Une autre chanson du futur

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Après sa mort, un certain M. Jones reprend conscience dans un hospice, avec une vague idée de qui il est. Mais tout le monde ne l'a pas oublié… Avec « Une autre chanson du futur », Daryl Gregory rend élégamment hommage à une certaine icône de la pop culture nous ayant quittés en 2016.

Cette nouvelle de Daryl Gregory, traduite par Erwann Perchoc, vous est proposée gratuitement à la lecture et au téléchargement du 6 au 31 janvier 2017. Retrouvez chaque mois (ou peu s'en faut) une nouvelle gratuite dans la rubrique Interstyles.

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Lorsqu’ils le sortirent de la tente à oxygène, il s’enquit de la dernière fête.

« Oh, monsieur Jones, dit l’une des infirmières, amusée. Ce n’est pas quelque chose que nous oublierons. » Les infirmières, des femmes vêtues de blouses grises, visages pâlots, allaient et venaient dans son champ de vision avec des murmures conspirateurs.

Il s’était passé quelque chose d’important. Quelque chose dont il aurait dû se souvenir.

Un grand visage lunaire se pencha sur lui. L’homme sourit de toutes ses dents de laiton. « Bienvenue, Jonesy. » Un fort accent, celui de Brixton. Un autre individu se pencha, jumeau du premier. Le même front pareil à une enclume, le même cou épais. Visage minéral, ce type-là ne souriait pas du tout.

M. Jones ouvrit la bouche pour crier, mais tout ce qui s’échappa de ses lèvres fut un son éraillé. Il tenta de lever les bras pour se protéger, mais ses membres ne répondirent pas. Il connaissait ces deux hommes, ces frères, même s’il ne parvenait plus à se souvenir de leurs noms. Ils étaient présents, dans leurs étranges blouses noires, lorsqu’il mourut. Celui qui ne souriait jamais l’avait maintenu au sol tandis que de minuscules poignards le déchiraient, cellule par cellule.

« Les aide-soignants vont s’occuper de vous à partir de maintenant », dit l’infirmière. Et soudain, ils furent seuls.

Les deux frères soulevèrent son corps aux os légers, bougeant ses membres comme ceux d’une marionnette. Ils le vêtirent d’un pyjama de soie et d’une élégante veste d’un violet sombre, puis lui firent chausser des pantoufles de cachemire noir. Enfin, ils l’assirent sur une chaise de velours rouge équipée de roues argentées.

Le type souriant s’accroupit pour le regarder dans les yeux. « Pas de petits jeux cette fois-ci, hein, monsieur Jones. On va pas aller se promener et faire des bêtises ? »

M. Jones ne savait pas de quoi l’autre parlait. Quelles bêtises pourrait-il bien commettre ? Tout son corps lui semblait aussi fragile que du papier.

Ils le poussèrent sur des sols de marbre, le long d’un couloir bordé de hautes fenêtres arquées. Dehors, il faisait sombre, mais les faisceaux de projecteurs inondaient les fenêtres et suscitaient des ombres dérangeantes. Ils finirent par atteindre une grande salle aux murs de verre. Un solarium, songea M. Jones, bien qu’il n’y eut pas de soleil ici, rien que l’obscurité et ces lumières vagabondes, que le brouillard ou la crasse collant aux vitres rendaient diffuses. La lueur la plus forte dans cette salle émanait d’un énorme téléviseur, large de plus d’un mètre et moitié aussi haut – un cinéma miniature. Devant cet écran, des dizaines de vieillards et vieillardes occupaient des fauteuils roulants aussi enjolivés que celui de M. Jones. Presque chauves, ils avaient la peau parcheminée et leurs bouches béaient. La lumière de l’écran étincelait dans leurs yeux humides.

« Je… » Le mot vint dans un murmure. « Je veux… » Il voulait voir le docteur, mais la peur étrangla sa voix.

Le frère qui souriait l’ignora. « Votre attention, s’il vous plaît, s’exclama-t-il. Vous n’avez pas envie de manquer la c élébration. » Une voix dégoulinante de sarcasme. Les deux jumeaux garèrent le fauteuil de M. Jones au centre de la salle, puis positionnèrent les autres patients autour de lui. Quelques vieillards poussèrent des cris, tordirent leur cou pour continuer à voir l’écran. D’autres demeurèrent assoupis, ou simplement inertes.

Le frère au visage de pierre poussa un chariot imposant au milieu du cercle. Sur le mobilier se trouvait un gâteau blanc hérissé de dizaines de bougies au bout noirci, tant que M. Jones ne pouvait bien lire les mots sur la surface du gâteau. Était-ce son nom ? On aurait dit qu’ils s’étaient trompés sur toute la ligne.

Le frère silencieux fit jaillir une allumette, l’alluma avec un ongle démesurément long. Il commença à toucher la mèche des bougies, allumant sans hâte les rangées les unes après les autres. L’allumette ne s’éteignait pas et ne donnait même aucun signe de faiblesse. Le gâteau disparut sous une vague de flammes.

« Combien ? » demanda M. Jones. Sa propre voix lui semblait étrange, pareille à un râteau que l’on traîne sur le sol d’une grotte.

« Oh, mais z’êtes un gars de vingt-cinq piges », dit le frère qui souriait. Prestement, il posa sa main sur l’épaule de M. Jones. « Fois douze. Plus ou moins. » Il éclata de rire.

M. Jones se représenta vingt-cinq octaves de douze tons, montant de plus en plus haut. Il ne pouvait pas être si vieux. Aucun être humain ne le pouvait.

« Allez-vous nous faire l’honneur, Jonesy ? demanda l’aide-soignant. Vous adoriez chanter. »

M. Jones secoua la tête.

« Allez, soyez pas timide. Sonnez le gong. »

Le vieil homme eut la surprise d’apercevoir un visage jeune dans l’assemblée. Une adolescente se tenait au fond de la salle, observant les événements : les mains calées dans les poches de son jean noir, une mèche de cheveux noir de jais rayée d’orange tombant sur un œil, des lèvres écarlates. Elle croisa le regard de M. Jones et opina du chef.

L’aide-soignant souriant fit tourner le fauteuil de M. Jones et secoua la tête en exagérant sa déception. « Bon, d’accord. Les autres, je compte sur vous ! cria-t-il. Et un et deux ! » Il battit la mesure d’un bras et quelques vieillards se mirent à siffler et grincer comme un vieux manège. Leur chanson marqua une pause au moment où ils arrivèrent à son nom. M. Jones scruta la salle mais l’ado avait disparu.

Les deux frères remirent en place les patients face à l’écran immense, tandis que M. Jones regardait le gâteau brûler.

Enfin, ils revinrent. Celui qui souriait poussa M. Jones au premier rang du public, à quelques dizaines de centimètres du téléviseur. « La meilleure place pour le héros du jour », dit-il. Un gros bouton en plastique était tourné sur C-15 ; il y avait des milliers d’autres chaînes.

Les aide-soignants le laissèrent là, ce qui le soulagea. Il ne voulait pas pour autant regarder l’écran ; il avait assez vu la télé durant sa vie.

Néanmoins, les images attirèrent son attention. De minces jeunes hommes en costumes blancs et des marins démodés se battaient dans une salle de bal. Tandis qu’il observait, les personnages acquirent une troisième dimension et la télévision, de cinéma, se changea en scène.

Derrière lui, quelqu’un lui toucha l’épaule, et une voix, grave et douce, lui dit à l’oreille : « Vous n’êtes pas si vieux. Souvenez-vous-en. » M. Jones leva les yeux, puis se pencha sur le côté, tâchant d’apercevoir son interlocuteur, mais il (ou elle) était déjà parti.

Le vieillard à côté de lui se mit à rire. « Regardez ces hommes des cavernes s’en aller », dit-il.

M. Jones attendit que la voix revienne. Toutefois, les images aspiraient son attention. Bientôt, il hocha la tête, souriant. Oubliés, sa peur des aide-soignants, le gâteau intact, l’adolescente aux cheveux noir et orange.

*

Les images ne s’arrêtaient jamais. Il n’y avait aucune intrigue perceptible, aucun ordre dans les scènes, mais il ne parvenait pas à détourner les yeux. M. Jones ne savait depuis combien de temps il regardait la télévision, et il retrouva ses esprits seulement lorsque les aide-soignants poussèrent son fauteuil et l’amenèrent dans une chambrette dans une autre aile du bâtiment.

Les murs étaient gris. Au-dessus du lit, une image représentant un astronef pendait, de guingois.

« Vous voyez ? fit l’aide-soignant au sourire. Home, sweet home. » Il remonta la couverture presque jusqu’au menton de M. Jones. Des doigts épais caressèrent la peau ridée de son menton. « C’est chaud comme tout.

– Quand verrai-je le docteur ?

– Ce n’est pas la question que vous devriez vous poser. Non, vous devriez plutôt vous demander : comment en suis-je arrivé là ? C’est le charme de la troisième fois. Deux fois, vous avez pris un sacré virage à gauche dehors, et deux fois on vous a ramené. La troisième fois, eh bien… » Sourire fielleux. «… la troisième fois, ils vont vous croire sur parole. C’est eux qui font les règles. »

Le jumeau silencieux éteignit la lumière. Les deux frères se tinrent dans le rectangle lumineux de la porte pendant un long moment avant, enfin, de fermer le battant.

M. Jones gisait dans les ténèbres. L’oreiller, les draps, tout sentait la Javel. Qu’avait voulu signifier l’aide-soignant avec ce virage à gauche ? Des souvenirs se bousculaient derrière ses yeux mais il ne savait plus s’il s’agissait d’images de sa vie ou de choses qu’il avait vues sur l’écran. Une chemise de smoking posée sur une chaise en métal. Un homme aux cheveux longs, pâle et nu jusqu’à la taille, retournant des cartes blanches, une à une, une phrase inscrite sur chacune. Et aussi : une femme à la peau noire, aux magnifiques pommettes, allongée nue sur un lit, une jambe pliée, qui lui souriait. Il désirait tant connaître les histoires derrière ces images.

*

La pièce était dépourvue de fenêtres, mais M. Jones eut l’impression que plusieurs heures s’étaient écoulées depuis que les jumeaux l’avaient mis au lit. Le fauteuil roulant était adossé au mur, à plus d’un mètre de lui. Il repoussa les draps, posa un pied par terre puis l’autre. Il se pencha en avant, une main crispée sur la tête de lit. Ses cuisses frémirent à mesure qu’elles supportaient son poids.

Les aide-soignants le surprirent alors qu’il se dirigeait vers le fauteuil. Se lever était contre les règles. Mais marcher ? C’était les outrepasser.

« Attention, Jonesy », dit l’aide-soignant au sourire alors qu’ils l’installaient dans le fauteuil roulant. « On aime pas vos combines. »

Ils le poussèrent vers le solarium, où les autres vieillards patientaient déjà. Une nouvelle fois, M. Jones demanda à voir un docteur.

« Pas de traitement de faveur, dit l’aide-soignant au sourire. Vous le savez bien. »

Le vieil homme tourna ses yeux vers l’écran. Il ignorait l’heure de la journée ; les lumières étaient basses. Il s’appuya en arrière.

*

Une voix douce le réveilla. Non, ce n’était pas le terme adéquat : il était déjà réveillé, mais il rêvassait. Ou peut-être que la télévision rêvait pour lui.

« Les Garçons lunaires sont partis, dit la voix grave et douce. Ça vous dit qu’on passe du temps ensemble ?

– Qui êtes-vous ? »

Une silhouette se pencha sur lui, se courbant pour l’observer avec des yeux cernés de khôl et balayés par une mèche noire rayée d’orange. Le visage, fin et poudré, appartenait à une jeune fille, guère plus de seize ans. « Appelez-moi Jeanie. »

L’adolescente dirigea le fauteuil hors du groupe de vieillards, de l’autre côté de l’écran. Il s’y trouvait un couloir qu’il ne se souvenait pas avoir vu – mais il se rappelait si peu de choses. Cette jeune fille qui le poussait, c’était elle qui l’avait observé depuis l’autre côté de la salle la veille, il en était presque sûr.

Le sol en bois du couloir, marqué par les intempéries et à l’odeur de moisi, semblait s’étirer sans fin.

« Où allons-nous ? demanda M. Jones. Dehors ? » Il ne pouvait dissimuler l’empressement dans sa voix. Peut-être était-ce de la panique.

« Je n’ai pas l’ensemble de permissions pour ça, dit Jeanie. Je suis seulement une visiteuse, venue ici pour voir un ancêtre… soi-disant. » Son accent était américain. Il avait peur des Américains.

« Vous êtes une espionne », dit-il.

Jeanie gloussa de joie.

Elle lui fit franchir une porte-fenêtre, et ils furent dehors, dans un jardin d’hiver ; le fauteuil bringuebala sur les pavés inégaux. Le ciel était gris, alourdi par le brouillard, et il sentait l’air froid contre son visage. Des pots de fleur en pierre, pareils à des urnes funéraires, s’étiraient en rangée ; la plupart étaient vides mais certains contenaient des plantes brunâtres, mourantes. Jeanie donna au fauteuil une dernière poussée, manquant en éjecter M. Jones, et elle bondit devant le vieil homme, l’arrêta en posant ses mains sur ses genoux osseux.

« On m’a envoyée, dit-elle. Pour vous secourir. »

Un mur de pierre pas très haut s’incurvait devant eux. Derrière ce mur, le sol montait en pente raide, de telle sorte qu’ils avaient l’impression de se trouver au fond d’une cuvette. Des arbres décharnés se dressaient dans la brume, et le sommet de la colline restait invisible.

« C’est la limite, dit Jeanie. Nous ne sommes pas sortis, juste dehors. Le reste dépend de vous. »

Le reste ? Il voulait rentrer, regarder la télé.

« Il y a des gens qui vous attendent, dehors, dit Jeanie. Des gens qui se souviennent de vous.

– Qui ?

– Des gens qui vous aiment. Qui savent qui vous êtes.

– Je… Non. Je ne veux pas…

– Si vous restez ici, vous allez mourir », dit Jeanie, les mains sur les hanches à la manière de Peter Pan. « Vous avez déjà tenté d’en finir quelques fois. Si vous recommencez, ils ne vous ranimeront pas, quel que soit votre état mental. Vous comprenez ? Ce sont les règles. »

La conservation s’étira encore longtemps. Des règles, des explications, des considérations techniques. Pourquoi se trouvait-il dehors ? Il faisait froid. L’ado remplissait l’air de mots.

L’impression d’un mouvement accrocha son œil. Il leva les yeux vers la colline, vers le brouillard. Une chose sombre et basse se glissa derrière un arbre.

« Qu’est-ce c’est ? demanda Jeanie. Oh merde. » Mais la jeune fille regardait par-dessus son épaule, en direction des portes qu’ils avaient franchies. Elle saisit sa main, griffonna sur la paume avec un stylo noir.

« Je vous attendrai », dit-elle, avant de l’embrasser sur les lèvres, aussi vive qu’une griffure de chaton.

Elle détala vers le mur, puis disparut. M. Jones voulut crier un avertissement. Il y avait des bêtes sauvages par-là ! Mais les portes s’ouvrirent derrière lui et il n’avait pas l’intention de dénoncer l’espionne.

« Ah, vous voilà », dit un homme. La voix d’un présentateur de la BBC.

M. Jones posa une main sur le sommet de l’une des roues, exerça une pression vers le bas. Le fauteuil bougea à peine.

« Quittez ce jardin, monsieur Jones », dit l’homme. Il tapota son épaule, comme s’ils étaient de vieux amis. Peut-être était-ce le cas. « Vous allez attraper la mort dans le brouillard.

– Vous êtes le docteur.

– Eh oui. Très bien. Vous souvenez-vous de mon nom ? »

Il ne s’en souvenait pas.

« Benway, dit l’homme. Docteur Benway. À votre service. J’ai cru comprendre que vous vouliez discuter avec moi maintenant, plutôt que d’attendre notre rendez-vous habituel. »

M. Jones acquiesça.

« Ce qui ne pose absolument aucun problème. J’ai une heure de libre. Voudriez-vous retourner à l’intérieur ? »

*

Le bureau du docteur correspondait entièrement aux attentes de M. Jones, et les dépassait même. Un décorateur de plateau ciné pour un film de 1962 au sujet d’un psychiatre n’y aurait apporté aucun changement.

« J’espère que vous comprenez mon inquiétude, dit le Dr Benway. Si vous vous sentez soudain… bizarre, sachez que ma porte vous est toujours ouverte. » Il tirait ostensiblement sur sa cigarette ; M. Jones rivait ses yeux au mégot. Il ne se souvenait pas être un fumeur, mais il se sentait l’âme d’en être un ; en fait, il avait probablement fumé abondamment.

« Vous vous sentez… » demanda le docteur.

M. Jones leva les yeux.

« Bizarre ? termina le praticien.

– Non, je… Oui. Je veux rentrer à la maison.

« La maison, dit Benway. La maison. Voilà qui est délicat. » Il tapota sa cigarette au-dessus d’un cendrier en verre assez grand pour servir des hors d’œuvres. « Malheureusement, monsieur Jones, cette fenêtre s’est fermée.

– Cette fenêtre ?

– Nous vous avons transféré ici juste à temps. Quelques jours de plus et vous n’auriez plus été en position d’accepter l’offre. Cette position étant, bien sûr, six pieds sous terre. »

Sous le choc, M. Jones ouvrir la bouche. Puis la referma.

« Mes excuses, mes excuses, dit le docteur. Lors d’un précédent retour, cette blague vous avait fait rire. Vous l’aviez adorée. Néanmoins. Le fait est que… » Il montra à son patient l’intervalle entre son index et son pouce. « Vous l’avez manquée de peu. Bref. Est perdu celui qui hésite. En termes d’upload.

– D’upload ?

– Un terme horrible. Inadéquat et hors de propos. Il n’est pas question de logiciel, seulement de matériel. Observez l’intérieur d’un corps : où allez-vous trouver ce soi que l’on chérie tant, si ce n’est dans les choses en dur. Tous ces motifs de neurones et de synapses cultivés avec soin, l’écheveau de cellules gliales, les millions d’ions calcium chargés et prêts à bondir… Oh ! Et ce n’est juste dans le cortex frontal, pas même tout le cerveau, mais aussi dans les centres émotionnels du tronc cérébral, en bas de la colonne vertébrale, tout en bas, parmi les centaines de millions de neurones du système nerveux entérique… »

Le docteur remarqua enfin l’air confus de son interlocuteur.

« Les intestins, monsieur Jones. Le second cerveau, comme on dit. Mais pourquoi s’arrêter là ? Qu’en est-il de ces voies nerveuses qui courent à travers tout votre corps ? Où traçons-nous la limite entre ce qu’on copie et ce qu’on doit abandonner ? Voyez-vous le problème ?

– Il voit pas, doc. »

M. Jones tressaillit dans son fauteuil, tel un enfant. Il n’avait pas entendu l’aide-soignant pénétrer dans le bureau. Non : les deux aide-soignants. Les Garçons lunaires, comme les avait surnommés Jeanie. Tels deux corbeaux, ils se placèrent de part et d’autre du docteur.

« Il voit jamais, dit le jumeau souriant. Vous gaspillez votre salive.

– Non, répondit Benway. Il comprend. Vous commencez à comprendre, n’est-ce pas, monsieur Jones ? Nous faisons une percée. »

Le jumeau silencieux avait avidement rivé ses yeux aux siens.

M. Jones baissa les yeux et regarda les mots inscrits sur sa paume. Instinctivement, il referma le poing pour cacher le message. « Je veux retourner dans ma chambre, dit-il.

– Pour quoi faire au juste ? demanda le jumeau souriant.

– Je pense que ce que mon associé veut dire, intervint Benway, est : qu’y a-t-il de plus important maintenant que de résoudre le problème auquel nous sommes confrontés ? À savoir…

– À savoir que vous êtes baisé, dit l’aide-soignant. D’un point de vue neurologique. » Son frère acquiesça en silence.

Le docteur leva les mains. « Ce n’est pas votre faute, bien sûr. La démence n’est pas rare chez les seniors, en particulier chez quelqu’un comme vous qui est extrêmement… Bien. Les systèmes tombent en panne. Et dans votre cas – comme dans le cas de tous les résidents du Bâtiment de la Tempérance — nous avons dû vous prendre tel quel. Car c’est du tout ou rien. Il n’y a pas de vous qui n’est pas ce qui est, vous suivez ?

– S’il vous plaît… dit M. Jones.

– Il pige que dalle, dit l’aide-soignant. Ce type est insane. »

Le docteur prit une inspiration, puis sembla considérer mentalement une autre approche du problème. « Même si nous pouvions percevoir la différence entre ce qui relève des "dommages" et ce qui résulte de l’action "naturelle" de votre esprit – ce qui n’est pas le cas, rien n’approchant un début de certitude –, nous ne vous ramènerions pas à quelque "vrai vous-même" idéalisé – car qui pourrait dire ce en quoi il consisterait ? Seulement vous, monsieur Jones. Vous devez nous donner l’autorisation de vous opérer. Et pas juste vaguement : vous devez comprendre les risques. La loi est plutôt stricte en la matière. »

Op érer ? songea M. Jones.

« Allez direct au casse-tête, doc, dit l’aide-soignant. On pourra alors vous en débarrasser. »

Benway fronça les sourcils, mais demeura réticent à croiser le regard de l’aide-soignant. « Le casse-tête, comme mon associé le nomme, est ceci : et si l’état de votre cerveau était précisément ce qui vous empêche de donner votre accord ? »

Il écarta les mains, comme en conclusion d’un tour de magie.

Les trois hommes observaient M. Jones.

Ils veulent entrer dans ma t ête , se dit-il.

Benway perçut sa détresse. « Vous n’êtes pas obligé de décider maintenant. Nous avons tout le temps du monde. »

*

M. Jones faisait mine de contempler l’écran. Mais dès qu’il sentit que les aide-soignants avaient quitté la salle, il ferma les yeux, et les garda clos le reste de la journée, jusqu’à ce que les jumeaux reviennent pour le ramener dans sa chambre.

« On sait ce que tu mijotes, Jonesy. » Celui qui souriait se pencha tant que ses lèvres frôlaient l’oreille du vieil homme. «  Tu veux sortir. »

L’aide-soignant se redressa et remua les sourcils. « Montre-lui, frérot. »

Le silencieux se tenait au pied du lit. Dans sa main, un énorme couteau de cuisine, la lame aussi large qu’un chou, assez massive pour fendre des os.

« Je te demanderais bien si tu le reconnais, dit l’autre. Mais bien sûr, ce n’est pas le cas. Et tu ne remettras jamais la main dessus. Essaie un peu de nous duper, Jonesy. Tu te tireras pas d’ici facilement. »

*

Allongé sur son lit, M. Jones observait le rai de lumière sous la porte, dans l’attente du retour des Garçons lunaires. Ils avaient raison, le désir de fuir le rongeait – mais fuir où ? Il devait accomplir quelque chose, mais quoi déjà ?

Il craignait de s’endormir. Finalement, il se glissa hors du lit et se tint debout, une main cramponnée à la tête de lit. Ses jambes le soutinrent.

Il avança dans le noir jusqu’à la porte, actionna l’interrupteur. La lumière lui fit cligner des yeux.

Il déplia ses doigts. En lettres tremblantes était écrit : JARDIN MINUIT.

D’abord, il ne parvint plus à se souvenir qui avait inscrit ces mots. Puis il se rappela le jardin, et la fille – ou était-ce un garçon ? – avec les cheveux noir et orange, les lèvres rouges. Petite Jeanie. Mais quand était-ce, minuit ? Il n’y avait aucune horloge ici.

Puis il songea : s ’il n’y aucune horloge, alors maintenant est probablement aussi bien le bon moment que n’importe quel autre instant . Il glissa ses pieds froids dans ses pantoufles et enfila sa veste violette.

Il entrouvrit la porte, guetta d’éventuels bruits de pas. Il écarta le battant un peu plus et vit que le couloir était vide. Dans quelle direction se trouvait le solarium ? Gauche ou droite ? Les rangées de portes s’étiraient dans les deux directions.

Il opta pour une direction, aussitôt oubliée. Il laissa traîner sa main sur le mur pour trouver son équilibre, la retirant au niveau de chaque porte, en une sorte de marelle rythmée par les numéros en caractères dorés. À un certain moment, il dut oublier de reposer sa main contre le mur, car il marchait désormais d’un pas ferme. Dès qu’il s’en rendit compte, il tâcha d’oublier cela aussi. L’astuce était de prétendre qu’il n’était pas si vieux, pas si décrépit. Il n’était pas mourant. Non, il vivait ses années en or.

Les globes lumineux sur les murs commencèrent à vaciller. M. Jones s’arrêta, tourna la tête. Le couloir derrière lui était maintenant strié d’obscurité, la moitié des luminaires éteints. Plus loin, une forme animale se glissa dans les ombres les plus noires. Il entrevit une fourrure brillante, des yeux rouges.

Il aurait aimé avoir le couteau de l’aide-soignant. Il l’avait déjà manié, avant, sans le moindre doute. Pourquoi ne l’avait-il pas dissimulé dans un endroit où il aurait pu le retrouver ?

Les ampoules dans cette partie du couloir s’éteignirent soudain. Il s’obligea à accélérer. Puis ce furent toutes les lumières, de part et d’autre du corridor, qui s’éteignirent. Il se figea, son cœur battant la chamade. Il se retourna, tâchant de s’habituer à l’obscurité.

On toucha son bras. Il poussa un cri et recula.

Un visage s’avança vers lui. « Regardez-vous, vous marchez », dit Jeanie. L’adolescente réajusta la veste de M. Jones.

« Quelque chose arrive, dit-il.

– Nous sommes proches », répondit-elle.

*

De quelque manière, Jeanie savait s’orienter dans le noir. Quelques portes à franchir et ils se retrouvèrent dans le jardin. L’ado l’aida à grimper sur le muret puis lui dit : « Vous devez descendre vous-même. Ce sont les règles. »

Permissions. Règles. Il se souvint de ses tentatives d’explication mais pas des explications elles-mêmes.

Il descendit du muret, tituba mais réussit à rester debout. Il s’attendait à quelque signal indiquant qu’il avait franchi une barrière, une sonnerie interne ou une alarme extérieure, mais rien ne se passa.

Jeanie le soutint tandis qu’il forçait ses jambes à gravir la colline. Il respirait fort dans l’air humide. À chaque instant, il craignait que des poursuivants apparaissent derrière eux – l’animal qu’il avait entraperçu ou les jumeaux. Le brouillard les enveloppa tous les deux et le Bâtiment de la Tempérance disparut, hors de vue. Il avança, la main de Jeanie dans la sienne, le tirant en avant, jusqu’à ce qu’ils quittent d’un coup la purée de pois.

Soudain, ils marchaient dans une large avenue. Aucune voiture sur les nombreuses voies ; tous les lampadaires étaient éteints. Les uniques sources de lumière provenaient d’une lune voilée descendant entre les gratte-ciel noirs et de quelques feux épars, brûlant dans de hautes fenêtres. Le sommet des immeubles semblait dentelé, comme si on les avait croqués.

M. Jones se tourna vers Jeanie, troublé : « Que s’est-il passé ?

– C’est Famine-Ville », dit la jeune fille, s’attendant à ce qu’il reconnaisse le nom. Comme si cela allait tout expliquer. « Vous aimez ? » Pas de sarcasme dans sa voix, mais de la fierté.

Qui pourrait aimer ça ? se demanda M. Jones. C’était là une version infernale de Manhattan. Une ville fantôme. Un flash soudain du vrai New York : les rues denses, les jeunes gens vêtus de couleurs vives, et les voitures, tant de voitures brillantes. La sensation lui révéla qu’il s’agissait d’un très vieux souvenir, imprimé sur le cerveau d’un très jeune homme.

« C’est affreux, répondit-il.

– On espérait, dit Jeanie avec quelque déception, que cela déclencherait quelque chose en vous. »

L’adolescente le mena le long du pâté d’immeubles. M. Jones entendait des mouvements derrière eux, des pattes trottinant sur les décombres. Comme Jeanie, dont l’ouïe était meilleure que la sienne, ne disait rien, il demeura silencieux.

Elle le guida à travers une étendue de béton craquelé, vers un bâtiment de verre et d’acier se dressant à son extrémité. Alors qu’ils entraient dans l’ombre du gratte-ciel, M. Jones aperçut, à la périphérie de sa vision, des yeux rouges. Il se tourna mais il n’y avait plus rien.

« Attention. » Jeanie posa une maison sur sa poitrine et le poussa ; une masse heurta le sol à quelques pas d’eux. Un rouleau de corde, lâché depuis les hauteurs.

M. Jones leva les yeux. La corde serpentait sur la façade du bâtiment, ondulant comme douée de vie. Une forme glissa vers la rue en contrebas.

« Le voilà, dit Jeanie. Un Tarzan réglo. »

C’était un homme, son corps se tordant autour de la corde à mesure qu’il descendait. Il se laissa tomber, et atterrit accroupi. Son visage s’ornait de la peinture d’un crâne ricanant.

« C’est Jack », dit Jeanie.

Le nouveau venu se redressa, tendit une main.

« Vos mains font de la fumée, dit M. Jones.

– En effet », dit l’homme avec un sourire. Il frappa dans ses paumes et de la cendre s’éleva dans les airs. « Je voulais juste dire : je suis super honoré. Votre œuvre compte tellement pour moi. Vraiment. » En dépit de la peinture digne d’Halloween, il parvenait à avoir l’air penaud.

« Vous avez été suivis ? demanda Jack à Jeanie.

– Oui, répondit M. Jones.

– Les Lunaires sont de retour à la Tempérance, dit l’ado.

– Ils vont vite se rendre compte qu’il a disparu, fit Jack. Mieux vaut se dépêcher. » Il siffla et des silhouettes commencèrent à se mouvoir dans l’ombre de l’immeuble. Un jeune homme aussi fin qu’un squelette, vêtu d’une tunique de bain du XIXe siècle ; une femme-tronc rampant sur le sol ; un nain, d’à peine un mètre, vêtu d’un smoking immaculé. Une forme plus sombre – un homme, de quasiment deux mètres cinquante, nu excepté les tubes de cuivre s’enroulant autour de son corps. Le pavillon d’un sousaphone, posé sur son épaule gauche, lui faisait une seconde tête.

M. Jones eut un mouvement de recul. « Que voulez-vous ? Je n’ai rien. »

Il sentit qu’on tirait sur sa veste, et il se retourna. Deux écolières, chauves, liées au niveau des épaules et des hanches, lui souriaient timidement. Chacune possédait un bras unique, au bout duquel elle tenait une baguette de percussions.

Jack sourit. « N’est-ce pas évident ? Nous voulons être votre groupe.

– Non, dit M. Jones. Plus jamais.

– Oh, mais nous pensons que vous changerez d’avis », rétorqua Jack et les freaks – M. Jones ne pouvait penser à eux qu’en ces termes — éclatèrent de rire.

Jeanie attrapa sa main. « Laissez-moi vous montrer le corps. »

*

Jeanie le mena dans le bâtiment, un vaste espace évidé par les destructions. Elle le guida à travers des monceaux de béton, sous des tôles tombées du plafond, des rouleaux de corde, jusqu’aux bouches obscures formées par les puits d’ascenseurs que personne ne gardait. La majorité du groupe demeura dehors, mais Jack et quelques autres les suivirent à l’intérieur, gardant une distance discrète. Les écolières gloussèrent par anticipation.

Le corps gisait sur un bloc de métal, entouré de bougies. C’était un homme, nu et pâle, aux cheveux rouge-orange rayés de noir. Il luisait dans la lumière, comme s’il était couvert de diamants.

« C’est pour vous, dit Jeanie. Un cadeau d’anniversaire. »

M. Jones avança d’un pas. Le visage du jeune homme était aussi magnifique qu’étranger. Une peinture rouge, brillante, divisait son visage avec un éclair. M. Jones toucha la face de l’index, qu’il fit glisser sur le zig-zag, puis il frotta son doigt contre le pouce, pour sentir la texture.

Jack apparut de l’autre côté du bloc. « Permettez-moi de vous montrer comment y entrer. » Il toucha la tête du corps, là où les cheveux vifs rencontraient la peau blême, et exerça une pression. Le crâne se divisa puis s’ouvrit tel une fleur, vide à l’intérieur.

« À vous maintenant, dit Jack.

– Allez-vous-en, fit M. Jones.

– N’ayez pas peur », intervint Jeanie d’une voix douce et rassurante, puis elle toucha son front, juste au-dessus du nez. Il se sentit tomber en arrière.

Quelqu’un avait placé une chaise derrière lui. Il s’y effondra. Le nain en smoking recula, hochant la tête manière de dire : De rien.

« Ouvrez les mains », dit Jeanie, et il obtempéra. L’ado leva les bras, hors de son champ de vision, et ramena un objet pulsant de lumière. De la forme d’un cerveau, il semblait constitué de néon. Un ruban lumineux se connectait à la base de l’encéphale, courait le long de sa joue jusqu’à son propre crâne – du moins le supposait-il.

« Voici votre module noétique », dit Jeanie.

Il était magnifique. M. Jones en toucha le sommet, entre deux replis luisant, et le cerveau parut s’étendre dans sa vision, à la manière d’un zoom au microscope. (Mais ce n’était pas la sensation d’un microscope, plutôt celle d’un télescope faisant la mise au point sur des étoiles lointaines.) Des lumières surgirent mais de vastes zones demeuraient dans l’ombre.

« C’est seulement une représentation, dit Jeanie. Mais c’est aussi une interface. Vous comprenez ? Vous pouvez aller tout en bas..

– Même à l’échelle atomique, compléta Jack.

–… du substrat acquis. »

Jack s’accroupit à côté de M. Jones. « Glissez-vous tout simplement dans le nouveau corps. La métaphore va concrétiser le transfert, ainsi qu’effectuer d’autres mises à jour sur le module. Nous l’avons conçu pour réparer certaines de vos actuelles, euh, difficultés. »

M. Jones fronça les sourcils, tâchant de se souvenir des paroles du Dr Benway.

« Mais ce nouveau corps ne sera pas moi.

– Ce n’est pas une mauvaise chose, dit Jack. Vous êtes dans un sale état.

– Ce sera vous, grosso modo, dit Jeanie. Le reste, nous l’avons modelé d’après tout ce que nous connaissions de vous, votre véritable nature.

– Bien sûr, il y a eu des désaccords, précisa Jack. Certains ont insisté pour qu’on jette un œil à votre œuvre tardive.

– Les disques plus dansants, fit Jeanie. Regrettable.

– Mais nous sommes tombés d’accord à la fin : ceci est celui que vous devez être. »

Jack leva la main et le nain en smoking lui tendit une paire de ciseaux brillants. « Une fois que vous aurez inséré le module, vous devez couper la connexion. Nous ne pouvons pas le faire pour vous.

– Autorisation, dit M. Jones.

– Voilà ! s’exclama Jack. C’est ça.

– Et qu’arrive-t-il à… moi ? » Il toucha son sternum.

– Vous serez dans le module. Ce vieux corps va juste… pouf ! »

Mais M. Jones avait cessé de l’écouter.

Il plongeait le regard si profondément dans le module qu’il lui semblait être à l’intérieur, baigné de lumière. Ses pensées clignotaient et le ravissaient. Puis il prit conscience des pensées au sujet de ses propres pensées, et il rit. Il se regardait se regarder… et cette même pensée fut examinée à son tour… et cette pensée…

Il tituba et se sentit tournoyer en chute libre. Les rayons de lumière qui le coursaient ralentirent, se muèrent en gouttes de mercure. C ’est si beau… songea-t-il (et il vit cette pensée glisser à ses côtés comme un char de parade étoilé), mais si contraint. Plus il regardait, plus il remarquait les connexions effilochées, pareilles à des ponts brisés, des zones aussi mortes que les ruines de Famine-Ville. Il tendit la main vers une veine de noirceur, en piqua le bout.

*

Il gisait sur le flanc, le sol de ciment râpeux contre ses côtes. Que s’était-il passé ? Il s’était rendu au sein du module noétique, avait fait son apprentissage. Mais maintenant l’objet se trouvait à ses côtés, luisant, toujours rattaché à lui par un filin lumineux jusqu’à la prise invisible de son crâne.

Des cris. Des corps en mouvements partout dans la pièce. Impossible de comprendre ce qui se passait. Puis il saisit : les Lunaires les avaient retrouvés.

Le jumeau au sourire brandissait un morceau de tuyau, sûrement récupéré dans les débris, qu’il agitait devant le géant, forçant ce dernier à reculer. Le colosse se déplaçait avec embarras dans son costume en tubulures de cuivre.

« Ceci n’est pas une pipe » [1], dit l’aide-soignant avant de rire. Il bondit et agita encore son arme, frappant l’un des tuyaux avec un clong. « Je révoque vos privilèges », dit-il calmement, et le colosse disparut avec un éclat lumineux. Le sousaphone tomba au sol dans un fracas métallique.

Quelques mètres plus loin, le jumeau silencieux tenait Jack par la gorge. Dans sa main, le grand couteau de cuisine – l’arme qu’il avait montrée à M. Jones au Bâtiment de la Tempérance. L’aide-soignant le plongea dans les entrailles de Jack, qui émit un son de porte grinçante. Le jumeau grimaça — la première expression que M. Jones vit jamais sur son visage – et tourna la lame d’un quart de tour.

Jack… vola en éclat. Un millier de fragments tintèrent dans l’obscurité.

M. Jones s’assit, horrifié. Les membres du groupe chargèrent contre les jumeaux. Et dans le noir, les formes lupines qui l’avaient suivi rôdaient à la périphérie. Elles ne s’étaient pas engagées dans la bataille mais encerclaient les combattants, et patientaient.

« Bon sang », fit une voix. Le nain en smoking, qui contemplait l’endroit où Jack avait disparu. « Tout va en enfer. »

Le jumeau silencieux se tourna et fit un mouvement de tête à l’adresse du nain, comme une invitation à danser.

Le petit homme en smoking lissa ses cheveux noirs huilés, redressa ses manchettes. « Allons bon… »

Il fit deux pas vifs en avant et se jeta contre l’aide-soignant, hurlant avec une sauvagerie surprenante. Il se plaqua contre ses cuisses, envoyant son ennemi tituber en arrière.

M. Jones entendit un gémissement. De l’autre côté du bloc de métal, hors de vue des aide-soignants, Jeanie gisait sur son dos. Elle (ou il) vivait encore, mais sa peau paraissait bizarre. Celle-ci pétillait de lumière, comme des lasers inversés. Jeanie était blessée.

Une voix derrière lui : « Tu fais l’amour à ton ego, Jonesy ? »

L’aide-soignant souriant, qui en avait fini avec le géant, avança à grands pas vers lui, faisant tournoyer le tuyau dans sa main à la manière d’un batteur en plein échauffement. « Ces peuploïdes ont dû t’apprendre le truc. Mais tu ne peux pas brandir ton bon vieux module là où on pourrait le blesser. »

Deux cris retentirent. Avec leurs jambes surnuméraires, les siamoises chauves se jetèrent dans le passage de l’aide-soignant. Elles brandirent leurs baguettes tels des couteaux en direction de son visage.

Ce sont des h éros , pensa M. Jones, qui risquent le tout pour le tout pour moi.

Il fourra le module sous un bras puis se redressa. Le corps pâle et adorable l’attendait sur le bloc, son crâne ouvert comme un berceau.

Glisse-toi à l’intérieur , avait dit Jack. Concrétise la métaphore.

Il pouvait devenir quelqu’un d’autre. Dans ce monde, toutes les formes étaient malléables. Ces freaks s’étaient façonné des apparences susceptibles de lui plaire. Ils avaient bâti une ville entière pour lui. Et cette enveloppe qu’ils lui avaient conçu, cet homme magnifique pailleté de diamants, correspondait pile à ce qu’ils rêvaient de lui. Il deviendrait leur rêve. Il ne serait pas celui qu’il était maintenant mais il pourrait fuir. Il pourrait les battre.

Les siamoises crièrent en harmonie, leurs tons séparés d’une tierce. M. Jones se retourna à temps pour voir l’aide-soignant assener son tuyau à leur jonction, les déchirant. « Révoquées ! » hurla-t-il. Les deux corps tombèrent dans deux directions opposées, à la manière d’un arbre fendu en deux. Quand elles touchèrent le sol, elles s’évanouirent dans une nuée d’étincelles.

M. Jones étouffa un cri de peur. L’aide-soignant lui lança un clin d’œil. « Viens, Jonesy. L’est temps de rentrer à la maison. Tu loupes tous les bons spectacles. »

M. Jones se précipita vers son nouveau corps. Mais le jumeau silencieux était déjà là, accroupi au-dessus d’une manière obscène, le couteau en main. Son regard pivota pour rencontrer celui du vieil homme.

Ce dernier comprit qu’il ne voulait rien avoir à faire avec ce corps, rien qu’une autre sorte de piège. Conçu par des gens qui l’aimaient, mais un piège tout de même.

« Allez-y, dit M. Jones. Je n’en veux pas. »

L’aide-soignant haussa les épaules puis plongea la lame dans la poitrine du corps. Ce dernier ne tiqua pas ni ne réagit. Pas de sang.

« Pas de transfert non-autorisé, dit le jumeau souriant. C’est les règles.  »

M. Jones avait déjà reculé. Il tenait le module d’une main, et les doigts de l’autre se serraient sur l’un des replis.

« Hé, attention, dit l’aide-soignant. T’as pas envie de tripoter ça. »

M. Jones plongea sa main dans le module, jusqu’au poignet. Quoique, d’une autre manière, il fût plus loin. Submergé et cerné, là où les pensées deviennent aussi langoureuses qu’un flot de mercure. Il avait déjà appris beaucoup de choses sur les failles et les zones mortes de son esprit. Il était maintenant impatient d’effectuer les réparations.

*

Le frère silencieux bondit sur le dos de M. Jones. Ils chutèrent tous les deux, et la main du vieil homme sortit du module avec un son digne d’un cartoon.

M. Jones rit. Un son bas, venu des tréfonds de sa gorge. « Wham bam », dit-il.

– Okay, Jonesy, fit l’aide-soignant au sourire avec un ton hésitant. Grouille-toi de remettre ce cerveau là où tu l’as trouvé. »

M. Jones acquiesça. Il dressa les bras au-dessus de sa tête, puis inséra le module noétique dans la cavité comme s’il se couronnait. Son crâne accepta le module et se replia autour. Les aide-soignants se baissèrent pour relever le vieil homme, mais celui-ci dressa une main pour les stopper. Il se remit debout de lui-même, un sourire inédit aux lèvres.

« Qu’avez-vous fait, monsieur Jones ? demanda l’aide-soignant.

– Ce n’est pas mon nom », dit le vieillard. Il ôta sa veste, la laissa choir. De la brume s’éleva du col de son pyjama.

La peau de son visage commença à se craqueler et à tomber, comme de la glace qui s’effondre, exposant ainsi un nouveau derme, teinte indigo. Ses yeux changèrent de couleur, l’un vert, l’autre bleu. Son corps adopta une nouvelle forme, et le pyjama tomba à son tour.

Il avait perdu une partie de sa mémoire, il en était certain, mais d’autres souvenirs, plus anciens, inaccessibles jusqu’alors, se trouvaient de nouveau à sa portée. Il se souvint de choses lui appartenant. Il se souvint des chiens.

« Monsieur Jones… » dit l’aide-soignant, dont le sourire vacillait désormais. Les silhouettes de loup quittèrent les ténèbres, une douzaine de bêtes, leurs yeux rouges rivés sur les Garçons lunaires. Tandis qu’elles avançaient dans le cercle de bougies, leurs colliers de diamant étincelèrent.

« Révoqués », dit l’homme indigo. Les chiens bondirent.

*

Jeanie le regardait à travers des yeux éclaboussés de lumière, tentant toujours de maintenir la cohésion.

« Vous avez changé, dit-elle, admirative. Tout seul.

– Que puis-je faire pour toi ? » demanda-t-il.

Jeanie eut un sourire timide. L’homme indigo s’agenouilla à côté de l’adolescente et posa ses lèvres contre les siennes. Il permit à un peu de violet profond de s’étaler contre le rouge à lèvres de la jeune fille.

Jeanie poussa un soupir. « Ce corps que vous portez, je ne le reconnais pas. Il vient de 72 ? Ou 74 ? Quelque chose dans les années 80 que j’aurais loupé ?

– Oh, petite Jeanie, dit-il en posant gentiment la tête de l’adolescente contre la caillasse. Me suis-je jamais répété ? »

 

 

[1]En français dans le texte. Jeu de mot intraduisible entre « pipe », tuyau, et la pipe.

Nouvelle reproduite avec l'accord de l'auteur.
Les lecteurs anglophones peuvent également la lire en ligne à cette adresse.

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