Suite de l'exploration de l'œuvre de Stanislas Lem. Réduire au seul genre de la science-fiction serait… réducteur. Avec The Investigation, roman inédit en français, l'auteur de Solaris s'essaie au roman policier, avec une abracadabrante histoire de vols de cadavres…
The Investigation [Śledztwo], Stanislas Lem, roman traduit du polonais en anglais par Adele Milch. Houghton Mifflin Harcourt, 1974 [1959]. Édition numérique, ≈ 216 pages.
Poursuivons notre exploration de la bibliographie de Stanislas Lem. Après Człowiek z Marsa et Obłok Magellana, c’est à un autre roman inédit en français que l’on s’attache, Śledztwo : The Investigation dans sa traduction anglaise. Un titre qui a tout d’un programme : délaissant la science-fiction, Lem nous propose ici un polar, consacré tout entier à une enquête.
Nous voici à Londres, à Scotland Yard. Les policiers sont sur les dents : se pose à eux un problème quelque peu embarassant. Dans les morgues, les cadavres bougent, ou plus exactement : sont bougés. Bon, personne ne va croire à des morts-vivants… à moins que ? Qui fait cela ? Dans quel but ? Plus ennuyeux, les cadavres se mettent ensuite à disparaître. L’enquête est confiée au lieutenant Gregory, doté d’un bel esprit analytique. Gregory rencontre bientôt le Dr Sciss, qui place toute sa foi dans la statistique et qui a ses propres hypothèses sur la question : selon lui, on peut trouver une corrélation entre ces déplacements de cadavres et le cancer.
« “It is your primary duty to respect the facts,” Sciss continued. “I, my dear sir, went beyond the facts. Some corpses disappeared. How? The evidence suggests they walked away by themselves. Of course, you, as a policeman, want to know if anyone helped them. The answer is yes: they were helped by whatever causes snail shells to be dextrorotatory. But one in every ten million snail shells is sinistrorsal. This is a fact that can be verified statistically. I was assigned to determine the connection between one phenomenon and other phenomena. That’s all that science ever does, and all that it ever will do—until the end. Resurrection? By no means. Don’t be ridiculous. The term is used much too loosely. I’m not claiming that the corpses came back to life, with their hearts beating, their brains thinking, the coagulated blood in their veins flowing again. The changes which take place in a dead body are not reversible in that sense. What other sense is there, you ask—the corpses moved around, changed their positions in space. I agree, but the things you’re talking about are nothing but facts—I have explanations!” »
Bon, Sciss s’avère un individu tellement perché que notre lieutenant Gregory en vient à le soupçonner activement d’être l’instigateur de cette série de disparitions…
« The idea of the police checking out a scientific hypothesis is too funny for words. Still, so far as the theory’s long range consequences are concerned, Sciss was very clever. Instead of trying to confuse me with fantastic possibilities, he made it into a joke. But there aren’t any alternatives. »
Et trop réfléchir, c’est mal vu chez les policiers, semble-t-il. L’inspecteur-en-chef en fait la remarque à Gregory :
« You’ve done so much research that you hardly sound like a policeman anymore. Weel, I suppose it’s a good idea to master the enemy’s language. »
Gregory, lui, a ses méthodes :
« The overall picture didn’t fall into place, so I skipped the usual routine. Besides, I’m not a very systematic investigator. I improvise, or you might say, I tend to be disorderly. I even have a theory to justify my careless work habits: until you have a specific theoretical structure to fit the facts into, there’s not point in collecting evidencee.»
Dans ses éléments, The Investigation a tout pour être un roman policier classique : des policiers comme protagonistes, un environnement urbain hivernal qui dépeint un Londres fantasmé, un mystère impénétrable à la lisière du fantastique – un fantastique qui tient davantage de Kafka que de George Romero –, façon whodunit. Mais en fin de compte, Lem se refuse à proposer un polar banal, et l’intrigue tourne très vite en une succession d’épisodes curieux et de réflexions sur la nature d’une investigation. À quoi servent les preuves ? À quel point peut-on déduire une règle élégante, ou à tout le moins valide, à partir d’une suite d’événements qui paraissent reliés en apparence – en l’occurrence, ces disparitions de cadavres. À quel point l’analyse statistique proposée par l’étrange Dr Sciss tient-elle la route ? Plus l’enquête avance, plus les explications avancées deviennent farfelues…
La fin ne résoudra pas grand-chose, laissant une impression curieuse assez peu satisfaisante. The Investigation a pour lui sa brièveté, son ambiance et son humour pince sans rire ; pour le reste, il laisse sur votre serviteur une impression mitigée. C’était bien mais…
Une quinzaine d’années plus tard, Lem va revenir au polar avec Le Rhume, roman non moins curieux et empruntant des motifs similaires. On y reviendra en temps voulu…
Introuvable : oui
Illisible : non
Inoubliable : peu s’en faut