Dans la poursuite de notre exploration de la vaste bibliographie de Stanislas Lem, on s'intéresse à présent à quelques uns des ouvrages autobiographiques de l'écrivain polonais : Hospital of the Transfiguration, où l'auteur romance sa jeunesse durant la Seconde Guerre mondiale, et Highcastle: A Remembrance, tentative autobiographique des plus particulières…
Highcastle: A Remembrance [Wyzoki Zamek], Stanislas Lem, autobiographie traduite du polonais en anglais par Michael Kandel. Harcourt Brace, 1995. 207 pp.
Hospital of the Transfiguration [Szpital Przemienienia], Stanislas Lem, roman traduit du polonais en anglais par William Brand. Harcourt Brace, 1988, 168 pp.
Au fil de cet Abécédaire, votre serviteur a abordé les différentes facettes de Stanislas Lem : une œuvre où l’on trouve du space opera, des fausses critiques de livres, des polars métaphysiques, des vrais-faux essais… et des autobiographies. Évidemment, quand c’est Lem qui se frotte à l’exercice, il le fait à sa manière.
Avant son premier roman publié, l’assez moyen Człowiek z Marsa (1951), roman court relevant pleinement de la SF, Lem, alors âgé de 27 ans, a écrit Szpital Przemienienia, dont le titre pourrait se traduire par « L’Hôpital de la Transfiguration ». Il s’agit là du premier volume d’une trilogie semi-autobiographique, « Czas nieutracony » – dont le titre pourrait se traduire par « Le temps sauvé » (une référence à Marcel Proust ?). Si le texte date de 1948, quelques ennuis avec la censure ont retardé sa publication, de sorte qu’il n’est paru qu’en 1955, la même que le très spatial Obłok Magellana. Ont suivi deux autres volumes, Wśród umarłych (« Parmi les morts », 1957) et Powrót (« Retour », 1965), inédits dans une autre langue que le polonais.
Szpital Przemienienia commence quelques mois après l’invasion de la Pologne par l’Allemagne nazie. À l’occasion du décès d’un oncle, Stefan Trzyniecki, jeune docteur tout juste diplômé, rentre dans sa famille. Il retrouve un ami d’enfance, Staszek, qui l’invite à le rejoindre à l’hôpital psychiatrique où il travaille. Après quelques hésitations, Stefan accepte – il y trouvera là peut-être un refuge, loin de la folie du monde –, mais le jeune homme déchante vite. À cette époque, la psychiatrie consiste à alterner administration de scopolamine, bromine et bains glacés, avec parfois des électrochocs, histoire de. Les infirmiers sont brutaux, négligents au possible, en dépit des ordres du chef de l’établissement ; le chirurgien est un boucher, qui tarde tant et si bien à opérer un patient atteint d’un cancer au cerveau que l’opération se termine en fiasco, au cours d’un chapitre aux descriptions aussi minutieuses qu’éprouvantes (ces pages atteignent la troisième de mon petit podium personnel de l’horreur, après la rhinoplastie de V. de Thomas Pynchon et cette séquence gerbante à souhait où Jessie, dans le roman éponyme de Stephen King, libère sa main d’une menotte un peu trop serrée). Au cours de ces quelques mois hors du temps, Stefan va de rencontres en rencontres. Il y a notamment le Dr Nosilewska, dont Staszek est vaguement amoureux, et qui représente un peu de tendresse et de douceur dans ce monde en guerre ; il y a Woch, qui travaille à la sous-station électrique un peu plus loin et qui aurait des liens étroits avec la résistance polonaise ; il y a son père, malade lui aussi et avec qui son fils peine à s’entendre. Mais la plus signifiante de ces rencontres est probablement celle du poète Sekulowski ; celui-ci n’est pas fou, ou du moins prétend-il qu’il est enfermé parce qu’il fuit les Nazis. Ses entrevues avec le jeune Stefan sont l’occasion de joutes sur la création littéraire, le sens de la vie, etc. Les mois passent, l’hiver cède la place à un été brûlant, avant que revienne l’automne. Hélas, la guerre finit par atteindre ce petit coin de paradis. La politique des Nazis envers les aliénés ne fait pas dans la dentelle. Sans surprise, le roman se conclut dans l’horreur.
Prenant la forme d’un récit initiatique, où chaque chapitre est l’occasion pour Stefan, alter ego littéraire de l’auteur, de croiser un interlocuteur différent, Szpital Przemienienia s’avère un roman prenant – sa faible longueur y participe. Et, pour un premier roman, se pose là en termes de qualité et de densité. De l’aveu même de l’auteur, ce roman a subi de nombreux remaniements, l’éditeur polonais le jugeant décadent et contre-révolutionnaire : il faudra attendre un certain assouplissement de la censure (consécutive à l’Octobre polonais, lui-même conséquence de la mort de Staline) pour qu’il paraisse enfin. Très différent du reste de la production de Stanislas Lem, il mérite cependant qu’on s’y penche – et plutôt deux fois qu’une. C’est un réel regret qu’il demeure inédit en français. À noter qu’il en existe une adaptation cinématographique, sortie en 1979 et signée Edward Zebrowski.
La suite, Wśród umarłych, se déroule toujours durant la guerre. Le récit suit les pas d’un garçon, doué en maths, qui travaille dans des ateliers automobiles et souhaite s’engager dans la résistance contre l’envahisseur nazi. Maturation intellectuelle et sociale vont de concert, jusqu’au moment où le ghetto est liquidé. Powrót fait revenir Stefan Trzyniecki. Rescapé d’Auschwitz, le jeune homme travaille désormais comme gynécologue, et participe, à sa manière, à la reconstruction de la Pologne. (Ces brefs résumés sont à prendre avec des pincettes : ils reposent sur ma bonne compréhension de la prose poétique de Google Translate, moulinette par laquelle est passée un article résumant les deux textes en question.)
Si cette trilogie consiste en une autobiographie romancée, Lem s’est toutefois consacré plus frontalement au genre. Et encore et toujours, à sa manière. Dans Highcastle: A Remembrance, l’écrivain polonais entreprend de raconter ses souvenirs d’enfance. (Rien à voir avec Philip K. Dick, pour ceux qui auraient un doute avec le titre : il s’agit d’un lieu où Lem avait classe et qu’il compare au Paradis : « Ce que le Paradis est aux Chrétiens, le Haut-Château l’était pour chacun de nous. ») Dès la préface, il commence par indiquer l’échec de l’exercice. Voilà qui promet…
« La mémoire et moi sommes deux chevaux se regardant d’un œil méfiant et tirant une même calèche. »
On y voit un enfant qui sait écrire dès l’âge de quatre ans (mais qui n’estime n’avoir rien d’intéressant à raconter), qui adore casser les jouets, ou du moins les démonter sans jamais réussir à les remonter, qui n’a pas la mémoire des visages (au point de suivre un jour, par inadvertance, un homme autre que son père dans le jardin public où les deux se promenaient ; plus loin, il écrit : « Puis je suis tombé amoureux de ma maîtresse d’école. Je ne sais pas à quoi elle ressemblait […]. »). C’est un garçon plutôt solitaire, qui préfère rêvasser que traîner avec des amis, curieux de tout et qui éprouve une passion certaine pour le livre d’anatomie de son père, médecin. On a peine à y voir le futur écrivain, sauf, peut-être, lorsqu’il se met à collectionner des bouts de matériel électrique ou à concevoir des pièces d’identité, des laisser-passer et des accréditations fictives, se créant toute une mythologie autour de ces confections – on peut y percevoir respectivement les lointains prémisses des Contes inoxydables et de Mémoires trouvés dans une baignoire.
Au fil de ce Highcastle, Stanislas Lem, conscient de la narration partielle et partiale qu’impose l’exercice, se livre par petites touches – un « kaléidoscope cassé » comme il l’indique dans sa préface. Le texte, relativement bref, avance par à-coups, s’offre de nombreuses digressions, passant de la petite enfance du futur auteur à son adolescence, lorsque la Pologne prépare (mal) les élèves de ses écoles à entrer en guerre en leur faisant effectuer des exercices futiles. Il ne s’agit pas vraiment d’une autobiographie où l’auteur balance noms et dates (il reconnaît se rappeler plus facilement des objets que des personnes) ; s’il fallait rapprocher cet ouvrage d’un autre, ce serait probablement Les Mots de Jean-Sol Partre. Il s’agit là d’un ouvrage intriguant, qui dessine l’autoportrait fascinant de l’un des auteurs majeurs du XXe siècle. Peut-être pas aussi indispensable que Szpital Przemienienia, Wyzoki Zamek demeure néanmoins digne d’intérêt, tant pour les complétistes que pour ceux curieux de connaître de plus près Stanislas Lem.
Introuvables : oui (pas en français en tous cas)
Illisibles : oui (si vous ne lisez pas l’anglais)
Inoubliables : oui