M comme Mémoires trouvés dans une baignoire

L'Abécédaire |

Stanislas Lem, encore et toujours… Avec Mémoires trouvés dans une baignoire, roman publié la même année que le fameux Solaris, l'auteur polonais nous propulse au cœur du Dernier Pentagone, un dédale bureaucratique truffé d'espions où le plus dur n'est pas de trouver la sortie mais le sens…

Mémoires trouvés dans une baignoire [Pamietnik znaleziony w wannie], Stanislas Lem, roman traduit du polonais par Anna Labdezka et Dominique Sila. Calmann-Levy, coll. « Dimension SF », 1975 [1961]. 256 pp. GdF.

« j'sais plus qui tu es / qui a commencé / quelle est la mission » Alain Bashung, Fantaisie Militaire

Continuons gaiement notre exploration de la vaste bibliographie de Stanislas Lem. Dans la lignée de The Investigation , notre auteur a continué à s’essayer à des genres autres que le space opera. La quatrième de couverture ne fait pas dans la demi-mesure et convoque les mânes de Borges et Kafka – la pertinence de la comparaison n’est pas fausse mais reste douteuse. Certes, on retrouve les jeux littéraires à la Borges dans l’introduction et essentiellement les cauchemars bureaucratiques kafkaïens dans le reste du roman, mais, on va le voir, Lem fait sa propre mayonnaise. Parus en 1961, ces Mémoires… ont inauguré une année chargée pour Lem, qui a publié trois livres cette année-là et pas les moindres : Retour des étoiles (qui fera l’objet d’un prochain billet) et surtout Solaris.

vol5-m-cover1.jpg

Ces Mémoires commencent par une introduction, rédigée dans un futur lointain et postérieure à la terrible papyrolise qui a détruit l’essentiel des œuvres imprimées sur papier. De ce fait, la transcription de certains termes d’époques manque de fidélité. C’est dans une baignoire située au cœur d’un bunker du continent d’Ammer-Que que sont découvertes ces Mémoires, miraculeusement préservés des ravages de la papyrolise.

Celles-ci débutent quand le narrateur desdits Mémoires arrive au cœur de l’Édifice, également nommé le Dernier Pentagone. Dans ce bunker fait de dédales de couloirs, de bureaux – et de salles de bain —, entièrement coupé du monde extérieur, tout un microcosme s’agite – ou plutôt brasse de l’air, en attendant on ne sait quoi. Tout le monde vit dans la crainte des espions, et de fait, ceux-ci sont partout. Tout le monde s’exprime à mots couverts, au cas où. Mais n’importe quelle parole est susceptible d’être un code. Les codes sont partout.

« Toutefois, je soupçonnais déjà que l’état-major de la Section Cosmique ne pouvait, en raison de son énorme extension, contrôler individuellement les millions et millions d’affaire dont il était chagé. Peut-être s’en était-il finalement remis au hasard, partant du principe suivant : à force de circuler parmi les myriades de bureaux différents, chaque document devait bien finir par atteindre sa destination réelle. C’est un processus analogue, lent, certes, mais infaillible, qui règle la marche de l’univers.  » (p. 24)

Le Dernier Pentagone a tout de la tour de Babel. On n’y parle qu’une seule langue, certes, mais les mots ne veulent jamais forcément dire la même chose :

« Chaque Service, en effet, a son propre code intérieur ; ainsi, lorsque vous entrez dans une pièce et que vous dites quelque chose, le même mot ou le même nom a une signification différente selon l’étage. » (p. 71)

« … on en arrive à la conclusion que tout est code.
– Ce qui serait exact, cher monsieur. Tout, absolument tout est code – ou bien camouflage. Vous aussi.
– Vous plaisantez ?
– Nullement, c’est la vérité.
– Comment, moi, je suis un code ?
– Ou un camouflage. À vrai dire, le rapport est le suivant : tout code est un masque, un camouflage, mais tout masque n’est pas un code. » (p. 81-82)

Autre exemple, cette information secrète (p. 82-83) qui dit ceci :

« Danger manœuvre débordement – stop – amener renforts secteurs VII – 19 431 – stop pour l’intendant de la septième section opérationnelle Ganzmirst col. dipl. – stop. »

devient, décodée :

« Barémisoziturie impeclancybillistique à tritoriser pour chancépoudroliser l’ambrendafigianturélie indertouchiffulable. »

Ce qui, décodé à nouveau, donne :

« Chancélériser abruptivement derviches porteurs de mortiboules barbimouchés via turmansk perspicacité célérative recommandée. »

vol5-m-cover2.jpg

Est-ce fini ? Non, car l’élément humain entre en jeu. Le message final n’est autre que ceci : « Pas de réponse. » Ce qui est quelque peu la note sera laquelle s’achève le roman de Lem. Entretemps, le narrateur se sera promené, ou vu promené, à travers les couloirs, les bureaux (et les salles de bain) de l’Édifice, aura assisté à bon nombre de scènes absurdes, aura assisté à la démonstration de tout et surtout de son contraire. L’Édifice n’est-il en fin de compte peuplé que d’agents infiltrés ? Et y aurait-il un Anti-Édifice, peuplé quant à lui des agents venus de l’Édifice ? Y a-t-il seulement une sortie ?

« Alors, s’il n’y avait ni épreuves ni Mission ni chaos, que me restait-il  ? La salle de bains ? Les couloirs ? Errer de porte en porte, de porte en porte… » (p. 172)

vol5-m-cover.jpg

Le thème de la communication est central dans l’œuvre de Lem : souvent, celle-ci est impossible et amène à la confrontation totale (Eden , L’Invincible) ou à un constat d’échec (Solaris). Ici, les couches de sens, plus insensées les unes que les autres, se superposent jusqu’à brouiller totalement le message. À supposer qu’il y ait eu intention de communiquer au départ et que tout cela ne consiste juste pas en un simple mouvement brownien de particules humaines au sein de l’Édifice – partant, notre monde. Vers la fin du roman, le narrateur rencontre un prêtre, occupé à défaire les significations : est-ce là la solution ?

Un peu de coupage de cheveux en quatre maintenant. Bien sûr, on pourra arguer que Lem, parfois visionnaire (L’Invincible et ses machines auto-réplicantes), peut être surpris à faire preuve de myopie : les astronautes prennent soin d’emporter dans leur fusée toute leur bibliothèque, au mépris du poids. Ici, on est à bon droit de sourire quand au fait que tout soit conservé sur papier. Néanmoins, la pérennité des supports digitaux pose problème, et sûrement davantage. Donc, peut-être bien que Lem n’a pas visé si mal en fin de compte.

Autre reproche que l’on peut adresser au roman : sa longueur. Les blagues les plus courtes sont les meilleures, et celle de Lem traînasse, lui faisant perdre sa pertinence. C’est là un défaut récurrent dans son œuvre : une longueur pas toujours adéquate, parfois trop long (Gast im Weltraum), parfois trop long pour peu de choses ou trop court (L’Invincible). Il n’empêche, avec ces Mémoires trouvés dans une baignoire, Lem développe à fond son univers où, à défaut de communication, la seule constante est absurdité de toute chose…

Introuvable : d’occasion
Illisible : non
Inoubliable : oui

Haut de page