V comme Voyage en République de Crabe

L'Abécédaire |

Ce n’est que rappeler l’évidence : les îles sont des lieux propices à l’imaginaire. La bédéiste Tarmasz nous en donne une illustration saisissante avec son étonnant premier album, Voyage en République de Crabe. Vous aimez la pluie et les oignons ? Venez en République de Crabe, vous vous y plairez ! Vous n’aimez pas la pluie et les oignons vous font pleurer ? Essayez quand même…

Voyage en République de Crabe, BD de Tarmasz. Delcourt, avril 2018, 112 pages.

Ce n’est que rappeler l’évidence : les îles sont des lieux propices à l’imaginaire. Zones coupées du monde par des étendues liquides, elles favorisent un caractère insulaire, particulier, déclencheur d’imagination. Les îles, ce sont un peu des planètes en modèle réduit. Dans les genres qui nous intéressent, il y a bien sûr l’île de Lilliput, l’Île Lincoln si mystérieuse évoquée par Jules Verne, celle du Dr Moreau, sans oublier l’autre île d’un autre Docteur Moreau, les îles de l’Archipel du rêve de Christopher Priest, qui s’en fait guide dans le roman bien nommé Les Insulaires. Et puis celle où s’est établie la République de Crabe.

Vous aimez la pluie et les oignons ? Venez en République de Crabe, vous vous y plairez ! Vous n’aimez pas la pluie et les oignons vous font pleurer ? Essayez quand même…

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Le boulot de Maya, c’est livreuse. Peu importe quoi, peu importe où. Et la jeune femme, dynamique au possible, met un point d’honneur à le faire en un temps record. Aussi, lorsqu’on la charge de livrer un colis au fin fond de la République de Crabe, elle n’hésite guère, en dépit des échos curieux qu’elle entend sur ce pays. Île lointaine, Crabe cultive le mystère et ne laisse entrer que peu de visiteurs sur son territoire. Et encore : une fois sur place, il faut se plier au bon vouloir, et surtout au tempo, de l’administration et de la population locale : Maya va vite le comprendre, on ne traverse pas la République de Crabe d’un claquement de doigts. Surplombée par un nuage noir inamovible, l’île baigne constamment dans un climat pluvieux ; tout est boueux, pas grand-chose n’est solide… Pourtant, on y vit. En bouffant des oignons d’eaux. Et à mesure que la jeune femme avancera vers le cœur de Crabe, elle se pliera au rythme de cette contrée étrange et en reviendra changée.

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Si l’on s’en tient au seul scénario de ce Voyage, celui-ci tient sur un timbre-poste : Maya va en République de Crabe, galère un peu sur place, fait des rencontres, livre son colis et puis revient. Un peu juste ? Oui mais non, car l’intérêt ne réside clairement pas dans la mécanique scénarisitique. Faustine Tarmasz, qui signe ici (de son patronyme seul) sa première bande dessinée, propose une immersion dans un monde ressemblant au nôtre mais différent par bien des points. Et pour ce faire, l’auteure enrichit sa BD de nombreux encarts sur double pages : ce sont là des extraits du carnet de voyage de Maya, qui dépeint avec humour ce qu’elle a compris de l’histoire de Crabe, de sa faune et sa flore… On saura donc tout à peu près tout sur les insectes – notamment les différentes espèces de moustiques – peuplant l’île, les nombreux usages de l’oignon d’eau, le calendrier des Crabiens, leur mode de gouvernement… (Quant à la langue parlée dans l’île, il s’agit juste du français avec un trait suscrit rappelant l'hindit : pourquoi pas, et l’on en vient vite à imaginer ses tonalités rugueuses.) Inventif, l’ensemble se montre à la fois dépaysant et joliment ludique. On se croirait presque sur une autre planète. Pour ne rien gâcher, le livre présente bien : couverture rigide, première de couve évoquant une enluminure, tranche dorée… C’est là un bel objet.

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Le trait de Tarmasz s’avère aussi dépaysant que le monde qu’elle décrit : la palette se réduit à quatre couleurs (blanc, gris et noir (les puristes me rappeleront, à juste titre, que ce ne sont pas des couleurs mais des valeurs), et jaune). Les perspectives se déforment, d’une manière quasi cubiste ; les personnages sont à l’avenant, avec une expressivité parfois exagérée. La mise en page s’avère variée, les cases (à l’approximative forme parallépipédique) se déployant à l’occasion sur une double page. Les amateurs de la ligne claire peuvent ne pas adhérer ; pour ma part, ce parti-pris personnel et original me semble réussi et participe de la singularité de l’univers mis en place.

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Par certains aspects – le caractère fondamentalement fluide de l’île –, ce Voyage m’a rappelé l’excellent roman de Michal Ajvaz, L’Âge d'or, qui propose une déambulation sur une île (le titre tchèque, qui se traduit par « L'Autre Île », ne ment pas) où la langue, la littérature, l’écriture, les lois, la cuisine… où tout est fluide et mouvant, jusqu’à ce livre, le seul que compte l’île, dont le contenu est sans cesse modifié par ses lecteurs, qui y ajoutent ou retranchent des péripéties, des digressions au récit. Au point que la nature même du roman d’Ajvaz mue sous l’influence de son contenu, multipliant les digressions et les enchâssements. Mais sans oignons ni pluie constante. Rien d’aussi complexe ici mais ce Voyage… propose là une excursion des plus plaisantes dans un monde singulier, au rythme de vie lent, fondé sur celui de la nature – tout à l’opposé de la vie frénétique de la narratrice (et, partant, de la nôtre).

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La BD refermée, il reste alors cette impression un brin frustrante : celle de n’avoir exploré qu’en surface un univers à la profondeur inattendue. Toutes ces planches explicatives, juste pour une incursion de cent cinquante pagesdans ce pays étrange ? L’on se retrouve à espérer que Tarmasz retournera en République de Crabe – ou ailleurs.

Introuvable : non
Illisible : il faut accrocher au dessin
Inoubliable : oui

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