Journal d'un homme des bois, 18 mai 2019

Journal d'un homme des bois |

Où Francis Valéry nous évoque le dessinateur Jean-Claude Forest, l'immortel créateur de Barbarella, ainsi que les débuts du fameux festival de la Bande Dessinée d'Angoulême…

J’ai rencontré Jean-Claude Forest pour la première fois en 1966 ou 1967. C’était dans le grenier de la maison où je vivais, avec mes parents, à Chemillé, dans le Maine-et-Loire. J’avais une dizaine d’années.

Dans ce grenier étaient stockés plusieurs gros cartons de livres et revues de Science-Fiction qui n’avaient jamais été déballés, depuis notre arrivée dans cette maison en septembre 1959. Ces livres appartenaient à mon père, grand amateur de SF depuis sa propre adolescence. Dans les cartons se trouvaient surtout des Fleuve Noir « Anticipation », des « Rayon Fantastique » et des numéros de la revue Fiction. Je devins très vite un fan du peintre qui signait « br » les couvertures du Fleuve Noir avec cette particularité de ne jamais dessiner de la même manière la petite fusée, en bas du dos des livres – j’appris des années plus tard que « br » était le paraphe de René Brantonne. Quant aux divers couverturiers de Fiction et du « Rayon Fantastique », mon préféré était un certain Forest.

Comme j’étais à la fois curieux et observateur, je finis par remarquer que ce même Forest signait parfois des couvertures pour « Le Livre de Poche », une collection dont ma mère était grande consommatrice. Mes parents n’étaient pas bien riches mais ils achetaient pas mal de livres et de disques. C’était là leurs seuls loisirs, en sus d’une très occasionnelle virée dominicale dans un restaurant au bord de la Loire, à Ingrandes, pour les grandes occasions… et de deux semaines de camping au cours de l’été. C’était les années soixante et c’était bien.

Au fil du temps, je devins un vrai fan de SF et de BD, grâce à mon père qui continuait d’acheter de la SF, en particulier les volumes du CLA, et de la BD, pour l’essentiel de nombreux petits formats ainsi que les reliures trimestrielles de Spirou, Tintin, Mickey et Pilote. De mon côté, j’investissais chaque mois une partie de mon argent de poche dans Charlie mensuel, ainsi que dans des Bob Morane en Marabout. Les chiens ne font pas des chats.

Quelques années plus tard, sans doute à l’automne 1975 – j’étais alors étudiant à Bordeaux, en Maths Spés – et sans doute à la librairie coopérative Bulles, Place du Parlement, je découvris l’existence de la revue Schtroumpf / Les Cahiers de la Bande Dessinée. J’en achetai plusieurs numéros dont le 25 consacré à Gir/Moebius et le 26 consacré à Jean-Claude Forest, ce dernier en date du premier trimestre 1975. Grâce à une impressionnante bibliographie établie par Louis Cance (pour la BD) et par Jean-Pierre Andrevon (pour les couvertures SF), je me rendis compte que Forest avait vraiment réalisé beaucoup de choses avant la célébrissimeBarbarella, en particulier en 1951/1954 dans un magazine nommé 34 Caméra et dont je n’avais jamais entendu parler jusque-là.

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Dans la seconde moitié des années 70, la Bande Dessinée devint quelque chose de singulièrement excitant. En janvier 1974 se tint le premier festival de la BD à Angoulême. Un an plus tard, en janvier 1975 apparut dans les kiosques une nouvelle revue au départ trimestrielle : Métal Hurlant.

En ce qui me concerne, j’allai pour la première fois au festival d’Angoulême en 1976 – et j’en garde comme principal souvenir l’extrême difficulté que nous eûmes, Claude Villers et moi-même, pour nous croiser, de profil et en rentrant au maximum nos équatorialités respectives, dans un couloir particulièrement étroit… L’année d’après, lors de la quatrième édition de l’événement, je ne croisai pas Claude Villers mais j’eus le plaisir d’échanger deux mots et demi avec Hergé. Pour Angoulême 5, en janvier 1978, j’emportai avec moi quelques exemplaires d’A&A, le fanzine de SF que j’avais créé en mars 1977. Il est à noter qu’il n’intéressa que fort peu de gens, son contenu n’étant pas assez porté sur le BD. Cette année-là, je fis toutefois la connaissance de Jacques Goimard qui manifesta son intérêt pour mes petits bricolages fanéditoriaux.

En octobre 1977, l’émission TV La tête et les jambes accueillit un candidat du nom de Pierre Pascal, connu des amateurs de BD puisqu’il était de l’équipe du Festival d’Angoulême – et bien connu des amateurs de BD bordelais puisqu’il tenait, avec son épouse Jacqueline, La Casserole, un café qui faisait restaurant à l’étage, cours Alsace-Lorraine. À l’occasion, on y croisait l’un ou l’autre de ceux qui faisaient ou avaient fait la BD française, et était de passage à Bordeaux – tous étaient des copains de Pierre et la salle était tapissée d’originaux dédicacés.

Je fréquentais alors avec une certaine assiduité H. Pictures, la bouquinerie spécialisée en cinéma, BD et SF, que Didier Ducourneau, qui avait tenu auparavant un kiosque à journaux face au Jardin Public, avait ouvert rue des Bahutiers, un boyau urbain étroit et obscur – ceux qui ont assisté à la convention SF de Bordeaux que j’eus l’honneur et le privilège de désorganiser, à l’été 1981, se souviennent forcément de cette grotte poussiéreuse bourrée à craquer de vieux papiers, en particulier des piles d’affiches de cinéma !

Je croisais souvent Pierre Pascal chez H. Pictures – Didier et lui étaient très potes. Un jour que je lui faisais part de mon intérêt pour Forest et de ma curiosité pour ses premiers travaux de BD, dans 34 Caméra, il me dit qu’il allait regarder… et quelques jours plus tard il apporta pour moi à la boutique un numéro qu’il avait en double : le 67, de février 1952, avec un récit complet de Forest : La Septième Cité. Je constatai avec ravissement que le Forest des origines possédait déjà un sacré coup de crayon – ou plutôt de pinceaux – et que même sur un si petit format, ses planches étaient pleines de vie, de mouvement, de fureur.

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L’année suivante, j’obtins un rendez-vous avec Pierre Veilletet, le rédacteur en chef de Sud-Ouest Dimanche. Au terme d’un quart d’heure de discussion, il fut d’accord pour m’engager comme pigiste, pour rédiger une chronique mensuelle consacrée au polar, en complément de la chronique SF que rédigeait alors Michel Jeury. J’avais apporté avec moi le somptueux n° 7 de la revue Opzone, un grand format de 100 pages sous une magnifique couverture en couleurs de Moebius. Quand Pierre Veilletet feuilleta la revue et me demanda ce que j’y faisais, je répondis négligemment que j’étais le rédacteur en chef. Je pense qu’il dut alors se dire que je n’étais pas tout à fait un blaireau, en dépit de mon look de rocker bohémien, et qu’il pouvait me donner ma chance. Ce qu’il fit.

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En 1983, le jury du festival de la BD, sous la présidence de Paul Gillon, décerna le Grand Prix de la Ville d’Angoulême pour l’ensemble de son œuvre à Jean-Claude Forest. Ce qui signifiait – c’était la règle – que Jean-Claude Forest serait l’affichiste et le président du jury pour l’année suivante, en 1984.

Or, tant Pierre Pascal – devenu en 1982 directeur du salon – que Pierre Veilletet – membre du jury depuis 1976 – seraient cette année-là membres de ce même Jury. Robert Escarpit en faisait également partie – je ne le connaissais pas, mais j’avais écrit quelques articles sur la SF jeunesse pour Nous voulons lire, le magazine dirigé par sa femme Denise.

Angoulême 11, version 1984 de ce qui était devenu au fil des éditions un rendez-vous incontournable pour les amateurs de BD, ouvrit ses portes en janvier. Un des temps forts fut la formidable exposition consacrée à Jean-Claude Forest, titrée « 30 ans d’images ».

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En ce qui me concerne, j’eus la possibilité, grâce à Pierre Pascal et Pierre Veilletet, de rencontrer mon héros, autour d’un verre et en petit comité – ce qui, je suppose, serait quasiment impossible aujourd’hui… Songez qu’à l’époque, les organisateurs distribuaient à la « presse » (y compris aux obscurs fanéditeurs comme moi) des tickets permettant de diner gratuitement dans le restaurant de son choix, avec des stars de la BD (qui n’avaient pas encore conscience de l’être), de mener des interviews au calme dans un bistroquet, de circuler gratuitement partout, de se faire dédicacer sans compter, etc. Les tables rondes étaient nombreuses et variées – et les fanzines avaient leur place dans le décor. Bienheureux ceux qui ont eu la chance de vivre cette première décennie du festival !

Forest feuilleta avec un petit sourire mon 34 Caméra et accepta fort gentiment de me le signer. Bien sûr, je lui demandai ce qu’il penserait d’une réédition de ses premiers récits complets, publiés à l’extrême fin des années quarante et dans les années cinquante, et de ses couvertures de Fiction, du « Rayon Fantastique », du Livre de poche… En 1979, Yves Frémion avait fait paraître chez Kesselring Brantonne au Fleuve Noir, un choix de couvertures de sa première période au Fleuve Noir, puis un Brantonne Illustrateur en 1983, au Dernier Terrain Vague. À l’époque un ouvrage de ce genre consacré à Forest aurait été, à mon avis, possible. Mais il me répondit qu’aucun projet de ce type n’était à l’ordre du jour.

Prenant mon courage à deux mains – je n’ai pas l’air mais je suis timide avec les gens que j’admire – je lui demandai alors si je pourrais rééditer quelques-unes de ces histoires dans mon fanzine que je lui montrai, en précisant que le tirage était dérisoire, que j’imprimais moi-même, qu’il n’y avait rien à gagner et que cela demandait beaucoup de temps, mais que ça ferait sûrement très plaisir à une poignée de gens. Bref, la présentation classique du fanzineux sollicitant !

Et Forest donna son accord, dans le cadre de ce que j’avais décrit (un tirage d’une centaine d’exemplaires) et sous réserve que ça soit « propre ». Comprendre que ça soit imprimé correctement. Ce qui, pour un fanzine des années 80, impliquait d’utiliser autre chose que la ronéo ou l’offset de bureau, comme le faisait alors A&A.

De retour à Bordeaux, je repris une vie normale, entre la réalisation de mes fanzines, le développement de ma bouquinerie, mon mariage, notre départ pour Los Angeles où je négociai avec l’entremise de Pascal Thomas l’acquisition d’une énorme collection de pulps (une quarantaine de sacs postaux !) auprès de la bibliothèque de UC Riverside, le lancement d’un petit réseau de distribution de comics, etc. Le projet de rééditer les récits de Forest parus dans 34 Caméra passa au second plan – avant d’être remisé dans un coin de ma mémoire.

En 1998, Pierre Pascal disparut. Il avait 70 ans. L’année suivante, Jean-Claude Forest partit à son tour, sans que nous ne nous soyons jamais revus. Il avait 68 ans. En octobre 2005, je fis paraître le n°150 d’A&A. Pour marquer l’événement – peu de fanzines arrivent à ce nombre de parutions – j’y rééditai La Septième Cité, premier récit complet de Forest parvenu, grâce à Pierre Pascal, entre mes mains. Je pense que Forest aurait trouvé cette réédition « propre » – en tout cas, je l’espère, vu le temps passé à nettoyer le tirage original !

En 2013 enfin, Pierre Veilletet tira sa révérence, à l’âge de 69 ans lui aussi. Il fut un formidable journaliste et un immense écrivain, très largement sous-estimé. Fin d’une époque.

Pas tout à fait : en juin 2019 devrait ouvrir à Caudéran, un quartier de Bordeaux, la Bibliothèque Pierre Veilletet, avec un fonds de départ de 30 000 documents.

Et en ce même mois de juin 2019, la collection Aventure présente son dix-neuvième titre : Rao des Temps Futurs, une intégrale des aventures de Rao parues dans 34 Caméra et dont La Septième Cité était en fait le dernier épisode. Et ce dans une édition limitée et numérotée de seulement quarante-neuf exemplaires. Mieux vaut tard que jamais. Mais j’aurais tout de même aimé que Jean-Claude Forest voit ce modeste album, trente-cinq ans après l’avoir évoqué avec lui !

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(Et si quelque lecteur de cette chronique est intéressé par cet album, qu’il me contacte à terreprofonde33@gmail.com).

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