La sortie imminente sur les écrans de The Disaster Artist fournit l'occasion parfaite de s'intéresser à The Room, nanar de proportions épiques signé Tommy Wiseau, individu mystérieux et improbable, ainsi qu'au livre ayant inspiré le film de James Franco, une plongée passionnante au cœur d'un tournage fait en dépit du bon sens…
The Room, Tommy Wiseau (2003). 99 minutes, couleurs.
The Disaster Artist, Greg Sestero & Tom Bissell, récit traduit de l’américain par Marie Casabonne. Carlotta Films, 2018 [2012]. GdF, 256 pp.
The Disaster Artist, James Franco (2017). 104 minutes, couleurs.
En 1994, Tim Burton – alors auréolé du succès critique et public des deux Batman et d’Edward aux mains d’argent – a sorti ce qui reste l’un de ses meilleurs films : Ed Wood, un hommage ému et émouvant à Edward Wood Jr, considéré comme l’auteur de l’un des pires nanars du cinéma de SF, Plan 9 From Outer Space. Il y a toujours des nuances dans le pire, et si ce Plan 9… n’est certainement pas un bon film, il me semble un brin exagéré d’en faire le pire jamais commis. En la matière, ces nanars magnifiques sont légion et chacun pourra y aller de son couplet, qui citant Manos, The Hands of Fate, qui citant Les Crados, qui citant Troll 2. Pour ma part, j’avoue un faible pour Manos, dont les 70 minutes s’écoulent à la vitesse d’une limace neurasthénique et s’avèrent une torture de tous les instants – même si Les Crados se pose en challenger sérieux. Bref. La question des moyens se pose également : le manque de qualités d’un film peut se mesurer à l’aune de son budget, et la ligne qui sépare le long-métrage amateur du professionnel se fait vite floue… mais pour un Plan 9 ou unManos financés avec trois fois rien, il y a un Battlefield Earth à 73 millions de dollars.
Ce qui nous amène naturellement à The Room – un film dont j’avais entendu parler de loin en loin sans jamais ressentir l’envie de le regarder en dépit de l’aura culte l’entourant, de son caractère nanardesque et de l’étrange personnalité de son réalisateur, jusqu’à ce que l’acteur James Franco se pique de faire son Tim Burton et se propose de porter à l’écran le livre, écrit par l’un des acteurs et racontant le tournage de The Room : The Disaster Artist.
Comment parler de The Room ?
« The Room est à la fois un drame, une comédie, et un appel à l'aide existentiel, mais c'est aussi et surtout la preuve de la persévérance humaine. » Greg Sestero
Grossièrement résumé, l’histoire est celle de Johnny (Tommy Wiseau), qui doit se marier dans un mois à Lisa (Juliette Danielle). Mais Lisa n’aime plus Johnny, qu’elle accuse de l’avoir frappée, et entreprend de séduire Marc (Greg Sestero), le meilleur ami de Johnny. Lisa et Marc sont tiraillés par leurs sentiments réciproques et par ceux qu’ils éprouvent envers Johnny. Doivent-ils lui en parler ? Autour de ce trio amoureux s’agite un petit monde : il y a Denny, adolescent que Johnny aime comme un fils, Claudette, la mère de Lisa, Peter, l’ami psychiatre de Johnny…
Présenté ainsi, The Room pourrait ressembler à n’importe quelle comédie dramatique. Sauf que non. Rien – absolument rien – ne fonctionne dans ce film produit, scénarisé, réalisé et interprété par Tommy Wiseau… à commencer par Tommy Wiseau himself, acteur au mieux médiocre et réalisateur persuadé de sa propre importance. Les personnages font de l’incohérence une vertu cardinale, le montage est foutraque, de nombreux points de l’intrigue a priori cruciaux s’avèrent gratuits. La photographie est à peu près correcte (lorsqu’on la compare à celle d’un autre réalisateur, Neil Breen, qui charrue le même sillon depuis cinq films avec une obstination inversement proportionnelle à son talent) mais ne met pas vraiment en valeur les acteurs (surtout Juliette Danielle). Le scénario, supposé mettre en avant le personnage de Johnny, échoue à le montrer autrement que comme un type pas très fréquentable, aux tendances de stalker. Et la morale ? Les femmes sont des salopes manipulatrices.
La nullité atteint ici des sommets abyssaux – enfin, vous voyez l’idée.
Plus tard, l’acteur Greg Sestero qualifiera ce film de « faille scénaristique géante ». Une faille dotée d’un budget de six millions de dollars, tout de même. Et qui, au fil des années, obtiendra un statut culte auprès des amateurs de nanars, en particulier grâce à quelques scènes proprement magiques dans leur nullité surréaliste et devenues des mèmes avec le temps.
Un statut obtenu aussi grâce à l’obstination de Tommy Wiseau, qui fera diffuser le film dans une salle californienne, à ses propres frais, et paiera pour qu’un panneau continue d’annoncer la présence en salles du film, cela pendant cinq ans.
Tout le monde connaît la loi de Murphy, qui énonce que « s'il y a plus d'une façon de faire quelque chose, et que l'une d'elles conduit à un désastre, alors il y aura quelqu'un pour le faire de cette façon. » Ce quelqu’un est Tommy Wiseau. Et une dizaine d’années après la sortie de The Room, l’acteur Greg Sestero publiera The Disaster Artist : Ma vie avec The Room, le film le plus g énialement nul de l'histoire du cinéma – récemment traduit chez Carlotta Films –, afin de raconter l’histoire du tournage de ce film et celle de sa relation avec Tommy Wiseau.
Jeune aspirant comédien, Greg Sestero rencontre Tommy Wiseau à San Francisco en 1998, lors de cours de théâtre que l’un et l’autre suivent. Si Sestero s’en sort à peu près, Wiseau rate spectaculairement tout ce qu’il entreprend d’interpréter. Doté d’un look improbable, Wiseau est également affligé d’un accent abominable et indéfinissable. Drôle de type, qui déteste qu’on l’interroge sur son âge, son passé, ses activités ou d’où vient l’argent qu’il semble avoir à foison. Cela n’empêche guère Sestero et Wiseau de sympathiser, le second sachant se montrer amusant et de grand soutien envers le premier. Quand Sestero décide de donner corps à son rêve – devenir acteur –, Wiseau de se proposer d’héberger Sestero dans son appartement de Los Angeles. Pour le jeune Sestero débute alors un parcours du combattant, celui du jeune acteur devant faire ses preuves et, surtout, être remarqué des agents et des directeurs de casting. Chose que Wiseau voit d’un drôle d’oeil : le bonhomme fait preuve d’un comportement passif-agressif transformant l’amitié entre les deux hommes en une relation quelque peu toxique. Sestero parvient à s’en émanciper – en particulier lorsqu’il obtient son autonomie financière –, jusqu’au moment où Wiseau refait irruption dans sa vie : il a écrit un scénario, et non seulement veut le tourner, afin de prouver à Hollywood qui il est, mais il souhaite aussi que Sestero joue dedans et serve de producteur délégué.
C’est à ce moment-là que les choses deviennent épiques.
La vision du film laisse supposer un tournage… compliqué. La réalité, telle que rapportée par Sestero, est pire.
Imaginez une boussole qui indique constamment le sud : c’est là toute l’attitude de Wiseau. Quand tout le monde lui pointe le nord, lui persiste à foncer dans la direction opposée, faisant fi de la moindre notion de bon sens. Doté d’un budget inépuisable, Wiseau décide de tourner son film simultanément en 35 mm et en HD numérique (un désastre en termes de photographie), achète les caméras (au lieu de les louer, comme procèdent d’habitude les studios), oblige tout le casting à être présent chaque jour de tournage, y compris les acteurs n’ayant pas de scènes au programme, insiste sur la ponctualité mais arrive systématiquement en retard, et fait montre d’une attitude infecte envers l’équipe de tournage, accusant grosso modo tous ses contradicteurs de manque de professionnalisme. Long de quatre mois, le tournage épuisera trois directeurs de la photographie. Pire, Wiseau s’avère, la majeure partie du temps, incapable de retenir ses répliques ou d’y insuffler la moindre émotion, causant un nombre faramineux de prises pour les scènes les plus simples. Un désastre, quoi.
The Disaster Artist est un manuel de tout ce qu’il ne faut pas faire quand on veut tourner un film. L’ouvrage montre également la difficulté qu’il y a à percer au sein de l’usine à rêve. Il va de soi que l’ouvrage s’avère assez passionnant dans ses deux aspects. Par la suite, Wiseau prétendra que l’aspect nanardesque de The Room était volontaire et assumé ; il est permis d’en douter. Quant à Greg Sestero, son ouvrage — au titre littéralement kafkaïen — sonne quelque peu comme un appel à l’aide, par quelqu’un prisonnier d’un culte dont il ne veut pas.
Au-delà de l’aspect affligeant et propre à faire pleurer de rire de The Room, il reste un mystère : celui de Tommy P. Wiseau. Le portrait qu’en fait Sestero est ambigu : l’homme se montre tour à tour imbuvable et adorable, mesquin et généreux. Qui refuse d'être commun, moyen, médiocre. Un être profondément solitaire, cherchant à combler un manque mais incapable de lier amitié. Et qui se prend parfois pour un vampire (psychique ?). Qui est-il vraiment, d’où vient-il ? Sestero apporte des éléments de réponses, incertains : origine d’un pays du Bloc de l’Est, passionné de films américains, il aurait fui d’abord en France – une expérience douloureuse – avant de rejoindre un oncle à La Nouvelle Orléans puis San Francisco. Selon l’Imdb, Tommy Wiseau s’appelerait Piotr Wieczorkiewicz et serait né en 1955 à Poznan. Quel crédit y apporter ?
Bref. La réception de The Room par le public n’a sûrement pas celle que Wiseau attendait. Néanmoins, Wiseau a récidivé par la suite : il a entre autres tourné la série Neighbors (tièdement accueilli par la critique), a joué dans Samurai Cop 2 et Return of the Samurai Cop (le nanar appelle le nanar), et a retrouvé Greg Sestero dans Best F(r)iends, scénarisé par ce dernier et qui sortira en mars aux USA. Sorti en décembre aux États-Unis (mars en France), il y a donc The Disaster Artist de James Franco, adaptation du livre de Sestero et Bissel.
Un livre qui permettait plusieurs approches : le mystère Tommy Wiseau, l’amitié toxique entre ce vampire autoproclamé et l’aspirant acteur, le tournage interminable et catastrophique… James Franco simplifie un peu le déroulé des événements, et opte pour une succession de saynètes qui, mises bout à bout, forment le James Franco’s Show. James Franco derrière la caméro, James Franco devant la caméra, James Franco et sa perruque, James Franco et sa paupière tombante, James Franco et son accent indéfinissable — une performance qui lui a valu, tout de même, un Golden Globe. L’impression de voir Franco partout s’accentue avec la présence du petit frère de l’acteur-réalisateur, Dave Franco, dans le rôle de Sestero.
En français, doux avantage, il existe deux termes pour désigner les mauvais films : les navets et les nanars. Est-il utile de rappeler que le navet, aussi fade et ennuyeux que la racine dont il tire son nom, est juste un mauvais film tandis que le nanar est un mauvais film sympathique ? En anglais, semblable distinction n’a pas cours : ce sont tous des bad movies, parfois des movies so bad it’s good. Qu’importe le terme ; le principe du nanar n’est pas de rire du film, mais de rire avec le film. Certes, le rire s’avère souvent la première réaction face à certains objets cinématographiques… mais ils forment des portes d’entrées vers d’autres pans du cinéma, parce qu’il n’y a pas que Kubrick dans la vie, et incitent en fin de compte à la curiosité – « Oui, ce film est nul mais pourquoi ? Comment ? Dans quelles conditions ? » Etc.
L’impression qui ressort de The Disaster Artist est que James Franco a opté pour la moquerie bête et simple, transformant Tommy Wiseau en clown, parfois un peu flippant, mais un clown tout de même. Une bête de foire. Chose qui rend le film fort pénible dans sa section finale – la première de The Room –, avec un public de happy few pliés de rire, face à une reproduction des pires moments du film de Wiseau. Voilà qui ne va pas redorer le blason des amateurs sincères de nanars. De la sincérité, il y en a dans The Room, en dépit de tous ses défauts (et c’est peu dire qu’ils sont nombreux) ; dans le film de James Franco, je n’en suis pas si sûr. Un film, enfin, qui opère (selon moi) un contresens : il s’agit là surtout d’une histoire triste dans le fond.
Et on revient à Edward Wood Jr. et l’hommage (sincère) que lui rend Tim Burton. Un film de cinéphile au sujet d’un cinéphile. La passion et l’amour que le réalisateur porte à son sujet transparaissent dans chaque minute d’Ed Wood. Rien de tel dans The Disaster Artist. Ça s’appelle un navet.
Échiquéens : Franco ridiculise Wiseau mais c’est Wiseau qui gagne à la fin
Introuvables : The Room se trouve d’occasion en DVD, The Disaster Artist est en librairie et le film de Franco sort très bientôt sur les écrans
Irregardables : oui, quoique pour des raisons opposées
Illisible : à l’inverse, le livre de Sestero et Bissel est passionnant
Inoubliables : oui (sauf le film de James Franco)