A comme Une Année aux apprendices gonflés

L'Abécédaire |

Après la musique de Brian Eno, intéressons-nous ici au pendant littéraire de l'œuvre du bonhomme, avec son unique livre Une année aux appendices gonflés, journal intime de l'année 1995 augmenté d'une tripotée d'articles divers. Eno, aussi bon littérateur que musicien ? C'est à voir…

Une année aux appendices gonflés [A Year with Swollen Appendices], Brian Eno, journal et essais traduits de l’anglais [UK] par Jean-Paul Mourlon. Le Serpent à plumes, 1998. 498 pp. GdF.

J’ai parlé çà et là de Brian Eno : au sujet de sa séminale tétralogie Ambient, et de sa plus discrète trilogie Music for films (sans oublier des mentions au fil des billets, comme avec le premier album de Devo). Je pourrais continuer à décortiquer sa discographie, disque par disque, elle est passionnante (comme celle d’Autechre) et ça m’occuperait pour bon nombre de prochains billets (comme celle d’Autechre), mais ça risquerait d’être répétitif (comme celle d’Autechre ?). On va s’arrêter là et s’intéresser à l’œuvre littéraire d’Eno. Sa bibliographie primaire est courte, et ne tient pour l’essentiel qu’en ce titre : Une Année aux appendices gonflés, sous-titré « Journal ». Fin 1994, Eno a pris la résolution de tenir un journal, et surtout d’essayer de maintenir sa rédaction (dans sa préface, le musicien explique que, à quelques reprises, il a échoué à dépasser le 6 ou le 7 janvier).

En règle générale, je n’ai pas d’appétence pour les autobiographies. Quel intérêt à découvrir l’individu derrière l’œuvre, lorsque celle-ci se suffit à elle-même ? Ce livre-ci déroge à la règle en question, au vu de la personnalité de son auteur, ainsi que de sa nature : un journal, non une autobiographie stricto sensu. Il s’agit moins de la présentation d’un parcours de vie a posteriori qu’un instantané sur une période précise.

L’année de ce journal, c’est 1995. Une année intéressante sous l’aspect musical, tant pour Eno lui-même qu’en général. En 1995, Eno finit de collaborer avec feu David Bowie sur le projet Outside, et se lance ensuite avec U2 dans l’expérience Passengers, collaboration d’où il résultera l’albumOriginal Soundtracks 1 – un disque de musiques pour films inexistants (mais ça ne vous rappelle pas quelque chose ?). C’est aussi en 1995 que sort Tilt, album signant le retour en grâce de Scott Walker.

(Faison obligeamment l’impasse sur la couverture du livre, proprement hideuse, pour se concentrer sur le texte.)

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Au fil des entrées de journal (environ 350, une poignée de jours passent à l’as), Brian Eno nous apparaît comme un individu des plus recommandables. Cela, d’autant plus qu’il ne cherche pas à se présenter sous son plus beau jour. Époux attentionné, père choyant ses deux filles, individu à la fois créatif et pragmatique pas insensible à la procrastination, la fatigue, à l’énervement… Un être humain, en somme. Dans l’entrée du 9 août, il se définit ainsi :

« Je suis :
un mammifère
un père
un Européen
un hétérosexuel
un artiste
un fils
un inventeur
un Anglo-Saxon
un oncle
une célébrité
un masturbateur
un cuisinier
un jardinier
un improvisateur
un époux
un musicien
un chef d’entreprise
un employeur
un enseignant
un amateur de vin
un cycliste
un non-conducteur
un pragmatique
un producteur
un écrivain
un utilisateur d’ordinateurs
un Blanc
un interviewé
un grommeleur
un "clarificateur dérivant" » 09/08

Ce journal varie les styles, alternant entre les simples prises de notes, les extraits d’emails et les passages plus narratifs. Tout à trac, Eno y fait part de ses réflexions, de ses rêves, de son quotidien fait de séances d’enregistrement comme de journées à bosser sur Photoshop ou sur des CD-roms, de voyages, de glandouillage aussi. Des plus intéressants pour découvrir la manière dont Eno a collaborer avec Bowie et U2 sur respectivement Outside et Original Soundtracks 1. Une mise à nue, qui contient son lot de surprise : le 26 août, notre chauve préféré se rend compte qu’il n’a jamais goûté à son urine, alors il le fait ; le 5 octobre, il s’interroge sur le fait que certains étrons flottent et d’autres coulent (c’est vrai, pourquoi ?). Et le 8 septembre, il livre une passionnante réflexion sur le bruit et sa relation à la musique. De temps à autres lui vient l’idée de nouvelles cartes pour ses Stratégies obliques, ce jeu de cartes développé par Peter Schmidt et lui-même, comme aide à la création valorisant la pensée latérale.

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« Le problème est que dès que je me mets à penser, je m’égare dans les petites allées et les chemins de traverse. J’y ai découvert des choses avant, et l’habitude persiste. » 13/02

La réserve que constitue ce genre de projet, c’est l’ennui qu’il est susceptible de provoquer. Ce Journal n’échappe pas à la règle : bon nombre d’entrées où Eno se contente de parler de sa journée s’avèrent d’un intérêt quelque peu limité. La décision de transformer ce journal intime en ouvrage à publier n’intervient que tardivement dans l’année, vers septembre ; l’ambition originelle consistait pour Eno à tenir seulement un journal pour lui-même. En vue de la publication, le musicien a revu quelques passages à la demande de son épouse, sans pour autant éditer le reste : voilà qui explique l’intérêt fluctuant, subordonné à la volonté de donner aux lecteurs une œuvre la plus proche de l’intention originelle – un journal intime.

« Rêvé que j’étais une chanson. Il est décevant de m’éveiller pour découvrir que je suis un homme dans un trou. » 22/01

Les appendices gonflés du titre, c’est une quarantaine de documents, rassemblés en fin de volume, dont ils occupent un bon quart. Ce sont des lettres, des articles, et, de manière assez surprenante trois nouvelles (disons plutôt short short stories). De fait, si on imagine bien Eno en tant que théoricien de la musique, on l’attend moins sur le plan de la fiction. Dans ces trois nouvelles, Eno s’intéresse aux comportement humains modifiés par tel ou telle invention : une méthode pour acquérir une phobie (le must pour briller en société), ou encore un jeu pervers pour pimenter les longs voyages en avion… Rien d’inoubliable, mais de quoi regretter que notre chauve préféré ne donne pas l’impression d’avoir poursuivi en la matière.

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Qu’en retenir ? Il y a quelque chose de rassurant à constater que l’un des musiciens les plus intéressants de ces dernières années est, finalement et au-delà de sa trombine lunaire et de ses contributions à la musique, aussi un être humain (sans blague). En dépit du caractère passionnant de certaines entrées du Journal et des appendices, ce drôle d’objet littéraire ne parlera sûrement qu’aux fans hardcore du bonhomme. Du genre à écouter Eno du petit-déjeuner au dîner et pour s’endormir (on peut raisonnablement trouver parmi son œuvre musicale de quoi servir de bande-son à une journée toute entière). Mais our ceux-là, ce Journal s’avère un document indispensable de la plume de l’un des musiciens les plus fascinants du XXe siècle, à la frontière de la pop et de l’avant-gardisme.

« Ma nouvelle épitaphe : "Il fut co-auteur d’une ou deux chansons décentes, et devint effrontément chauve". » 21/12

Introuvable : d’occasion
Illisible : non
Inoubliable : oui

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