mais il y avait autre chose aussi : mes goûts littéraires, très années 1960-1970, me portaient vers les œuvres dites difficiles, modernes (modernes de l’époque), etc., dans lesquelles la langue est un matériau massif, pas un vecteur transparent. Or les gens qu’on côtoie quand on s’occupe de science-fiction sont plus attentifs au contenu, aux implications idéologiques, politiques même, qu’aux qualités du langage de l’auteur. (Le cas le plus typique, c’est Dick, dont tout le monde disait en privé qu’il écrivait mal tout en reconnaissant que c’est un grand auteur de bonnes histoires.) Et donc je côtoyais des gens qui finissaient toujours par me trouver snob et inculte (tout ce que je lis finit quelque part dans les oubliettes de ma mémoire) et moi, ils me complexaient par leur connaissance précise des récits, des auteurs, des dates (leur mémoire est un registre impeccablement tenu). D’où, certainement, malentendus, incompréhensions — et on se perd de vue.

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En parallèle à la traduction, vous avez donc publié plusieurs romans : Assise devant un décor de tempête (dont je dis quelques mots par là), Un monument au mont Gerbier-de-Jonc, Il tombe, À trois jours de moi… Pouvez-vous nous en dire plus ?

Ça, c’est autre chose. Quand j’avais entre dix-huit et vingt ans, je me pensais poète. Ce que j’écrivais, c’était du mainstream post-symbolique, post-surréaliste, pas indigne, mais totalement inintéressant, finalement, à mes yeux. Je me suis mis aux récits, et là mes ennuis ont commencé. J’avais beau croire que j’écrivais des histoires, oui, bien sûr, un peu fantastiques, un peu utopiques, un peu uchroniques, où échouaient des souvenirs de comics et de romans d’« anticipation » — bref, que j’écrivais normalement encore que de manière un peu décalée, le résultat était très décalé et pas du tout normalisé. Cela dit, l’époque était ouverte et j’ai fini par rencontrer un éditeur — deux, en fait — entre 1970 et 1985. Je n’ai eu aucun succès, à un point tel que même mon pire pessimisme en reste surpris. Dernièrement, j’ai terminé une sorte de chronique. Je me relis. Je voudrais seulement fail better (« rater mieux »), dirait Becket (Samuel). On verra.

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Plus récemment, vous avez traduit les chansons de Bob Dylan, en collaboration avec Robert Louit, qui était le directeur de la collection « Dimensions SF » chez Calmann-Lévy. Comment s’est passé ce travail ?

Il y a eu deux traductions Louit-Pemerle de Dylan. La première, Écrits et dessins, parue en 1974 chez Seghers, et la seconde, Lyrics, 1962-2001, parue chez Fayard en 2008. Ça s’est passé bien et mal, les deux, quelquefois simultanément. On se relisait et donc on se corrigeait mutuellement après s’être réparti le travail. On a failli, à la suite d’un échange de mails qui avait mal tourné, se désolidariser, mais ça s’est arrangé et le travail commun a continué. Forcément, la traduction de Dylan est le résultat d’un et même de plusieurs niveaux de compromis, entre traducteurs, entre plusieurs choix de sens possibles, et ça se sent à la lecture : il y a quelque chose de moyen, de médian, dans le texte dont la source, anglaise, est parfois elle-même moyennissime.

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Revenons à L’Enchâssement : vous en avez révisé la traduction pour la réédition au Bélial’. Comment s’est passé ce travail ? Avez-vous eu beaucoup à corriger ?

Ça s’est très bien passé. Évidemment, je me suis dit, à plusieurs reprises, que, vraiment, traduire maintenant, avec un ordinateur, instrument par excellence de la correction et de la réécriture, avec les moteurs de recherche, les dictionnaires en ligne et toutes ces choses, c’est le grand confort. Sauf que j’ai corrigé à l’ancienne, sur l’édition papier de Calmann-Lévy, en prenant des notes sur un cahier à spirales, reportées dans un fichier transmis à l’éditeur. Bizarrement ou non, pour quelqu’un qui a pas mal lu de science-fiction dans les années 1960 et 1970, je ne crois pas au progrès, mais je crois au perfectionnement. Je me trouve meilleur traducteur, à l’âge canonique que j’ai atteint, qu’à mes débuts. Cela dit, L’Enchâssement, c’est Watson, indubitablement, mais c’est aussi Chomsky et Chomsky, c’est en grande partie la revue Change (Jean Pierre Faye, Jacques Roubaud, Danielle Collobert, Jean-Claude Montel et alii) qui m’a fait entrer dans son équipe (son « collectif »). J’ai retrouvé des traces de mes motivations de l’époque en relisant-corrigeant ma traduction. Vous me demandez si j’ai eu beaucoup à corriger : oui, dans les cent cinquante corrections, parfois importantes quantitativement, mais rien qui affecte directement le sens du livre — sauf deux termes anglais pourtant bien chomskyens, traduits initialement par « récurrence » et « récurrente » (ce qui avait fait tiquer Jacques Goimard, à la parution du livre), corrigés en « récursivité » et en « récursive ». Et puis, pour certains éclaircissements, Watson s’est révélé disponible et précis : qu’il en soit vivement remercié !

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