Ça passe ou ça casse : le moins que l'on puisse dire est que Dan Simmons ne laisse pas indifférent. C'est le sentiment contrasté, et global, du guide de lecture Dan Simmons dans le Bifrost 101, en librairie depuis deux semaines. En retraçant l'historique des critiques des romans de l'auteur à travers Bifrost, un sentiment similaire s'en dégage. Plongée dans les archives…
L'Éveil d'Endymion
[Chronique de l'édition originale américaine parue chez Bantam Spectra en septembre 1997]
The Rise of Endymion poursuit et conclut la saga commencée par Hypérion, énorme et incontournable best-seller S-F de la décennie. On y retrouve les personnages centraux d'Endymion : Enée, fille de Brawne Lamia et du cybride John Keats ; A. Bettik, l'androïde à la peau bleue ; Raul Endymion, héros malgré lui et narrateur du récit.
Raul est emprisonné dans une boite de Schrödinger et attend la mort sans savoir à quel moment elle frappera. Dans sa solitude il se rappelle les aventures qu'il a partagées avec ses compagnons. Après nous avoir entraîné le long du fleuve Thétys pour fuir les envoyés de la Pax, il nous raconte ici son amour pour Enée, devenue femme, et leur voyage à travers l'univers pour répandre la parole de « Celle qui enseigne ». Face à une église catholique pervertie qui offre l'immortalité du corps et a vendu son âme au Technocentre et ces machines, Enée lutte pour promouvoir l'immortalité de l'âme, l'amour et l'empathie. Le récit de Raul nous emporte et s'interrompt parfois pour nous ramener à sa triste condition et à sa fin que l'on imagine sinistre et inexorable. Après le rythme effréné du tome précédent, on retrouve ici un récit plus posé et un retour aux spéculations théologiques. L'avènement d'Endymion – The Rise of Endymion –, est en fait celui du Christ dont Enée est la nouvelle incarnation. La venue du messie sonne la fin des Dieux anciens. Les idoles tombent une à une. Les Cantos d'Hypérion sont des histoires auxquelles personne ne croit plus, Simmons détruit de sa propre main le monde qu'il a créé. L'existence du Gritche est commentée, rationalisée jusqu'à ce que rien ne subsiste de son mystère.
Les héros d'Hypérion ont pâli ou sont devenus les apôtres du nouveau messie. Simmons en fait des personnages de second rang qui apparaissent ou disparaissent dans un monde qu'ils ne tiennent plus et qui ne tient plus à eux. Seule la lumière du Messie est maintenant digne d'éclairer les choses.
Telle est l'histoire de grandeur et de décadence qui transparaît dans le récit que nous raconte Raul enfermé dans sa chambre où la mort peut s'abattre à chaque instant, où l'effroyable précarité de la vie n'est soutenable que dans la foi.
Et nous sommes prêts à y croire jusqu'à ce que Simmons se joue de nous une dernière fois. Il efface tout et dans une ultime pirouette, nous dit qu'à l'immortalité de l'âme, il préfère la brièveté d'une tranche de vie pleine du bonheur simple des êtres mortels.
Le moins qu'on puisse dire, c'est que Simmons est attendu au tournant avec Ilium, premier opus d'un diptyque dont la séquelle s'intitule tout naturellement Olympos. On n'est pas responsable du carton éditorial que l'on sait avec Hypérion sans en assumer les conséquences. Fera mieux ? Fera pas mieux ?
Écrivain talentueux et polymorphe, Dan Simmons a eu l'intelligence de laisser filer quelques années entre son cycle fétiche et son retour à la S-F. Les amateurs de polar ont pu en lire un ou deux (médiocres, admettons-le), et Simmons s'est même offert le luxe d'écrire son propre hommage à Hemingway avec Les Forbans de Cuba, roman qui mettait en scène le vieux maître lui-même, très occupé à chasser les éventuels sous-marins nazis hantant les fonds du Golfe du Mexique.
En France, on redécouvrait chez Folio « SF » les excellentes nouvelles composant Le Styx coule à l'envers (dont la dernière, « À la recherche de Kelly Dahl », confine tout simplement au chef-d'œuvre), et l'édition définitive en « Lunes d'encre » (Denoël) de L'Échiquier du mal, texte fantastique traditionnel du plus bel effet.
Avec Ilium, prévu en 2004 chez Laffont, Simmons confirme qu'il est un grand raconteur d'histoires, mais se perd parfois en chemin en confrontant des éléments trop disparates pour être véritablement crédibles.
Au départ, il y a cette folle idée : reprendre le thème de l'Iliade et le décliner à la sauce S-F. En parallèle, on trouve les interrogations de l'auteur sur l'évolution humaine à très (mais alors très) long terme. La prospective de l'auteur rappelle celle d'Hypérion (notamment le principe des « faxnods », calqués sur les « farcasters », qui permet de se rendre d'un lieu à l'autre instantanément, et qui n'est pas non plus sans conséquences funestes), mais développe également des thèmes qu'on avait déjà pu voir chez Sterling (cf. Schismatrice + en Folio « SF ») ou, plus récemment, l'Écossais Ken MacLeod (La Division Cassini en J'ai Lu « Millénaires »). Ainsi, Simmons décrit une histoire « possible » étalée sur quelques dizaines de siècles. L'âge perdu que nous vivons aujourd'hui, l'avènement des post-humains qui trafiquent un peu trop l'ADN (chouette, repeuplons donc la terre de dinosaures) et la manipulation quantique de trous de vers. Badabling ! il fallait bien que ça foire quelque part, et voilà nos post-humains qui quittent la Terre pour s'installer en orbite dans des anneaux confortables, avant de foutre définitivement le camp on ne sait où. En parallèle, les intelligences artificielles semi organiques (baptisées Moravecs) disséminées sur les lunes de Jupiter ont eu le temps d'évoluer à part, formant une société agréable et industrieuse, forte de quelques membres dont les banques de données regorgent de documents sur ces bons vieux humains dont ils n'ont plus franchement de nouvelles. Enfin, si la terre n'est pas dépeuplée complètement, on ne trouve plus que quelques dizaines de milliers d'humains « traditionnels », mais tellement bourrés de nanotechnologies diverses et variées qu'ils en ont oublié l'écriture, et plus généralement Histoire, Technique, Géographie et, bien entendu, Révolte. Ils vivent d'ailleurs sous la bienveillante surveillance des Voynix, bestioles métalliques à mi-chemin entre la sentinelle et le serviteur, manifestement extraterrestres, dont l'origine exacte n'est pas claire. Bref, difficile d'inclure en plus un panthéon grec au complet, installé sur le mont Olympe, mais sur une Mars terraformée et non sur la Terre (il existe bel et bien un gigantesque volcan sur Mars judicieusement nommée Olympe, que voulez-vous, c'est comme ça). Vous suivez ?
Reprenons.
Simmons sait raconter une histoire et distille savamment un récit à trois voix, alternant les chapitres au moment culminant. Le procédé n'est pas vraiment nouveau, mais il a le mérite de tenir le lecteur en haleine et d'être efficace. Pour le reste, résumer Ilium est un exercice douteux que l'on tentera ici avec beaucoup de difficultés. Ilium commence donc lors du siège de Troie, alors que la guerre s'enlise depuis neuf ans et que l'entrée d'Achille dans la bataille précipitera la mort d'Hector et la prise de la ville. Goguenards, suprêmes d'arrogance et de mépris, les dieux grecs se livrent au délicat jeu d'échec par humains interposés (qui se soucie du sang des mortels ?), tout en pratiquant leurs sports favoris : intrigues, coups bas et trahisons formant l'ordinaire d'une vie immortelle de dieu moyen. La surprise, c'est que ces braves gens sont décrits avec humour et minutie. Leur présence et leurs dialogues sont incroyablement crédibles, et Simmons en profite pour casser le mythe en nous exposant sans pudeur les moyens techniques qui les font justement passer pour des dieux auprès de ces pauvres humains ignorants (téléportation quantique, chariots tirés par des chevaux holographiques, champs de force, nanotechnologie etc.). Leurs frasques sont vues à travers les yeux de Thomas Hockenberry, érudit spécialiste d'Homère de la fin du XXe siècle, ressuscité (re-créé ?) par Zeus en personne et doté de moyens hallucinants (morphing, téléportation) pour observer le siège de la ville et vérifier que l'Histoire correspond bien à celle raconté plus tard par Homère. Oui, l'Olympe est sur Mars, et re-oui, Hockenberry fait régulièrement l'aller-retour entre la Terre et la planète rouge (via la téléportation quantique, on le saura), mais ça n'est pas dérangeant, tant cette partie d'Ilium est réussie. On suit avec intérêt le dégoût croissant d'Hockenberry à l'égard de ces saloperies d'immortels obscènes, puis sa révolte et son combat. Les scènes de bataille entre achéens et troyens sont littéralement hallucinantes, pleines de bruit et de fureur, très éloignées des habituelles descriptions glorieuses de la guerre. On y est, ça saigne, ça pue, ça meurt et c'est sale, autant le savoir…
En parallèle, Simmons raconte la lente prise de conscience des Moravecs à l'égard de la situation martienne. En gros, on se rend compte que la planète a été terraformée en un temps record (à peine quelques dizaines de milliers d'années), et que les relevés scientifiques attestent d'une anormale quantité de bordel quantique autour du mont Olympe. Il est donc grand temps d'y envoyer une petite expédition, histoire de découvrir de quoi il retourne. C'est la deuxième très grande réussite d'Ilium : rendre avec humour et humanité les interrogations des deux Moravecs échoués sur Mars (après le très bref échec de leur mission), l'un éclopé à mort et l'autre à peu près entier. Leurs dialogues sur Proust et Shakespeare valent à eux seuls le détour, et Simmons prend manifestement beaucoup de plaisir à décrire ces deux personnages sympathiques et essentiels.
Malheureusement, le troisième récit enchevêtré est plutôt boiteux. Cela se passe sur Terre, chez ces « Old style Humans » nanotechnologisés jusqu'aux dents, et si la description de leur vie quotidienne est intéressante, la quête de plusieurs d'entre eux prend des allures de fatras anachronique décevant. On y croise une sorte de Juif (en l'occurrence, une juive) Errant, un Ulysse 31 équipé d'un presque sabre laser, un vieillard dont l'obsession est de se rendre sur les anneaux orbitaux pour y gagner quelques années de vie supplémentaire, et un jeune homme qui n'en a pas grand-chose à foutre (entre autres). C'est donc cette partie qui se révèle la plus faible, un point d'autant plus douloureux que les nombreuses questions que se posent les lecteurs au fil des pages trouveront leur réponse ici même. Bref, on reste dubitatif et l'on se prend à rêver que Simmons ait autant peaufiné ces personnages que les Moravecs ou Thomas Hockenberry.
Pas de panique toutefois, Ilium reste un texte de très haute tenue, même s'il n'atteint jamais la stature poétique d'Hypérion. La bonne surprise d'Ilium, c'est que Simmons s'essaie à l'humour avec une ironie mordante qui n'est pas sans rappeler celle de Banks. Et comme l'animal manie la plume avec talent, légèreté et précision, on se dit que le temps risque d'être bien long avant la sortie d'Olympos… D'autant que, comme de juste, Ilium se termine exactement « at the turn of the tide ».
Old Central, une vieille école dont la construction a commencé en 1876 à Elm Haven, dans la région de Chicago. Une école où, en ce dernier jour de l'année scolaire 1959-1960, un enfant vient de disparaître : Tuby Cooke. C'est alors que commence pour Dale, Duane, Mike, Lawrence et le reste de la cyclo-patrouille, l'été de tous les dangers. Car en voulant découvrir ce qui est arrivé à Tuby, ces enfants vont affronter la mort, tantôt poursuivis par un camion puant la charogne, tantôt menacés par un soldat de la Première guerre mondiale dont le visage en entonnoir crache de la vermine. Sans compter ces étranges trous dans le sol qui, plus organiques que géologiques, apparaissent et disparaissent sans cesse, dans lesquels vivent de menaçantes lamproies noires.
Avec Nuit d'été, datant de 1991, Dan Simmons s'attaquait à un genre en soi, le récit fantastique mettant en scène une bande de gamins. On pense à Ça de Stephen King, à la nouvelle « Le Corps » du même (et au film Stand by me, son adaptation), aux flash-backs de Dreamcatcher et à Cœurs perdus en Atlantide, à « L'Inversion de Polyphème » de Serge Lehman (Bifrost n°5). Mais là où King et Lehman décrivent avec une justesse exemplaire le « Royaume de l'après-midi » et le « Territoire magique des grandes vacances », Simmons s'enlise, trois cents pages durant, dans la multiplication des personnages, le quotidien sans grand intérêt d'une petite communauté de fermiers. Une fois la première moitié du livre passée (qui a vu la mort de quelques personnages principaux), le récit monte en régime et ne « descend » plus, livrant au passage plusieurs scènes d'anthologie (dont une fusillade nocturne hallucinante, du grand art). On regrettera juste que Dan Simmons ait mal choisi son héros. Refusant sans doute de mettre en scène sa propre enfance de surdoué, il a préféré le morne Dale au fascinant Duane ; ainsi, aux environs de la page 300, Simmons déchiquette Duane, le génie, le radio-amateur surdoué, l'apprenti écrivain, et nous laisse en compagnie de Dale, qui, bon gré mal gré, résoudra l'énigme de Old Central, découvrira le secret de la cloche des Borgia, affrontera le terrifiant Roon. Et, dans les ultimes pages du récit, décidera de devenir écrivain (plus par devoir que par vocation) !
Chose surprenante mais logique à bien y réfléchir, onze ans plus tard, Dale Stewart revient dans nos librairies avec le costume d'un romancier professeur de littérature (on pense au personnage interprété par Dennis Quaid dans le brillantissime thriller Mort à l'arrivée). Dale – auteur de la série Jim Bridger, roi de la montagne – est le principal protagoniste, l'aire nodale du nouveau roman de Dan Simmons, Les Chiens de l'hiver (en attendant la traduction, par Jean-Daniel Brèque, d'Ilium). Après une tentative de suicide ratée (l'amorce de la cartouche n'a pas fonctionné), Dale est de retour à Elm Haven, où il loue la maison des McBride, la maison de son copain d'enfance Duane… Il est là pour faire le point sur sa vie, son divorce, sa rupture avec sa jeune maîtresse Clare, sa carrière d'écrivain. Et de nouveau, la peur et la folie vont resurgir au cœur des grands champs de maïs de l'Illinois : des bruits nocturnes, du sang frais dans le poulailler, des problèmes avec les skinheads locaux, d'étranges messages sur l'ordinateur portable de Dale, des chiens noirs qui rôdent, un shérif pas commode…
Avec Les Chiens de l'hiver, Simmons semble réparer une erreur qui lui pesait depuis des années, celle de Nuit d'été. Il revient sur les lieux de son crime, là où il a assassiné Duane McBride à l'aide d'une moissonneuse-batteuse. Il fait revivre l'enfant charismatique (c'est en partie Duane, devenu « kyste mémoriel », qui raconte l'histoire de Dale), et le confronte à un écrivain de cinquante ans qui a raté sa vie, à l'exception de ses livres, et encore… (bonjour le syndrome Misery : Dale, tout comme Paul Sheldon dans Misery, veut laisser tomber la série qui l'a rendu célèbre et – relativement – riche pour écrire un « livre sérieux » sur son enfance). Mais à Elm Haven, en quarante ans, les choses n'ont guère changé : les chiens de l'hiver rôdent. Ce sont probablement les fragments d'un passé qui n'a pas su cicatriser, ou peut-être les serviteurs d'un obscur dieu égyptien.
Les Chiens de l'hiver n'est pas la suite-gadget de Nuit d'été. Force est de constater que ces deux romans forment vraiment un tout, certes bancal mais de plus en plus passionnant. Il y a une montée qualitative évidente dans ce diptyque qui fonctionne, en fait, comme une trilogie : Nuit d'été 1 (avant la mort de Duane – 300 pages), Nuit d'été 2 (l'avènement de Dale – 300 pages), Les Chiens de l'hiver (Dale et Duane, quarante-deux ans après – 330 pages). Introduction, développement, synthèse. Ici, l'introduction est faible, le développement plutôt réussi et la synthèse… impitoyable. Dans cette troisième partie (Les Chiens de l'hiver), Simmons parle avec précision de sexe, de mort, du statut de l'écrivain aux USA., et de la peur, celle de mourir (évidemment), mais aussi celle de vivre et de créer. Il en remet une couche sur Hemingway et son suicide, il comble des trous, éclaire des ombres dans l'œuvre et la vie de Dale Stewart, mais aussi dans son propre corpus (ce qui prouve qu'il a l'estomac nécessaire pour affronter la Littérature et non la subir).
Si vous avez lu Nuit d'été (même sans l'apprécier), jetez-vous sur ces Chiens de l'hiver, les questions qu'ils aboient dans la nuit sont autant de réponses qui mordent dès potron-minet. Si vous n'avez lu aucun de ces deux livres (et que vous appréciez le fantastique moderne), foncez, vous allez souffrir sur les trois cents premières pages, mais, au final, vous serez récompensés. Grandement récompensés.
Figure incontournable de la science-fiction moderne, Dan Simmons fait partie de ces icônes littéraires dont chaque roman est un événement. Après quelques années d'absence au rayon space opera (et après le coup de maître que fut Hypérion), l'arrivée du diptyque Illium/Olympos a de quoi séduire inconditionnels et curieux. Au menu du premier tome, mystère cosmique quant à la quasi extinction de l'espèce humaine, discussions érudites et irrésistibles entre des intelligences artificielles semi-organiques autour de Shakespeare et de Proust, guerre de Troie décrite de l'intérieur par des chercheurs ressuscités pour l'occasion, sans oublier la trouvaille incontestable du roman, à savoir la description aussi hilarante qu'intelligente de tout un panthéon de dieux grecs obsédés par L'Illiade et aussi égoïstes que le veut la tradition. Cocktail détonnant, donc, d'autant que les scènes de bataille atteignaient des sommets de violence, confirmant au passage l'exceptionnel talent de l'auteur. Mais si Illium était évidemment truffé de qualités, Dan Simmons n'en dévoilait pas trop et restait dans le médiocre quant aux passages situés sur la Terre. Rien de grave, la suite étant censée redéfinir la S-F dans son ensemble, à en croire les laudateurs.
Disponible depuis juillet 2005 mais pas annoncé avant 2006 pour une parution en France, Olympos achève donc une oeuvre ambitieuse, démesurée et, il faut bien l'admettre, complètement ratée. Un constat amer qui n'en reste pas moins vrai. Oui, Dan Simmons a loupé son coup. Non, il n'a aucune excuse, tant les incohérences scénaristiques sont inexcusables pour un écrivain de ce gabarit. Est-ce la faute de l'éditeur, clairement démissionnaire face à son génial (et précieux) poulain ? Un débat intéressant dans lequel nous n'entrerons pas, mais qui a le mérite de se poser très exactement dans les mêmes termes pour des auteurs aussi différents que Iain Banks et J.K. Rowling (souvenez-vous de la critique de The Algebraist, nouveau roman S-F de Banks totalement raté et à paraître en France chez Bragelonne). Autre pilule difficile à avaler, le fond idéologique remarquablement nauséabond qui filtre entre les lignes… Même si cette trame n'est somme toute qu'accessoire, elle est suffisamment présente pour gêner le lectorat le plus apolitique. Bref, il ne reste pas grand-chose à sauver du naufrage, naufrage d'autant plus douloureux qu'aucune nuance d'humour ne vient tempérer le propos. Sérieux, sérieux, désespérément sérieux, Dan Simmons hésite entre la leçon de morale et l'exercice de style tout au long des quelques 600 pages poussives et épuisantes, traversées (reconnaissons-le) de quelques morceaux de bravoure, mais essentiellement vaines et (plus grave) incompréhensibles. Au final, le lecteur sort lessivé de la chose, à mi-chemin entre l'éclat de rire et la nausée, en fonction de son humeur du moment. Correctement coupée (environ 75 % du tome 2 et 15 % du tome 1), l'entité Illium/Olympos aurait fait un formidable livre. La mode étant à l'obésité, les contingences financières étant ce qu'elles sont, ne nous étonnons pas trop et voyons de plus près de quoi il retourne.
Là où Illium se terminait par l'alliance improbable entre Achéens et Troyens, unis contre les dieux, Olympos démarre quelques neufs mois plus tard, alors que la guerre se poursuit de manière aussi assommante que routinière. Comme Dan Simmons a promis 600 pages et qu'il faut bien meubler, l'histoire est habilement découpée en une multitude de sous-intrigues judicieusement enchaînées et coupées au meilleur moment (on sent le grand professionnel) afin d'attraper le lecteur à la gorge et le pousser à ne jamais lâcher le pavé. Hélas, on s'en rend compte assez rapidement, ces sous-intrigues n'apportent strictement rien à l'ensemble. Même quand il s'agit de personnages importants (Hélène, vraie traîtresse qui réussit à échapper au poignard vengeur de Menelaus, ou encore Achille, machine à découper les dieux qui n'hésitera pas à massacrer quelques femmes sans défense lassées d'une guerre interminable). Bref, Simmons fait ce qu'il peut, mais brasser de l'air ne fait pas vraiment avancer les choses. Personnage impeccablement réussi, Hockenberry est malheureusement relégué au second plan, son rôle lui permettant juste de servir de témoin à quelques scènes clés (comme la chute de Jupiter, chassé du trône par Héphaïstos et… Achille lui-même). Rien d'autre. La partie qui intéresse le plus l'auteur, ce n'est plus Troie (où les scènes de batailles se suivent et se ressemblent dans l'éviscération, sans jamais atteindre le souffle qui animait le premier tome), ça n'est même plus les sympathiques moravecs (dont les discussions théoriques donnent à l'ensemble un semblant de crédibilité, crédibilité qui ne va jamais au-delà de L'Univers en folie, par l'indispensable Fredric Brown), mais bien la partie terrestre, celle-là même qui était complètement ratée dans Illium. Car il nous reste à découvrir ce qui est vraiment advenu des humains, ce que sont les post-humains, et ce que mijotent ces curieuses entités auto baptisées Prospero, Ariel et autres Sycorax. De fait, les humains redécouvrent la vie primitive et réapprennent à vivre à l'âge de pierre, fortement aidés par le personnage d'Ulysse. D'où vient Ulysse ? Que fait-il ici ? À quoi sert-il ? Mais à rien. Comme bon nombre d'éléments de ce décidément inutile roman. Les communautés sont menacées par les Voynix, d'abord serviteurs puis exterminateurs de la race humaine. À tel point que les dernières poches de résistance commencent à tomber les unes après les autres, et qu'il va bien falloir trouver une solution. Partis à la recherche d'un remède pour Ulysse agonisant, Harman et ses amis découvrent des vérités cosmiques qui vont changer la face du monde. Enfin, surtout Harman, embarqué dans un voyage initiatique injustifiable d'un point de vue narratif et d'une incohérence qui laisse pantois. Simmons promène son lecteur exactement là où il veut l'emmener : sur l'épave d'un sous-marin atomique échoué depuis plusieurs milliers d'années, L'épée d'Allah. Dans cette carcasse de métal, plusieurs missiles non pas nucléaires, mais chargés d'un minuscule trou noir stabilisé. Piloté par des Palestiniens fanatiques bien décidés à pulvériser la Terre, le sous-marin a fort heureusement coulé sans faire détonner ses sinistres charges. Car, il est nécessaire de le savoir, les Palestiniens n'étaient pas satisfaits de leur virus déjà responsable de la quasi extinction de l'espèce humaine, il leur en faut toujours plus. Mais comme ce ne sont somme toute pas autre chose que des sauvages rétrogrades et qu'ils sont évidemment incapables de construire leurs propres armes, cette jolie technologie leur est gentiment donnée par… les Français. Eternels antisémites et suppôts du terrorisme international, comme chacun sait. Pas grave, l'apocalypse est évitée grâce à l'intervention des gentils moravecs et la société humaine se reconstruit doucement (juifs et grecs, uniquement, nous sommes entre gens bien). Quant aux post-humains transformés en dieux grecs, on n'en apprendra pas grand-chose de plus.
À ce stade du roman, on ressent comme un immense vertige. Un sionisme aussi militant et une paranoïa aussi patente peuvent faire rire, mais ne peuvent masquer une extrême indigence de pensée. On pardonnerait si le livre restait passionnant de bout en bout et impeccablement construit, mais Olympos n'est qu'un patchwork vide de petites scènes parfois réussies, souvent inutiles, sans que jamais un grand dessein n'apparaisse. Peuplés de personnages attachants mais vains, de situations bien vues mais éclatées, sans trame narrative claire, les éléments du roman tombent comme des pierres. Pas de justification, pas d'enchaînements. Rien que des cases péniblement comblées par un auteur qui n'a plus rien à dire.
C'est un euphémisme de dire qu'Olympos ne tient aucune des promesses d'Ilium, c'est aussi un euphémisme d'évoquer la consternation du lecteur une fois la dernière page tournée. Dan Simmons a-t-il définitivement basculé dans la folie furieuse ? Une question véritablement nécessaire. Et brûlante.
Après son grand détour par une S-F pure et dure mâtinée de péplum sanglant (le diptyque controversé Ilium/Olympos – le premier venant tout juste de ressortir en poche chez Pocket), Dan Simmons se fait plaisir avec The Terror, joli roman horrifique dans la grande tradition du genre. Mais si Simmons aime la tradition, c'est pour mieux l'avaler toute crue et la digérer à sa façon. Bilan, un gros pavé aussi érudit que passionnant, aussi intelligent que divertissant. De quoi se réconcilier d'un coup avec l'auteur, d'autant qu'il semble continuer sur la voie des romans historiques tordus en travaillant actuellement sur un texte consacré – entre autres – aux cinq dernières années de Charles Dickens. Conçu comme une sorte d'hommage au film de Christian Niby (mais souvent attribué à son producteur, Howard Hawks), La Chose d'un autre monde, The Terror s'ouvre néanmoins sur une citation de Melville himself. Dans Moby Dick, ce dernier (dont nous autres, pôvres français, mesurons assez mal l'influence sur la littérature anglo-saxonne dans son ensemble) disserte quelques pages sur la nature profondément effrayante de la couleur blanche. Ours, requins, icebergs et… baleines, évidemment. Sous cette ombre bienveillante, Simmons prend Melville au mot et retourne aux sources même de l'horreur : le blanc absolu, la neige, les glaces, le monstre, bref, en deux mots, le Grand Nord. Et quitte à user la corde jusqu'au bout, autant ne pas trop en montrer et fonctionner par ellipses dès qu'il s'agit de décrire la chose poilue et griffue qui transforme les humains en puzzles. Clichés, clichés, clichés, sans doute, mais à la sauce Simmons, c'est-à-dire transformés, adaptés, magnifiés, détournés. De fait, The Terror est un roman impeccable et effrayant, bref, The Terror fonctionne.
Située en plein milieu du XIXe siècle et axée autour de la désastreuse expédition Franklin partie à la recherche du Passage du Nord-Ouest, l'intrigue se met en place doucement et distille son poison au compte-gouttes. Dan Simmons ne plaisantant pas vraiment avec la documentation, autant savoir que l'expédition Franklin dont il est question est rigoureusement authentique et que l'auteur jouit de son statut de romancier en s'immisçant uniquement dans les failles de l'Histoire. Dès lors, l'ensemble en devient affreusement crédible, et le mystère encore plus épais. Deux navires modifiés pour l'occasion (les célèbres HMS Erebus et Terror) partis de Londres avec 129 hommes à bord, commandés par Sir Franklin, disparaissent corps et biens dans le grand nord canadien. Ironie de l'histoire, c'est paradoxalement cette disparition qui entraîne la découverte du mythique Passage du Nord-Ouest (début XXe, par un certain Amundsen, mais en traîneau et pas en bateau) suite aux nombreuses et infructueuses expéditions de recherches menées par la suite qui contribuèrent à l'amélioration des connaissances géographiques de la zone.
Il faut attendre plusieurs décennies pour qu'un cairn soit découvert, avec deux corps. De l'analyse pratiquée sur les cadavres, il ressort que les deux hommes souffraient de saturnisme, maladie liée au plomb et dont la médecine de l'époque ignorait à peu près tout. Un indice suffisamment fort pour avancer l'idée que les boîtes de conserve embarquées à bord des deux navires présentaient sans doute des défauts de soudure (une technique encore mal maîtrisée), ce qui expliquerait le lent empoisonnement de l'équipage. D'autres expéditions archéologiques menées en 2002 (!) découvrirent d'autres traces, dont un canot contenant des restes humains et… la preuve avérée de cannibalisme. Pour le reste, mystère…
Une histoire tragique trop belle pour être vraie, et évidemment tentante… Le talent de Simmons fait le reste et embarque son lecteur à bord du Terror sous les ordres du Capitaine Crozier (après la mort de Franklin dévoilée dès les premières pages), dans un paysage désolé, sous des températures inconcevables, dans des conditions hallucinantes de rudesse, avec en plus une sorte de monstre multiforme qui s'amuse à dévorer les membres d'équipage les uns après les autres. Le tout pendant plusieurs mois (les expéditions sont longues, à l'époque, tout comme les ténèbres de la nuit polaire), alors que les mutineries grondent, que l'espoir s'amenuise et que la mort est partout. On imagine sans mal l'ambiance, donc, d'autant que Simmons ne prend pas de gants pour nous la balancer en pleine figure.
Impossible de ne pas être immédiatement happé par cette histoire épouvantable, racontée de main de maître et millimétrée comme un thriller. Simmons n'a pas son pareil pour rythmer le texte, tout en approfondissant des personnages attachants et universels. Courage, aveuglement, terreur et volonté de vivre forment l'ossature du roman. Un roman tout bonnement superbe à ne rater sous aucun prétexte.
« Muse of Fire » de Dan Simmons est à peu de chose près le premier texte que je lis de lui depuis que je n'ai pas réussi à finir l'une des suites d'Hypérion. Les fans seront ravis, je peux donc émettre quelques réserves sur ce tour de force qui présente une humanité dont la culture et la liberté lui ont été enlevés par des extraterrestres tout puissants et énigmatiques. Le portrait et la trajectoire de cette troupe shakespearienne forcée de jouer devant des créatures de plus en plus étranges et des décors sans cesse plus grandioses sont d'une redoutable efficacité. L'utilisation de la cosmogonie gnostique produit un effet d'étrangeté merveilleux sur le voyage dans l'espace. Le problème étant pour moi que la fin est plus que convenue et attendue. Et que, le temps passant, on se demande pourquoi l'auteur nous a fait part au passage de ses brillantes (mais un peu longues) analyses de Shakespeare, et surtout, comment il a pu nous faire croire que des entités aussi puissantes et étrangères ont bien pu y comprendre quoi que ce soit et baser le sort de l'humanité sur cette compréhension…
Un saisissant prologue dans le camp de concentration de Chelmno, en 1942. Le jeune Saul Laski lutte pour survivre. Puis, sans transition, nous nous rendons à Charleston, Caroline du Sud, le 12 décembre 1980. Trois petits vieux se réunissent pour prendre le thé. Rien de plus innocent, en apparence… Mais les trois convives se livrent à un étrange petit jeu, et comptent les points : un pour chaque mort. Et parmi les victimes, un certain John Lennon… Ces vieillards ne sont en effet pas comme les autres : ils ont le Talent, qui leur permet de manipuler les êtres humains pour leur faire accomplir leurs quatre volontés. Et celles-ci se résument souvent à cette ultime réalité : le meurtre. Pour eux : le Festin, qui entretient leur force et leur permet de « rajeunir ». Ce sont des vampires, à leur manière ; mais pas de vulgaires suceurs de sang encombrés des oripeaux gothiques, ni même « rationalisés » (à l’instar de ce que Simmons fera un peu plus tard dans Les Fils des ténèbres) : ce sont des vampires psychiques…
Ainsi débute L’Échiquier du mal, à n’en pas douter un des plus fameux romans de Dan Simmons avec le très différent Hypérion. Un roman-fleuve, et un monument de terreur. Et, ce qui nous intéresse ici, une relecture inventive et fascinante du mythe du vampire. Les allusions ne manquent pas, qui émaillent l’ensemble du roman. Un exemple sélectionné dans les premières pages :
« De toutes les terreurs que s’est infligées l’humanité, de tous les monstres pathétiques qu’elle s’est inventés, seul le mythe du vampire conserve encore quelques vestiges de dignité. Tout comme les humains dont il se nourrit, le vampire obéit aux sombres pulsions qui lui sont propres. Mais contrairement à ses ridicules proies humaines, le vampire utilise des moyens sordides pour parvenir à la seule fin qui puisse justifier de tels actes : son but est tout simplement l’immortalité. Quelle noblesse. Et quelle tristesse. »
En bon thriller paranoïaque, L’Échiquier du mal mêle ce canevas de théorie du complot. Derrière les puissants de ce monde se dressent les vampires psychiques, qui tirent les ficelles de leurs marionnettes humaines. On les trouve aux côtés du Führer dans l’Allemagne nazie. On les retrouve à Dallas le jour de la mort de John Fitzgerald Kennedy. On les croise enfin sur les scènes de meurtre les plus improbables, celles qui défient en apparence la logique. Ainsi le massacre sur lequel la réunion de Charleston débouche. Un vrai casse-tête pour le shérif Bobby Joe Gentry, et pour la jeune Noire Natalie Preston, dont le père figure parmi les victimes. Seule une explication, aussi improbable soit-elle, peut éclairer le drame ; et c’est le psychiatre Saul Laski qui la leur fournit : Laski est conscient de l’existence de ces vampires psychiques depuis ses cruelles années à Chelmno et Sobibor. C’est là-bas, dans l’enfer des camps d’extermination, qu’il a rencontré l’Oberst, ainsi qu’il désigne encore après toutes ces années son cruel bourreau. Terrible flashback : dans la nuit polonaise, une partie d’échecs où les pions sont des êtres humains, où chaque prise signifie la mort ; puis une chasse à l’homme où les dés sont pipés… Saul Laski traque l’Oberst, désormais William Borden, depuis toutes ces années. Et Gentry et Natalie de se joindre à lui pour faire la lumière sur les meurtres les plus obscurs, et obtenir enfin justice… quitte à se transformer à leur tour en meurtriers.
Mais les vampires psychiques ne se limitent pas au trio de Charleston. On en croise vite d’autres, à Beverly Hills – le producteur Tony Harrod, détestable personnage qui est une des plus belles réussites du roman – ou au FBI. Et la vérité se fait bientôt jour : tous, ou presque, ne sont que des pions dans une gigantesque partie d’échecs à grande échelle. Et le sort du monde entier pourrait bien reposer dans les mains du vainqueur…
L’Échiquier du mal est assurément un chef-d’œuvre du genre. L’argument promotionnel nous dit que Stephen King, à la lecture de ce roman, a salué en Dan Simmons son rival le plus redoutable. Et on le concèdera volontiers… Rares sont les œuvres horrifiques à dégager une telle puissance narrative, doublée d’un déconcertant sentiment de malaise, provenant de l’arrière-plan de la Shoah – encore imprégné de tabou – et de l’atmosphère générale de théorie du complot.
Il serait cependant dommage de s’arrêter sur cette impression, ou d’être rebuté par la longueur, que d’aucuns jugeront sans doute excessive – mais peut-on véritablement y enlever quoi que ce soit ? –, de cette fresque. L’Échiquier du mal se révèle en effet être un page turner d’une efficacité sidérante, et c’est sans effort ou presque que l’on se laisse guider par l’auteur, sûr de son art, tout au long de ce roman-fleuve (en « intégrale » chez « Lunes d’encre », scindé en deux tomes chez Folio « SF ») à la trame complexe. La plume de l’auteur, magnifiquement servie par la traduction de Jean-Daniel Brèque, est d’une justesse constante, et le roman accumule morceaux de bravoure et scènes d’anthologie, palpitantes scènes d’action et séquences cauchemardesques, éclats de suspense et introspection bouleversante. Et l’on se passionne aisément pour l’entreprise folle de ces éternelles victimes que sont Saul et Natalie, et pour les manœuvres obscures et cyniques de leurs puissants adversaires.
N’en jetez plus : L’Echiquier du mal est un chef-d’œuvre de terreur, une lecture incontournable pour les amateurs du genre. Et pour les autres aussi, tant qu’on y est.
Bucarest, 1990. Dans les mois qui suivent la chute de Nicolae Ceaucescu, des humanitaires américains arrivent en Roumanie afin de donner des soins aux enfants qui survivent dans les orphelinats. Parmi eux un jésuite, O’Rourke (qui n’est autre que l’un des personnages de Nuit d'été, un précédent roman de Simmons), et Kate Neuman, une brillante spécialiste des maladies du sang. Très vite, cette dernière s’attache à un nourrisson, manifestement séropositif, dont le système immunitaire se renforce suite à chaque transfusion sanguine. Après avoir adopté l’enfant, la mère le ramène aux Etats-Unis. La scientifique poursuit ses recherches et comprend que la maladie de son fils pourrait être à l’origine des légendes se rapportant aux vampires. Mais l’enfant est bientôt enlevé. Kate décide de retourner en Roumanie pour le retrouver.
Si Dan Simmons s’empare du mythe de Dracula (de nombreux monologues reprennent les éléments les plus marquants de la « légende noire » de Vlad Tepes), c’est pour le traiter comme un roman de hard science dans lequel le vampirisme serait un rétrovirus d’origine génétique proche du VIH. Comme dans L’Échiquier du mal, il utilise les mécanismes du thriller. On peut cependant regretter que l’intrigue réserve peu de surprises et que la peur ne soit guère au rendez-vous pour le lecteur. Afin de planter le décor dans lequel évoluent ces Children of the night, Simmons avait effectué un voyage dans les Carpates (il l’évoque dans la nouvelle autobiographique « Mes Copsa Mica » parue dans Le Styx coule à l’envers). Le livre vaut donc principalement pour le portrait saisissant qu’il brosse de la Roumanie à peine sortie de l’ère communiste. Quiconque se souvient des reportages télévisés de l’époque retrouvera des images familières du chaos économique et sanitaire soudainement exposé au reste du monde après la révolution de décembre 1989. Cependant, le roman serait bien meilleur si l’auteur avait fait preuve d’un peu plus de subtilité dans sa présentation des faits pour le moins orientée (il évoque ainsi les centaines de morts des charniers de Timisoara comme des victimes de la Securitate, alors qu’on savait dès 1990 qu’il s’agissait d’une manipulation…).
La grande réussite de Dan Simmons est d’avoir fait des vampires les victimes d’une mystérieuse maladie génétique, tandis que leurs serviteurs humains se révèlent en définitive les personnages les plus dangereux. Sans atteindre le niveau de L’Echiquier du mal, loin s’en faut, ou même de Terreur, du fait d’une intrique ténue, Les Fils des ténèbres intéresseront les amateurs de hard science qui voudraient croire aux vampires.
Il existe à travers la littérature des énigmes qui suscitent passions et controverses : Corneille a-t-il écrit les meilleures pièces de Molière et Shakespeare les siennes, tous les apocryphes de la Bible le sont-ils vraiment, quel sens Poe voulait-il donner à la fin frustrante des Aventures d’Arthur Gordon Pym… Avec Drood, Dan Simmons s’attaque à l’une des plus célèbres de ces énigmes, à savoir la suite à donner au roman inachevé de Charles Dickens, Le Mystère d’Edwin Drood, arrêté exactement à sa moitié quand l’auteur décède en juin 1870. Simmons s’attaque à l’énigme sans cependant écrire la fin dudit roman, ce qui tient de la gageure.
C’est d’autant plus astucieux qu’une suite fut écrite dès 1871, et une autre, en 1873, rédigée par un médium sous la prétendue dictée de Dickens… Le roman inachevé est une sorte de roman policier (on disait à sensation), à l’imitation de ceux de Wilkie Collins, l’ami avec qui Dickens signa plusieurs livres et dont le frère épousa la fille. Le jeune orphelin Edwin Drood, protégé de son oncle John Jasper et fiancé à l’orpheline Rosa, disparait. Jasper enquête, portant ses soupçons sur un curieux personnage, sauf que Jasper, un opiomane, est aussi amoureux de Rosa et profite de ce que la place soit libre pour faire sa cour ; c’est alors qu’apparaît un détective dont l’abondante chevelure blanche pourrait bien être une perruque… On comprend que le lecteur tienne à connaître la fin. Bref, il existe à ce livre avorté des suites et des spéculations en nombre, signées Jean Ray ou Chesterton, basées sur les notes de l’auteur, voire les couvertures des livraisons en magazine (où le livre tronqué fut prépublié), en effet, certaines illustrations exécutées par le beau-fils de Dickens, Charles Collins, en disaient plus que le contenu de l’épisode. Pas moins de quatre films ont été tournés et des pièces de théâtre montées. Alors, quel intérêt de revenir sur l’affaire Drood ? N’y a-t-il pas mieux à écrire ?
C’est compter sans le fait que 2012 sera le bicentenaire de la naissance de Charles Dickens, événement suffisamment considérable pour être célébré, même en France (dans le Pas-de-Calais, notamment, où séjourna Dickens avec sa maîtresse). Aussi, c’est à une biographie magistrale que s’attaque l’auteur d’Hypérion, romancée au point d’être totalement fantasmée, mais se montrant cependant plus réaliste que tout ce que vous pourrez lire sur Dickens, tant les détails y sont soignés. Comment ?
L’histoire raconte les dernières années de la vie de Dickens tout en se ménageant maintes occasions de revenir sur ses débuts. Elle commence lors de l’accident de train, suite à l’effondrement d’un pont, qui épargna miraculeusement Dickens, son wagon étant le seul à être resté sur la voie. Traumatisé, il cherchera au possible à éviter les trains le reste de sa vie durant. La catastrophe reviendra souvent dans son œuvre. Il se trouvait dans le wagon avec sa maîtresse, Ellen Ternan, accompagnée de sa mère, détail qui restera soigneusement caché. Dickens réconforta les blessés et accompagna les mourants jusqu’à l’arrivée des secours, en même temps qu’un curieux personnage, imaginaire, celui-ci, à la prononciation sifflante, au chapeau haut-de-forme démodé, nommé Drood. Lequel, semble-t-il, n’a laissé aucun vivant derrière lui et s’éclipse silencieusement avant qu’on puisse lui parler : une figure de la Mort ? Que se passe-t-il à chaque date anniversaire pour que Dickens s’absente ? Il se pourrait qu’une relation se soit nouée entre lui et Drood, dont on apprend par un détective, ancien inspecteur lancé à ses trousses, qu’il est le pire criminel ayant jamais existé, doté de pouvoirs occultes, et qu’il vit sous Londres, là où rôdent les miséreux et les orphelins, dans les catacombes où se rendent les opiomanes en quête de fumeries clandestines.
Par ailleurs, Dickens a sauvé du déraillement un jeune homme, Dickenson, qu’il prendra sous son aile, lequel, plus tard, disparaîtra mystérieusement de la circulation après obtention d’un héritage, sans que Dickens cherche à le revoir, supposant qu’il a profité de cet argent pour aller aux Indes. Dickens, qu’on sait âpre au gain depuis que son père a été emprisonné pour dette quand il avait douze ans…
L’histoire est contée par Wilkie Collins, père du roman policier anglais, successeur direct de Poe, avec notamment La Pierre de lune (vol d’un joyau, presque tous les protagonistes soupçonnés, apparition d’un fameux détective, ça ne vous rappelle rien ?) et La Dame en blanc (plusieurs adaptations filmées et télévisées). Collins souffrant de la goutte se soignait au laudanum et finit opiomane (il inspirera Conan Doyle pour le personnage de Sherlock Holmes). Ses relations avec Dickens, qui, lui, souffrait de trouble bipolaires, sont une amitié teintée de jalousie pour l’auteur de David Copperfield, plus adulé du public alors que lui-même vendait davantage de livres. C’est aussi sa vie qui est contée à travers cette confession à la première personne, à l’adresse d’un lecteur du futur. L’enquête, parsemée d’embûches et de contretemps, est respectueuse des dates et événements. Dans une biographie classique, on trouve les grandes lignes, annexées de commentaires et d’analyses de l’œuvre, pas le détail des missives, le menu du repas de Noël ou la liste des dépenses d’un voyage et des moyens de locomotion choisis ; pour mieux exploiter les failles de l’Histoire, Dan Simmons relate ces évènements afin d’y glisser son intrigue, c’est ce qui fait sa texture, lui donne l’épaisseur fantastique d’un brouillard londonien où le réel déformé devient plus vrai qu’en pleine lumière.
Celle-ci repose sur les romans des deux écrivains : s’y entremêlent les personnages romanesques issus du Mystère d’Edwin Drood, mais aussi de La Maison d’Âpre-Vent pour le personnage de l’enquêteur ou de L’Ami commun, dernier roman terminé de Dickens, etc., et encore des romans de Collins. Drood lui-même semble issu du « Signaleur », une nouvelle de Dickens au sujet d’un déraillement prédit par un spectre. A l’image des romans victoriens, l’intrigue est traversée de récits parallèles qui exacerbent le suspense et participent à créer une ambiance, de sorte qu’on est littéralement envoûté par ce roman où le mystère ne cesse de prendre des formes différentes, évanescentes tels les rêves d’un opiomane.
Il a fallu, la liste des principales sources en témoigne, une documentation monumentale pour parvenir à ce degré de précision, osons le mot : de perfection, sans jamais se perdre dans le dédale de deux biographies croisées avec des situations et des personnages romanesques, sans jamais les confondre. Mais Simmons avait déjà approché les deux auteurs avec son précédent roman, Terreur, récit de la désastreuse expédition Franklin en Arctique, autour de laquelle Dickens et Collins écrivirent une pièce, Profondeurs glacées. Dan Simmons ne se prive pas non plus d’inclure une pertinente critique littéraire des deux œuvres, ni des témoignages des contemporains, profitant d’échanges d’auteurs sur les qualités ou les défauts des œuvres, pour évoquer les manies d’écriture et les règles de construction romanesque : ainsi, quand Collins se moque dans un premier temps, devant la phrase « des flaques d’argent sur la mer sombre », il reconnaît l’instant suivant le génie de cette image audacieuse.
La lecture du roman inachevé de Dickens et de quelques autres ici cités (gratuitement disponibles sur le Net) n’est pas inutile pour apprécier, savourer pleinement ces presque 900 pages qui se lisent à une vitesse surprenante. Cette connaissance préalable de l’œuvre garantit quelques moments saisissants, les ombres et les reflets des fictions créant des vertiges dignes de ces fantasmagories victoriennes, et permet de mieux juger de la maestria de Simmons dans cet exercice.
Au final, qui est Drood, dont la silhouette inquiétante ne cesse de se dérober ? Peut-être l’imagination enfiévrée des écrivains, celle qui permet de filtrer le prosaïque quotidien à travers un prisme autrement plus fascinant. Mais aussi les terreurs que tout un chacun peut échafauder dans le labyrinthe de son esprit, quand le réel se vrille sous l’effet de l’angoisse.
A lire de toute urgence, au moins avant la sortie du film, prévu pour l’année prochaine et réalisé par Guillermo del Toro, qui en connaît un rayon en matière de labyrinthe. Vous serez incollables sur Dickens, sur Collins, et leurs parts de ténèbres…
2035. L’Amérique a connu de profonds bouleversements, en comparaison desquels la guerre d’Indépendance fait figure d’aimable partie de croquet disputée entre gentlemen anglais et colons mal dégrossis. Mais dans tous les cas, de vrais Anglo-saxons. Les étrangers sont aux portes du pays, mais côté propriétaires. Les Russes sont des gangsters très cruels, les Latinos tiennent le Nouveau-Mexique dans l’élan de la Reconquista et taguent les églises. Alors que jusqu’alors les gominés étaient croyants, tout se perd. La palme revient cependant aux Japonais qui contrôlent tous les postes clefs. Et les porte-clés aussi, vu qu’ils ont accès à tout. Les nyakoués sont habillés de superbes costumes à la mode des années 60, font montre d’arrogance, s’expriment d’une voix suave et évoluent dans un environnement composé de shôji et de tansu. Ce dès la première page ; on repassera pour la traduction. Lorsqu’apparaît le mot tatami, le lecteur respire, il se retrouve en territoire connu, et pour le rassurer il y a même un jardin de gravier. On évoquera par la suite les attendus bushidô et seppuku.
Dans ce futur pas si lointain, en fait notre présent cauchemardé par un redneck sous méta-amphétamine, les descendants du Mayflower ne sont pas à la fête. « Les temps sont durs pour les petits entrepreneurs », c’est dire si l’on est en pleine prospective. Quant aux jeunes, ils s’expriment par « cool », « pas cool » voire « mégacool » pour les plus lettrés d’entre eux. Ils évoluent en bandes et violent à l’occasion une fillette hispanique, « une de ces mignonettes petites vierges avec juste un filet de poils au-dessus de la fente ». Val, le fils du héros, n’est pas vraiment coupable vu qu’il s’est contenté de regarder. D’ailleurs, il reviendra dans le droit chemin lorsque son papa lui offrira un gant de base-ball, véritable relique d’une Amérique disparue.
Et puis il y a le flashback. Une drogue qui permet de revivre, au choix, n’importe quel événement du passé dans ses moindres détails. La substance est sévèrement prohibée ici et ailleurs. Au point que dans le nouveau Califat Global sa possession entraîne la décapitation immédiate. Cela arrive suffisamment souvent pour que le réseau d’al-Jazira diffuse les exécutions en continu.
Dans ce merdier ambiant, un détective privé est engagé par le puissant Nakamura pour reprendre l’enquête non résolue relative à la mort de son fils. Nick Bottom avait suivi l’affaire du temps où il appartenait à la police de Denver. Mais depuis il travaille pour son compte. Il est mal sapé et exhibe un trou dans sa chaussette devant l’élégant Japonais. Nick a une caisse pourrie, il est en indélicatesse avec les flics officiels, sa femme est morte. Depuis il est accro au flashback, ce qui pourrait présenter un atout dans la reconstitution des faits. Nick Bottom accepte le contrat et se lance, assisté de Sato le colosse, bras droit de Nakamura. Comme dans toute buddy story, les deux partenaires ne peuvent pas se piffrer mais ils finiront par mieux se connaître.
Le roman Flashback suscite deux réflexions. D’une part il atteste clairement des vues de Dan Simmons. Après avoir résisté durant des décennies, l’Amérique est tombée sous les coups de boutoir assénés par Marx, Le Che, Marcuse, Oussama Ben Laden et la prolifération des migrants attirés par tous les droits qu’offre le pays sans en respecter les devoirs. Ce niveau de lecture est une réussite, dans la mesure où il traduit la pensée politique de l’auteur, celle amplement diffusée sur son site. Hasard de l’actualité éditoriale, Flashback apparaît comme l’équivalent du Armageddon Rag de George R. R. Martin, toutefois à l’opposé du prisme politique. Ici les films des années 40 et 50 remplacent les disques des années 60 et 70, et chacun profère une nostalgie de l’Amérique. Pas la même, c’est certain. Une analogie entre Martin et Simmons qui ne tient que si l’on excepte la qualité d’écriture…
D’autre part, le succès de la confession politique recouvre un complet ratage, celui de l’intrigue et de la narration. Tout, absolument tout a déjà été lu et vu mille fois. A commencer par le personnage principal, ce qui est ennuyeux, détective privé forcément vêtu comme un clochard, déchiré à l’alcool la drogue, incapable de faire le deuil d’un traumatisme qui lui a brisé sa vie, en conflit avec la police mais drôlement futé. Echec complet y compris pour le flashback, substance permettant de revisiter son passé, a priori une excellente idée. Sauf que l’auteur ne parvient pas à faire mieux que ce qui est déjà un lieu commun, à savoir les souvenirs continuellement ressassés par les privés depuis Hammett et Chandler.
Alors la quatrième de couverture a beau invoquer Hypérion, Terreur et Drood (mais curieusement, pas L’Échiquier du mal), façon méthode Coué, nous n’avons affaire ici qu’au meilleur Michael Crichton écrit depuis sa mort. On l’aura compris, ce roman, mettant en scène le détective Bottom dont le nom sonne juste, est une merde liquide expulsée au travers d’un amas d’hémorroïdes.
Dans une préface qui appartient déjà au roman, Dan Simmons interviewe Jack Perry, un alpiniste qui lui adresse ensuite ses mémoires, notamment à propos d’une expédition non officielle dans l’Everest en 1925.
Afin de mieux faire ressentir les épreuves qui attendent les grimpeurs, mais aussi pour faire accepter la partie imaginaire du roman, le narrateur débute son récit très en amont avec une ascension du Cervin en compagnie de Richard Davis Deacon, dit le Diacre, et de Jean-Claude Clairoux, un Français connu pour être l’inventeur du Jumar, la poignée bloquante sur corde fixe qui fait office d’ascendeur. Il s’agit, dans la phase préparatoire, d’instruire le lecteur sur les particularités de la haute montagne et l’équipement pour le moins sommaire des alpinistes, moins efficace et plus lourd que celui utilisé aujourd’hui. La qualité de la corde, le type de chaussure, la nature des vêtements, le modèle de tente et les réchauds, tout est passé en revue dans l’anticipation d’une expédition où la moindre erreur signifie la mort. On en apprend beaucoup aussi sur les premiers héros de la conquête de l’Everest, dont le sommet restait inviolé à l’époque – si on s’en tient à l’incertitude qui entoure l’excursion de Mallory et Irvine, dont la dernière tentative a peut-être été couronnée de succès.
Le Diacre, présenté comme excellent alpiniste et héros de la Première Guerre Mondiale, invite Clairoux et le jeune narrateur à retrouver Percival Bromley, un alpiniste qui suivait, sans s’y mêler, l’expédition de Mallory et Irvine. Aux trois hommes s’associe la sœur de ce dernier, qui a depuis longtemps élu domicile dans la région. Tous tiennent à le retrouver pour des raisons tenues secrètes.
Le roman détaille de façon hyperréaliste l’ascension de l’Everest avec un prodigieux art du suspense. Le vent, le froid, le manque de sommeil, la raréfaction de l’oxygène qui altère le jugement, la difficulté de retrouver son chemin dans la neige, le long d’un parcours fait de crevasses, jusqu’à l’utilisation peu évidente d’un réchaud en altitude, figurent parmi les épreuves auxquelles sont confrontés les grimpeurs. Les longueurs de la première partie se justifient pleinement à la lecture de la deuxième.
La troisième partie prend un tour plus dramatique avec une course-poursuite hallucinante. Cependant, il eut mieux valu se contenter d’un MacGuffin pour justifier ce dernier volet plutôt que de laisser croire à un « secret encore plus abominable que toutes les créatures mythiques jamais imaginées », comme le stipule la quatrième de couverture, car celui-ci repose sur le sens galvaudé du terme, sans dimension fantastique à l’appui. Malgré les efforts pour faire avaler la pilule, la montagne accouche d’une souris. Connaissant les dimensions de celle-ci, la souris n’en paraît que plus ridicule, sans compter d’un sérieux manque de crédibilité, encore plus flagrant comparé à la rigueur documentaire du reste du récit. Sa cohérence pose aussi question : si ce secret est susceptible d’empêcher une bataille, pourquoi n’a-t-il pas été utilisé pour prévenir la guerre qui, déjà à cette date, se profile ? On ne s’attardera donc pas sur cette révélation qui gâche un formidable récit par ailleurs passionnant.
Dan Simmons, qui n’avait plus été traduit depuis quelques années, est attendu avec deux autres romans. Il faut espérer que ce grand conteur évitera les recours inutiles à l’imaginaire s’ils n’ont pas lieu d’être.