L'on débute un nouveau tour d'alphabet, placé (un peu) sous le signe du nombre 5. Plutôt que d'évoquer les gentillettes aventures du Club des Cinq d'Enid Blyton, intéressons-nous plutôt à une série due à la plume d'un autre auteur britannique, Anthony Horowitz : Les Cinq contre les Anciens. Laissée inachevée, Horowitz l'a récemment réécrite sous le titre Le Pouvoir des cinq — mais pour quel résultat ?
Les Portes du diable [The Devil’s Door Bell], traduit de l’anglais [UK] par Annick Le Goyat. Hachette jeunesse, coll. « Bibliothèque verte », 1990 [1983]. Poche, 220 pp.
La Nuit du scorpion [The Night of the scorpion], traduit de l’anglais [UK] par Annick Le Goyat. Hachette jeunesse, coll. « Bibliothèque verte », 1991 [1984]. Poche, 190 pp.
La Citadelle d’argent [The Silver Citadel], traduit de l’anglais [UK] par Annick Le Goyat. Hachette jeunesse, coll. « Bibliothèque verte », 1991 [1986]. Poche, 222 pp.
Le Jour du dragon [Day of the Dragon], traduit de l’anglais [UK] par Annick Le Goyat. Hachette jeunesse, coll. « Bibliothèque verte », 1992 [1989]. Poche, 282 pp.
Raven’s gate [id.], traduit de l’anglais [UK] par Annick Le Goyat. Hachette jeunesse, 2006 [2005]. GdF, 330 pp.
Evil Star [id.], traduit de l’anglais [UK] par Annick Le Goyat. Hachette jeunesse, 2006 [2006]. GdF, 403 pp.
Nightrise [id.], traduit de l’anglais [UK] par Annick Le Goyat. Hachette jeunesse, 2008 [2007]. GdF, 453 pp.
Necropolis [id.], traduit de l’anglais [UK] par Annick Le Goyat. Hachette jeunesse, 2009 [2008]. GdF, 453 pp.
Oblivion [id.], traduit de l’anglais [UK] par Christophe Rosson. Hachette jeunesse, 2012 [2012]. GdF, 576 pp.
L’auteur britannique Anthony Horowitz est surtout connu pour sa série de romans pour la jeunesse Alex Rider. De fait, une bonne part de l’œuvre d’Horowitz se destine à la jeunesse, quand bien même l’auteur s’est aussi illustré avec des romans adultes (des suites officielles à Sherlock Holmes ou James Bond) ainsi que des scénarios de série TV du siècle dernier (Inspecteur Barnaby ou Hercule Poirot). Pour sa part, votre serviteur l’a découvert avec une série plus ancienne : « Les Cinq contre les Anciens », publiée en Bibliothèque Verte au début des années 90. La série m’avait plu, avec son mélange de fantastique et d’humour noir (bon, à la relecture, ça n’est pas si drôle que dans mes souvenirs).
Attention, soyez prévenu, ce billet n’est pas avare en spoilers.
Les Portes du diable raconte l’histoire de Martin Hopkins, âgé de 13 ans et tout juste orphelin. Le voilà obligé d’emménager chez sa tante, Elvira Crow (E lvira Veronica Iren L avinia Crow), dans la petite bourgade de Lesser Malling, au fin fond du Yorkshire. En plus de n’être pas très bien traité par Mme Crow, Martin se rend compte qu’il se passe des choses étranges à Lesser Malling, notamment du côté d’Omega One, l’ancienne centrale nucléaire expérimentale censément désaffectée… Il s’avère que toute la population du village ne vit que pour le retour des Anciens, des créatures maléfiques ayant vécu à l’aube des temps et qui furent refoulées dans l’au-delà par les Cinq, des adolescents aux pouvoirs extraordinaires. Mais certains humains prient pour le retour des Anciens, et veulent employer la science pour suppléer la magie : l’énergie nucléaire pour déverrouiller la porte retenant ces créatures prisonnières. Il s’avère que Martin est l’un des Cinq et qu’il devra mener le combat contre les Anciens.
Si la porte du Yorkshire est finalement refermée, des serviteurs des Anciens se préparent à déverrouiller la seconde, quelque part en Amérique du Sud. Ayant à peine eu le temps de se remettre des événements des Portes du Diable, Martin doit se rendre au Pérou. Mais les choses sur place ne se déroulent pas comme prévu, et le jeune garçon se retrouve bien vite à la rue. C’est là qu’il rencontre Pedro, un Péruvien de son âge, qui se révèle être un descendant des Incas, mais aussi le deuxième des Cinq. Ensemble, ils vont lutter pour empêcher l’ouverture de la seconde porte. Celle-ci est verrouillée grâce aux fameuses lignes de Nazca. Seules les étoiles, placées dans une configuration certaine, peut défaire le verrou : les serviteurs des Anciens comptent utiliser un satellite pour remplacer une étoile inopportunément cachée par la Lune. La Nuit du Scorpion aura bien lieu, et les deux adolescents ne pourront empêcher le retour des Anciens.
Changement de décor et de casting avec La Citadelle d’argent. On y suit les pas à New-York de Nicholas et Jeremy, deux jumeaux, et faisant partie des Cinq (quoique l’ignorant encore). Orphelins eux aussi, ils sont séparés lorsque leur oncle veut les séparer. Tandis que Jeremy est kidnappé et subit un lavage de cerveau, Nicholas part à sa recherche dans les rues hostiles de la métropole. Il trouve de l’aide en la personne d’une écrivain ratée, Linda Thorn. Mais les périls rôdent : les Anciens sont bel et bien de retour ; la directrice d’une organisation censément caritative n’est autre que leur reine, qui retient Jeremy prisonnier et qui va tenter de le retourner contre son jumeau. Elle prévoit aussi un plan pour pervertir tous les jeunes Américains par artifice. Le roman connaît alors un formidable flash-forward, où l’on voit les Cinq réunis, pour mener la bataille ultime contre les Anciens. Enfin, peut-être pas la bataille, mais une itération à tout le moins.
Le Jour du dragon , dans sa première moitié, suit les pas de Will, qui retourne voir son père à Hong-Kong. Mais une étrange atmosphère pèse sur la ville, comme si celle-ci était morte. De fait, elle est passée sous la main des Anciens, qui contrôlent désormais un important pôle d’échange, pont entre l’Occident et l’Orient : l’Orient, où règne la croyance aux esprits, et l’Occident, où l’argent est roi. Avec Hong-Kong, ville où bon nombre de banques ont leur siège, les Anciens dominent à la fois esprits et flux monétaires, sont désormais en mesure d’asservir le monde… Au fait, que veulent-ils ? Comme le père de Will l'explique à Martin:
« Ils ramèneront l’ordre, la discipline. Les anciennes valeurs. (…) Les Anciens écraseront ce monde pour en créer un nouveau. »
Lorsque Will est capturé par les serviteurs des Anciens, Martin Hopkins va partir à sa rescousse, et endiguer, un temps, le péril.
Et ?
Et rien. Pour des raisons connues seules des Anciens, Anthony Horowitz n’a pas achevé la pentalogie. Manque d’envie ? Dépassé par l’ampleur du projet ? Allez savoir… L’auteur n’a pas pour autant cessé d’écrire, et a commencé au début des années 2000 sa série à succès « Alex Rider, quatorze ans, espion malgré lui ».
Frustration pour le lecteur, qui attendait la conclusion, potentiellement épique, de cette série romanesque. En quatre romans, l’auteur avait posé des bases accrocheuses et des personnages réussis, à commencer par le jeune Martin. Heureusement, les choses n’en sont pas restées là, lorsque, au milieu des années 2000, Horowitz a commencé à réécrire« Les Cinq contre les Anciens », sous un nouveau titre, « Le Pouvoir des Cinq » (The Power of Five en Angleterre, The Gatekeepers aux USA), dans un style dans la lignée des « Alex Rider », taillé pour plaire en somme.
Drôle d’exercice que cette réécriture – qui n’est certes pas inédite. De ce côté-ci de la Manche, on a pu voir (enfin, lire surtout) Michel Tournier réécrire deux fois le Robinson Crusoé de Daniel Defoe, d’abord avec Vendredi ou les limbes du Pacifique (1967) puis avec sa version jeunesse, Vendredi ou la vie sauvage (1971). Mais ici, l’âge du lectorat est revu à la hausse : si « Les Cinq contre les Anciens » s’adressait à un lectorat d’une dizaine d’années, « Le Pouvoir des cinq » vise plutôt les jeunes adolescents.
Les Portes du diable sont donc devenues Raven’s Gate. Exit Martin Hopkins, bienvenue Matt Freeman, nom bien plus évocateur. Prénom monosyllabique qui claque, et nom de famille hyper-symbolique. La personnalité du protagoniste change (fini, le garçonnet timoré), partant certains détails de l’intrigue aussi : Matt, âgé de 14 ans et orphelin depuis ses 8 ans, est sur la pente glissante de la délinquance. Après une agression où il porte sa part de responsabilité, il participe à un programme de réinsertion, et est ainsi envoyé dans la ferme de Mme Deverill, à Lesser Malling. Si le début rappelle passablement Harry Potter, le reste du roman conserve son propre ton, plutôt sombre. Raven’s Gate voit son histoire densifiée par rapport au roman originel, mais l’intrigue demeure identique. Nuance de taille, la fin voit intervenir une organisation, Nexus, qui lutte contre les Anciens.
Les Anciens justement : s’ils conservent la même apparence monstrueuse, leurs buts et leur nature sont développés.
« D’un certain point de vue, ils agissent comme le cancer. Quand le cancer envahit un organisme, il le tue, et ce même si à terme cela signifie qu’il va se tuer lui-même. (…) Les Anciens ont envahi la planète et se sont mis à tuer tous ses habitants, toute forme de vie. Ils n’arrêteront pas tant qu’ils n’auront pas tout exterminé. » (Oblivion)
« Les Anciens ne sont pas mauvais. C’est le monde qui est mauvais. » ( Oblivion)
Evil Star poursuit dans la même veine : l’intrigue diffère sur des détails, plus ou moins importants, mais le gros du roman reste pareil à La Nuit du Scorpion (à cette nuance que le scorpion devient un cygne). Le ton se fait plus dur, mais aussi plus fantastique : d’un côté, Lima n’a rien ici du décor de carte postale ; sous un autre aspect, la séquence à Machu Picchu est transposée dans la cité mythique de Vilcabamba. Certaines facilités scénaristiques sont évacuées : Matt parle anglais, Pedro espagnol, et les deux garçons ne peuvent donc communiquer que lors de leurs rêves communs.
Le travail de réécriture gagne en importance avec le troisième volume, Nightrise. Exit Nicholas et Jeremy Helsey, bienvenue Scott et Jamie Tyler, deux orphelins d’origine amérindienne poursuivi par les sbires de la multinationale Nightrise. Scott est capturé, et Jamie va tout faire pour le libérer. La mère d’un autre enfant kidnappé va l’aider dans sa quête… Là où La Citadelle d’argent apparaissait déconnecté de la trame mise en place dansLes Portes du diable et La Nuit du scorpion, Nightrise s’inscrit bien mieux dans la lignée : ce troisième roman du cycle débute peu de temps avant les événements cataclysmiques qui concluent Evil Star, et se termine à peu près au même moment. Le flashback/forward consacré à la bataille contre les Anciens est plus conséquent, et permet à Horowitz de mieux creuser le background – grosso modo, les Cinq ont des allures de Champions éternels. Enfin, le dernier chapitre introduit le protagoniste du quatrième tome : Scarlett.
Necropolis remanie entièrement l’intrigue du Jour du dragon, et comme Nightrise, ne perd pas de vue les autres héros malgré l’introduction d’un nouveau protagoniste. La différence la plus notable réside justement dans le changement de sexe de celui-ci : adieu Will, bienvenue Scarlett (changement bienvenu, bien plus en phase avec le lectorat actuel). Les nœuds de l’intrigue se resserrent à mesure que les Cinq se rapprochent, mais les choses ne sont pas faciles pour autant pour Matt, qui doit continuer à prouver sa légitimité. Comme de bien entendu, le roman se termine de manière apocalyptique.
Et ?
L’aventure allait-elle en rester là, comme vingt ans plus tôt ? A savoir une pentalogie qui reste au stade de tétralogie. Entre Necropolis et Oblivion vont s’écouler quatre (longues) années. Mais l’ultime roman du cycle fait pas loin quasiment du double de pages des romans précédents.
Oblivion débute dix ans après Necropolis. Et ? Pas de chance, les Anciens ont gagné, et ont la mainmise sur le monde. Quant aux Cinq, ils sont dispersés à travers le monde. Dans le tome précédent, Horowitz introduisait les Portes, qui permettent aux Cinq de se déplacer instantanément à travers le monde. Mais… une anomalie s’est produite, et voilà les adolescents qui émergent de ces portails dimensionnels dix ans après y être entrés. Le premier tiers du roman raconte leurs retours au monde, le deuxième leurs tentatives pour sortir des ennuis catastrophiques dans lesquels ils sont tombés – en plus d’un problème sérieux : Scott Tyler, qui s’est retrouvé prisonnier des Anciens dans Nightrise, a l’impression d’être le laissé pour compte des Cinq, a choisi de pactiser avec l’ennemi. Dispersés, et désunis, les héros vont en baver, et leur douloureux itinéraire les mènera jusqu’en Antarctique pour défaire le mal.
Une conclusion épique à une saga jeunesse qui ne l’est pas moins. Dommage qu’il ait fallu, oh, plus de vingt ans pour la lire, mon petit cœur de lecteur âgé de onze ans ne s’en est pas encore remis (mais petit cœur sûrement préparé grâce à Horowitz pour aborder, quelques années plus tard, la lecture de Lovecraft). Proposant une vision intéressante du mal, qui change quelque peu du tout-venant, avec un ensemble de personnages vivants, célébrant l'amitié et l'entraide, « Le Pouvoir des cinq » est une réussite. De plus, sur la forme (et pour l’amateur d’adaptation que je suis), la comparaison entre la pentalogie-restée-tétralogie originelle et le cycle final s’avère des plus intéressante.
Introuvable : oui pour « Les Cinq contre les Anciens », non pour « Le Pouvoir des cinq »
Illisible : nullement
Inoubliable : oui pour les deux séries