Les Soldats de la mer
Enfin ! Un livre comme on n'en espérait plus : Les soldats de la mer. Deux jeunes auteurs, Yves et Ada Rémy — qui sont aussi mari et femme — nous donnent là quelque chose qui semblera neuf à d'aucuns et dont le mérite n’est pas mince. D’autant que cela n’a rien à voir avec la sempiternelle autobiographie tout juste déguisée qu'est, quasi généralement, une première œuvre.
Que sont donc ces Soldats de la mer ? Des chroniques, assurent les auteurs. Pour moi, encore que plusieurs de leurs thèmes me soient déjà connus, j'y vois surtout une assez belle collection de récits fantastiques. Dix-sept au total, qui, si l'on s'en tient au décor, aux costumes, au langage, aux noms de personnes et de lieux, se passent apparemment tant à la fin du XVIIIe siècle que durant la première moitié du XIXe et, partiellement, dans cette Allemagne si chère au cœur de Marcel Brion. En fait, la fédération d'Etats qu'ils nous présentent, la Fédération de Laërne, se situe bel et bien dans un univers parallèle et qu'éclairent deux lunes.
Mais les soldats, me direz-vous, les vrais ? Eh bien, qu'ils soient dragons, fusiliers, hussards, grenadiers, artilleurs, chevau-légers — toutes les armes y passent — ces soldats, qui sont ceux de la Fédération, ont mission de veiller aux frontières, de réprimer les soulèvements éventuels, de chasser l'envahisseur — Gardes Noirs et autres Queues de Loutre — et d'annexer de nouveaux territoires jusque par-delà les mers. Ce sont eux, ces soldats, que, revenants, amoureux, fantômes ou vampires, nous retrouverons tout au long de ces récits. Cela donne au volume plus d'unité encore que les astucieux extraits d'une soi-disant Nouvelle histoire de la Fédération qui visent ouvertement à cet effet.
Les auteurs des Soldats de la mer ne se défendent point d'aimer à la fois le fantastique et la science-fiction. Pas plus qu'ils ne font mystère d'admirer Jean Ray. Aussi n'ai-je guère été surpris de retrouver dans leur ouvrage, et plus spécialement dans « Enfants perdus, perdus », dans « Verso d'ailleurs », ces énigmatiques forêts enchantées qui foisonnent chez Harry Dickson. Un autre nom me vient à l'esprit, qu'ils ne citent point, celui de Perutz. Peut-être l'ignorent-ils. Il ne m’en a pas moins semblé qu'il y avait, dans « Suicide par imprudence », dans « Celui qui se faisait appeler Schaeffer » — par quoi s'ouvre le volume — dans « Olga Mensonge » aussi, beaucoup plus qu'un simple écho du Marquis de Bolibar.
L’écriture d'Yves et Ada Rémy est le plus souvent de qualité. Ils aiment les mots. Sensibles à leur charme, ils savent bien les choisir et les utiliser. Certains, toutefois, tels « messire », « standard », « coopératif », ne sont pas plus dans le ton général de l'œuvre que dans celui de l'époque — qu'elle nous restitue à merveille. Il n'en demeure pas moins que, pour un premier livre, Les Soldats de la mer ne sont pas loin d’être un coup de maître.
Roland Stragliatti
Critique originellement parue dans Fiction n° 179
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Le Prophète et le Vizir
Nous sommes au huitième siècle de l’Hégire, notre xive siècle. « Du golfe Persique à la mer Rouge, des côtes de l’Arabie Heureuse à celles de la Méditerranée » : c’est ce domaine que va parcourir Kemal, qu’Allah (ou Iblis ?) a nanti d’un don de voyance. Il voit trop loin sans doute : la guerre du Golfe, la révolution iranienne, la peste de Marseille, le siège de Malte par les Ottomans. Il ne peut pas prouver son don — en tout cas au début. Car chacune de ses visions successives se rapproche du présent, et le jour viendra où les deux flots, celui de sa voyance qui s’écoule vers l’amont et celui de sa vie qui s’écoule vers l’aval, se rencontreront, au prix d’inévitables remous. C’est à Tunis qu’il achèvera sa destinée et marquera celle du vizir Fares qui vient d’envahir la ville. Kemal a prédit que les huit enfants du conquérant périront, et ce dernier n’aura de cesse, par tous les moyens, de déjouer cette prophétie. Ou du moins d’essayer…
Une confession : je voue un culte au couple Rémy. Dans mon opinion, ce sont des lapidaires, plus que des écrivains. Ils façonnent leurs textes rares, ils les polissent, ils leur donnent un brillant auquel peu parviennent. J’ai dit « rares » ; de fait, les Rémy ont donné trois romans, de 1968 à 1978, et quelques nouvelles. Deux de ces romans, Les Soldats de la mer et La Maison du cygne, figurent, je crois, parmi les plus belles réussites de l’Imaginaire francophone, « Imaginaire » au sens le plus large, qui dépasse les genres et englobe des auteurs tels Gracq, Tournier et Le Clézio. C’est dire si j’attendais avec impatience ce livre inédit, composé de deux longs récits se faisant suite. On peut y voir un roman siamois ou un recueil au plus bref des sommaires possibles.
On est loin de la manière habituelle de la fantasy, malgré les incursions du surnaturel : prophéties avérées, certes, glissements temporels, en quelque sorte, fantômes, entraperçus… Les atours arabisants, bien entendu, peuvent renvoyer aux Mille et une nuits, mais les visions de Kemal nous rappellent qu’il s’agit d’une légende moderne (même si les Rémy écrivent naphte au lieu de pétrole). Et le style, ciselé, n’a pas grand-chose à voir avec le tout-venant de la BCF.
Oui, c’est une fable, aussi belle que sombre. On en lit peu de cette eau.
Pierre-Paul Durastanti
Critique originellement parue dans Bifrost n°67/h5>
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Les Soldats de la mer
Quand, voici quelques mois, les jeunes éditions Dystopia Workshop publièrent Le Prophète et le vizir, la surprise fut de taille. On ne s’attendait pas le moins du monde à voir le couple Rémy revenir à l’écriture et publier de l’inédit. Il avait eu une assez belle carrière dans les années 70, dont plus d’un se serait satisfait, mais il semblait qu’elle fût désormais de l’histoire ancienne ; le métier de cinéaste institutionnel avait définitivement pris le pas sur la carrière littéraire des époux Rémy. Ils avaient donné trois livres, comptant parmi ce que l’imaginaire français a produit de meilleur, et une poignée de nouvelles de qualité. C’était il y a plus de trente ans. J’ignore comment la route de ces vieux auteurs a croisé celle de ce jeune éditeur, mais peu importe, il suffit à notre bonheur de lecteur que cela soit. Dystopia Workshop n’en est pas resté là ; il eut été dommage, en effet, de s’arrêter en si bon chemin.
Dystopia Workshop a donc réédité le premier livre d’Yves et Ada Rémy, Les Soldats de la mer, initialement publié en 1968 chez Julliard, alors que votre serviteur se penchait sur son premier abécédaire… Entre temps, le livre a connu trois rééditions. Une première chez Seghers, en 1980, sous la houlette de Gérard Klein, dans l’éphémère mais réputée collection « Les Fenêtres de la nuit ». Une deuxième en 1987, au format de poche, chez Pocket, où il put être découvert à un prix modique par un large public. En-fin, Les Soldats de la mer prirent place au Fleuve noir, en 1998, dans la « Bibliothèque du fantastique », qui se voulait une collection de référence, mais ne connut pas le succès escompté… Tous les livres n’ont pas ainsi la chance d’être régulièrement remis à la disposition du public ; c’est un honneur qui se mérite.
Ce roman est un fix-up. Un ensemble de nouvelles liées entre elles par une trame qui en fait un tout sous-titré « Chroniques Illégitimes Sous la Fédération ».
Sur une Terre qui n’est pas la nôtre, aux nuits éclairées par deux lunes, dans une Europe qui ressemble à la nôtre, du moins à ce qu’elle fut avant la naissance des nations italiennes et allemandes, naît une fédération impérialiste de cités unissant à l’origine Lauterbronn, Laërne et Ozmüde, rejointes au fil de l’histoire par quatre autres capitales… Voici des histoires avant tout militaires, où la guerre est omniprésente, surtout peuplée de fringants officiers subalternes ; des guerres, des batailles, des régiments et des uniformes, des uniformes surtout. Un monde où les lignes de front restent bien dessinées et où, après cinquante ans de fédération, la guerre ne semble pas avoir évolué, comme entre Waterloo et Gettysburg. Voilà en guise d’esquisse de trame. Peut-être peut-on voir dans ce goût pour l’imagerie militaire, que l’on retrouvera dans cet autre chef-d’œuvre qu’est Le Grand midi, une orientation majeure de la carrière cinématographique ultérieure des Rémy, qui compte de nombreux films pour les armées.
Chacun des récits composant le volume constitue une anecdote de cette époque où les événements fantastiques sont tout à fait communs. Doubles, vampires et fantômes hantent à foison le quotidien de ce monde à l’envers du nôtre. On peut passer à ses risques et périls dans un autre monde où ne luit qu’une unique lune. Des soldats de plomb ou de bois peuvent s’y animer le temps de changer le cours d’une bataille et l’avenir de ce monde…
Les Soldats de la mer n’est pas sans évoquer, tant par les personnages que par le ton, le climat ou les qualités d’écriture, Le Rivage des Syrtes de Gracq, ou Le Désert des Tartares de Buzzati, et on y perçoit comme un petit quelque chose de Borges ou de Supervielle. Il est possible de rêver à une parenté moins élogieuse… D’autres récits auraient pu être écrits a posteriori, mais n’auraient rien apporté de plus. L’ultime nouvelle, « Fondation », est une forme de coda qui clôt définitivement le livre sur lui-même et l’ancre au cœur de la fantasy, dont il reste à ce jour l’un des plus magnifiques fleurons.
Jean-Pierre Lion
Critique originellement parue dans Bifrost n°71
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