Objectif Runes en plus (Bifrost 97) – 1

Critiques |

En attendant la sortie du Bifrost 97 dans une poignée de jours, on vous propose de découvrir le supplément numérique du cahier critique. Comme à l'accoutumée, les mailles du réseau sont assez larges pour accueillir ce qui ne peut figurer dans les pages difficilement extensibles de la revue papier. Au programme : des contes et des classiques, des récits plus modernes aux marges des genres et, aussi, un ratage ou deux…

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Bleue

Maja Lunde - Les Presses de la Cité, coll. « Roman étranger » - mai 2019 (roman inédit traduit du norvégien par Marina Heide - 360 pp. GdF. 22 euros)

Découverte dans nos contrées avec Une histoire des abeilles (in Bifrost n° 90), Maja Lunde continue de creuser le sillon de l’introspection écologiste avec la constance d’une autrice s’étant fixée comme projet d’écrire un « Quartet » sur l’écologie. Pas sûr que l’amateur de récit dystopique ne trouve matière ici à entretenir sa passion déviante pour les futurs qui déraillent, a fortiori s’il a lu et apprécié les romans de Jean-Marc Ligny, en particulier Aqua™ et surtout Exodes. Bleue n’entretient pas en effet longtemps l’illusion, l’élément prospectiviste se réduisant rapidement à la portion congrue. L’autrice préfère encore une fois décrire les relations compliquées entre deux groupes familiaux, séparés par presque trente années de gabegie libérale-capitaliste. Trois décades pendant lesquelles le continent européen voit la ressource en eau douce se raréfier, au point d’entraîner l’éclatement communautaire au profit d’un chacun pour soi n’étant pas sans rappeler le raidissement actuel provoqué par les flux migratoires. Dans une double trame, avec un voilier en guise de fil directeur, Maja Lunde s’attache à décrire le baroud d’honneur d’une vieille activiste fatiguée et le drame vécu par un père et sa fille, contraints de s’exiler au Nord pour survivre à la sécheresse. Entre la Norvège et la France, des rives d’un fjord idyllique, en proie à l’exploitation de ses ressources aquifères, aux terres desséchées d’Occitanie, l’autrice décrit par le menu les pensées de ses personnages, s’intéressant à leurs fêlures intimes et aux petits détails de leur quotidien, lâcheté et actes manqués y compris. Deux destins se dessinent ainsi, l’un déjà achevé dont on découvre rétrospectivement le tracé, l’autre en devenir ne demandant qu’à être raconté.

Au regard des enjeux et des thématiques évoquées, l’amateur de science-fiction ne pourra juger que la moisson maigre, tant le futur décrit par Maja Lunde s’apparente à une anticipation légère, guère différente du drame vécu par les réfugiés climatiques dont le malheur ne suscite qu’un intérêt poli dans nos contrées, pour l’instant encore à peu près épargnées par les effets des sécheresses à répétition. Bref, un parfait faux ami ne faisant qu’emprunter son décorum aux littératures de genre pour dérouler un récit intime mêlant drame et fatalisme, sur fond de catastrophe environnementale prévue. Bref, de la dystopie for dummies destinée à un lectorat à la recherche d’une dose modérée de frisson enrobée de psychologie. Passons.

Laurent Leleu

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Chuchoteurs du dragon et autres murmures

Thomas Geha - Éditions Elenya - mai 2019 (recueil de nouvelles inédit – 158 pp. GdF. 15 euros)

Dans ce recueil de nouvelles, Thomas Geha nous plonge aussi bien dans les légendes arthuriennes que dans les légendes bretonnes, sans oublier les contes classiques. Néanmoins, « Chuchoteurs du dragon », la nouvelle qui ouvre le recueil, relève pour sa part de l’ heroic fantasy : au royaume de l’Esflamme, une jeune fille ordinaire est choisie par le dragon pour être la future Reine – un dragon qui ne se montre toujours qu’en rêve ou sous la forme d’un tatouage à l’encre rouge qui apparaît mystérieusement sur le corps de la jeune fille, indiquant ainsi qu’elle est l’élue. Les énigmatiques Chuchoteurs viennent la chercher, mais l’affaire se corse lorsque l’on apprend qu’elle a une liaison avec le maître d’arme des Chuchoteurs…

Des contes, donc : « Le briquet » de Hans Christian Andersen est ici réinventé en version beaucoup plus courte avec un final bien différent, ou encore le fameux « Les trois petits cochons » dont l’auteur prend à revers le destin du troisième porcelet, en nous montrant que ce n’est pas tout d’avoir des ambitions, les moyens aussi importent.

Le recueil nous fait également voyager dans la Bretagne contemporaine, riche de son héritage folklorique : les trois histoires du « cycle loguivien » invitent le lecteur dans les légendes locales. On y évoque l’Ankou, qui, est-ce nécessaire de le rappeler est la personnification de la mort en Basse-Bretagne, légende que la tradition orale perpétue en racontant que certains arbres sont des humains transformés en feuillus. On se promène en forêt pour tomber sur une fontaine mystérieuse, contenant un être évanescent et envoûtant, mais se révélant maléfique ; ou pour rencontrer une jeune fille nue qui invite à la suivre. On croise également un Korrigan, ce genre de lutin malicieux, qui s’invite chez vous et vous donne la marche à suivre. En fin de compte, on appréciera la façon dont ces légendes ancestrales refont surface dans la Bretagne française actuelle, où le moderne se mêle au mythe – ce qui nous rappelle dans un autre registre et un autre lieu American Gods de Neil Gaiman.

L’auteur nous invite aussi sur les terres des légendes arthuriennes, avec « La tête qui crachait des dragons ». Le Roi Arthur mande Lohengrin, chevalier de la Table ronde et fils de Perceval, de retrouver Lancelot. S’ensuit une histoire passablement glauque qui fait intervenir des dragons et le secret de leur reproduction, fléau du Royaume.

Au bout du compte, Chuchoteurs du dragon et autres murmures, entre nouvelles écrites pour différentes anthologies thématiques et contes revisités aux chutes jubilatoires, imprégné de la Bretagne d’où est originaire l’auteur, prouve avec brio ce que ce dernier affirmait en introduction : en matière de fantasy, le genre et ses sous-genres se prêtent parfaitement au format de la nouvelle. Avis aux amateurs !

Joachim Albertini

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Rouge impératrice

Léonora Miano - Grasset - septembre 2019 (roman inédit - 609 pp. GdF. 24 euros)

Classés en « mauvais genres », la science-fiction ou le fantastique s’invitent parfois chez les éditeurs « institutionnels » peu habitués aux déviances de l’Imaginaire ; on parle alors souvent de réalisme magique ou autre pirouettes littéraires. Oubliez toutes ces précautions oratoires destinées à rassurer le lectorat habituel des « grandes maisons d’édition »  : Rouge impératrice de Léonora Miano est non seulement un roman de science-fiction mâtiné de fantastique, mais c’est également un grand roman superbement écrit, passionnant, et forçant son lecteur à réfléchir et à se mettre face à des réalités difficiles à entendre, quelle que soit sa couleur de peau ou son genre.

Imaginez un monde où les dérèglements climatiques et autres escarmouches nucléaires ont profondément rebattu les cartes géopolitiques. Dans ce monde, l’Afrique – rebaptisée Katopia –, presque entièrement unie depuis cinq ans, construit peu à peu une civilisation prospère, si ce n’est isolationniste, sous la direction d’Illunga, son président. Parmi les multiples scories sur son chemin se dresse une communauté fulasi (comprendre française) venue se réfugier dans ses anciennes colonies pour fuir un pays qui ne leur ressemblait plus, et qui depuis refuse obstinément de s’intégrer par peur de perdre son identité. Alors qu’Illunga est prêt à montrer la porte de sortie à cette communauté dérangeante, la rencontre avec une femme au teint rare en Katopia (partiellement albinos, elle est rousse à la peau cuivrée) va bouleverser son cœur et ses projets politiques, au grand dam des partisans d’une ligne dure…

Une problématique à large spectre, donc, que Léonora Miano explore ici avec une grande finesse, abordant les bouleversements qui se sont déjà produits dans sa Katopia unifiée autant que ceux à venir, les relations amoureuses entre les hommes, les femmes, les non-binaires, et la place que chacun doit prendre dans la vie publique et privée. En mélangeant les différents passés des peuples d’Afrique (y compris des successions de colons qui se sont enracinés dans ces terres, qu’ils viennent d’Europe ou d’ailleurs) et des descendants exilés vers d’autres continents, elle élabore ainsi, au fil des pages, un miroir de notre société actuelle. Miroir particulièrement fidèle, d’ailleurs, au point d’en être parfois douloureux, mais aussi porteur d’espoir et d’une certaine poésie.

En revanche, narrant un processus évolutif complexe, Rouge impératrice n’est pas un livre facile. D’autant que le récit est émaillé de nombreux termes peu familiers – éclairés par un glossaire assez restreint. Aussi, une bonne cinquantaine de pages sera nécessaire pour entrer dans le récit et s’adapter au mode de narration proposé. Plus que dire des faits, Miano décrit les pensées des narrateurs et narratrices de chaque passage avec, à l’instar de la pensée humaine elle-même, des allers-retours entre passé et présent, ce que l’on voit et constate autour de soi et la façon dont on l’interprète. Ajoutez-y une dose de fantastique, avec la présence d’une magie ancestrale, métissage de plusieurs traditions africaines et de nombreux voyages dans le monde des rêves, et vous obtiendrez de quoi dérouter le lecteur. Avant de le remettre dans le droit chemin quelques pages plus loin. Voilà un univers qui se mérite, en somme, mais dont on ressort changé, comme plus ancré dans une réalité qui n’était pas tout à fait la même avant qu’on entreprenne la lecture de ce Rouge impératrice.

Stéphanie Chaptal

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AIR

Raphaël de Andreis & Bertil Scali – Michel Lafon - août 2019 (roman inédit - 316 pp. GdF. 17,95 euros)

AIR n’est pas un livre de science-fiction mais un livre de propagande écologiste !

On a droit à un discours de Greta Thunberg, à l’encyclique du pape « Laudato si » et aux consignes ridicules de Greenpeace, paraphrasant ma mère qui ne sait ce que veut dire « Écologie » mais est pleine du bon sens du pauvre.

Certes, le roman se passe bien dans un futur proche, entre 2027 et 2040. Une présidente écologiste a été élue face à une candidate nationaliste. Un général pro-nucléaire, ancien des guerres AREVA en Afrique de l’ouest (vive la pollution durable !) et intégriste catholique a été nommé premier ministre. Par référendum, ils modifient la constitution et instituent un fascisme vert. Abolition des libertés fondamentales et de l’état de droit. Chaque page du roman est exclusivement consacrée à nous dire que c’est absolument INDISPENSABLE, INÉVITABLE et surtout vraiment très CHOUETTE. Le bonheur est dans le pré camp de travail. « Arbeit macht frei », n’oublions pas…

Après le coup d’État, le nouveau gouvernement, chlorofasciste mais fort peu radical en matière d’écologie, impose des mesures draconiennes : privation de la liberté de circuler, entassement des gens à raison d’une famille par pièce pour économiser le chauffage, presse aux ordres (!), limitation de l’usage d’internet à quinze minutes par jour (?!?!?!), suppression de l’éclairage public, rationnement alimentaire drastique, réduction extrême de la consommation de viande, embrigadement de la jeunesse et délation par les enfants encouragée, pogroms et quasi-relaxe des assassins écolo, déportation de masse dans les goulags vert, contrôle des données contenues dans les portables (qui servent à quoi ?) et sanctions. Mais surtout, incrimination rétroactive, poursuites et condamnations pour des faits parfaitement légaux à l’époque où ont eu lieu mais criminalisés a posteriori par la dictature, comme avoir voyagé à l’étranger ou posséder un véhicule de collection… Ces condamnations n’améliorent évidement en rien la balance carbone.

Le personnage principal, Samuel Bourget, dont AIR représente le journal ou l’autobiographie des années de dictature, est un cadre directeur subalterne d’une boîte de recyclage de pneus ayant fraudé. Lorsque le scandale éclate, il prend alors la fuite avec sa famille vers la réserve de l’Aubrac, où ils ont une maison, à l’abri de la dictature – sans que l’on sache pourquoi. À vrai dire, le roman ne consiste qu’un tissu de contradiction. On ne comprend pas pourquoi son écologiste fanatique de fille suit son « criminel » de père en Auvergne, pas plus que pourquoi sa femme qui le cocufie avec son chef le suit aussi plutôt que de changer d’homme. Pourquoi la gendarmerie locale les protège en les sachant traqués par les « gardes verts » comme la Chine connut ses Gardes Rouges. Pourquoi les gens du cru, plutôt écolo-ruraux, acceptent ces « délinquants » sur leurs bien pauvres terres ? Ils s’adaptent à la vie locale.

Les auteurs ne tarissent pas d’éloges sur cette vie absolument paradisiaque. « La matinée a été un émerveillement » p.159 ; « Le garde-manger ressemblait à une vitrine de chez Louis Vuitton. Chaque victuaille rayonnait telle une œuvre d’art  » p.158. Etc. En Aubrac, on se chauffe au bois (comme si parce que c’est primitif c’était forcément écolo !) et on fait mijoter des plats de viande quatre heures durant (super écolo). Il fallait bien « mettre fin à la fabrique de la délinquance écologique qui n’était rien d’autre que la famille épicurienne et consumériste  » p. 186. Le gamin va au catéchisme et devient un doux fou de Dieu, très pieu… ce qui conduit le père à confesse chez un curé qui le vend illico aux gardes verts. De là découle de plusieurs longues citations de l’encyclique « Laudato si » du pape François sur la « sauvegarde de la maison commune » (sic). Le confort matériel ayant permis de délaisser la religion, les écolos doivent donc restaurer l’enfer pour le faire accepter sur terre. Le terme même d’écologie, en tant que discours de l’équilibre, est une hérésie, les êtres vivants étant des structures dissipatives, c’est à dire consommant de l’énergie pour se maintenir. C’est une religion, une croyance créationniste, faisant fi de Darwin et de l’évolution, qui se veut à jamais statique à l’image de ce que Dieu aurait créé – involutive.

Le roman n’est pas avare en perles. La dictature a réduit l’usage d’internet à quinze minutes par jour, privé et professionnel, téléphone inclus. Du coup, un médecin urgentiste d’astreinte à domicile n’a pu être joint et le patient est crevé (C’est le mot). Quinze minutes, c’est ridicule. Cela entrainera la faillite d’internet, la perte de pétaoctets de data et l’effondrement du système global d’information, dont le système bancaire. Une panne globale d’internet est le risque majeur encouru par nos sociétés qui s’écrouleraient alors en quelques jours… Et maintenant, le clou : les auteurs écrivent que la face cachée de la lune est glaciale parce que jamais exposée au soleil, ignorant que si la lune présente toujours la même face à la Terre, elle est entièrement éclairée par le soleil au cours de sa rotation. Ils ignorent aussi qu’on ne peut communiquer par radio avec la face cachée de la lune sans disposer d’un relais. Et ça vous parle de sauver la planète…

À la fin du roman, après trois ans de dictature, les dictateurs corrompus sont renversés, la démocratie rétablie, la planète est sauvée mais on a gardé toute leur géniale politique écologique. Exactement comme si, le 8 mai 45, après la capitulation de l’Allemagne et la mort d’Hitler, on avait continué à exterminer les Juifs… Aucune mesure économique novatrice n’est proposée. Seuls les mécanismes aujourd’hui mis en œuvre par un capitalisme jamais remis en cause continuent d’être utilisés valant pour ce qu’ils valent. Aucune innovation technologique non plus. Rien, par exemple, sur l’inflation démographique… (1500 milliards de Français dans deux mille ans aux 0,5% de croissance actuelle !)

Dire que la narration est très faible relève de l’aphorisme le plus achevé. Le but de ce livre est d’inciter les écolo-gnostiques à appeler la dictature de leurs vœux, affirmant que ce ne serait ni grave, ni terrible et ne durerait guère… Que ce serait indispensable et inévitable. Que ce serait bien.

Air est un mauvais livre, mal écrit, mal construit, perclus d’incohérences et en plus, dangereux.

Jean-Pierre Lion

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Le Temps de la haine

Rosa Montero - Métailié, coll. « Bibliothèque hispanique » - septembre 2019 (roman inédit traduit de l’espagnol par Myriam Chirousse - 368 pp. GdF. 22 euros)

Troisième volet de la série consacrée à Bruna Husky, la techno-humaine inspirée des réplicants du Blade Runner de Ridley Scott, Le Temps de la haine prolonge le futur dystopique esquissé par Des larmes sous la pluie (in Bifrost 70) et Le Poids du cœur (in Bifrost 82). Au fil des enquêtes, Husky s’est construit une petite famille, avec grand-père, fille, amant et même animal de compagnie (un extraterrestre pour changer du sempiternel chien), histoire d’adoucir le spleen existentiel né du décompte de son espérance de vie réduite à peau de chagrin. Mais l’équilibre fragile mis en place par la détective est menacé par l’enlèvement, puis la prise en otage du commissaire Lizard, l’élu de son cœur, réactivant ainsi ses penchants destructeurs dans un monde au bord de la guerre civile et de la guerre tout court.

On ne change pas une recette qui marche, serait-on tenté de dire. Un principe que Rosa Montero applique avec méthode, conjuguant les vertus de l’anticipation légère à celles de la métaphore. Car si Le Temps de la haine n’a plus grand-chose à nous apprendre sur le personnage de la réplicante, indépendamment de la quête de son identité ici enfin révélée (les fans de Madame Bovary et de Flaubert apprécieront), le roman fonctionne toujours comme un reflet des maux de notre présent décalés dans l’avenir. L’UE devient ainsi l’UET, un vaste marché mondial où prévalent la démocratie et le libre-échange mais où, bien entendu, les inégalités de richesse ont explosé, concourant à stimuler les forces centrifuges d’une société civile en voie de radicalisation, en proie aux discours manipulateurs de leaders, volontiers populistes, prônant la disruption dans la continuité. Le futur de Rosa Montero se nourrit ainsi des peurs et angoisses du présent, rappelant, s’il est nécessaire de le faire encore, l’importance des liens d’amitié et de solidarité. Face à un monde rendu incertain par la mondialisation et la dégradation irrémédiable de l’environnement, où le seul fait de boire ou de respirer un air pur font l’objet d’un commerce, l’autrice espagnole défend l’idée d’une société plus fraternelle, appelant à se méfier des dogmes ou idéologies et des discours tout faits. Quant à Bruna Husky, contrainte de fendre l’armure, elle doit abandonner sa misanthropie pour laisser affleurer davantage ses sentiments, renonçant à la haine ordinaire pour adopter définitivement l’amour. En dépit d’une intrigue guère originale, pour ne pas dire répétitive si l’on a lu les deux précédents titres de la série, Le Temps de la haine n’engendre fort heureusement pas que la lassitude. Rosa Montero apporte malgré tout une touche finale honorable aux aventures de la réplicante Bruna Husky. Avis aux fans de l’autrice.

Laurent Leleu

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Contes hybrides

Lionel Davoust - Éditions 1115 - septembre 2019 (recueil de nouvelles – 140 pages. Poche. 7 euros)

L’agence de voyages littéraires 1115 nous propose trois contes par Lionel Davoust, un auteur que l’on connaît surtout sur la forme longue – tel son cycle des « Dieux sauvages ».

Avec le conte ouvrant le recueil, « Le sang du large », nous lisons les états d’âme d’un écrivain de fantasy, Paul Whittemore, qui a rapidement connu le succès. Le fantastique fait peu à peu son apparition sous la forme d’une sirène qui ne se montre que les jours de désespoir. La métaphore est claire : cette créature aquatique, c’est la muse de Whittemore, son inspiration. Le narrateur, et peut-être l’auteur à travers lui, livre ainsi son ressenti : le désespoir déclenche la création. Et quand le créateur rencontre sa créature, le premier se sent revivre, sauvé, et la seconde s’avère son moteur créatif. Il s’agit là d’un conte très séduisant sur l’amour du pays de l’imaginaire, ainsi qu’une subtile histoire en trompe-l’œil.

Le deuxième conte, « Point de sauvegarde », relève quant à lui de la science-fiction. Dans un futur hautement technologique, l’humain a fusionné avec la machine pour devenir une créature cybernétique ; seul le cerveau reste organique. Ainsi sont conçus les invincibles soldats d’élite, en réalité d’anciens condamnés à mort. Leur mission consiste à mater les rebelles et neutraliser le brouillage qui dissimule le site à leurs satellites. Cette entreprise va se révéler plus ardue que prévue, et la révélation finale sera aussi déroutante que cauchemardesque – on appréciera la façon dont la technologie s’avère tour à tour addictive et aliénante.

Le troisième et dernier conte, « Bienvenue à Magicland », est plus psychologique sous ses atours fantastiques : à Magicland, on visite des enclos à licornes et hippogriffes, et l’on peut y croiser Garam, troll et agent d’entretien du zoo rêvant de devenir soigneur animalier. Son quotidien le pousse toutefois à consulter un psychologue : exaspéré par les visiteurs du parc, grand admirateur des licornes, il cherche ce qui manque dans sa vie. D’ailleurs, ces licornes, comment se reproduisent-elles ? Car ces mythiques créatures renferment bien un secret, que les toutes dernières lignes dévoileront.

Lionel Davoust prouve ainsi qu’il est aussi à l’aise en format long qu’en format court, comme le montre ces trois Contes hybrides, aux chutes particulièrement bien soignées. C’est autant une invitation au voyage qu’un cri d’amour pour le grand pays de l’imaginaire et les fantastiques créatures qui habitent… et cela, pour notre plus grand plaisir.

Joachim Albertini

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Focus Maurice Renard

1. - Celui qui n’a pas tué - Le Visage Vert - septembre 2019 (recueil de nouvelles inédit sous cette forme - 184 pp. GdF. 17 euros)
2. - Le Maître de la lumière - Bibliothèque Nationale de France, coll. « Les Orpailleurs/Science-fiction  » - mars 2019 (roman, réédition - 303 pp. GdF. 14,50 euros)

 

Maurice Renard, chantre du merveilleux scientifique, a été quasiment oublié pendant un temps, mais diverses publications, ces dernières années, l’ont rappelé à notre bon souvenir, comme l’enthousiaste et habile pionnier qu’il était. En 2019, nous avons eu droit à deux exhumations éclairant la dernière phase de l’œuvre de l’auteur… à vrai dire une époque où il avait tendance à remiser le merveilleux scientifique, pas assez vendeur, quand d’autres genres, à l’image de la romance ou du policier, lui garantissaient des revenus plus sûrs.

En témoigne surtout Celui qui n’a pas tué, recueil de nouvelles publiées essentiellement entre 1927 et 1930 ; le recueil avait été composé par Renard, et devait paraître en 1931… mais la faillite de son éditeur mit un terme au projet. Curieusement, le livre paru au Visage Vert presque cent ans plus tard… en est ainsi la première édition ! Le merveilleux scientifique et le fantastique y sont somme toute assez rares, ce qui ne les empêche pas de produire quelques jolies pépites. Les deux longues nouvelles initiales (il faut singulariser « La Photographie de Mme Lebret », une sacrée réussite), suivies par vingt-cinq très courts récits, témoignent combien la romance occupe une place importante dans le recueil, qui abonde en couples où l’un soupçonne à tort l’infidélité de l’autre, ou ne la soupçonne pas quand elle est bien réelle ; mais on y trouve bien d’autres choses, du policier à l’humour. Toutefois, s’il est un trait qui rassemble la majorité de ces contes, c’est la multitude des coïncidences qu’ils mettent en scène. Le destin joue avec les protagonistes, de la manière la plus improbable qui soit, et c’en serait presque risible si le lecteur n’était amené de mille et une manières à jouer le jeu. Maurice Renard avait du métier, il savait tourner un récit, et sa plume agréable y participait. L’ensemble ne manque dès lors pas de charme ludique, et si le lecteur de Bifrost pourra regretter un chouia que l’Imaginaire n’occupe pas la première place dans ces récits, il y trouvera sans peine son content de nouvelles attrayantes dans d’autres registres plus ou moins proches.

Quelques mois plus tôt, la BNF, dans sa collection des « Orpailleurs », avait publié un autre ouvrage de Maurice Renard – un roman, cette fois, Le Maître de la lumière. Proposé en feuilleton en 1933, il est donc postérieur aux nouvelles de Celui qui n’a pas tué . Cependant, le merveilleux scientifique y revient en force, tout en se mêlant de quantité d’autres genres : là encore, le récit sentimental et le policier ont une importance majeure, mais Maurice Renard y ajoute une dose non négligeable de roman historique, et s’autorise même un détour via les aventures maritimes.

Tout commence avec une histoire d’amours impossibles, très Roméo et Juliette, mais avec des Corses : les amoureux sont issus de clans qui se livrent une impitoyable vendetta depuis un siècle en raison d’un assassinat qui rend toute réconciliation impensable. Or, notre héros fait la découverte d’un étrange matériau, la «  luminite », qui « ralentit » la lumière : les images que l’on voit à travers proviennent ainsi du passé, à la manière du spectacle des étoiles. De fait, ce que l’on voit ainsi pourrait peut-être éclairer l’assassinat qui s’est produit en 1835… au jour et à l’endroit mêmes de l’attentat de Fieschi (encore un Corse).

L’idée relevant du merveilleux scientifique est bonne, et méticuleusement explorée. Cette trouvaille produit une double enquête, à la fois policière – très astucieuse, pour le coup – et historique, avec la « machine infernale » à l’arrière-plan. Les genres se conjuguent très bien, et la romance qui les sous-tend de même (passé les tout premiers chapitres, elle ne phagocyte pas excessivement le récit). À ceci près que Le Maître de la lumière s’avère à nouveau une impensable collection de coïncidences – c’est plus sensible encore que dans Celui qui n’a pas tué du fait de l’unité (malgré tout !) du récit. Par chance, là encore l’auteur sait inciter le lecteur à jouer le jeu, et, si l’on excepte un antépénultième deus ex machina bien falot qui ne devait pas davantage convaincre en 1933 qu’aujourd’hui, l’ensemble, même un brin trop bavard, se montre aussi charmant que palpitant.

Bienvenues, ces deux publications illustrent, dans des registres divers, le talent multiforme de Maurice Renard. Elles ne constituent sans doute pas le pinacle de sa carrière, mais qu’importe : elles sont tout à fait séduisantes.

Bertrand Bonnet

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