Un Géant des Pulps : L. Ron Hubbard
Des débuts fracassants mais contestés
Dans son numéro daté juillet 1938, Astounding SF, alors en position dominante sur le marché anglo-saxon de la science-fiction, publie une nouvelle formidable qui devient immédiatement un classique de l’Âge d’Or.
« The Dangerous Dimension » – « La dimension périlleuse » dans sa traduction française [1] – est, en effet, une des toutes premières histoires de téléportation [2]. On y voit un savant découvrir qu’il peut se rendre où bon lui semble rien qu’en le souhaitant. C’est l’idée de base de ce qui deviendra, une douzaine d’années plus tard, l’un des chefs-d’œuvre absolu du genre : Terminus les étoiles d’Alfred Bester. Il faut un certain temps pour que les idées réellement novatrices soient intégrées dans cette manière de « fond commun » dans lequel piochent les écrivains de science-fiction, littérature collective par excellence. De plus, une simple idée – même brillante – ne fait pas forcément un bon texte. Alfred Bester avait cette folie pyrotechnique, cette fulgurance scénaristique, cette maîtrise littéraire qui faisaient probablement défaut à l’auteur de « The Dangerous Dimension ».
Mais il n’empêche : cet auteur productif et déjà « installé » dans le monde des pulps qu’était alors L. Ron Hubbard, fit avec « The Dangerous Dimension », une entrée très remarquée dans le monde de la science-fiction. Avec raison, Alain Dorémieux, alors rédacteur en chef de Fiction et responsable de la collection d’anthologies associée, inscrivit cet étonnant récit au sommaire d’un numéro de Fiction Spécial.
Deux mois après avoir fait paraître « The Dangerous Dimension », Hubbard récidive, toujours dans Astounding SF avec la première partie d’un roman qui en comptera trois : The Tramp. Le personnage principal est un petit homme découvrant qu’il possède d’étranges pouvoirs psychiques. L’auteur innove en mettant en action les possibilités de guérison découlant en l'occurrence de la télépathie – mais The Tramp est un roman à mon avis trop long et pas très excitant, au-delà de l’idée de départ. Le texte suivant, livré à la revue en février 1939, par Hubbard est une novelette, «The Professor was a Thief». Un texte qui n’a vraiment rien de mémorable… On en arriverait presque à croire que L. Ron Hubbard n’est pas fait pour la S-F — et que l’idée de base de « The Dangerous Dimension » n’était peut-être pas de lui… et qu’il n’aurait fait qu’exploiter une idée de John Campbell. On sait, en effet, que Campbell était coutumier de ce genre de cadeaux. À l’époque où il reprend Astounding SF, il est un des plus grands auteurs de SF spatiale et a pour seul rival dans le cœur des lecteurs, le vieux maître E.E. « Doc » Smith, auteur de la série extrêmement populaire des Skylarks. Campbell est un pur génie. Un écrivain en avance sur son temps de quelques bonnes longueurs – comme en témoigne certaines nouvelles parues sous son nom ou sous le pseudonyme de Don A. Stuart [3]. C’est un être exceptionnel et d’une totale générosité. C’est lui qui, par exemple, définit les fameuses « Lois de la Robotique » et les offre littéralement à un de ses protégés, le jeune Isaac Asimov, en lui demandant d’essayer d’en tirer quelque chose. Le prenant au mot, Asimov en tira sa réputation, sa gloire et sa fortune !
Hubbard véritable auteur ou pas de «The Dangerous Dimension » ? Avec le recul, il est légitime de s’interroger. Collaborateur épisodique d’ Astounding SF, L. Ron Hubbard est en effet beaucoup plus à l’aise dans la revue sœur, Unknown, plutôt orientée vers le fantastique – bien qu’y furent publiés quelques classiques de la S-F comme le remarquable Guerre aux invisibles de Eric Frank Russell.
Détour par Unknown : l’écrivain du doute
Nouvelle star du fantastique, Hubbard ? Là, par contre, il est difficile de le contester. En quelques mois, il devient l’auteur vedette de Unknown à qui il donne de nombreux romans qui sont publiés non pas en feuilleton mais en un seul morceau, preuve de son succès auprès du lectorat :The Ultimate Adventure (avril 1939), Slaves of Sleep (juillet 1939), The Goul (août 1939), Death’s Deputy (février 1940), The Indigestible Triton (avril 1940) – ce dernier sous le pseudonyme de René Lafayette –, Fear (juillet 1940), Typewriter in the Sky (novembre 1940), The Case of the Friendly Corpse (août 1941). Le départ sous les drapeaux de l’auteur mettra malheureusement un point final à cette liste.
Le lectorat français n’a longtemps connu qu’un seul de ces romans : Death’s Deputy, alias Le bras droit de la mort, publié en 1951 dans l’éphémère sous-série « Les romans extraordinaires » d’une collection policière, « L’Énigme » [4]. Le personnage central de ce roman est un « porte-guigne », quelqu’un ! qui attire les accidents, voire les catastrophes, sur son entourage et sur lui-même. Un final onirico-métaphysique propose une explication (si l’on peut dire) au phénomène.
Beaucoup plus intéressant me paraît être Slaves of Sleep dont le personnage est un homme qui vit deux vies : l’une, à l’état de rêve, se situe dans un univers de fantasy et est particulièrement aventureuse ; l’autre, à l’état d’éveil, est parfaitement banale et anodine. Pour L. Ron Hubbard, il y a donc, d’une part, le « vrai monde où l’on s’ennuit » pour reprendre une expression à la Olivier Rameau [5] et, d’autre part, le monde qui s’étend de l’autre côté du miroir et des apparences. Le thème procède à l’évidence de Alice au pays des merveilles, classique s’il en est de la littérature anglo-saxonne d’imagination, et en propose une manière de justification – dans le même temps, elle anticipe brillamment tout un courant de la science-fiction moderne, selon lequel « la vraie vie est ailleurs ». On pense immédiatement à certaines séries télévisées actuelles – comme les X-Files qui font de la formule leur credo – mais aussi à une bonne partie des écrits d’un auteur comme Philip K. Dick, pour qui le questionnement du réel est le sujet central de la création littéraire, au point de constituer le ressort principal de son œuvre.
Dans Slaves of Sleep, L. Ron Hubbard apparaît bel et bien comme l’écrivain du doute – un doute presque systématique. En cela, il ne s’agit absolument pas d’une littérature paranoïaque, comme on l’a parfois prétendu ! Le paranoïaque ne doute de rien, bien au contraire, il est pétri de certitudes. Chez Hubbard, la seule certitude serait que les choses ne sont pas ce qu’elles semblent être – Philip Dick tiendra ce même discours dans l’une de ses plus célèbres nouvelles : « Le père truqué » [6].
Ce positionnement à la fois intellectuel et littéraire apparaît à nouveau dans Fear, traduit en français sous le titre Au bout du Cauchemar [7] avec une dimension supplémentaire : si le roman anticipe à nouveau certaines œuvres futures de Philip Dick, il annonce clairement ce que sera l’évolution de la littérature fantastique, dans les années 70/80. À l’évidence, il y a du Stephen King dans Fear ! Le maître de l’horreur moderne paiera d’ailleurs sa dette au vieux maître des années 40 en présentant Fear comme « un classique du genre ».
Curieusement, Hubbard s’impose à la fois comme un écrivain très « populaire » presque basique – et comme un véritable expérimentateur sur le plan des idées.
D’une part, il produit – voire même « fabrique » – une littérature volontiers convenue, fonctionnant avec des recettes et des ficelles (parfois grosses comme des câbles), pleine d’action et riche en rebondissements. Mais il le fait bien, tel un artisan qui façonne le produit qui lui est commandé, en respectant le contrat passé avec l’acheteur – c’est-à-dire le lecteur. À ce titre Hubbard est véritablement un des leaders de la littérature des pulps. Avec le recul, il fait même figure de modèle.
D’autre part, Hubbard avance des idées volontiers dérangeantes, souvent novatrices, et qui s’avèrent être parfois d’une étonnante modernité.
Après Slaves of Sleep et Au bout du cauchemar, Typewriter in the Sky complète une manière de trilogie du questionnement du réel.
L’idée de départ est brillante. Un pianiste, Mike de Wolf, se retrouve soudain transporté dans les pages du manuscrit en cours d’écriture de son ami Horace Hackett, un auteur de pulps bien connu. Mike de Wolf est devenu Miguel de Lobo, un espagnol – notons que si le personnage avait été français, il se serait sûrement appelé Michel Du Loup. Mike se rend compte qu’il a endossé le rôle du méchant – or, il sait par expérience que dans les romans de son ami Hackett, les méchants ont du souci à se faire. Car ils finissent toujours très mal ! Ce qui est une des règles du genre. Démarre alors un récit plein de rebondissements et très agréable à lire.
Idée brillante, ai-je dit. On peut ajouter d’une époustouflante modernité. Typewriter in the Sky est un des premiers exemples de métafiction et ouvre un chemin qui, par la suite, sera parcouru à plus d’une reprise par des auteurs considérés comme d’avant-garde. On ne s’étonnera donc pas de lire sous la plume de Tim Powers, auteur que l’on peut difficilement soupçonner de complaisance littéraire ou de révisionnisme : « Je ne pense pas que Philip K. Dick aurait écrit ses romans s’il n’avait pas lu Typewriter in the Sky ». Une opinion comparable est exprimée par l’auteur, critique et historien James Gunn, dans The Science-Fiction Encyclopedia (1988) : Typewriter in the Sky y est décrit comme une œuvre devant être réévaluée par la critique, en cela qu’elle a anticipé les travaux littéraires expérimentaux de nombreux “métafictionnistes”.
Sans aller jusqu’à citer Shakespeare (on peut toujours citer Shakespeare !), cette idée rappelle celle exprimée en 1936 par Alan Connell dans Dream’s End : la Terre, et probablement tout l’univers, ne sont que le rêve d’un être supérieur. Dieu. Dans une certaine mesure – et à sa manière iconoclaste – Philip José Farmer répondra de façon positive dans sa série des Faiseurs d’Univers, dont le premier texte est publié en 1965. On peut voir en Typewriter in the Sky une manière de prototype de ce qui constituera un véritable courant de pensée illustré par des romans comme L’Empire des esprits (1970) de Clifford D. Simak ou Un monde en morceaux (1973) de Barry Malzberg.
Et s’il m’est permis une anecdote personnelle…
Dans mes années d’adolescence, un de mes écrivains français préférés était Gérard Klein, auteur de nouvelles originales et brillantes, et d’une poignée de romans (sous le pseudonyme de Gilles d’Argyre) que je considérais alors (et considère toujours) comme des modèles du space opera – ou du moins d’une science-fiction populaire de qualité. Une des nouvelles de Klein qui m’avait fait la plus forte impression mettait en scène un écrivain dont les personnages, curieusement, semblaient prendre vie et se rebellaient contre leur créateur qui finissait par y perdre son identité – l’écrivain était décrit comme une manière de démiurge et les personnages comme ses « choses ». En même temps était proposée une adéquation entre l’homme et son œuvre : un écrivain n’est rien d’autre que la somme de ses écrits. Véritable paradigme à prendre au sens figuré mais aussi au sens propre. Découvrant des années plus tard Typewriter in the Sky, j’ai retrouvé exactement la même émotion. Cette sensation étrange que l’écrivain est l’égal de Dieu – pour autant que ce dernier existe… Par la négative, il faudrait en conclure que le seul Créateur c’est l’Artiste. Et que Dieu n’est qu’un de ses personnages. Blasphème ? Peut-être. Et alors ? La science-fiction sert également à remettre en cause les idées reçues – toutes les idées reçues.
Gérard Klein, Philip K. Dick, L. Ron Hubbard : quel étrange cousinage…
Retour à la science-fiction
Dans son numéro daté avril 1940, Astounding SF publie la première partie d’un roman d’une rare noirceur : Final Blackout. De nombreux lecteurs sont surpris – ce texte n’est pas du tout dans « l’esprit » d’ASF. La revue propose d’habitude des récits nettement plus positifs – faisant écho aux éditoriaux engagés et peu nuancés de John W. Campbell Jr., alors son rédacteur en chef. Ce dernier est un inconditionnel de la science et de la technologie, un militant du « grandiose avenir », un fervent propagateur d’idées considérées alors comme d’avant-garde. John Campbell croit par exemple dur comme fer que l’avenir de l’humanité se trouve loin là-haut : du côté des étoiles. Il est certain que l’homme est perfectible, qu’il va continuer de s’améliorer, en particulier en développant les capacités latentes de son cerveau. Campbell est un génie – je l’ai déjà dit. Mais c’est un génie parfois un peu allumé…
Or, voici un texte qui affirme que les choses ne sont pas si simples – et que l’avenir, non seulement ne sera peut-être pas aussi grandiose que cela, mais qu’il risque même de ne pas être du tout [8].
Final Blackout décrit un monde en ruines. Une guerre totale a en effet embrasé l’Europe pendant plusieurs générations. Les communications ne fonctionnent évidemment plus. Les gouvernements ont disparu. Partout des ruines. Et au milieu de ces ruines, des petits groupes d’irréductibles, des bandes de survivants qui continuent de se battre – on ne sait trop pourquoi ni contre qui.
Le héros de Final Blackout ne porte pas de nom. On le désigne simplement comme étant « le lieutenant ». Il est à la tête d’une brigade de durs-à-cuire. Lui-même est né au cours d’un bombardement. Le récit est celui de la lutte du Lieutenant et de ses hommes, en vue de rétablir un semblant de civilisation en Angleterre – puis d’assurer l’indépendance de leur pays par rapport aux USA, qui n’ont pas participé à la guerre et ont laissé l’Europe s’effondrer d’elle-même. Le Lieutenant parvient à ses fins mais au prix de l’établissement d’une dictature militaire.
Final Blackout a été écrit à toute allure, pendant les premières semaines de la seconde guerre mondiale. Au moment même où le Lieutenant se bagarrait dans son univers de fiction, la Pologne était envahie par l’Allemagne nazie, détruite par la Blitzkrieg, écrasée par les hordes de Panzer, pulvérisée par les nuées de Stukas. Et quelques semaines plus tard, c’était au tour de la Finlande d’être envahie par la Russie.
Toutes les grandes puissances européennes sont désormais entrées dans la ronde. Guerre totale et chaos en direct. Pour tout le monde, il est évident que l’heure de l’Armageddon a sonné pour le vieux continent – à qui la première guerre mondiale n’aura donc rien appris. Et cela sous les yeux d’une Amérique résolument non-interventionniste. Car tandis que quelques libéraux ou radicaux (au sens américain de ces termes) plaident, avec lucidité et courage, pour un engagement aux côtés de l’Angleterre et de la France, le reste du pays est très majoritairement pacifiste.
Tout cela – la guerre en Europe et la réaction américaine – fournit un modèle pour Final Blackout. L’ampleur que prend la catastrophe nourrit les spéculations de l’auteur.
Et la polémique ouverte autour de « The Dangerous Dimension » redémarre [9], cette fois non sur la paternité de l’œuvre mais sur son positionnement. S’agit-il d’une propagande communiste ou d’une propagande fasciste ? Final Blackout est-il un roman anti-guerre ou pro-guerre ? Fort habile, l’auteur répond qu’il ne fait pas de politique mais de la science-fiction. Que son œuvre n’est qu’une simple vision du futur, certes sous un angle ultrapessimiste. En réalité, la réponse est que tout dépend du point du lecteur. Chacun peut y voir un plaidoyer pour ses propres idées – ou, au contraire, une manifestation de ceux qui pensent l’inverse.
En dépit d’une rédaction à la tronçonneuse – la plupart des auteurs de S-F ont hélas cette fâcheuse habitude de considérer que la S-F n’est pas de la littérature – Final Blackout est, par certains côtés, un roman d’une très grande modernité. C’est le véritable prototype de toute cette littérature survivaliste qui se développera dans les années 70/80. On sera surpris d’y trouver une vision moderne du chaos avec des ambiances à la Terminator, des images mentales faisant écho à celles, tragiques, vues sur nos téléviseurs ou dans la presse, volées au Liban ou au Viêt-Nam – et une esthétique parfois étrangement proche de celle des mangas ou de certains jeux vidéo.
Le courrier des lecteurs d’Astounding SF comme les réactions au sein de la communauté S-F de l’époque en témoignent :Final Blackout est immédiatement considéré comme un futur « classique » du genre. Comme l’écrit Lester Del Rey dansThe World of Science Fiction [10]: Final Blackout établit L. Ron Hubbard comme un écrivain de science-fiction majeur. Rien d’étonnant à ce qu’il inclue ce roman dans la liste d’une centaine de « lectures recommandées » qu’il propose à qui veut découvrir la S-F.
Hubbard : Retour à demain
Mobilisé pour cause de seconde guerre mondiale – comme la plupart des écrivains de l’écurie Campbell – Hubbard doit placer entre parenthèses sa carrière d’auteur de S-F et de fantastique.
À partir de 1947, le nom de L. Ron Hubbard réapparaît dans Astounding SF – mais également dans des pulps moins prestigieux comme Thrilling Wonder Stories, Startling Stories, Super Science Stories ou Two Complete Science Adventure Novels, sans doute pour des récits refusés par John W. Campbell. Une quinzaine de nouvelles et novelettes sont publiées – ainsi que trois romans :The End is not yet (Astounding SF 08/09/10.1947), To the Stars (Astounding SF 02.1950) et The Masters of Sleep (Fantastic Adventures 10.1950) qui est la suite de Slaves of Sleep.
Dans le même temps, Hubbard ressuscite le pseudonyme de René Lafayette qu’il avait utilisé en 1940, pour signer un roman dans Unknown — probablement parce que le même mois démarrait Final Blackout dans Astounding SF, sous son véritable nom.
Seize nouvelles additionnelles sont publiées sous cette signature entre 1947 et 1950, la plupart (quatorze) appartenant à deux séries : Conquest of Space, dans les pages de Startling Stories ! et sur un rythme effréné (une nouvelle par numéro, sept numéros consécutifs) et Old Doc Methuselah, dans les pages de Astounding SF (également sept nouvelles). Le cycle de Doc Methuselah, le médecin de l’espace, fera l’objet d’un volume – traduit en français [11]. Il s’agit de space opera lisible mais daté.
On le voit : avec trois romans et une trentaine de récits publiés en trois ans, L. Ron Hubbard n’a pas perdu la main et reste un écrivain productif et fécond.
Le meilleur texte de cette seconde phase de carrière – et en réalité le dernier texte majeur de l’auteur – est le roman To the Stars qui met en scène des hommes vivant à bord d’astronefs interstellaires qui sillonnent l’espace à une vitesse proche de celle de la lumière – conformément à la théorie de la relativité, le temps s’écoule donc de manière beaucoup plus lente dans leur référentiel propre : : un mois passé à bord équivaut à un siècle sur Terre. À leur retour, ces astronavigateurs ne peuvent donc jamais retrouver une famille, un cadre de vie habituel, des amis. Ce sont littéralement des parias.
L’idée est intéressante en cela qu’elle sous-entend qu’il y a toujours un prix à payer. De même que l’immortalité se paie toujours au prix fort – par exemple la stérilité [12] ou le fait de voir systématiquement vieillir et mourir tout être aimé –, l’ivresse des grands espaces a pour prix la solitude absolue. Ce motif sera magnifié par Vonda McIntyre dans la formidable novella « Aztèques » [13], dans laquelle la métaphore est poussée à l’extrême.
Quant au fameux paradoxe des jumeaux de Langevin, transposé en S-F il fait aujourd’hui figure de cliché, mais à l’époque il s’agissait d’un motif nouveau et très « science-fictif » qui ne pouvait que convaincre John Campbell.
Prépublié en 1950 dans Astounding SF, To the Stars a été édité par Ace Books sous le titre Return to Tomorrow — c’est cette version qui a été traduite en France sous le titre Retour à Demain [14].
Hubbard en librairie
Dans les années d’après-guerre, la science-fiction et le fantastique des pulps n’ont toujours pas droit de cité en librairie. Les éditeurs ne veulent pas entendre parler de ces littératures qu’ils estiment dépourvues de toute valeur littéraire – quand on sait que les littératures de genres (S-F, polar, fantastique…) assurent aujourd’hui une bonne part du chiffre d’affaires de la plupart des maisons d’éditions, on sourit…
De nombreux fans estiment, de leur côté, que les meilleurs textes doivent être sauvés des pulps – un support fragile et donc périssable – et réédités sous une forme durable. On va donc créer des maisons d’éditions spécialisées. Et toute la communauté S-F va se mobiliser pour leur assurer un succès minimum : petites annonces dans les revues et fanzines, lancement de souscriptions et vente par correspondance, ventes directes dans les conventions, etc.
La première maison d’éditions spécialisée est fondée en 1946 : Hadley Publishing Company. Les premiers auteurs à bénéficier d’une édition en volume sont, dans cet ordre, E.E. « Doc » Smith, John W. Campbell, Jr. et L. Ron Hubbard – voilà qui témoigne de la stature de ces trois auteurs et de leur popularité auprès du lectorat. Final Blackout sort en volume en 1948.
La même année, Shasta Publishers, un autre éditeur spécialisé, sort ses trois premiers titres: Le ciel est mort, le magnifique recueil de John W. Campbell, Slaves of Sleep, un des meilleurs romans de L. Ron Hubbard, et un premier recueil de nouvelles de Robert Heinlein qui pose les fondations de son « Histoire du Futur ».
Plusieurs éditeurs inscriront les « classiques » du vieux maître à leurs catalogues, avec des succès divers. Car il y a un problème. Le style deHubbard a terriblement vieilli. Face à l’émergence de nouveaux talents dans les pages des nouveaux magazines au format digest, Galaxy SF et The Magazine of Fantasy and Science Fiction, les récits à la Hubbard, rédigés à la tronçonneuse et au premier degré, sonnent de manière vieillotte. Les auteurs de F&SF sont volontiers plus littéraires – tandis que les meilleurs de Galaxy cultivent la distanciation, l’ironie et l’irrévérence.
Indépendamment du fait qu’il souhaite désormais orienter sa vie professionnelle dans une autre voix, plus lucrative, il est clair qu’il est temps pour L. Ron : Hubbard de raccrocher ses gants de « pulpsteur ». L’image est voulue : voilà un homme qui a longtemps écrit comme on boxe, vite et fort, avec du punch et des idées, mais hélas sans guère se préoccuper de style. Mais n’est-ce pas là le défaut de la plupart des écrivains de science-fiction de ces années-là? Et de nombre de leurs successeurs. Ainsi, de nos jours, on peut voir en Greg Egan l’auteur le plus novateur et bouleversant de sa génération tout en déplorant le bien peu de cas qu’il fait du style…
Quelques mots sur la Dianétique
À partir de 1950, Hubbard se tourne vers les sciences humaines, en particulier la psychologie, et développe une théorie qu’il nomme « Dianétique » et présente comme une « science de l’esprit ». Dans la pratique, c’est un mélange de freudisme et de thérapie par le cri primal, agrémenté de théories personnelles et saupoudré de pensée orientale. De fait, Hubbard pose une série d’interrogations quant à la nature humaine et propose des réflexions souvent plutôt pertinentes, tout en proposant des éléments de réponse. Il n’y a absolument rien de scandaleux dans les théories d’Hubbard qui s’inscrivent parfaitement dans l’air du temps, en parallèle à d’autres exposés de même nature. La Dianétique connaît son heure de gloire au début des années cinquante. Dans la foulée sera créée l’Église de Scientologie. Ce n’est que du factuel d’indiquer que le livre La Dianétique fut un best-seller et que des cercles de dianétique se créèrent à travers tous les USA.
Notons toutefois que si la Dianétique est apparue pour la première fois dans les pages d’Astounding Stories, sous la forme d’un essai, moins d’un an plus tard il n’en était plus question dans la revue. John Campbell prit rapidement ses distances, en reconnaissant que les théories d’Hubbard ne valaient sans doute pas le battage qu’elles avaient suscité.
Cet aspect des activités d’Hubbard ne concerne pas cet article dont le sujet est l’écrivain de SF et de fantasy. Cela étant, il n’y a pas grand-chose d’étonnant à ce qu’un « pulpsteur » acharné comme Hubbard – et comme tous les autres à la même époque – se soit lancé dans l’aventure sans doute plus lucrative et qui peu sembler, pour certains, un peu délirante, de ce qui est le plus souvent considéré comme une pseudo-science puis d’une pseudo-religion (les Scientologues étant les premiers à reconnaître et à expliquer que l’expression « Église de Scientologie » a été choisie pour bénéficier d’un statut fiscal avantageux). Pour revenir à ce « non-étonnement » manifeste, il suffit de se rappeler deux ou trois choses. La première est que les écrivains sont tous plus ou moins des mégalomanes égocentriques, la deuxième est que la réussite monte rapidement à la tête d’à peu près n’importe qui et fait rapidement perdre le sens de la mesure, la troisième est que l’entourage immédiat des gens connus ne fait rien pour les aider mais, au contraire, les caresse en général dans le sens de leurs délires.
Le retour !
Trente ans d’activités annexes plus tard, l’écrivain Hubbard revient à la S-F au début des années 80 avec Terre, champ de bataille (un roman en deux volumes) et Mission Terre (une saga en dix volumes) – douze pavés qui ne resteront probablement pas dans l’histoire du genre comme des incontournables. Les mauvaises langues diront que cette seconde carrière littéraire ressemble un peu à une danseuse artistique pour homme d’affaires très occupé. Pour d’autres, et non des moindres, Hubbard est très motivé et est poussé par une sorte de nécessité intérieure, un véritable besoin ou au minimum une profonde envie d’écrire à nouveau. Il n’y a pas de raison de douter de cela. Ces nouveaux romans relèvent du space opera le plus classique, un courant de la SF qui a toujours été apprécié d’une très large partie du lectorat, en particulier le plus populaire.
Trois mots sur le fond
En ce qui nous concerne, L. Ron Hubbard, écrivain populaire et fécond, apparaît courant 1938 dans Astounding SF puis dans Unknown pour y publier de la S-F et du fantastique. Le lectorat de ces deux magazines s’est aussitôt enthousiasmé pour les aspects novateurs de son œuvre. Cela a duré un peu plus de quatre ans puis, pour cause de mobilisation sous les drapeaux, le nom de Hubbard a disparu de la scène éditoriale – avant de réapparaître dans les années 1947/1950. L’histoire dure donc douze ans. Sur la tombe de l’auteur j’aurais tendance, comme le fit avant moi Pierre Versins, dans son Encyclopédie, à faire inscrire : L. Ron Hubbard (1938-1950).
Trois mots pour conclure
Concernant la science-fiction de l’Âge d’Or, Hubbard vaut beaucoup mieux que le silence dans lequel on le tient en France – mais il vaut également tout de même moins que les déclarations fracassantes de nombre d’écrivains anglosaxons (en particulier ses « vieux copains » de l’époque comme Asimov, Van Vogt…), probablement aveuglés par le devoir d’amitié. La mesure est entre ces deux attitudes de rejet systématique (pour des raisons non littéraires) et d’encensement outrancier (idem). Même si leur style a mal vieilli, des romans comme Final Blackout et Retour à demain, et surtout une nouvelle comme « La dimension périlleuse », méritent de figurer dans toute bonne bibliothèque de S-F – parce qu’ils ont compté et exercé une influence certaine.
Côté fantastique, l’œuvre d’Hubbard me semble avoir mieux (ou moins mal vieilli. Et les trois romans sur lesquels j’ai insisté dans cet article – Slaves of Sleep, Cauchemar et Typewriter in the Sky – restent, à mon sens, des textes tout à fait lisibles, intéressants et représentatifs de « l’école Unknown ».
Quelques références
Romans de S-F dans Astounding SF :
The Tramp , Astounding SF 09/10/11.1938
Final Blackout , Astounding SF 04/05/06.1940
Romans de fantastique dans Unknown :
The Ultimate Adventure , Unknown 04.1939
Slaves of Sleep , Unknown 07.1939
The Goul , Unknown 08.1939
Death’s Deputy , Unknown 02.1940
The Indigestible Triton , Unknown 04.1940 (René Lafayette)
Fear , Unknown 07.1940
Typewriter in the Sky , Unknown 11/12.1940
The Case of the Friendly Corpse , Unknown 08.1941
Série Kilkenny Cats (Kurt von Rachen) :
The Idealists , Astounding SF 07.1940
The Kilkenny Cats , Astounding SF 09.1940
The Traitor , Astounding SF 01.1941
The Mutineers , Astounding SF 04.1941
The Rebels , Astounding SF 02.1942
Romans d’après-guerre :
The End is not yet , Astounding SF 08/09/10.1947
To the Stars , Astounding SF 02.1950
The Masters of Sleep , Fantastic Adventures 10.1950
Cycle Old Doc Mathuselah (René Lafayette) :
1- « Old Doc Methuselah », Astounding SF, 10.1947
2- « The Expensive Slaves », Astounding SF, 11.1947
3- « Her Majesty’s Aberration », Astounding SF, 03.1948
4- « The Great Air Monopoly », Astounding SF, 09.1948
5- « Plague », Astounding SF, 04.1949
6- « A Sound Investment », Astounding SF, 06.1949
7- « Ole Mother Methuselah », Astounding SF, 01.1950
Cycle Conquest of Space (René Lafayette) :
1- « Forbidden Voyage », Startling Stories, 01.1949
2- « The Magnificent Failure », Startling Stories, 03.1949
3- « The Incredible Destination », Startling Stories, 01.1949
4- « The Unwilling Hero », Startling Stories, 07.1949
5- « Beyond the Black Nebula », Startling Stories, 09.1949
6-« The Emperor of the Universe », Startling Stories, 11.1949
7- « The Last Admiral », Startling Stories, 01.1950
Premières éditions en librairie :
Final Blackout , Hadley Publishing Company, 1948
Slaves of Sleep , Shasta Publishers, 1948
Death’s Deputy , 1948
The Kingslayer (recueil), 1949 (réédité en 1975 sous le titre Seven Steps to the Arbiter)
Triton & Battle of Wizards , 1949
Typewriter in the Sky & Fear, 1951
From Death to the Stars (Death’s Deputy & The Kingslayer), 1953
Return to Tomorrow , 1954
Fear , Galaxy Science Fiction Novel n°29, 1957
Fear & The Ultimate Adventure, 1970
Ole Doc Methuselah , 1970
The Case of the Friendly Corpse , 1991
[1] « La dimension périlleuse », in anthologie L’Âge d’Or de la Science-Fiction : 4e série, Fiction Spécial 21, 1973.
[2] C’est à ma connaissance la première, mais il se trouvera peut-être un spécialiste de la science-fiction moldovalaque pour dénicher la référence d’un texte utilisant le même motif, quinze jours plus tôt, dans un obscur fanzine tiré à cinquante exemplaires à la ronéo à alcool… Alors n’affirmons que ce dont nous sommes tout à fait certain !
[3] Un choix des nouvelles les plus représentatives se trouve dans l’incontournable et excellent recueil Le ciel est mort, éditions Robert Laffont, collection «Ailleurs et Demain».
[4] Antérieure de quelques mois au lancement chez le même éditeur (Hachette) de la collection de référence de la période, « Le Rayon Fantastique », la sous-série «Romans Extraordinaires» proposera trois romans campbelliens : L’œil géant de Max Ehrlich, Sixième colonne de Robert Heinlein et Le bras droit de la mort de L. Ron Hubbard. Les deux premiers ont, aux USA, rang de classiques – un statut amplement mérité. Le roman d’Ehrlich est un des premiers, à ma connaissance, à exploiter l’idée du péril venu de l’extérieur venant fort à propos souder l’humanité contre lui (ici un faux péril… mais il s’agit évidemment d’un pieux mensonge !). Le roman d’Heinlein, quant à lui, met en scène un groupe de résistants dans une Amérique sous la dictature – parfois considéré comme un Heinlein mineur, je vois plutôt dans ce roman une œuvre forte et habile, un jalon important dans l’évolution politique et esthétique de l’auteur.
[5] Héros d’une bande dessinée très populaire dans les années 70/80, mettant en scène le monde féerique de Rêverose où tout est possible, ancré et dissimulé quelque part au sein du « vrai monde où l’on s’ennuie ». Y vivent les poètes, les magiciens, les ballerines et toutes sortes de créatures étranges. Dessinées par Dany sur des scénarios de Greg, les Aventures d’Olivier Rameau sont apparues en 1968 dans l’hebdomadaire Tintin, avant de faire l’objet de onze volumes (1970/1987).
[6] Reprise dans de nombreuses anthologies…
[7] Au bout du cauchemar, Presses de la Cité, 1991, traduction de Michel Demuth.
[8] Quelques mois plus tôt, Astounding SF a publié le premier court roman de Robert Heinlein, If this Goes on … appartenant à sa future « Histoire du Futur » et dont l’action se situe dans une Amérique sous la botte d’une dictature religieuse. Le motif de la « guerre future », classique dans la littérature anglo-saxonne depuis le célèbreBataille de Dorking, fait un retour en force dans la S-F de l’époque. En 1941, Robert Heinlein publiera également dans Astounding SF mais sous le pseudonyme de Anson MacDonald, Sixth Column. (voir note n°5).
[9] Il semble que le goût pour la « polémique » soit une caractéristique du petit monde de la science-fiction…
[10] The World of Science Fiction , 1979.
[11] Traduction par Michel Demuth sous le titre Doc Mathusalem, Le médecin des étoiles, Presses de la Cité, 1993.
[12] On pensera à une série télé très populaire : Highlander. Ou au roman (hélas sous-évalué et épuisé depuis des années) de James Gunn Les Immortels — lui aussi adapté en série TV — avec cette fois la nécessité de l’errance éternelle comme prix de la survie.
[13] « Aztecs » a été publié en 1977 dans l’anthologie de Ed Bryant 2076 : The American Tricentennial ; traduction française dans Étoile Double n°9, Editions Denoël, 1984. Cette novella est à la base du roman Superluminal (1983).
[14] Retour à demain , collection « Anticipation », n°98, Éditions Fleuve Noir, 1957.
Une première version de cet essai a été publiée dans Bifrost n°12 (3.1999).
Le texte a été revu en 2016 pour cette mise en ligne.