D comme The Diary of Nathan Adler

L'Abécédaire |

Où l'on feuillette le livret de 1. Outside, l'un des albums les plus étranges que David Bowie ait jamais conçu, premier volet d'un « hypercycle gothique non-linéaire » demeuré inachevé…

1. Outside, David Bowie (BMG, 1995). 19 morceaux, 74 minutes.

David Bowie rules

« My name is Nathan Adler, or Detective Professor Adler in my circuit. I'm attached to the division of Art-Crime Inc., the recently instigated corporation funded by an endowment from the Arts Protectorate of London, it being felt that the investigation of art-crimes was in itself inseparable from other forms of expression and therefore worthy of support from this significant body. »

La collaboration entre Brian Eno – alias le non-musicien le plus doué de sa génération – et David Bowie – alias le chanteur le plus influent de la second moitié du XXe siècle – a donné la fameuse trilogie berlinoise à la fin des années 70 : les impeccables Low et "Heroes", mêlant pop-songs et expérimentations, et le plus bancal Lodger. Quinze ans après ce dernier volet de cette trilogie, qui n’a au demeurant de berlinoise que son nom, "Heroes" seul ayant été enregistré entièrement à Berlin-Ouest, les deux artistes se sont retrouvés pour une nouvelle collaboration : 1. Outside, le premier volet d’un projet envisagé par Bowie comme « a nonlinear Gothic drama hypercycle ». Rien que ça !

David Bowie rules

Impossible de faire plus clair, ce 1. Outside est un album-concept, lequel concept apparaît notamment dans le livret accompagnant le disque : « The Diary of Nathan Adler ». L’album ne forme en aucun la bande originale du livret, les deux sont deux œuvres qui se complètent. Danssa critique de l’album, le magazine Rolling Stone qualifiait l’intrigue sous-tendant 1. Outside de « Sam Spade meets Neuromancer via Naked Lunch ». Voilà qui laisse rêveur…

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« It was precisely 5.47am on the morning of Friday 31 of December 1999 that a dark spirited pluralist began the dissection of 14-year-old "Baby Grace Blue". »

Le journal commence par une introduction goûteuse à souhait : le meurtre rituel de Baby Grace Blue, raconté par Nathan Adler, détective-professeur à Art-Crime Inc., une firme soutenue par le Protectorat des Arts de Londres. Adler, nouvel avatar de Bowie – incidemment, tous deux partagent la même année de naissance. Dans ce monde-là, les arts – et le body art en particulier – semblent avoir acquis une importance considérable. Hypercycle non-linéaire : l’adjectif trouve sa justification dans la narration, qui bascule entre différentes époques – la matinée du 31 décembre 1999, 1994, 1977 — et différents lieux – New York, Berlin. Le texte, assez bref (quelque douze mille signes) se termine sur un frustrant « To be continued…? »

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Difficile d’en dire plus, faute de savoir où l’histoire devait mener. En l’état, ce sont juste des bribes, posant personnages et bouts d’intrigue, qui s’achèvent sans conclusion. On a pu voir Eno auteur de short short stories, et il s’avère plaisant de voir Bowie, que l’on savait déjà amateur de SF depuis « Space Oddity », fan du roman 1984 (qui sera lointainement adapté sur l’album Diamond Dogs), se frotter de nouveaux aux mauvais genres sous l’angle de la fiction. Il plane sur ces quelques pages une ambiance millénariste, malsaine, teintée d’autobiographie, avec une jolie ambiance très nineties, rehaussée par les affreux collages photoshopés qui ornent le livret (on pense à du Dave McKean en culottes courtes).

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Malgré de vagues annonces dans la foulée de la sortie du disque, Bowie n’a donné aucune suite à 1. Outside, et les volumes suivants de cet hypercycle, quatre au total (2. Contamination et 3. Afrikaan étaient les titres envisagés), à la parution supposée s’échelonner jusqu’à l’an 2000, n’ont jamais vu le jour. De fait, l’album suivant, Earthling (1997), a été une incursion, fort réjouissante au demeurant, dans la jungle, et la suite a vu Bowie passé à d’autres projets, enterrant pour de bon cet « Hypercycle gothique non-linéaire » (malgré des rumeurs sur la possible sortie de chutes de studio). Quelques temps avant son décès, Bowie caressait toutefois l’idée d’une nouvelle collaboration avec Brian Eno.

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« It was definitely murder – but was it art? »

Quant à l’album lui-même, c’est un demi-ratage. Ou une demi-réussite, c’est selon. De la menaçante introduction « Leon Takes Us Outside » au jazzy « The Motel », c’est un quasi sans-faute : « The Heart’s Filthy Lesson » est un monument de déviance, illustré par l’un des clips les plus malsains jamais présentés par Bowie – l’inspiration body art – ; « A Small Plot of Land » est une cauchemardesque montée en puissance ; « Hallo Spaceboy » est joliment féroce, et l’on oubliera le pâle remix des Pet Shop Boys présent sur la plupart des compilations et best-ofs. La suite, jamais désagréable, est plus inégale : pour un monstrueux « The Voyeur of Utter Destruction (As Beauty) », on récolte d’un pénible « We Prick You» ; pour un immortel « I’m Deranged », on oublie le peu mémorable « Wishful Beginnings », et « Thru This Architect’s Eyes » est un piètre final, heureusement contrebalancé par un « Strangers When We Meet », tiré de la BO Buddha of Suburbia et venant conclure le disque.

Dans son journal, Une Année aux appendices gonflés , Brian Eno donne son ressenti sur l’enregistrement d’1. Outside :

« Quand [David] est en forme, il est vraiment en forme. Peut-être devrais-je accepter le fait qu’il est chasseur et moi pasteur – il rôle aux environs pendant longtemps puis bondit pour la curée, tandis que je parviens à des résultats par des processus plus lents, semi-agricoles. Ça semble marcher chaque fois que nous respectons ces règles. Parfois j’aimerais qu’il me laisse complètement ma part des choses – de cette façon nous pourrions arriver à des structures claires, aérées, qui pourraient soutenir les orgies de chaos évocateurs qu’il affronte avec tant de succès (i.e. 6B et 6H). » Brian Eno, Une année aux appendices gonflés, entrée du 17/01

De fait, 1. Outside souffre quelque peu d’une dualité mal équilibrée : un côté atmosphérique-glauque co-existant à côté de morceaux plus rythmés. Un déséquilibre que l’on retrouve dans la genèse du projet. À l’origine, il y a une longue jam, entre David Bowie, Brian Eno et les autres musiciens (le pianiste Mike Garson, le batteur Sterling Campbell, le guitariste Reeves Gabrels et le multi-instrumentiste Erdal Kızılçay) ; il en a émergé trois heures et demi de musique (parfois plus, suivant les sources), en tous cas de quoi constituer un double album – une moitié atmosphérique, une moitié plus vive –, que la maison de disques de Bowie aurait refusé, jugeant la chose trop peu commerciale. 1. Outside serait issu du retravail de cette jam. La jam en question, on peut en entendre des fragments, notamment sur le disque d’outtakes – les prises et éléments non-conservés — intitulé Something Really Fishy. La qualité audio est déplorable, mais au milieu du magma sonore surnagent les bouts de ce qui donnera les chansons du disque définitif ; on notera en particulier la longue et terrifiante impro « I Am With Name / Hide Me / We Creep Together Part I », qui, au fil de ses quelque vingt-deux minutes, contient bon nombre de fragments d’1. Outside et de pistes demeurées inexplorées. La chasse aux informations sur la suite de 1. Outside et aux outtakes s’avère un jeu forcément insatisfaisant et frustrant, rien de solide, d’officiel ou d’une qualité suffisante ne venant corroborer cet ensemble incertain de morceaux encore bruts. ( Plus de détails et d’hypothèses par là.)

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« Me rends compte que peut-être le disque de Scott Walker pourrait occuper une bonne part du territoire de David. Si c’est le cas, celui-ci ne sortira pas le sien et avec le temps, de plus en plus de choses seront peu à peu grignotées, ou submergées sous des additions ultérieures. » Brian Eno, Une Année aux appendices gonflés, entrée du 11/04

« Orgie de chaos évocateurs », 1. Outside et son complément écrit « The Diary of Nathan Adler » aboutissent à un résultat plus qu’honorable, et demeurent le disque le plus intéressant et le plus ambitieux que Bowie a sorti au cours de la décennie 90 (même siEarthling est très bien en son genre), qui n’a nullement à rougir face au Tilt de Scott Walker ni au Downward Spiral de Nine Inch Nails – une parenté certaine existe, ces trois albums explorant à divers degrés de semblables territoires d’inquiétude. Encore une fois : regrets éternels que le projet n’ait été poursuivi.

Introuvable : non
Illisible : non
Inoubliable : oui

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