Il y a près de trente ans, un héros apparaissait dans un monde urbain, oppressant, surpeuplé, où la seule échappatoire semblait le rêve (et encore…). Au travers de ses aventures oniriques faisant la part belle à l'absurde, il a bousculé les codes de la bande dessinée, donnant à celle-ci une dimension métaphysique pleine d'humour. Son nom : Julius Corentin Acquefacques. Son créateur : le talentueux Marc-Antoine Mathieu.
À un moment, dans le cadre de cette série de billets navrants, je pensais évoquer James Bond histoire de faire judicieusement suite à Ijon Tichy, agent très spécial en son genre. Puis m’est venue une meilleure idée : Julius Corentin Acquefacques, qui, dans la communauté fermée des agents très spéciaux et apparentés, n’a pas à rougir. Comme il s’agit d’une BD en noir et blanc (pour l’essentiel), voilà qui n’est point difficile. Mais n’anticipons pas…
Julius Corentin Acquefacques est un personnage créé par Marc-Antoine Mathieu, bédéiste français qui a entrepris de repousser le médium BD hors de ses cases. Né en 1959, Marc-Antoine Mathieu publie sa première BD en 1988, Paris-Mâcon, en collaboration avec son frère Jean-Luc Mathieu. Sa première création en solo n’est autre que l’objet de ce billet :Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves…
Le héros a tout d’un individu lambda : des yeux dissimulés derrière d’épaisses lunettes, un gros nez, de grosses lèvres, une tête aux cheveux gominés coiffée Ce nom est tout un programme : Julius Corentin, cela donne J.C. en initiale – dénotant des intentions christiques –, et Acquefacques, c’est Kafka prononcé à l’envers. Et kafkaïen, l’univers que Marc-Antoine Mathieu met en place dans L’Origine, titre lui aussi programmatique pour ce premier album, l’est bel et bien. À savoir : un monde urbain, surpeuplé (mais par une population masculine uniquement), dessiné dans un noir et blanc contrasté à l’extrême — impossible de ne pas penser à Escher –, et dirigé par une bureaucratie omniprésente. On l’oublie souvent, les récits de Kafka sont plein d’humour – voici ce que disait son ami et exécuteur testamentaire Max Brod :
« On percevait très distinctement cet humour lorsque Kafka lisait lui-même. Ainsi lorsqu’il fit entendre à ses amis – dont j’étais – le premier chapitre du Procès, tous furent saisis d’un rire irrésistible, et lui-même riait tellement que par instants il ne pouvait continuer sa lecture. »
De fait, Julius Corentin Acquefacques travaille au ministère de l’humour : son travail consiste à « mettre à jour le grand glossaire des blagues et incongruités ». Un job des plus sérieux. Le voisin de palier de JC, Hilarion Ozéclat, s’obstine à faire des blagounettes à base de « madame-monsieur ont un fils ».
Voilà pour le protagoniste et le cadre. Car ce cadre, Marc-Antoine Mathieu va l’exploser très vite. Littéralement. Et questionner son lecteur sur la nature même de la bande dessinée.
Traditionnellement, qu’est-ce qu’une bande dessinée ? Une suite de cases sur des pages numérotées, que l’on lit dans l’ordre, racontant une histoire, avec un personnage principal. Un personnage censément inconscient de la nature fictive de l’histoire dans laquelle il évolue. Les conventions graphiques font que les dessins perpétuent des illusions : celle de la troisième dimension sur un support bidimensionnel (sauf à se pencher de très, très près sur le papier, mais… considérons que le support est bel et bien plat) et celle du mouvement (chaque case est un instantané, le mouvement se produit entre les cases). Cas particulier ici : la BD est en noir et blanc (cela aura son importance).
L’Origine (1990) nous présente donc Julius Corentin Acquefacques, tout d’abord au travers d’un rêve…
… puis de son réveil et de son trajet jusqu’au ministère de l’humour. Les choses commencent à partir en vrille à partir de la page 11, lorsque Julius Corentin – mais appelons-le JC pour plus de facilité – ouvre son courrier : quelqu’un lui a envoyé une lettre confidentielle, contenant… la page 4 du présent album, avec pour titre « l’origine ». Origine ? Voilà un bien étrange mot, absent du dictionnaire. Par la suite, JC découvre une autre enveloppe, à n’ouvrir que le lendemain. Chose que fera JC, en compagnie des frères Dalenvert (nommés… Edmond et Sigismond), à la page 18. Dans ce courrier, JC et ses deux amis découvrent page 19 une planche, l’une montrant la page 18 – l’instant tout juste écoulé. Est-il alors possible de connaître l’avenir ? Plus tard, en compagnie de Igor Ouffe, directeur des recherches au ministère du même nom, JC va apprendre l’existence de la troisième dimension, ainsi que la possibilité théorique des anticases – à savoir un trou de matière dans une page. Une case en moins, en somme, possédant des propriétés particulières en matière de narration : une anticase donne, suivant son sens, un aperçu du futur… ou bien une répétition du passé.
Cette Origine constitue une amusante entrée en matière, utilisant pleinement sa propre mise en abyme. Dans le monde réel – vous savez, celui en 3D et en couleur dont lequel nous évoluons –, cet album sera d’ailleurs récompensé par l’Alph-Art Coup de cœur du festival d’Angoulême.
Comme le fait remarquer JC dans le rêve qui introduit La Qu… (1991), « … car si la plupart des histoires se terminent par une chute, n’était-il pas logique qu’un nouvel épisode commençât par une attraction vers le haut ? » Voilà donc JC et Hilarion en plein rêve partagé, qui se conclut par l’arrivée des deux rêveurs dans le monde réel. Comme tout rêve, celui-ci s’achève par une chute. La suite n’en sera que plus absurde. Jugé pour mésusage de son espace vital, JC est expulsé de la ville et découvre bientôt quelque chose qui pourrait s’apparenter à une conspiration : la qu… Mais qu’est-ce la qu… ? Quelle question…
Cette fois, Marc-Antoine Mathieu propose une aventure délirante, riche en rebondissements et en jeux de mots… sans oublier son objectif principal, celui de faire réfléchir le lecteur sur le médium de la bande dessinée. Après tout, les choses que l’on prend pour acquises ne le sont pas forcément : rien n’est forcément noir ou blanc. Dès ce deuxième album, Mathieu délaisse l’humour premier degré de L’Origine et opte pour une verve plus absurde, faite de jeux de mots absurdes.
Le Processus (1993) approfondit l’univers absurde et onirique dans lequel évolue JC. Cette fois, notre héros est confronté à un double de lui-même décalé temporellement, et Marc-Antoine Mathieu s’en donne à cœur joie : l’album est un nouveau festival de jeux de mot et d’inventivité, placé sous le signe de la spirale. On découvre un mode de transport vélocipédique pour s’épargner les bouchons humains, une bourse des valeurs humaines (la solidarité est en baisse avec 11 points en moins), et, surtout, tout un service administratif consacré aux rêves.
Bien entendu, une aventure de Julius Corentin Acquefacques n’en serait pas une s’il y manquait une réflexion sur le médium. En passant par le vortex reliant les pages 37 à 39, notre héros va littéralement sortir du cadre et arpenter les brouillons et pages définitives de cet album. Le procédé est malin, l’album une réussite, et il n’y a rien d’étonnant à ce qu’il ait été récompensé par l’Alph’art du meilleur scénario à Angoulême en 1994.
J’aurais aimé faire preuve d’un même enthousiasme concernant Le Début de la fin (1995). Cette quatrième aventure voit notre rêveur chevronné passer de l’autre côté du miroir. À ce titre, la couverture est révélatrice : d’un côté, l’album s’intitule Le Début de la fin ; de l’autre, La Fin du début. Comme les titres et le numéro en haut de chacune des couvertures l’indique, il convient donc de commencer la lecture par Le Début de la fin et, à la moitié de l’album, le retourner pour en connaître le dénouement. Ou non.
L’intrigue suit les démêlés de JC qui, à la suite d’un rêve impliquant une balade en canot dans l’océan de la nuit et une rencontre avec un lunaire individu, se retrouve à tout faire à l’envers : dire l’inverse de ce qu’il pense, aller à reculons au lieu d’avancer, etc. Reflets et inversions caractérisent l’histoire, mais celle-ci s’achève en queue de poisson. Dans un genre moins spéculatif mais tout aussi symétriquement réfléchi , l’album Nogegon (1990) de Luc et François Schuiten, bâti selon un palindrome, s’avérait bien plus réussi.
Le Début de la fin s’est révélé un titre quelque peu prémonitoire, puisqu’il a fallu neuf ans pour que Marc-Antoine Mathieu donne une suite aux aventures de JC. La 2,333e dimension (2004), voilà un titre qui évoque les fractals et leurs fameuses « dimensions fractales », caractérisées par un nombre qui n’est pas un entier naturel. Mes compétences en mathématiques étant ce qu’elles sont, passons plutôt à la suite : comme à l’accoutumée, l’album commence par Julius Corentin Acquefacques en train de rêver, ce rêve formant le chapitre 2 et les suivants. Dans ce rêve, la perspective — ce procédé, rappelons-le, permettant de donner l’illusion du volume et de la profondeur sur un support plat – est cassée, le point de fuite a disparu. En partant à sa recherche, JC va se retrouver chargé d’une mission ô combien périlleuse : se rendre dans l’inframonde. Il y découvrira d’autres univers bédéistiques (l’occasion pour Marc-Antoine Mathieu de faire un clin d’œil à Lewis Trondheim, cofondateur de l’OuBaPo, et à François Schuiten)… avant de percer le secret de la troisième dimension, l’occasion pour le lecteur de chausser des lunettes 3D lors d’une superbe séquence.
Bref. Cette 2,333e dimension s’avère sans conteste l’un des sommets de la série, si ce n'est lesommet. (Peut-être mon jugement est-il un brin faussé par le fait qu'il s'agit de l'album avec lequel j'ai découvert la série.)
Huit ans ans, Julius Corentin Acquefacques est revenu pour une sixième – et dernière jusqu’à présent – aventure. Enfin, « revenu », c’est vite dit : JCA est pour ainsi dire absent du Décalage (2013). À rêver trop vite, notre héros passe le mur du temps et se retrouve décalé par rapport à l’histoire que l’album était supposé raconté. Les personnages secondaires errent, désemparés, dans une aventure désormais sans sujet ni objet. Ils déambulent, bavardent de tout et de rien, dissertent sur le rien, mine de rien. Pourtant JCA est là, mais de manière fantomatique.
Curieux objet bédéistique que cet album, aussi décalé que le scénario le veut : la couverture cartonnée est estampillée page 7 ; comme de juste, la première de couverture se retrouve vers la fin de l’album. Une fois refermé, ce Décalage laisse une drôle de sensation, un peu déçue, un peu amère.
Qui sait si Julius Corentin Acquefacques reviendra ? Peut-être restera-t-il à jamais prisonnier des rêves. Quoi qu’il en soit, Marc-Antoine Mathieu n’est pas resté inactif quand il ne s’occupait de son héros récurrent, sans jamais délaisser son style si particulier – noir et blanc très contrasté, avec intervention ponctuelle du gris, un dessin simple mais une profusion de détails, des scénarios volontiers conceptuels. Avec Mémoire Morte (2000), le dessinateur a prolongé les univers oppressants de Julius Corentin Acquesfacques dans une cité apparemment infinie, où la mémoire disparaît. Rappelant les révélations méta-BD de JCA, Le Dessin (2001) prend place dans le monde réel (ou quelque chose qui y ressemble) ; un homme se plonge dans le legs de son meilleur ami défunt, un amateur, et emporte avec lui un dessin apparemment innocent, qui va l’obnubiler plus que prévu. Dieu en personne (2009) voit un individu prétendant être… eh bien, Dieu, bouleverser la société, quoique pas de la manière dont on l’imagine. 3" (2011) propose de suivre le trajet d’un photon sur une durée de trois secondes ; au cours de ses bonds et rebonds sur des surfaces réfléchissantes, une intrigue se dessine… Sens (2014) raconte le parcours initiatique d’un homme, avec sa silhouette et des flèches pour tout mode de narration. Plus récemment, Le Livre des Livres (2017) propose des aplats de couvertures pour des livres inexistants – l’exercice va de pair avec les livres inexistants de Stanislas Lem … mais je préfère Lem. Cela, pour les albums parus chez Delcourt ; Marc-Antoine Mathieu a également publié quelques albums chez L’Association, que je n’ai pas lus.
Que Julius Corentin Acquefacques reviennent pour de nouvelles aventures ou non, on ne se privera pas de lire et relire les six albums déjà parus — l’ensemble est d’une qualité et d’une intelligence rares, invitant le lecteur à réfléchir sur le médium de la bande dessinée. (Certes, l’esprit chagrin pourra déplorer que, sur les six volumes, il y en ait deux plus faibles que les autres : Le Début de la fin ne menant vraiment nulle part et Le Décalage patine – même si c’est précisément son sujet.) La mise en abyme ? L’Origine. La couleur ? La Qu…. La platitude d’une BD ? Le Processus. Le sens de lecture ? Le Début de la fin. L’illusion de la troisième dimension ? La 2,333e dimension . La nécessité d’un personnage principal ? Le travail sur la matière même de la page ? Le Décalage. Cela, sans oublier le dessinateur, les brouillons, l’existence des autres bandes dessinées au sein d’un continuum…
Avec humour, Marc-Antoine Mathieu démonte les mécanismes de la BD et crée un univers labyrinthique et loufoque, onirique et oppressant. Chef d’œuvre, forcément.
L’Origine (1990)
La Qu… (1991)
Le Processus (1993)
Le Début de la fin (1995)
La 2,333e dimension (2004)
Le Décalage (2013)
Tous les albums sont parus chez Delcourt