F comme Five Autobiographies and a Fiction

L'Abécédaire |

Après le superbe recueil Zone de feu émeraude, on continue de s’intéresser à Lucius Shepard, cette fois avec un recueil de six nouvelles et novellas, non moins superbe mais encore inédit en français : Five Autobiographies and a Fiction.

Five Autobiographies and A Fiction, Lucius Shepard. Subterranean Press, 2013. GdF, 370 pp.

Dans l’introduction, Lucius Shepard justifie le titre du recueil : cinq des six textes s’inspirent de manière assez proche de sa propre expérience, tandis que le dernier est une fiction pure. Encore que. Fascinante et terrifiante introduction, où l’auteur raconte son passé d’enfant à problèmes : tour à tour introverti et extrêmement violent, Shepard adolescent se retrouve interné contre son gré, et au terme de quelques mois, parvient à fuir l’asile où il manquait d’y perdre son âme, après plusieurs tentatives infructueuses.

« So that I why I refer to these five stories as "autobiographies", "near-autobiographies" being to unwiedly a term. They embody alternate versions of myself that are really not so alternate, they flicker on and off like light bubbles with failing connections, occasionally achieving brilliance, obscuring the lesser beacon of my ordinary self, then fading into obscurity. »

Five Autobiographies and A Fiction débute par « Ditch Witch », le texte le plus bref du recueil. On y suit le trajet de Michael, jeune homme qui file droit vers Seattle à bord de sa Cadillac, laissant derrière lui la Californie et son petit ami. En chemin, Michael a pris en stop une jeune femme, qui dit se nommer Tracy. Jeune femme charmante au demeurant, mais dont Michael aimerait bien se débarasser à l’occasion. Qu’importe, le trajet se déroule correctement, à grand renfort de repoudrage de narines. En plein cœur de l’Oregon, le couple improbable traverse des villes désertes (ou désertées ?), jusqu’à s’arrêter dans un motel, l’Elfland Lodge, nommée ainsi parce que son propriétaire l’a entourée de sculptures d’elfes – et pas les elfes façon Tolkien mais bien les créatures inquiétantes provenant des contes des frères Grimm… Et c’est à ce moment-là que les choses dérapent…

Dans son introduction, Shepard décrit les deux protagonistes de « The Flock  » comme représentant les deux aspects de sa personnalité lors de son adolescence : d’un côté, Andy, plutôt introverti, et de l’autre, Doyle, instable et dangereux – ce que notre auteur décrit ainsi : « two halves of my personality that had not fully integrated during my teenage years ». Andy et Doyle vivent dans la petite ville de Taunton, l’un de ces trous paumés comme les USA en comptent tant. Située dans une sorte de triangle des Bermudes où l’ennui se le dispute aux matchs de foot, Taunton ne peut s’enorgueillir de rien, et les perspectives pour Andy et Doyle sont limitées : y rester ou en partir. À moins que des volée d’oiseaux – des mainates religieux, qui font écho au titre (flock signifiant aussi bien essaim / volée que ouailles –, s’en mêlent.

« Vacancy » nous présente Cliff Coria, ancien acteur d’actioners médiocres des années 80. Désormais, Cliff tient un garage face au Celeste Motel : étrange motel, dont la onzième chambre semble avoir l’étrange particularité d’accueillir des gens… qui n’en ressortent jamais. L’homme décide d’enquêter, ce qui va ramener à la surface des souvenirs de son ancienne vie : Cliff a beaucoup tourné en Malaisie, et il se trouve que les tenanciers du motel sont malaisiens. Dans le même temps, Cliff s’amourache de Tracey, jeune femme de vingt ans sa cadette, qui finit par disparaître. Quel lien entretient ce motel avec son passé d’acteur ?

« Dog-eared Paperback of my Life » voit Shepard retourner brièvement sur le terrain des univers parallèles (« Ariel » dans Aztechs notamment). Thomas Cradle est romancier, et, à sa grande surprise, il tombe un jour sur un exemplaire d’un roman rédigé par un homonyme. Homonyme qui entretient des traits de ressemblance trop frappant pour ce que soit là le fruit du hasard, et qui vivrait en Asie du Sud-Est. Thomas décide de partir au Laos – l’occasion d’une croisière passablement érotique sur un bateau de location, en compagnie d’une escort girl. Son trajet va le mener jusqu’à Phnom-Penh, sur les traces de l’autre Thomas Cradle.

Dernière des cinq autobiographies fictives : « Halloween Town », cette ville à moitié cachée dans une gigantesque crevasse, à l’écart de l’agitation du reste des USA. Clyde Ormoloo, type doté d’une particularité (son intelligence augmente avec la lumière du soleil : vu la connerie des hommes, autant vivre à l’ombre) y débarque pour s’y mettre au vert et y trouver du boulot. Il s’y intègre assez vite, même s’il ne se fait pas que des amis, et après être sorti avec la tenancière du bar, Clyde s’amourache de Annalisa, jeune femme pâlichonne. Mais il rôde dans les environs des créatures bizarres…

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Couverture signée J.K Potter, as usual

Avec ces cinq novellas, Lucius Shepard fait surgir l’angoisse – tant l’épouvante que la détresse existentielle – dans des quotidiens souvent étriqués et médiocres, desquels les protagonistes ne cherchent qu’à s’enfuir – ou à s’y jeter, comme Thomas Crade dans « Dog-Eared Paperback », cette novella à l’ambiance moite et malsaine… Impossible d’y rester indifférent, l’auteur du Dragon Griaule touche droit au cœur. Jamais centraux, les éléments de genre n’ont cependant rien d’accessoires et forment les catalyseurs à l’aune desquels les protagonistes finissent de se révéler.

Au fil de la lecture, des liens se tracent entre les textes. Le plus flagrant : l’autostoppeuse Tracy (« Ditch Witch ») et Dawn, la petite amie de Doyle (« The Flock ») sont décrites par quasiment la même phrase (je n’ai cependant pas trouvé d’autres occurrences de ce genre). Par ailleurs, les protagonistes entretiennent tous des relations plus ou moins compliquées avec les femmes. De fait, les protagonistes masculins se remarquent par leurs ressemblances : qu’importe si Michael est bi et les autres farouchement hétéros, que Cliff Coria soit un acteur, Thomas Cradle un écrivain et les autres pas grand-chose, ce sont là des différences de surface, et tous possèdent de mêmes points communs. Individus plutôt solitaires, en marge de ou en porte-à-faux avec la société, et désireux de fuir leur cadre de vie médiocre (quand ils ne l’ont pas déjà quittés).

La fiction du recueil termine celui-ci. « Rose Street Attractors » est une novella steampunk se déroulant dans le Londres enfumé du XIXe siècle. Le personnage principal, aliéniste de son état, est embauché par Jeffrey Richmond pour jeter la lumière sur le décès de sa sœur Christine. Menant une vie de petite vertu, elle est morte, peut-être assassinée. Le problème de Richmond est que son invention, les attracteurs du titre, censés dépolluer le ciel londonien, ont la fâcheuse manie d’attraper les spectres, en particulier celui de Christine. Tout en menant ses recherches, le narrateur a une attirance étrange envers les deux collègues prostituées de Christine, Jane et Dorothea, qui ressemblent étrangement à Christine. Une histoire trouble de fantômes, où folies et perversions se rejoignent.

En fin de compte, aucune novella ne se révèle moins bonne que les autres, et au fil des six textes, chacun y trouvera son bonheur. Les autobiographies comme la fiction, toutes frappent au cœur. Peut-être pourra-t-on regretter que « Vacancy » ne réponde pas à toutes ses promesses, que l’aspect érotique de « Dog-eared Paperback of my life » prenne parfois une importance indue, que « Halloween Town » ne soit pas plus longue, ce ne sont là que des regrets mineurs.

Inutile d’y aller par quatre chemins, Five Autobiographies and a Fiction est un superbe recueil, porté par une langue riche et ample – Shepard a le don d’emporter son lecteur avec ses phrases à rallonge, et s’en moque d’ailleurs dans « Dog-Eared Paperback of my Life ». Ne reste plus qu’à espérer une traduction en français. (Mais pour cela, il faudrait que les livres de Lucius Shepard se vendent davantage. Vous savez ce qu’il vous reste à faire : achetez-les par palette, offrez-les à vos amis, vos voisins, les gens dans la rue. On compte sur vous.)

Introuvable : du moins en langue française
Illisible : non
Inoubliable : oui

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