(Retrouvez cet article dans Bifrost n° 55, à paraître le 29 octobre.)
1. Où l’on évoque la préface de Serge Lehman, par Roland C. Wagner
On peut être surpris de découvrir, dans la préface d’une anthologie de nouvelles de science-fiction, une expression telle que ad majorem dei gloriam (1).
Un rapide survol de l’histoire du genre depuis ses origines, voire ses
prémisses, suggèrerait plutôt que ceux qui y sacrifient, y compris
nombre d’évidents croyants, en ont employé les outils spécifiques pour
interroger et remettre en cause les concepts de sacré et de divinité.
Hormis quelques exceptions, glorifier le Seigneur n’a jamais fait
partie de leurs préoccupations et objectifs. Et s’il y en a parmi eux
qui ont mis en scène des épiphanies, celles-ci débouchent le plus
souvent sur des théories cosmologiques plutôt que cosmogoniques.
Dans Il est parmi nous, de Norman
Spinrad, le satori « ultime » d’Amanda, la chercheuse spirituelle
imprégnée de bouddhisme zen et de mystique amérindienne, est suscité
par la collision de deux matrices en apparence incompatibles : une
certaine philosophie New Age (2) et la physique quantique. Ce qui est, est réel, le credo d’Amanda, prend alors tout
son sens ; s’il n’y a que le vide derrière les voiles de maya, eh bien, les voiles de maya sont la réalité, et c’est
dans cette réalité plaquée sur du vide que vit l’être humain. Parce qu’au-delà de la physique, il n’y a rien (3).
Tel pourrait être l’un des principaux messages qui se dégagent du corpus de la littérature de science-fiction, et Gérard
Klein l’a fort bien symbolisé dans sa nouvelle « Cache-cache », où c’est une équation qui permet
de dévoiler une entité que d’aucuns qualifieraient de transcendantale. La courte nouvelle d’Arhur C. Clarke intitulée « Les Neuf Milliards de noms de Dieu » mérite elle aussi qu’on s’y attarde : des moines (tibétains)
écrivent les noms de Dieu, et lorsque tous l’auront été, l’univers aura atteint son but. Les règles présidant
à l’écriture de ces noms étant transcriptibles en langage de programmation, l’ordinateur va considérablement
accélérer cette rédaction, et l’univers aura accompli ce pourquoi il a été créé.
Postuler que, s’il y a un dieu, ou quelque chose d’approchant, c’est par les mathématiques qu’on peut le trouver, revient
à évacuer la notion de transcendance. Dans cette optique, il n’y a rien au-delà de la physique, pas de transcendance, pas de
« surnature ». Et James Morrow suit une logique identique lorsqu’il fait découvrir et remorquer le cadavre de Dieu sur les
océans dans sa « trilogie de Jéhovah ». Même chez les plus « mystiques » des écrivains de science-fiction, la
métaphysique est réductible à la physique.
C’est néanmoins une idée diamétralement opposée que développe Serge
Lehman dans sa préface à Retour sur l’horizon. Poursuivant sa quête des
raisons du déni dont la science-fiction souffre en France, il suggère
que la cause profonde en serait une « variable cachée » — la
métaphysique. Et de convoquer Gérard Klein, Maurice Renard, H. G.
Wells, Olaf Stapledon et — n’en jetez plus — H. P. Lovecraft, dont la «
carrière littéraire [a été] presque entièrement dévolue à l’invocation des Grands Anciens dans le Mythe de
Cthulhu
».
Voilà une affirmation méritant à l’évidence qu’on s’y arrête. En appeler à un auteur dont le
matérialisme ne fait aucun doute pour justifier la présence de la métaphysique comme « variable cachée » de la S-F ne
relève-t-il pas de l’équilibrisme théorique ? Lehman ne serait-il pas en train de convoquer l’hétéroclitisme (4) au service de sa thèse ?
Dans son essai «
“Anticipation rétrograde” : primitivisme et occultisme dans la réception lovecraftienne en France de 1953 à 1957 »
(5)
, Michel Meurger, rappelant l’influence de Mircea Eliade dans la France de l’Après-guerre, écrit : « Eliade nie
l’existence de mythes modernes, sous prétexte qu’ils manqueraient de “précédents”. […] En fait, Eliade
refuse l’immense domaine de l’imaginaire profane qui nous a apporté les mythes de l’aéronautique, puis de
l’astronautique, des mythes évolutionnistes et paléontologiques, en un mot tout l’immense imaginaire de la science dont la
science-fiction est une expression littéraire.
» Et, plus loin : «
L’œuvre lovecraftienne, décontextualisée, peut paraître offrir une
légitimité à un primitivisme contemporain ; témoigneraient de cette
intention ces civilisations de l’Ere primaire ou secondaire, bien plus
sophistiquées que les nôtres, et la place qu’occupent les rituels et
les idoles dans ses nouvelles. Cette vue superficielle ne résiste
cependant pas à l’analyse. Ces civilisations toutes-puissantes de
l’aube des temps ne sont pas humaines. Elles sont l’œuvre de créatures
extraterrestres venues coloniser la Terre.
» Et enfin : «
Cependant, par défaut d’analyse du statut de l’originel et du rituel dans l’œuvre lovecraftienne, leur simple existence
peut amener le critique à un contresens. L’œuvre de HPL peut en effet être interprétée comme odyssée
rétrograde.
»
Les surréalistes français des années cinquante ne se sont pas gênés pour suivre l’interprétation primitiviste selon
laquelle : «
le mythe exprime une vérité. La “mythologie personnelle” de HPL, tout en étant individuelle, exprime des contenus
collectifs, toute une histoire inconnue des hommes, présentée d’un point de vue occultiste.
» Et Jacques Bergier, ce merveilleux mythomane à l’imagination débordante, d’écrire en 1954 dans la préface à La Couleur tombée du ciel : « Sa cosmogonie et sa mythologie nous effraient parce qu’elles sont possibles.
»
Passons pudiquement sur la présentation de Lovecraft faite dans Le
Matin des magiciens, présentation qui devait ancrer l’image fausse du «
reclus de Providence » dans l’imaginaire collectif français.
Certes, nombre d’entités créées par Lovecraft sont
au-delà de la compréhension humaine, mais elles demeurent dépendantes
des lois physiques qui régissent notre univers. Elles n’ont rien de
transcendantal, ni de surnaturel. Comme le rappelle Michel Meurger, ce
sont des extraterrestres, et leur passage sur Terre n’est qu’une étape
de leur évolution : « La perspective cosmique de Lovecraft […] exclut tout
primitivisme. Il ne privilégie aucune forme de la vie universelle,
chacune d’entre elles étant soumise au même rythme de naissance,
croissance, apogée et déclin. La loi de ce milieu est la compétition
darwinienne. […] A l’idéologie statique du primitivisme qui “idéalise”
la perfection, HPL oppose le dynamisme évolutionniste.
»
Serge Lehman opère donc un contresens total
lorsqu’il prend Lovecraft comme exemple. D’ailleurs, HPL employait
lui-même le terme de « pseudo-mythologie », voire celui de «
Yog-Sothothery », dont on peut supposer que la nuance légèrement
ironique n’échappera à personne. Il convient également de rappeler
qu’il n’est pas l’inventeur de l’expression « Mythe de Cthulhu »,
forgée après sa mort par August Derleth pour désigner sa propre
interprétation de la pseudo-mythologie lovecraftienne (6).
Cette
longue digression au sujet de Lovecraft n’est ni gratuite, ni
innocente. Un peu plus loin, Lehman botte en effet en touche : «
Explorer en détail un tel sujet [la métaphysique en science-fiction] m’entraînerait hors des limites de cette préface. Je
devrais au minimum poser le problème des fausses sciences et des phénomènes parareligieux dans lesquels la S-F joue un rôle.
»
En effet. Et sans doute aurait-il mieux valu le poser avant de citer Lovecraft.
Et sans doute aurait-il fallu le poser tout court.
Car la réception de Lovecraft en France montre à l’évidence que non seulement il n’y a pas eu rejet d’une
éventuelle dimension métaphysique de ses textes, mais mise en avant d’une telle dimension avec des arguments forgés de toute
pièce à partir d’erreurs d’interprétation. Pour rester dans un ordre d’idées similaire, on peut donc supposer que
ce n’est pas la « variable cachée » qui susciterait déni et rejet, mais le fait que la science-fiction n’apporte pas de
réponse métaphysique aux « problèmes classiques de la destination, du propre de l’homme, de l’immortalité et de la nature du réel ».
Problèmes que, selon Lehman, «
La science-fiction a trouvé[s] […] où la haute culture les avait laissés : au carrefour désert de la science, de la
philosophie, de la religion et de l’art
» et qu’elle «
a maintenus en vie clandestinement tout au long du xxe siècle derrière l’écran de son panthéon baroque et graduellement
réaménagés avant de les transmettre dans les termes où le monde les affronte aujourd’hui : Singularité, aliens,
posthumains, cybermonde
. »
Cette histoire inconnue de la science-fiction que Serge Lehman révèle à nos yeux incrédules ne rappelle-t-elle pas l’histoire
inconnue des hommes chère aux hétéroclites (7) ?
Ben si, un peu, quand même.
En dépit de ses incohérences, que l’on devine sans doute au fil de cet article, la préface de Retour sur l’horizon évoque en effet de troublante manière la démarche qui présida en son temps à la
réception de Lovecraft dans notre pays. Serge Hutin titrait un article « Lovecraft était un initié » (8), Lehman
aurait pu sous-titrer sa préface « les écrivains de science-fiction sont des initiés ». Son emploi à plusieurs reprises
de l’expression « Notre Club » (9) possède d’ailleurs un délicieux parfum d’appellation de
société secrète détentrice d’un savoir ignoré du commun des mortels.
Seulement, Lehman lui-même ne semble pas vraiment convaincu par sa
propre thèse. Et lorsqu’il prophétise au conditionnel la mort prochaine
de la science-fiction, c’est avec plusieurs paires de gants bien épais,
au cas où. Dans la situation du joueur qui vient de passer tout le
match à essayer de marquer contre son camp sans jamais y parvenir, il
se retourne brutalement, fonce vers le but adverse et, profitant de
l’effet de surprise, loge le ballon dans la lucarne : «
Que la frontière avec le reste de la littérature soit devenue plus perméable ne signifie pas qu’elle a disparu. La S-F reste
une expérience
. »
Après un tel florilège, l’invention, tout à la fin de la préface, du terme de « parachronie », pour
désigner une « uchronie sans point de divergence », ne devrait surprendre personne. Le mot est certes joli, mais à quoi
bon rebaptiser les bons vieux univers parallèles ?
Et pourquoi peut-on lire dans le prière d’insérer que Serge Lehman a « révélé toute une génération d’auteurs » avec Escales sur l’horizon (Fleuve Noir -
1998), alors qu’un seul des seize auteurs de ladite anthologie a commencé à publier moins de cinq ans avant sa parution ?
Gageons que la réponse à ces questions relève de la métaphysique et passons donc aux textes de ce Retour sur l’horizon.
2. Où l’on aborde les fictions de l’anthologie, par Sylvie Denis
(à paraître jeudi)
Image de une : Détail de l'illustration de
Manchu pour
Retour sur l'horizon.
Notes :
(1). Soit « pour la plus grande gloire de Dieu ».
(2). Ce terme est employé ici dans son sens étatsunien, où il recouvre
un fourre-tout allant, pour simplifier, du yoga aux mystiques du
lavement bien profond.
(3). Dans le même ordre d’idées, on peut s’interroger sur le fait que le trône de Dieu soit vide dans Vélum de Hal Duncan.
(4). Dans son « Portrait de Pierre Versins », Bertrand Méheust reproduit la déclaration suivante de l’auteur de L’Encyclopédie de l’Utopie, des Voyages extraordinaires et de la Science-fiction : «
Par hétéroclite, j’entends non seulement ceux qui barbotent dans l’analogie et qui décrètent que, puisqu’un
petit pois et un canard sont verts tous deux, ils sont tous les deux, d’évidence, des peintures de feu Véronèse, mais aussi
ceux pour qui les témoignages remplacent les faits.
» L’intégralité du texte de Méheust est téléchargeable à l’URL suivant :
http://bertrand.meheust.free.fr/documents/portrait-versins.pdf
(5). In : Lovecraft et la S.-F. / 1, Cahier d’études lovecraftiennes - III, Éditions Encrage, 1991.
(6). Interprétation très personnelle où Derleth opère la fusion des trois axes de l’œuvre lovecraftienne en y ajoutant
des détails de son cru, comme par exemple l’association du « panthéon » lovecraftien aux quatre éléments, ouvrant
la voie aux visions biaisées et aux fantasmes des surréalistes, primitivistes et occultistes français évoqués plus haut.
(7). Rappelons qu’Histoire inconnue des hommes depuis cent mille ans, de Robert Charroux, archétype de l’essai
occulto-primitiviste, fut un best-seller en son temps.
(8). Article de 1971, repris dans Garichankar n°2, février 1982.
(9). Les majuscules sont de Lehman.