La publication toute récente en intégrale des dix premières aventures de l'inquisiteur Nicolas Eymerich et de la parution, de l'autre côté des Alpes, du onzième tome : voilà qui forme l'occasion parfaite de se pencher sur le personnage (re)créé par Valerio Evangelisti. Individu aussi détestable que fascinant, l'inquisiteur Eymerich traque les hérésies dans un Moyen-Âge où les prodiges sont légion… prodiges trouvant écho dans un proche futur dystopique. Une œuvre majeure où se collisionnent fantastique et science-fiction.
Mine de rien, on aime bien les méchants : bon nombre de vilains de la culture populaire s’avèrent posséder une popularité et une renommée supérieure à celle de leurs gentils antagonistes.
Mais plus intéressant qu’un méchant aimant faire le mal, c’est le méchant persuadé d’œuvrer pour le bien. Et à ce jeu-là, l’inquisiteur Nicolas Eymerich, personnage recréé par Valerio Evangelisti, tire son épingle du jeu. Recréé, car, historiquement, l’inquisiteur Nicolas Eymerich (1320-1399) a réellement existé, et est notamment l’auteur du « manuel du bon inquisiteur », le Directorium Inquisitorum (1376).
Aussi féroce qu’intraitable, l’inquisiteur revu et corrigé par Evangelisti est le héros de dix romans, parus entre 1994 et 2010 en Italie, et entre 1998 et 2015 de ce côté-ci des Alpes. De fait, en France, la publication des romans mettant en scène Eymerich a été un brin chaotique. Rivages, au sein de sa collection « Fantasy », a entamé la publication du cycle dès 1998, en sortant à quelques mois d’intervalles les deux premiers volumes et en maintenant un rythme soutenu pour la suite. Six tomes sont ainsi sortis en grand format (traduits par Serge Quadruppani, et Sophie Bajard pour le tome 6) ; les cinq premiers ont bénéficié d’éditions poche chez Pocket. Mais tandis qu’Evangelisti poursuivait en Italie l’écriture des aventures de l’inquisiteur, Rivages a lâché l’affaire en 2002 après Picatrix, l’échelle pour l’enfer. Il faut attendre 2011 pour voir La Volte, éditeur spécialiste des projets improbables et des causes perdues, reprendre le flambeau, sous de superbes couvertures signées Corine Billon et des traductions signées Jacques Barberi (sauf Le Château d’Eymerich, traduit par Sophie Bajard et Doug Headline). En un laps de temps rapproché, La Volte a ressorti les volumes déjà parus, alternant avec la traduction des romans demeurés inédits. Enfin, entre fin 2016 et avril 2017, les romans du cycle ont été rassemblés en deux gros omnibus, aux couvertures discutables, parus au Livre de Poche – 1600 pages bien tassées pour le premier et la bagatelle de 2000 pages pour le second.
Les lecteurs ayant lu les ouvrages dans leur édition voltée auront pu constater la présence éventuelle d’un marque-page listant les romans, dans un ordre qui n’est pas exactement celui de leur publication originelle (qui est celui de leur rangement dans l’omnibus) ni de leur publication par La Volte. D’où cette terrible interrogation : dans quel ordre lire les aventures d’Eymerich ? Celui dans lequel Evangelisti les a écrits ? Celui dans lequel La Volte les a publiés ? Celui préconisé par La Volte ? De fait, seuls trois des volumes de la série voient leur position au sein du cycle et leur publication (en VO) coïncider : les premier, troisième et dixième tomes. Et la lecture des romans montre deux lignes temporelles coexister, chacune narrée à son rythme propre : la première est consacrée à Eymerich et prend place dans la seconde moitié du XIVe siècle ; l’autre brosse par petites touches une histoire du futur proche.
(Les chiffres entre parenthèses correspondent à l’ordre de publication.)
1 (1). Nicolas Eymerich, inquisiteur (1994 ; 2011 pour la traduction)
2 (4). Le Mystère de l’inquisiteur Eymerich (1996-2 ; 2012 pour la traduction)
3 (3). Le Corps et le sang d’Eymerich (1996-1 ; 2012 pour la traduction)
4 (5). Cherudek (1997 ; 2013 pour la traduction)
5 (6). Picatrix (1998 ; 2014 pour la traduction)
6 (8). Mater Terribilis (2002 ; 2013 pour la traduction)
7 (2). Les Chaînes d’Eymerich (1995 ; 2011 pour la traduction)
8 (9). La Lumière d’Orion (2007 ; 2014 pour la traduction)
9 (7). Le Château d’Eymerich (2001 ; 2012 pour la traduction)
10 (10). L’Évangile selon Eymerich (2010 ; 2015 pour la traduction)
11. (11 ?) Eymerich Risorge (2017)
Dans ce tour d’horizon de la décalogie, on va tâcher de ne pas trop spoiler. Bon, le lecteur perspicace se doutera bien que si le cycle d’Eymerich se nomme ainsi, c’est bien parce que son protagoniste survit jusqu’au dernier tome.
Nicolas Eymerich, inquisiteur (1994) fixe d’emblée le canon pour les romans ultérieurs : une alternance de plusieurs lignes narratives, la première centrée sur Eymerich, les autres se déroulant dans le futur et/ou notre époque. Nous voici en 1352 en Aragon ; la grande épidémie de peste a pris fin depuis peu, laissant le pays exsangue. Dans cette première aventure, Nicolas Eymerich de Gérone, moine dominicain, est donc désigné inquisiteur (sans surprise, eu égard au titre) par le père Agustin, mourant. Âgé de tout juste 32 ans, Eymerich est alors le plus jeune individu à recevoir cette charge – de fait, tous les autres inquisiteurs compétents ont été emportés par le fléau –, et il lui faut employer toute sa ruse pour stabiliser sa position. Or, voilà que dans le même temps, on trouve des bébés difformes… qui ont l’étrange particularité de s’évaporer. Enquêtant sur ce mystère, Eymerich va se mettre sur la piste d’une hérésie inattendue. Si l’affaire trouve sa conclusion, seul le lecteur est à même de la percevoir dans son ensemble : entre les chapitres consacrés à Eymerich alternent des extraits de Rapide comme la pensée, ouvrage fictif écrit par Marcus Frullifer au sujet de son invention révolutionnaire qui utilise la force de particules hautement hypothétiques, les psytrons, ainsi que le compte-rendu au XXIIIe siècle d’un voyage interstellaire à bord du Malpertuis, vaisseau spatial psytronique fonctionnant selon les principes mis au point par Frullifer deux siècles plus tôt.
À la fois premier roman d’Evangelisti et première aventure consacrée à son anti-héros, Nicolas Eymerich, inquisiteur surprend tant par son ambition que par ses visions. Tout n’est pas parfait, à commencer par une intrigue qui va un peu trop vite en besogne ainsi qu’une résolution assez facile de l’affaire. La couverture de l’édition poche laisse supposer que les aventures d’Eymerich sont celles d’un Sherlock Holmes du Trecento, accessoirement inquisiteur (et faisant fi de l’aspect SF). La suite des aventures qu’il n’en est rien. Certes, Eymerich mène des enquêtes, mais la série d’Evangelisti va vite montrer que davantage de choses se trament.
Le Mystère de l’inquisiteur Eymerich, quatrième roman publié mais deuxième tome de la série, voit Evangelisti faire un bond qualitatif, d’autant plus flagrant lorsqu’on lit les romans dans leur ordre de publication. En 1354, notre anti-héros accompagne Pierre IV d’Aragon et sa flotte afin de déloger une hérésie dans un coin de la Sardaigne. Mais les choses prennent une tournure étrange, dès le trajet en mer. L’inquisiteur devrait s’y habituer, lui qui est le témoin régulier d’événements bizarres. Tandis que Pierre d’Aragon fait le siège de la ville d’Alghero, Eymerich a vent d’une conspiration contre le souverain. Et en parlant de vent : des miasmes soufflent sur l’île, des bestioles invisibles à l’œil nu mais grouillant dans l’eau à certaines heures de la journée. Et puis, il y a ce christianisme déviant que l’inquisiteur doit éradiquer. Nicolas Eymerich, c’est celui dont rêve Wilhelm Reich, ce médecin et psychanaliste progressivement mis au ban de la communauté scientifique suite à ses théories contreversées. Pourtant, dans un futur aussi proche que dystopique, certains se réclament de lui. Suite à l’épidémie d’anémie falciforme (dont l’origine sera expliquée dans Le Corps et le sang d’Eymerich), les États-Unis ont éclaté en trois entités distinctes, aux philosophies bien différentes mais tout aussi rigides. Et gare à qui ne respecte pas les règles, la déportation au Lazaret le guette. Le roman est baigné d’une atmosphère superbement angoissante, entre la chaleur torride et miasmatique de la Sardaigne, les cauchemars de Reich et le futur déglingué.
« En [l’Église], Eymerich aimait par-dessous tout l’ordre rigoureux, fondé sur d’impitoyables normes de comportement et des modes de pensée obligatoires. Il concevait l’activité d’inquisiteur comme une défense de cet ordre, qui avait sauvé l’Europe de la barbarie en imposant son propre empire moral par-desus le délitement de l’empire séculier, et sa discipline face à la faiblesse des rois. […] Un couvent aux règles de fer : telle devait rester la Cité de Dieu, ou alors même la Cité de l’Homme tomberait en ruine. » (Le Mystère de l’inquisiteur Eymerich)
Le Corps et le Sang d’Eymerich , troisième roman publié et troisième volume, prend place en 1358. Alors âgé de 38 ans, Eymerich se rend à Castres pour y traquer l’hérésie cathare ; bien vite, il se retrouve à enquêter sur la secte des masc, dont les membres sont réputés boire du sang. C’est là qu’il fait la rencontre du père Jacinto Corona, inquisiteur rondouillard et aux compétences discutables, qui deviendra, pendant quelques romans, l’acolyte régulier d’Eymerich. Castres, donc, et son ambiance moite. Au cas où on l’aurait oublié, Eymerich n’est pas un rigolo. Faire cramer un millier de personnes ? Eymerich s’y emploie, sans sourciller. Dans le même, on suit l’itinéraire sanglant d’un certain Lycurgus Pinks à travers les décennies. Savant fou, le type se double d’être une raclure « white supremacist », proche du Klu Klux Klan, et a mis au point un moyen de développer l’anémie falciforme chez les personnes y étant prédisposée. Mais… les choses ne vont pas se dérouler comme prévu.
Ce roman se termine par une brillante double pirouette, d’autant plus efficace lorsqu’on a lu (comme votre serviteur) les romans dans leur ordre de publication ; tout en réécrivant la fameuse nouvelle de Poe, « Le Masque de la mort rouge » dans le chapitre final, Evangelisti relie Le Corps et le Sang… avec le septième tome, Les Chaînes d’Eymerich – oh, avec pas grand-chose, juste en citant les exactions des néonazis de la RACHE dans les Balkans. Mais voilà qui donne une autre dimension à ce troisième volume et laisse augurer de quelque chose de plus vaste.
Changement d’ambiance pour Cherudek. Dans une ville d’une époque indéterminé, paraissant enclose tant dans l’espace que le temps et dotée d’une géographie bien particulière, on retrouve le père Jacinto Corona et deux acolytes religieux, à la recherche du crâne de Saint Malvasio, alias Saint Mauvais, alias… Eymerich, et en quête d’un passage. Une même ville, une femme, Roberta, cherche à fuir – mais deux autres femmes, passablement étranges, tâchent de l’en dissuader. En 1360, Eymerich est convoqué à Avignon auprès du pape Innocent VI pour une mission de la plus haute importance : l’Occitanie bruisse de rumeurs affolantes, faisant état d’armées de soldats morts en maraude. Qui sont ces trois « grenouilles » que ces hérétiques veulent écraser ? Et Eymerich en serait-il une ? Si Cherudek donne longtemps de constituer, dans ses chapitres consacrés à l’enquête de Jacinto Corona, une manière de pause au sein du cycle, la vertigineuse conclusion prouve qu’il n’en est absolument rien. Quant au parcours halluciné d’Eymerich à travers une Occitanie hanté par des maraudeurs morts-vivants et des malades du mal des ardents, elle s’avère aussi hallucinée que réussie.
Un an s’est écoulé pour l’inquisiteur lorsque débute Picatrix, l’échelle pour l’enfer. Après les événements terrifiants survenus à Figeac et aux alentours, Nicolas Eymerich est de retour à Saragosse et vit dans une relative quiétude. Une tranquillité dérangée lorsque des meurtres sont commis par des créatures à tête de chien ; les victimes ont pour point commun la possession d’un manuscrit impie : le fameux Picatrix. Eymerich se lance sur la piste de ce livre, ce qui l’amène au royaume de Grenade, alors sous domination musulmane. Évidemment, enquêter s’avère plus compliqué pour notre héros, désormais suspendu de sa fonction d’inquisiteur. Et puis il y a ces mystérieuses soucoupes de feu, qui apparaissent à intervalles irréguliers dans le ciel. Des apparitions qui ne se cantonnent pas à l’Espagne du XIVe siècle : on en voit aussi en plein cœur de l’Afrique. Une Afrique où les troupes de l’Euroforce et de la RACHE font alliance afin de protéger l’empereur du Bouganda, affrontant sur leur chemin des milliers d’enfants-soldats, les « enfants des sable ». Retiré aux îles Canaries, le physicien Marcus Frullifer, perdu de vue depuis le premier roman de la série, est témoin d’événements étranges, où les patients d’un asile psychiatrique se mettent à aboyer certain jour de l’année.
Une nouvelle aventure fort complexe, où l’inquisiteur montre quelques failles dans son attitude d’airain – en particulier, lors de la séance de quaestio qui ponctue le livre, où Eymerich se retrouve confronté à une jeune Juive, Myriam, qui prétend l’aimer. Dans ce roman toutefois, Eymerich s’y montre plus odieux que jamais – on pourra d’ailleurs trouver son entêtement systématique à dénigrer l’islam et le judaïsme un brin usant. Forcé de faire alliance avec des intellectuels musulmans, il n’hésite pas à les trahir bassement, usant de procédés rhétoriques minables (« Oui, j’ai juré, mais sur votre dieu, et comme il n’existe pas, c’est comme si j’avais rien juré »). Néanmoins, les cinq quaestio qui s’entremêlent dans le récit montre un inquisiteur troublé par la personne qu’il interroge.
Mater Terribilis débute un an plus tard, en 1362. Inquisiteur, Eymerich ne l’est plus : le pape Innocent VI a choisi de confier la charge d’inquisiteur à un prêtre plus modéré que notre anti-héros. Pourtant, le souverain pontife est mal en point et les choses pourraient changer. Il est demandé à Eymerich d’effectuer une enquête dans la région de Cahors, alors sous domination anglaise… Quasiment un autre monde, à en juger par le rideau de brume qui sépare ce bout de pays du reste de la France et son infestation par les lucanes cerf-volants. En chemin, Eymerich rencontre une jeune femme, Éliane, pucelle exaltée, persuadée que les saints lui parlent. Une précurseuse de Jeanne d’Arc, ingénue qu’Eymerich déteste de tout son cœur mais qu’il se retrouve à devoir protéger. On suit en parallèle la montée en puissance de la Pucelle d’Orléans, et l’attirance qu’éprouve pour elle le trouble Gilles de Rais ; le mythe trouve ici quelques explications, tendant naturellement vers la science-fiction. En parallèle encore et toujours mais en 2068, l’Euroforce et la RACHE s’affrontent, soldats cadavériques contre polyploïdes aux organes et membres surnuméraires… L’enjeu se situe au-dessus de leur tête, dans le Vortex, une station spatiale abritant un dispositif d’importance capitale car capable d’influencer les rêves. Dans la lignée de Picatrix, Evangelisti poursuit son entreprise, mêlant mythologie locales et lutte entre les principes masculins et féminins ainsi que la quête d’un impossible milieu.
« Il n’y a que nous, je veux dire l’Église, qui étudions non pas un détail mais le tableau complet. Il n’y a que nous qui pouvons en cerner les tendances. » (Mater Terribilis)
Les Chaînes d’Eymerich se déroule en 1365, et Eymerich a 45 ans. Le voici envoyé en Savoie, où, contre toute attente, une résurgence de l’hérésie cathare pourrait se nicher. Les Cathares, c’est une chose ; les humains monstrueux que croise l’inquisiteur, c’en est une autre. Ces difformités sont-elles causées par l’ingestion d’un dérivé de la colchique ? En parallèle, on suit la montée en puissance de la RACHE au fil de la seconde moitié du XXe siècle, émanation immonde du nazisme ayant survécu à la Seconde Guerre mondiale, et ses efforts, entre trafic d’organes et manipulations génétiques, pour découvrir le potentiel caché de la colchique. Deuxième roman écrit par Evangelisti, montrant un auteur qui se prépare à trouver la plénitude de ses moyens, Les Chaînes d’Eymerich ménage une pause, mêlant l’horreur (néo-)nazie et un moyen-âge hanté par l’épouvante.
La Lumière d’Orion propose un nouveau périple pour notre inquisiteur préféré : c’est à Padoue qu’il observe une fresque inspirée par les œuvres de Pétrarque. Une fresque rien moins que catholique, qui va emmener Eymerich jusqu’au cœur d’un empire byzantin menaçant ruine. Des géants apparaissent chaque nuit dans le Bosphore et se rapprochent à chaque fois davantage de la rive. Plus tard, dans le futur déglingué que nous commençons à bien connaître, Marcus Frullifer est appelé par des généraux américains pour concrétiser l’une de ses théories : embraser du plasma ici et faire exploser l’étoile Bételgeuse là-bas, du côté de la ceinture d’Orion. Ailleurs, au même moment (ou pas), la guerre fait rage du côté de Ninive, en Irak : les Mosaïques de l’Euroforce affrontent les Polyploïdes de la RACHE, les cyborgs contre la chair excédentaire. À nouveau, Evangelisti fait infuser mythologies et archétypes dans le bain de l’horreur et de la science-fiction, avec sa touche toute personnelle.
À l’inverse du périple du précédent roman, Le Château d’Eymerich forme un huis-clos : en 1369, Eymerich et son collègue, le père Gallus de Neuhaus, sont appelés par Pierre Ier le Cruel dans son dernier refuge, la forteresse de Montiel en Castille. Une forteresse assiégée par son frère et rival, Henri de Trastamarre, que soutient Bertrand Duguesclin. Le château dit « de l’étoile » serait-il hanté ? Que sont ces grondements nocturnes ? Pourquoi la forteresse possède cette forme étrange : dix tours reliées par vingt-deux passerelles, auxquelles répondent des tunnels obscurs ? L’on sait Pierre de Castille favorable aux Musulmans et aux Juifs : ces derniers useraient-ils de ce qu’Eymerich nomme magie noire, à savoir la Kabbale ? C’est l’occasion de retrouver Myriam, huit ans après qu’Eymerich l’a questionnée, toujours aussi attachée à l’inquisiteur. L’occasion aussi de mettre face à Eymerich un ennemi à sa hauteur : le prêtre dominicain Ramon de Tarrega, juif converti adepte de Raymond Lulle, théologien dont notre anti-héros vomit la pensée. En parallèle : quelques années plus tôt, cinq prêtres, venus d’un peu partout à travers l’Europe, risquent le tout pour le tout — c’est-à-dire de se mettre en marge de l’Église. En 1944, au camp de concentration de Dora, le sturmbannführer von Ingolstadt se la joue Docteur Frankenstein – et Evangelisti d’expliquer au passage la naissance des soldats mosaïques entraperçus dans les volumes précédents. Cette avant-dernière aventure nous montre un Eymerich toujours aussi odieux, mais dont les certitudes vacillent. Un roman aussi brillamment hanté de visions d’horreur, qui se termine en un crescendo inattendu de l’opposition principielle masculin/féminin.
C’est un long cheminement qui aura mené le lecteur jusqu’à L’Évangile selon Eymerich, avec bon nombre d’interrogations, notamment et surtout : pourquoi Eymerich ? Pourquoi cet individu entre tous ? Si les époques ultérieures ne semblent pas avares en miracle, c’est cependant les années 1350 à 1372 qui voient le plus de prodiges centrés autour de la personne de l’inquisiteur. Le titre originel de cet ultime roman est Rex Tremendae Majestatis, référence au Requiem de Mozart, qui se traduirait par « Roi à la majesté redoutable ». Nous voici en 1372, Eymerich se sent vieux et fatigué… mais l’envie d’en découdre avec Ramon de Tarrega n’a pas quitté. L’occasion de retrouver son vieil adversaire surgit lorsque notre inquisiteur croit dénicher l’individu dans le cadavre d’u prisonnier détenu dans un couvent. À la poursuite de celui qu’il qualifie de nécromancien, Eymerich va s’embarquer pour la Sicile, île qui subit depuis peu des apparitions de géants – serait-ce les Lestrygons de la mythologie grecque ? – et de cercles enflammés dans le ciel. En parallèle, le lecteur en apprend davantage sur la jeunesse d’Eymerich et suit une certaine Lilith et son parcours sanglant dans une base lunaire peuplée de psychiatres désireux de sauver le monde.
En lieu et place d’une conclusion explosive, ce dernier volume de la série fait plutôt l’effet d’un long pétard un peu mouillé. Sauf erreur grossière de ma part, le roman commence d’emblée par une incohérence tellement énorme qu’on se demande comment elle a pu passer inaperçue : le roman se déroule en 1372, soit trois ans après les événement du Château… mais Evangelisti rétrograde ceux-ci de treize années. Historiquement, c’est là chose impossible ; le neuvième roman faisant intervenir Pierre Ier le Cruel, décédé en 1369 et non 1359, L’Évangile… se retrouve confronté à un problème de datation, dont l’auteur ne fait que peu de cas. Cet ultime volume, le plus long de la série, traîne en longueur. Divisé en cinq parties titrées d’après les phases du grand œuvre alchimique (œuvre au noir, œuvre au blanc, etc.), il maintient tant bien que mal l’intérêt, en reléguant à la portion congrue ce qui aurait pu constituer des moments cruciaux – à savoir les sur la jeunesse d’Eymerich ( Une enfance difficile) et les flash-forwards situés sur la Lune en l’an 3000 (Lilith). Les fils des épisodes précédents sont noués… mais le lecteur reste sur sa faim, par rapport à la vision d’ensemble. Il en reste une impression de relative déception, une fois cet Évangile… terminé. Censément conclusif, ce dixième volume laisse toutefois une porte entrouverte pour une éventuelle suite.
En l’état, on a là une décalogie puissante, portée par un anti-héros d’airain – jusqu’à la caricature. Evangelisti profite de ses aventures pour s’insérer dans les zones d’ombre de l’Histoire : rien ne dit par exemple que le véritable inquisiteur Eymerich fut à l’origine de la mort de Pierre Ier le Cruel. Il n’empêche, la reconstitution historique est réussie, la complexité de la situation géopolitique – avec la France pour part aux mains des Anglais, une papauté sise en Avignon, une Espagne découpée entre royaumes maures et catholiques – est bien rendue, et l’on suit volontiers le dominicain dans ses explorations de l’Europe et de l’Orient. Ce qui est frappant, c’est l’horreur qui suinte de chacun des volumes et qui va crescendo jusqu’à atteindre son apogée dans les derniers tomes publiés. Pourtant, pour aussi horribles que soient les choses vues par Eymerich, celui-ci ne semble pas s’en étonner outre-mesure : il reste natif de ce bas Moyen-Âge, où les prodiges sont encore monnaie courante. Et le futur ne s’avère pas moins monstrueux, comportant son lot de scènes monstrueuses.
Au fil des romans, Valerio Evangelisti nous montre un Nicolas Eymerich brillant d’intelligence, aussi droit dans ses bottes que retors.
« Je ne connaîtrai pas la paix tant que je n’aurai pas découvert la vérité sur ces mystères. Il n’y a pas d’énigme derrière laquelle ne se cache le seigneur des illusions. Éventer ses complots est la mission particulière de notre ordre et la mienne en particulier. » (Picatrix)
Arc-bouté sur une interprétation dominicaine de la Bible et de ce que doit être la foi chrétienne, il déteste les Musulmans et les Juifs mais encore plus les hérétiques, et n’hésite pas à s’allier aux premiers pour détruire ceux qui distordent la parole biblique. Provocateur, contradictoire, insupportable, il ne sourcille pas non plus à l’emploi de nombreux stratagèmes pour parvenir à ses fins. Grâce à sa mission sacrée, n’a-t-il pas l’autorisation de mentir ? Il promet puis il trahit. À l’occasion, il se déguise, dusse-t-il payer de sa personne (dans Le Mystère…, il n’hésite pas à se mutiler le visage afin de se faire passer pour un individu venant d’échapper au bûcher). Sur le plan personnel, ce n’est pas quelqu’un dont on se ferait un ami : détestant la faiblesse, la maladie et le contact physique, on ne lui connaît pas d’amis, sinon le débonnaire père Jacinto Corona dans un premier temps puis Guillaume de Bagueny après la mort (hors-champ) de son premier acolyte, et enfin Nissim, dans L’Évangile…
« Il devait encore beaucoup travailler sur lui-même pour parvenir à la cruauté spontanée du véritable croyant, dont Saint Dominique avait été l’inégalable modèle. » (Picatrix)
Pour aussi désagréable – jusqu’à l’outrance – que soit Eymerich, et en dépit de l’affirmation ci-dessus, il n’est pas fondamentalement cruel pour autant, et ne il fait appel à la torture qu’en dernier recours — et sans jamais en éprouver l’ombre d’une once de satisfaction :
« Malheur au juge qui tire plaisir des peines qu’il inflige ! Il n’y a pas pire trahison de l’esprit de la Sainte Inquisition. Imaginer des instruments de souffrance, réfléchir aux moyens de provoquer la douleur… Tout ceci est un péché, un péché grave ! » (Picatrix)
En parallèle à la lutte d’Eymerich contre les hérésies, on suit de loin en loin un combat entre principes masculins et féminins. Le principe masculin est incarné par Eymerich et l’Église. Le principe féminin apparaît dès le premier volume de la série, avec ce culte déviant dédié à une résurgence de la déesse Hécate. Hécate, dont on retrouve trois émanations dans Cherudek, et Mater Terribilis prend à bras le corps ces questionnements, cherchant une forme hermaphrodite en la personne de Jeanne d’Arc. Le personnage récurrent de la juive Myriam (Picatrix, Le Château d’Eymerich et L’Évangile selon Eymerich), qui guide Eymerich, s’avère touchant. Inflexible, l’inquisiteur succombe (malgré lui) à la chair (d’une manière certes particulière) à la fin du Château… ce qui n’est pas sans conséquences dans L’Évangile. Dans le futur dystopique, cette opposition se retrouve également dans la séparation des sexes, une absence de promiscuité contrainte et forcée par l’épidémie d’anémie falciforme.
Cette lutte ne prend d’ailleurs pas place uniquement sur Terre mais aussi dans les profondeurs de l’inconscient. Les émanations du fin fond de la psyché sont susceptibles de prendre forme concrète dans le monde sensible, via le prisme des croyances locales. On tend parfois vers la science de bazar, mais Evangelisti brasse les éléments divers avec suffisamment de brio pour que l’ensemble demeure digeste.
Au rang des regrets, on pourra déplorer que si la carrière d’Eymerich reste bien rendue, celle de Marcus Frullifer et les séquences futuristes demeurent un brin trop parcellaires. Il n’empêche : avec son cycle d’Eymerich, Valerio Evangelisti a introduit sur la scène littéraire un personnage inoubliable, dépassant le cadre étroit du polar historique pour proposer des histoires saisissantes mêlant horreur et SF, et conjuguant avec brio un nombre affolant de thèmes – l’opposition masculin/féminin, la foi, les croyances et les superstitions, la force de l’inconscient.
Des regrets bientôt balayés ? Mi-mai 2017 (il y a donc… dix jours, au moment de la rédaction de ces lignes), un onzième tome est paru en Italie : Eymerich Risorge (ce qui pourrait se traduire par La Résurrection d'Eymerich). À en juger par le résumé, on y retrouve notre inquisiteur favori en 1374. Le pape Grégoire XI charge Eymerich d’enquêter au sujet d’un conseiller du roi d'Aragon, soupçonné d'hérésie et d'utilisation de la magie. Voilà qui emmène l’inquisiteur de la Provence aux Alpes piémontaises, un trajet parsemé d’apparitions célestes inquiétantes. En parallèle, on retrouve Marcus Frullifer et des extraits de L’Évangile de la lune, ouvrage écrit dans un futur distant — probablement en lien avec L’Évangile selon Eymerich.