Où l'on s'aventure vers ces zones ténébreuses et glacées qui s'étendent entre les étoiles, sans pour autant quitter son salon : il suffit de tendre une oreille vers Lustmord et son dernier album en date, le (très) sombre et (très) bien nommé Dark Matter…
Dark Matter, Lustmord (Touch, 2016). 3 morceaux, 70 minutes.
La matière noire est réputée composer une proportion assez élevée de l’Univers – aux alentours des trois quarts. Risquons une métaphore : dans le continuum musical de tout un chacun, cette matière noire pourrait consister en tout ce qu’on ne connaît pas, et il n’est jamais inintéressant de partir en exploration. Aussi, dans le lot de toutes ces heures de musiques encore inécoutées, trouve-t-on parfois des pépites. Parfois des albums très brillants, à tous points de vue, ou encore des disques plus obscurs – sortes de naines brunes. À longueur d’Abécédaire, votre serviteur s’emploie à trouver les albums les plus inécoutables de sa cédéthèque (mp3thèque ?) : si j’assume les goûts pour tout ce qui est sombre, expérimental, dissonnant, il m’arrive aussi d’écouter des choses plus primesautières . Ce qui n’est clairement pas le cas de Dark Matter de Lustmord (ha, ha, assez ri pour aujourd’hui). Sérieux, vu le titre, vu le nom de l’artiste, à quoi faut-il s’attendre ? À du Mika sous LSD ? Mais le présent album a tout d’une pépite d’un noir intense.
Lustmord est considéré comme l’un des pionniers du dark ambient (une définition est-elle nécessaire ? Le nom de ce courant parle pour lui-même), genre qu’il a pour ainsi dire fondé avec Heresy en 1989, et il est réputé pour la rareté de ses prestations scéniques (rien entre 1991 et 2006 ; depuis, il se produit (un tout petit peu) plus régulièrement des concerts). Accessoirement, Brian « Lustmord » Williams a participé au groupe australien SPK, dont faisait partie Graeme Revell, ce dernier à qui l’on doit la BO du téléfilm Dune – le monde est petit. À voir le titre de ses précédents albums, la thématique spatiale s’avère un motif récurrent chez le bonhomme :The Place Where The Black Stars Hang (1994),Trans Plutonian Transmissions (1994), ou encore Strange Attractor / Black Star (1996), album qui, en dépit du titre, n’a rien à voir avec celui de David Bowie .
Paru à l’automne 2016, Dark Matter consiste en trois longs morceaux de dark ambient, dont le plus court fait vingt minutes au compteur – une durée relativement habituelle au sein de la discographie de Lustmord.
C’est le moment d’éteindre les lumières, de pousser le volume à fond, et d’appuyer sur play.
Tout au long de ses vingt-sept minutes, « Subspace » entreprend de plonger l’auditeur dans une mousse quantique aussi sombre que glacée. Au bout d’une douzaine de minutes, d’amples grincements retentissent à l’arrière-plan tandis que la mousse quantique entre dans une lente ébullition. Puis une ébauche de mélodie fluette – deux notes légères – émerge ; c’est bientôt une corne de brume lointaine qui retentit – dans le genre balise, c’est de celle dont on n’a pas forcément envie de s’approcher. Une note stridente se répéte en arrière-plan alors que le morceau touche à sa fin. Le son s’abaisse peu à peu, et l’on enchaîne sur « Astronomicon ». Ce « livre des étoiles » dure vingt minutes et s’avère des plus obscurs lui aussi. Des fréquences ultrabasses vrombissent et oscillent : si vos murs ne sont pas déjà en train de vibrer, vous manquez une partie de l’expérience. Une sorte de ressac de l’espace, bientôt perturbé par des grésillements et des claquements distants – un morceau de métal cognant contre un autre au gré des courants. Puis une sirène se met à retentir
Le disque se conclut avec les vingt-trois minutes de « Black Static ». Pas vraiment de motif repérable ; il s’agit plutôt d’une sorte de longue respiration évoquant les abysses ou les tréfonds insondables du vide spatial ; au bout d’un quart d’heure enfin, une sorte de grésillement apparaît et se mue en respiration (une autre) inhumaine. Pour ainsi dire, il ne se passe pas grand-chose dans ce morceau, mais celui-ci parvient à provoquer une sorte de torpeur inquiète. Sûrement le moins impressionnant des trois composant le disque, il forme une manière de retour à la clarté — enfin, à sa façon.
Après quoi, on peut rallumer les lumières.
Dans Dark Matter, Lustmord travaille sur la matière noire d’une manière similaire – mais sur un médium différent – à Pierre Soulages. De grandes étendues évoquant le noir – l’outrenoir même, pour reprendre le terme du peintre français –, les couches sonores remplaçant les coups de brosse.
On pourra reprocher à Dark Matter de reposer essentiellement sur les mêmes effets : emplois de fréquences ultrabasses proches des infrasons, sons ralentis – mais la même chose est valable aussi pour Sunn O))). Il n’empêche, la plongée s’avère immersive pour qui accepte de se laisser emporter. Dark Matter évoque le noir de l’espace, ces immenses zones de vide entre les étoiles, où il n’y a… rien. De vide, c’est vite dit : écouter Dark Matter, c’est comme quitter sa chambre en pleine nuit pour se rendre dans le noir aux toilettes à l’autre bout de la maison ; on sait qu’il ne peut rien se passer de grave, qu’il n’y a aucun monstre derrière soi, mais… la peur est toujours là, insidieuse. Aucune horreur lovecraftienne ne hante ces espaces intersidéraux, mais pourtant…
« Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie », disait Pascal. Certes, et Lustmord en propose justement avec le fort et éprouvant Dark Matter la bande-son idoine. Flippez, mes amis, flippez.
Introuvable : non
Inécoutable : oui
Inoubliable : oui