T comme Des Trolls et des Hommes

L'Abécédaire |

Des trolls et des hommes. Mais aussi des trollesses et des femmes. Mais plus que des trolls, des humains, que Selma Lagerlöf — l'immortelle auteure du Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède — met en scène au travers de sept contes exaltant l'âme suédoise.

Des trolls et des hommes [Troll och människor], Selma Lagerlöf, recueil traduit du suédois par Marc de Gouvenain et Lena Grumbach. Actes Sud, coll. « Lettres scandinaves », 1995 [1915-1921], semi-poche, 194 pp.

Quand on évoque Selma Lagerlöf, la première chose qui vient à l’esprit est probablement son romanLe Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède, qui raconte l’odyssée d’une tête-à-claques à travers le pays. Et quand on évoque les trolls, on pense fatalement à… une sorte de géant moche. Dans les deux cas, c’est passablement réducteur.

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Selma Lagerlöf par Carl Larsson.

Première femme (et première Suédoise) à recevoir le prix Nobel de littérature, en 1909, Selma Lagerlöf a déjà publié une douzaine de romans et recueils – dont les fameuses aventures de Nils Holgersson – quand sort le présent recueil. Comme le précisent les traducteurs, il s’agit ici d’une version abrégée, ledit recueil original comprenant, en plus des sept contes rassemblés, des textes à dimension plus personnelles et des textes de conférence. À noter que l’édition française de l’ouvrage propose, sur la couverture comme en tête de chaque nouvelle, des détails de (jolies) peintures de Carl Larsson, artiste suédois de talent ayant œuvré à la fin du XIXe siècle et au début du XXe.

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« L’Échange » emploie un trope commun des contes : celui de l’échange à la naissance. Ici, l’échange en question a lieu lorsque ses parents, un couple de fermiers, traversent à dos de cheval une forêt. Surpris par une troll de passage, en vadrouille avec son bébé troll, les canassons s’emballent et éjectent de leur selle les fermiers. Tandis que ces derniers fuient, leur enfant glisse des mains de sa mère et tombe à terre. La mère troll s’empare du bébé humain et laisse à la place son hideux rejeton. Et la fermière de l’adopter, quand bien même elle se rend très vite que… ben c’est un troll, et il est moche. Au cours des années qui suivent, le fermier tente à plusieurs reprises de se débarasser de l’enfant troll mais, à chaque fois, la fermière l’en empêche. Cela pourrait continuer ainsi longtemps… mais que se passe-t-il lorsque l’enfant humain revient ? Le récit questionne sur la maternité comme sur la monstruosité et s’avère une excellente entrée en matière.

Les trolls se font déjà plus lointains dans « Une vieille légende des alpages » : un soir dans un chalet d’alpage, une jeune vachère fait du fromage et écoute sa marmite (oui) lui murmurer des histoires passées. Et voilà que l’on frappe à la porte. Un troll ? Que nenni : c’est là un brigand, et ses sbires sont probablement dans les parages. La vachère n’a pas deux mains gauches et sait se défendre comme faire preuve de présence d’esprit – comme ramener le troupeau de vaches dans la vallée lors de sa fuite. Las, cette vivacité sera aussi sa perte, comme le montrera la conclusion amère de ce conte.

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« L’esprit-serviteur » n’a rien d’un troll : c’est un spirrtus, et il s’obtient en ramassant de la terre d’un cimetière. Voilà ce qu’explique le cordonnier Krus Erik à son apprenti, Konstantin. Ce dernier n’a pas les mêmes inhibitions que son maître et ramasse ainsi une motte de terre dans le cimetière du village. L’esprit-serviteur du titre du conte ne se matérialisera jamais physiquement mais apportera au jeune Konstantin audace et succès dans ses entreprises… quitte à ce que le jeune homme s’aliène ses proches. Il s’agit là d’un conte moral, qui invite à se contenter de ce que l’on a. La chance est si volage…

« L’eau de la baie de Kyrkviken » met en scène un prêtre farouchement décidé à faire disparaître toute trace de superstition du crâne de ses ouailles. Miné, il se déclare prêt à renoncer à l’habit… à moins que Dieu lui donne un signe. Et voilà qu’un homme frappe à la porte de son presbytère. Le prêtre sait (parce que, hé, des voix provenant de ce qu’il s’acharne à combattre lui ont parlé) que cet homme, un simple pêcheur, mourra s’il traverse à pied le lac gelé qui s’étend devant chez lui. Mais le pêcheur est têtu et tient à emprunter ce raccourci lacustre. Que peut le pouvoir de la foi face aux forces surnaturelles ? Si l’on s’attend à un nouveau conte moral où la foi catholique triomphe du reste, la fin recèle alors quelques surprises.

Selma Lagerlöf raconte ensuite une histoire entendue dans sa jeunesse avec « Le Tomte de Töreby ». Les tomtes, ce sont ces créatures domestiques, parfois aimables, parfois… moins – qu’on se souvienne de ce qui est arrivé à Nils Holgersson, qui avait eu le malheur de se moquer de l’un des membres du Petit Peuple. Celui de la ferme de Töreby va lui aussi prouver sa nature caractériel lorsque le maître des lieux, un officier de cavalerie, perd toutes ses possessions lors d’une partie de dés. Là encore, le dénouement est cruel… et en faveur des créatures magiques.

C’est toujours notre auteure qui s’exprime dans « Maître Frykstedt ». Selma Lagerlöf se voit gentiment chapitrée par sa tante au sujet du roman La Légende de Gösta Berling : la vieille dame reproche à sa nièce de n’avoir su reproduire adéquatement le caractère des gens du Värmland, province où se situe l’action du roman, et entreprend de lui raconter une anecdote (censément) édifiante de sa jeunesse. Et… j’avoue que je suis passé à côté de cette histoire. Ça arrive.

Le dernier texte, « Mathilda Wrede », poursuit dans cette veine réaliste, avec une succession d’anecdotes narrées par Selma Lagerlöf autour de cette personnalité suédoise réelle, après que notre auteure en ait vu un portrait dans un musée. La principale (pré)occupation de Mathilda Wrede (1864-1928) a été le bien-être des prisonniers, en particulier en Finlande, et leur réinsertion dans la vie civile, et ce bref texte donne à voir quelques exemples. Certains tendent presque au mythe, en particulier la dernière partie du récit, quand Mathilda se retrouve face à un homme aussi magnifique que Mathilda est peu avenante et aussi terrifiant que Mathilda est impavide. S’agirait-il d’un troll ? On peut s’interroger. Il s’agit là d’une manière de légende dorée, qui conclut élégamment ce recueil.

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Certes, le titre Des trolls et des hommes s’avère trompeur  : des sept récits, deux n’ont aucun élément fantastique, et seul le premier fait réellement figurer des trolls, les autres se contentant de les évoquer de loin en loin. En revanche, il y a des hommes : des hommes entêtés, dont les décisions – bien souvent mauvaises en dépit des bonnes intentions – les mèneront à leur perte. Et, aussi, des femmes, sûrement plus sensées que leurs homologues masculins (à l’exception de la vachère de la « Vieille légende des alpages »). Ce sont elles, ces femmes suédoises qui finissent par ressortir de l’ouvrage : la vachère vive mais fragile et tragique en fin de compte, la tante de Selma Lagerlöf, à la délicatesse d’esprit bienvenue, et la radieuse Mathilda Wrede. Cela, sans oublier cette mère troll. Une célébration – voire une exaltation – de l’âme suédoise ? Pourquoi pas. Et voilà qui contribue à constituer un recueil des plus charmants, histoire de se remettre en tête que l’œuvre de Selma Lagerlöf va au-delà des aventures du seul Nils Holgersson.

À propos du garnement : Actes Sud a la bonne idée de rééditer en novembre ce roman, en compagnie du Livre de Noël, qui regroupe, eh bien, huit contes de Noël.

Introuvable : d’occasion
Illisible : non
Inoubliable : non

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