Lorsque les fortes chaleurs viennent et qu’on se retrouve entassé dans les transports en commun bondés et à la climatisation déficiente, on en vient à rêver d’être doté du gant de Thanos, pour faire disparaître la moitié de l’humanité. Ou la moitié de la moitié, soyons généreux. Avec Et qu'advienne le chaos, Hadrien Klent avait trouvé une solution plus élégante…
Et qu’advienne le chaos, Hadrien Klent. Le Tripode, coll. « Météores », 2016 (2010). Poche, 256 pp.
« Photoshop me out of your life
Every blemish is gone in a flash
Lines that are crooked and colours that clash »
En 2008, l’incroyable duo américain Sparks donnait le titre « Photoshop » à l’une des chansons de leur album Exotic Creatures of the Deep, manière ironique d’hommage au logiciel de retouche d’images inventé vingt ans plus tôt par Jeff Knoll et Thomas Knoll.
C’est avec la version 3.0, sortie à l’automne 1994, que Thomas Knoll a implémenté la fonction tellement pratique des calques. Une révolution, pour ainsi dire, tant il est difficile désormais d’imaginer n’importe quel programme de retouche photo sans calques : mettre des éléments sur une couche sans altérer le reste de l’image, rendre cette couche visible ou invisible, y ajouter des effets, etc. De là à transposer ce concept dans la réalité, il n’y a qu’un pas… que Hadrien Kent a franchi sans hésiter en 2010 avec Et qu’advienne le chaos, paru chez Attila avant une réédition en poche au Tripode (vigoureux surgeon d’Attila).
Au sujet de l’auteur, la quatrième de couverture de la réédition en poche nous indique sobrement que « Hadrien Klent est un pseudonyme. » Voilà qui excite autant la curiosité qu’elle la décourage. Si le présent roman est son premier, Klent a par la suite publié un second, La Grande Panne. Bref.
Tout commence avec Michael Korta, que le prologue nous présente en quelques chapitres brefs, de son enfance jusqu’à son arrivée dans la société Biometrics, Inc, basée à Phoenix, Arizona. Une chose est ressort de cette introduction : Michael Korta est un gros connard asocial. Avec un tel nom, l’activité de l’entreprise où il travaille est transparente. Comme le laisse supposer l’élégante couverture du livre, Korta se spécialise en iris. On nous l’a dit et seriné, ceux-ci sont supposés être uniques. Du fond de son labo, Korta a fait deux découvertes : les iris ne sont pas uniques, chaque individu possède au plus 98 autres individus dotés d’iris identiques (à une légère nuance près) ; il est possible « d’isoler » les gens d’un même calque.
« Tout tourne autour du regard, dit Korta, les yeux brillants. Pour que l’isolation fonctionne, il suffit qu’aucun regard ne soit porté sur vous. À partir du moment où c’est le cas, le processus se met en place pour 9999 secondes au mieux. Deux heures quarante-six. Mais, comme je viens de vous l’indiquer, si quelqu’un vous regarde, l’isolation est retardée d’autant. Et peut même ne jamais avoir lieu, si tant est que le regard ne se relâche pas pendant ces 9999 secondes. » (p. 80)
Et comme Michael Korta est un gros connard asocial et qu’il est atteint d’une tumeur au cerveau, il n’a qu’une envie : demeurer le seul individu de son calque et de la Terre, et donc isoler tous les autres – et donc faire disparaître de sa réalité les 6,5 milliards d’autres humains. Un savant fou comme on les aime bien… Face à lui va se dresser une galerie de personnages hauts en couleurs. On va ainsi rencontrer : le professeur Fichte, un psychiatre qui a le besoin irrépressible de lécher les objets pour vérifier qu’ils sont réels ; Vincent, un avocat généreux qui se consacre à la défense des sans-papiers ; son love interest, April, une scientifique spécialisée en iridologie… qui n’a pas grand-chose pour elle ; le futur ex d’April, Joshua, dentiste collectionneur de mâchoires célèbres qui prend bientôt conscience de sa condition de personnage secondaire et s’en retrouve chagriné ; un acteur-comédien fan de Shakespeare et notamment de sa pièce Timon d’Athènes.
Pièce supposée inachevée de Shakespeare, Timon d’Athènes raconte les heurs et malheurs de Timon, riche athénien qui dépense sans compter sa fortune pour ses amis. Las, ces derniers en veulent surtout à son argent, et s’éloignent de Timon une fois celui-ci sans le sou. Lequel Timon pique une (légitime) crise de misanthropie, sans trop se douter que c’est sa prodigalité qui a semé le chaos. Toute ressemblance entre Timon et Korta serait accidentelle, bien entendu.
Roman sympathique mené tambour battant, Et qu’advienne le chaos aurait gagné à soigner sa spéculation scientifique. Si la théorie des calques est intéressante en soi, la baser sur les iris – réellement uniques, pour autant que je sache – a échoué à susciter en moi la fameuse suspension de l’incrédulité. Et pourquoi faire une fixette sur certains nombres : 99 personnes par calque maxi, une durée max de 9999 secondes maxi pour une isolation temporaire… Au-delà de cet aspect science-fictionnel pas très réussie, l’intrigue possède quelque faiblesses, reposant sur quelques facilités, et s’achevant de manière convenue.
Il n’empêche : en dépit de ces défauts, le roman est mené tambour battant et avec enthousiasme. Divisé en courts chapitres (allant de quelques lignes à une huitaine de pages maximum), porté par une écriture claire et précise, avec une ironie affleurante, peuplée par une pittoresque galerie de personnages, Et qu’advienne le chaos fonctionne. Pourquoi s’en priver ?
En matière d’iridoligie, c’est bien moins le cas de I Origins (2014) de Mike Cahill. Du réalisateur, Another Earth (2011), m’avait beaucoup plu – un drame intimiste de science-fiction, plutôt bien fichu et porté par son actrice principale, Brit Marling. I Origins raconte le parcours de Ian Gray (Michael Pitt, échevelé), doctorant en biologie moléculaire au début du film. Son but est de mettre un terme à la controverse portant sur l’œil, les créationnistes arguant stupidement qu’il s’agit de la preuve de l’existence de Dieu, cet organe étant trop complexe pour être né du pur hasard. (Bon, c’est ignorer que l’œil est apparu à plusieurs reprises au cours de l’évolution, et qu’il existe plus d’un type d’œil.) Lorsque Ian rencontre la belle et mystique Sofi (Àstrid Bergès-Frisbey), c’est le coup de foudre. Pas de bol, Sofi finit par mourir assez bêtement. Sept ans plus tard, Ian est devenu est un scientifique de renom, a épousé Karen (Brit Marling), son ancienne assistante de labo, et voit ses convictions remises en question lorsqu’il découvre, par un concours de circonstances trop long pour être évoqué, qu’il existe quelqu’un dans le monde ayant les mêmes iris que sa défunte petite amie. OMG : y aurait-il une vie après la mort voire un dessein intelligent à l’œuvre dans tout cela ? Mike Cahill a l’intelligence de ne pas trancher de manière trop évidente, mais insinue néanmoins au spectateur que, si, il y a bien autre chose que le hasard. Au-delà de cet aspect simili-créationniste inapproprié, le film n’échappe aux clichés et laisse en plan bon nombre de fils d’intrigues, ceux-ci prenant dès lors l’apparence d’indulgences un brin coupable. Dommage.
Introuvable : non, d’autant que le livre a bénéficié d’une réédition récente au Tripode
Illisible : non
Inoubliable : presque