Objectif Runes en plus (Bifrost 96) – 1

Critiques |

Faute de place dans le Bifrost spécial William Gibson, une partie du cahier critique se délocalise dans la matrice et sur la version ePub dudit Bifrost… En voici ici la première moitié, qui nous emmène du côté de Roshar, de Newhon, de Bohen, de quelques futurs plus ou moins proches ou encore en pleines terrae incognitae.

objr96-revoltes.jpg

Les révoltés de Bohen

Estelle Faye – Critic – mars 2019 (roman inédit – 752 pp. GdF. 25 euros)

Les révolutions, parfois, finissent mal et sont confisquées : en France par exemple, 1789 se termine avec le coup d’État de Thermidor qui élimine Robespierre et pave le chemin du Consulat puis de l’Empire. Que reste-t-il alors aux anciens révolutionnaires qui, victimes de leurs ambitions infinies de transformation sociale, deviennent alors les parias d’un ordre guère moins oppressif que l’ancien ? Telle est la question que pose Estelle Faye dans Les révoltés de Bohen : une révolution a eu lieu plusieurs années avant le début de l’intrigue – c’était le sujet des Seigneurs de Bohen publié en 2017 – mais ses leaders soit sont morts, soit se sont dispersés, soit ont été corrompus d’une façon ou d’une autre… et le nouveau système politique s’apparente chaque jour un peu plus à un retour orgueilleux à l’ordre ancien, si bien que la restauration se fait réaction.

Réaction politique : le nouveau maître de Bohen est une très ancienne entité parasite implantée par magie dans la tête et le corps d’un des héros de la Révolution, et s’il possède le titre de Régent c’est parce qu’il cherche à restaurer la dignité impériale à son profit. Réaction sociale : à la parenthèse de (relative) tolérance révolutionnaire succède une nouvelle phase de rigorisme où les minorités (qu’elles soient intellectuelles, cultuelles ou sexuelles voire tout à la fois) sont appelées à disparaître, et les femmes à tenir la place qui leur est prescrite par la tradition. Réaction civilisationnelle, en fait : le projet du Régent est en effet plus sombre encore qu’il y paraît à première vue, et son objectif consiste à rétablir un système hiérarchique mis au rebut mille ans plus tôt.

Face aux périls de la réaction, Estelle Faye oppose des personnages d’exception mais qui savent rester toujours simples. Ancienne pasionaria de la révolution, magicienne exilée au-delà des mers, imprimeur de tracts illicites, chef d’une cellule clandestine… les personnages positifs ne manquent pas dans Les révoltés de Bohen, et s’ils sont lents à faire progresser leurs intérêts c’est parce que ceux-ci sont plus grands qu’eux-mêmes. Quand la révolution est dénaturée, quand la réaction triomphe au sommet de l’État, c’est qu’il ne reste plus aux plébéiens que le recours à la révolte spontanée. En ce sens, le titre de ce livre est fort bien trouvé : à l’échec de la révolution qui pèse sur ce monde vont répondre les succès remportés par chacun des révoltés, chacun de son côté, jusqu’à la bataille finale où leurs chemins convergent.

Le message d’Estelle Faye est d’espoir et de progrès, ce qui ne manque pas d’intérêt en notre époque de crispations sociales. Il est donc d’autant plus dommage de subir la façon dont ce message est délivré – car Les révoltés de Bohen est long, lent, et même lourd par moments. Les personnages – et donc leurs backstories – se multiplient sans que l’inflation des entrées au Who’s who de Bohen semble toujours justifiée : on finit même par en confondre entre eux. Les lieux sont peu situés les uns par rapport aux autres si bien que la géographie de Bohen en ressort nébuleuse : dans un texte où certains personnages se déplacent beaucoup à pied, cela n’aide pas à évaluer la dimension temporelle du récit dont la chronologie se fait parfois difficile à suivre… Enfin, ce livre ne dévoile son grand schéma que d’une façon trop peu graduelle et en tout cas trop tard pour en développer toute la saveur. La (dark) fantasy qui en émerge semble donc perdue quelque part entre « Le Trône de Fer » et Übel Blatt, le caractère cruel du destin et la folie de la vengeance implacable en moins…

Les belles idées ne suffisent pas toujours à écrire un livre passionnant : celles qui ont présidé à celui-ci auraient mérité meilleure illustration !

Arnaud Brunet

*

 

objr96-morphee.jpg

Les Bras de Morphée

Yann Bécu – L’Homme Sans Nom – mars 2019 (roman inédit – 296 pp. GdF. 17,90 euros)

En 2050, une très curieuse épidémie de sommeil se répand sur la planète : un mal étrange ampute ceux qui en sont victimes d’une ou plusieurs heures de veille. Pour les plus chanceux, la situation évolue peu, ou lentement, une heure perdue de-ci de-là. Quant aux autres, ils se retrouvent tout à coup à dormir une bonne partie de la journée, ne disposant donc plus que d’une poignée d’heures à consacrer à leur vie sociale et professionnelle. D’autant que la maladie évolue en permanence – on a tôt fait de basculer de la catégorie chanceuse à la classe déveine…

Pascal Frimousse est professeur de français à Prague. Il fait partie des nantis, puisqu’il équilibre à parts égales sa journée entre éveil et sommeil. Cela lui permet de conserver une vie sociale importante, mais aussi de se voir confier des missions que son temps actif l’autorise à mener à bien. Ainsi se retrouve-t-il bientôt chargé par le ministère de la défense d’enquêter sur la disparition d’un savant génial qui menait des recherches sur morphéus, la fameuse épidémie.

Le postulat de départ de ce premier roman, œuvre d’un professeur de français vivant à Prague – la crédibilité du décor des Bras de Morphée n’y est sans doute pas étrangère –, est pour le moins original, une idée lumineuse qui offre un vrai ressort dramatique et des possibilités de développement importantes. Sans essayer de vouloir comprendre l’origine du mal qui s’est abattu sur Terre, Yann Bécu s’intéresse davantage à ses répercussions sur la vie quotidienne. Difficile, voire impossible, de maintenir des relations sociales à l’identique quand vous ne croisez plus votre femme qu’une heure par jour, que vos élèves sont aux trois quarts absents de vos cours, ou que vous ne disposez que de quelques minutes pour l’essentiel (manger) avant de vous rendormir… Le principal écueil d’un récit bâti sur une idée centrale forte, c’est l’incohérence ou le fortuit sorti de nulle part. Or, Bécu évite ce travers en nous proposant un développement logique de bout en bout. Avec toutefois un bémol concernant la fin, un brin décevante au regard de tout ce qui l’a précédé, comme si l’auteur avait échoué à finir son roman sans éviter une pirouette. Dommage…

L’autre caractéristique qui se dégage ici, c’est la langue, et notamment les dialogues, ciselés et qui font plutôt mouche – ce qu’il convient de souligner, surtout dans le cadre d’un premier roman, et ce jusque dans le registre de l’humour, parfaitement maîtrisé ; une gageure dans un cadre pour le moins dramatique.

Une jolie surprise, donc, que ces Bras de Morphée (en dépit d’un titre convenu) : une idée intéressante bien exploitée, des personnages campés avec réalisme, assez hauts en couleur et servis par un style affirmé qui fait la part belle aux dialogues enlevés. Oui, à l’évidence, Yann Bécu fait ici une entrée remarquable, sinon remarquée, dans le petit monde de l’Imaginaire français.

Bruno Para

*

 

objr96-autremoitie.jpg

L'Autre Moitié du ciel

Sara Doke – Éditions Mü – avril 2019 (roman inédit – 240 pages. GdF. 19 euros)

Sur le principe, ce livre avait tout pour plaire. Une maison d’édition réalisant un travail soigné avec des auteurs originaux généralement dans les goûts de la chroniqueuse de ces lignes, une thématique féministe dans l’air du temps et intéressante. Et dans les faits ? Ne mâchons pas nos mots, L’Autre moitié du ciel est un livre décevant. Il n’est tout simplement pas à la hauteur de ce qu’on attend d’un livre : à savoir un dialogue entre un auteur et son lecteur. Ou ici, une autrice et sa lectrice. La plume de Sara Doke est certes belle et facile à lire. Le fond en revanche est un monologue presque d’un bout à l’autre des 240 pages du recueil. Seul le texte intitulé « La Femme du miroir » arrive à toucher son public par sa sincérité, parfois cruelle. Tout le reste n’est qu’une démonstration du talent et la culture de l’autrice. Oui, Sara Doke connaît parfaitement le monde de la science-fiction au point de faire de cette connaissance l’un des ressorts principaux du texte «  Lire ou mourir ». Ou d’écrire dans le style d’auteurs qu’elle admire comme dans « Anita Rossa ». Oui, Sara Doke est cultivée et nous propose ainsi différentes déclinaisons de la geste arthurienne dans ce recueil. Et pourtant, cela ne suffit pas. Il y a une différence subtile entre bien connaître son ou ses sujets et s’en servir pour nourrir sa propre réflexion, et étaler sa connaissance et s’en parer au point de laisser son récit passer au deuxième plan. C’est malheureusement ce second effet qu’obtient Sara Doke dans la majorité des textes en prose de ce recueil. À trop vouloir montrer ses références et les dessous intimes de ses textes, elle ne fait que lasser ses lecteurs sans leur laisser le loisir de s’immerger pleinement dans les histoires qu’elle raconte. Et donc d’être à l’écoute de son message.

Stéphanie Chaptal

*

 

objr96-cequivientlanuit.jpg

Ce qui vient la nuit

Julien Bétan, Mathieu Rivero et Melchior Ascaride – Les Moutons électriques, coll. « La Bibliothèque dessinée » – mai 2019 (récit illustré inédit - 152 pp. GdF. 15 euros)

La Bretagne médiévale est un pays mythique, que des générations d’auteurs ont parcouru en pensée, avant d’écrire des épopées à partir de ces chevauchées oniriques. Ce qui vient la nuit a pour point de départ Bisclavret, conte écrit par Marie de France au XIIe siècle, empreint de merveilleux celtique et de lieux commun de la lyrique courtoise.

Du lai médiéval, l’histoire d’un chevalier affligé d’une malédiction qui se venge d’une épouse infidèle, les auteurs semblent tout d’abord ne vouloir proposer qu’une variation fantasy centrée sur la figure du loup-garou, mais le récit s’avère plus subtil et ne cesse de lorgner vers le matériau originel, poussant l’intertextualité jusqu’à faire de la poétesse anglo-normande l’un des personnages principaux.

Nous sommes donc au XIIe siècle. Les temps sont troubles. Sur l’injonction du pape Eugène III et de Bernard de Clairvaux, tout ce que l’occident chrétien compte de noblesse s’est lancé dans un nouveau périple vers la Terre Sainte, pour sauver le royaume de Jérusalem. Cette seconde croisade se solde par un fiasco pour les européens, qui ne remportent aucune victoire en Orient. De retour chez lui, le chevalier Jildas renoue avec son épouse Clervie, qui a administré le fief durant son absence. Le guerrier harassé espère y trouver le repos du corps et de l’âme, mais rien ne va tourner comme attendu. Les retrouvailles entre les époux s’avèrent plutôt fraîches. Clervie ne reconnait plus l’homme qui partage sa couche, Jildas dissimulant son mal-être derrière des manières de soudard. Par contraste, la personnalité de la poétesse qui s’invite brièvement dans leur vie est un facteur d’irritation autant que de fascination. Cette femme qui se conduit en homme, qui manie les mots et l’épée avec la même maestria, est pour Clervie une source d’inspiration et pour Jildas une énigme aussi difficile à percer que les meurtres horribles qui endeuillent la bourgade. À ce point-là commence un jeu de piste qui va mener le chevalier, aiguillonné par la femme de lettres, sur les traces de créatures métamorphes et d’un mal venu du fond des âges…

Discrètement érudit, méticuleux et mélancolique, Ce qui vient la nuit n’est pas qu’un récit de genre ou le portrait d’un trio désuni, mais un tableau inquiet des croyances et superstitions des populations du Moyen Âge. Lorsqu’une chasse à l’homme s’achève, une autre prend la relève. Après les Sarrasins, vient le tour des païens, des Lombards nomades, avant plus tard celui des Juifs, des Roms, et on en passe. Circonscrite au XIIe siècle, la novella retrace cet éternel retour de la violence et du rejet, ce ballet de la haine de l’étrange et de l’étranger.

S’il n’existe pas d’indice d’une telle préoccupation dans l’œuvre de la véritable Marie de France, plusieurs thèmes deCe qui vient la nuit s’inscrivent dans la filiation du Bisclavret, tout en s’en démarquant. Chez Marie, les femmes sont infidèles, le lycanthrope gentil, et la morale est sauve. Chez Bétan et consorts, les femmes sont plus vertueuses mais tentent de s’émanciper, la morale est un marais brumeux dans la forêt, et il y a un loup-garou dans le cœur de chaque homme.

Les deux contes sont donc traversés par la problématique de la place des femmes. On retrouve en Clervie ces héroïnes confrontées aux tourments de la vie conjugale qui font une grande partie de la matière des récits de Marie de France. Par ailleurs son émancipation progressive sonne juste. Les épouses des seigneurs bretons, normands, anglais se voyaient souvent confier les affaires de leurs époux, assumant ainsi un rôle grandissant et jouissant du loisir d’animer une cour. On a plus de mal à croire au personnage de Marie de France en voyageuse aux savoirs occultes et enquêtrice du surnaturel, même si le mystère entourant sa filiation dans l’histoire officielle autorise à échafauder des hypothèses audacieuses.

Les développements autour de la figure de Jildas paraissent plus convenus. Hanté et fragilisé par les horreurs vécues lors de la croisade, doutant de sa foi, incompris et solitaire, le chevalier vit sa traque comme une manière de purger son âme. C’est bien sûr le contraire qui advient. La violence de l’affrontement contre les métamorphes va lui révéler qu’un monstre sommeil en chaque homme… Le récit n’est pas parfait, il lui manque – de mon point de vue – une conclusion plus aboutie (comme si les auteurs, à l’image de ce qu’ils font dire à Marie à propos du chevalier, n’avaient pas su choisir), ainsi qu’une réflexion plus poussée sur la question du mal. Reste une histoire prenante, racontée dans une langue élégante et évocatrice, magnifiée par l’objet-livre lui-même. À la manière dont ils le firent pour Tout au milieu du monde (même éditeur, 2017), les auteurs jouent en effet de l’alternance entre texte et illustrations pour optimiser leur mise en scène, les dessins prenant parfois le relais des mots dans des séquences graphiques d’une force narrative stupéfiante. Du bel ouvrage !

Sam Lermite

*

 

objr96-justiciere.jpg

Justicière

Brandon Sanderson - Le Livre de Poche - mai & juin 2019 (romans inédits traduits de l’anglais [US] par Mélanie Fazi - 864 pages par volume, semi-poche, 22, 90 euros chaque)

Écrivain prolixe et prolifique, Brandon Sanderson situe une bonne part de ses romans dans le « Cosmère », manière d’univers parallèle régi par la magie (pour faire simple : dans le détail, c’est un peu plus compliqué). Les cycles d’« Elantris » et de «  Fils-des-Brumes » y prennent place ; c’est le cas aussi des « Archives de Roshar », série prévue en dix tomes et dont le troisième, Justicière, est paru en ce printemps 2019 sous la forme de deux épais volumes (une véritable course de fond pour la traductrice Mélanie Fazi, chapeau bas à elle).

Bref rappel des événements, pour ceux qui n’auraient pas suivi. Roman introductif du cycle, La Voie des rois nous présente Roshar : planète rocailleuse balayée par les vents (dans le même sens, cela a son importance), elle est peuplée par les humains ainsi qu’une race humanoïde tantôt asservie (les parshes), tantôt combattue (les parshendis). La magie y existe, et, pour qui sait s’en servir, est une ressource que rechargent les régulières tempêtes. Par le passé, des Dévastations successives ont mis à bas la civilisation humaine. Les Chevaliers Radieux, un puissant ordre guerrier, auraient pu, auraient assurer la victoire humaine face aux mystérieux Néantifères… mais ils ont déserté, ont trahi ceux qu’ils devaient protéger.

Des millénaires de tranquillité plus tard, le roi Gavilar, souverain d’Alekhtar – l’un des nombreux royaumes du continent unique de Roshar —, devait signer un traité de paix assurant la paix entre sa contrée et les Parshendis ; hélas, le monarque est assassiné sur ordre desdits Parshendis. La guerre est déclarée. Au bout de cinq ans, le conflit s’est enlisé sur cet immense champ de bataille que sont les Plaines brisées. Là, plusieurs protagonistes vont s’y croiser. Il y a Kaladin, jeune homme engagé de force dans les troupes de Dalinar Kholin, frère du roi assassiné ; Dalinar, justement, individu brutal mais droit, œuvrant pour l’unité du royaume et assailli par des visions du passé ; Shallan, jeune héritière d’une maison noble chargée de sauver celle-ci de la ruine. Le Livre des radieux voit les protagonistes se rassembler et prendre conscience que l’ancien péril des Néantifères est de retour, avec pour conséquence immédiate le déclenchement d’une Tempête. Ayant prouvé sa valeur, et même davantage, Kaladin monte en grade ; Dalinar poursuit sa quête d’unification de son pays, mais se met en retrait au profit de son fils aîné Adolin ; Shallan voit sa formation interrompue de bien tragique manière et tâche de rejoindre les Plaines brisées.

Que dire sur Justicière sans gâcher le plaisir du lecteur souhaitant se lancer dans cette saga au long cours ? Ce troisième tome reprend là où le précédent s’achevait : la Tempête éternelle est là, et il s’agit désormais de sauver les humains de Roshar. Mais comment secourir une race n’ayant jamais pu s’unir sous une même bannière ? Tandis que les protagonistes s’organisent, parlementent et agissent, ils en apprennent également davantage sur la nature de leur propre monde et sur les êtres de rang quasi-divins dont l’écho des luttes se répercutent sur Roshar.

Les lecteurs ayant apprécié les deux premiers volets trouveront ici leur compte : dans Justicière, Sanderson, en bon écrivain démiurge, continue de déployer cet univers et sa cosmologie. Avec brio, l’auteur y mêle à un rythme accru action et révélations (tonitruantes pour certaines), sans ménager la tension. En somme, vivement la suite.

Quant aux lecteurs n’en pouvant plus d’attendre la prochaine incursion de George R.R. Martin dans Westeros, invitons-les à explorer Roshar, une destination des plus recommandables.

Erwann Perchoc

*

 

objr96-epees.jpg

Le Cycle des épées — L'intégrale

Fritz Leiber – Le Livre de Poche, coll. « Majuscules » – mai 2019 (réédition de romans et nouvelles, traduit de l’anglais [US] par Jean Claude Mallé – 1890 pages – semi-poche, 22,90 euros)

Est-il encore nécessaire de présenter Fafhrd et le Souricier Gris ? Ces deux acolytes, le premier barbare du nord, grand et fort, et le second petit mais rusé, vivent de trépidantes aventures dans le monde de Nehwon, et notamment sa ville emblématique, Lankhmar. Les personnages sont hauts en couleurs, leur histoire est faite d’embûches et de combats, contre des hommes ou contre des créatures surnaturelles, mais aussi de rédemption, de moments de grâce, de découvertes de trésors. Oui, il est sans doute nécessaire de les présenter, notamment aux jeunes lecteurs, qui n’ont peut-être pas connu les précédentes éditions de ce cycle de nouvelles et romans, publiés sur toute la carrière de l’auteur, soit un demi-siècle s’étendant entre 1939 et 1988. Il faut dire qu’avec l’invraisemblable quantité de cycles de fantasy qui se sont déversés sur les présentoirs des librairies ces vingt dernières années, on en viendrait à oublier qu’il y eut de glorieux ainés… Pour un Tolkien qui reste omniprésent, combien de grands maîtres sont plus ou moins tombés dans l’oubli ? Fritz Leiber n’est pas de ceux-là, pas encore ; on le doit en grande partie à Bragelonne, qui avait ressorti le « Cycle des Épées » dans une nouvelle traduction signée Jean-Claude Mallé il y a quelques années (d’abord en volumes indépendants, puis en deux intégrales). Celle-ci a davantage de souffle que la précédente, œuvre de plusieurs traducteurs, et rend donc davantage hommage au style très riche et précis de Leiber. Très curieusement, des sept tomes de la saga, seuls six avaient été publiés par Bragelonne – le sixième uniquement au sein du deuxième tome de l’intégrale –, et le septième était resté inédit dans la traduction de Mallé, qui existait pourtant. C’est donc bien un événement que cette intégrale, puisque l’on pour la première fois depuis très longtemps l’intégralité du cycle disponible. Si l’on voulait chipoter, cette intégrale n’en est pas tout à fait une : il existe en effet un huitième volume, mais il n’est pas signé Leiber. Robin Wayne Bailey avait été en effet autorisé à reprendre les aventures de Fafhrd et du Souricier Gris, mais ce tome n’a jamais été traduit. On conviendra qu’il n’en valait sans doute pas la peine, et on peut donc considérer qu’il s’agit bien d’une intégrale, qui pèse son poids : 1890 pages, tout de même. C’est d’ailleurs tout le défaut de ce type d’ouvrage : pour faire tenir autant de matériel en un seul volume, l’éditeur est forcé d’utiliser un papier fin, et celui-ci l’est particulièrement ; il vous sera difficile à la lecture de cet ouvrage de le conserver dans l’état initial. Autre défaut, la couverture, particulièrement inexpressive et repoussante : il est dommage, quand on veut réhabiliter un tel classique de la fantasy, de ne pas proposer quelque chose de plus sexy, qui donne envie aux lecteurs hésitants de se plonger dans le volume. Dommage, car le « cycle des Épées » vaut vraiment le coup, à la fois bourré d’inventivité et d’humour, même si le ton peut parfois se faire grave voire dramatique (l’un des épisodes, notamment, fut écrit après la mort de l’épouse de Leiber, ce qui s’en ressent dans l’ambiance mortifère qui se dégage du texte). Les aventures picaresques des deux compères reposent beaucoup sur leur opposition féconde, et sur leur filouterie permanente. Sans doute que des lecteurs n’ayant lu que des ouvrages récents de fantasy trouveront que cela manque parfois d’envergure, mais à l’époque la Big Commercial Fantasy n’existait pas, et Leiber façonnait ses nouvelles comme un artisan, avec son style inimitable, qui emprunte notamment à son héritage théâtral familial. Il a ainsi posé les bases d’une fantasy lumineuse – c’est lui qui a du reste inventé l’expression sword & sorcery – qui a connu de nombreux descendants (Steven Brust, par exemple), et qui, de près ou de loin, a inspiré nombre des jeunes plumes de la fantasy. Il n’est donc que justice que de proposer à nouveau au lectorat français son «  Cycle des Épées » disponible en intégralité, qui plus est avec une nouvelle traduction.

Bruno Para

*

 

objr96-empire.jpg

L'Empire savant

Pierre-Marie Desmarest – Publie.net, coll. « ArchéoSF » – mai 2019 (roman incomplet inédit présenté par Vincent Haegele - 208 pp. semi-poche, 18 euros)

L’Empire savant est un joli petit fascicule à l’histoire étonnante qui commence comme un scénario de L’Appel de Cthulhu. En 2013, Vincent Haegele prend ses fonctions de directeur des bibliothèques de Compiègne. Faisant une tournée détaillée de son fonds, il découvre un lot coté VDC 130. À l’intérieur des boites, dorment depuis bientôt deux siècles de nombreux manuscrits. Il s’agit de papiers ayant appartenu à Pierre-Marie Desmarest, un révolutionnaire devenu policier politique impérial sous les ordres de Fouché. Poussé vers la sortie en 1814, l’homme participe aux Cent Jours comme « représentant », avant d’être définitivement écarté à la Restauration. Après des années de retraite studieuse, il reprend du service en 1830, puis meurt du choléra en 1832. Années de retraite qu’il passa à écrire ses mémoires – Témoignages historiques – et à composer un roman inachevé dont n’existent que des fragments. C’est L’Empire savant, qui est publié aujourd’hui après mise en ordre stylistique et logique par Haegele, et en dépit des trous qui en mitent, hélas, la narration – comme le dernier message politico-philosophique d’un honnête homme étonnamment clairvoyant.

Début du XIXe siècle. Isidore est un fils de bonne famille, idéaliste et bon, qui rêve d’explorer le centre de l’Afrique, alors encore terra incognita. Il croit au doux commerce de Montesquieu et veut aller en frère à la rencontre des peuples. Dans ce but il embarque, contre l’avis familial, sur un navire à destination de l’Égypte, sa première étape. De là, le récit compte structurellement deux parties, mais d’un point de vue logique, on peut en distinguer quatre.

D’abord un long voyage plein de merveilles, d’imprévus et de tribulations, qui rappelle finalement moins les péripéties de Gulliver que les voyages des Mille et une Nuits que Desmarest avait sans doute lus dans la traduction de Galland. En effet, on y trouve la même combinaison de hasards providentiels, d’emportements des puissants, de risques mortels, d’intrigues de palais, et même d’esclaves énamourées, que dans le texte arabe. Isidore est donc capturé par des Barbaresques et vendu comme esclave. Il enseigne une langue italienne qu’il ne maîtrise pas, fait route à travers le désert avec une caravane dont il devient sans titre l’interprète des songes, est choisi comme favori d’un seigneur qui veut sa science de la poudre à canon, puis réquisitionné par le sultan qui le fait bouffon, avant d’enfin partir vers le centre de l’Afrique en compagnie de Pinda, une esclave originaire de sa destination finale.

Atteignant enfin ses montagnes rêvées, Isidore a d’abord l’impression de plonger en sauvagerie. Puis, aidé par une Pinda qui semble retrouver sa nature première en revenant dans son monde, il fait de la région un Jardin d’Eden, primordial et pur, plein de mille végétaux, bêtes, fruits, plus merveilleux et nourriciers les uns que les autres. Le ton ici est au merveilleux mythologique ; quant à Pinda, en Vendredi personnel du jeune homme, elle se débarrasse des oripeaux de l’esclavage et devient une sorte de Bon sauvage rousseauiste.

Enfin, le couple arrive dans la société et la famille dont Pinda est originaire. Ici, avec la superstition, c’est le patriarcat qui domine, avec mariages polygames et dots obligatoires.

Grand saut dans le texte ensuite car manquent les parties de liaison. Au-delà du pays des griots, Isidore atteint une civilisation très avancée : « la cité des sciences ». Là, dans un monde qui devance de cent coudées le niveau technologique de l’Europe d’alors, il est accueilli par une population paisible qui lui montre ses prodiges scientifiques sans lui en cacher les effets secondaires. Desmarest est ici impressionnant. Il imagine des avancées stupéfiantes, puis en pointe toujours les effets pervers — sagement contrôlés par La cité des sciences. Éducation approfondie pour tous – mais des débats existent sur le contenu d’une « bonne » éducation, et l’auteur entrevoit l’hyperspécialisation à venir des champs de la connaissance. Un « conservatoire des arts » et une île où trouver l’ataraxie mettent à l’écart les inventions devenues problématiques : système de surveillance de masse, publicité, sondages et opinion publique, radiologie, culte du corps, prolongation artificielle de la vie, procréation médicalement assistée.

Isidore finit par retourner à la « simplicité » de la vie européenne, où il peindra les merveilles d’une civilisation étrangère à prendre pour modèle.

Inversant l’ordre de la supériorité technique, Desmarest crée une fable amusante qui montre le caractère contingent de la domination scientifique — comme Jared Diamond, ailleurs. Il livre au lecteur un texte tout inspiré par la pensée des Lumières. Même si certains stéréotypes affleurent, les descriptions de tyrans orientaux empruntent plus aux Mille et une Nuits qu’à Voltaire, et la volonté sous-jacente est clairement bienveillante. Montrant que les rapports de forces auraient pu être inverses, il affirme que la colonisation n’est que contingente, qu’elle n’a pas de fondement naturel, et que donc elle est politiquement critiquable.

Eric Jentile

* * *

Haut de page