Où, après 0 et 1, l'on entame un troisième tour d'alphabet en recommençant par un chiffre : 2, comme le nombre de mondes en scène dans Auf Zwei Planeten de l'auteur allemand Kurd Laßwitz, épais roman fondateur de la science-fiction outre-Rhin.
Où, après 0 et 1, l'on entame un troisième tour d'alphabet en recommençant par un chiffre : 2, comme le nombre de mondes en scène dans Auf Zwei Planeten de l'auteur allemand Kurd Laßwitz, épais roman fondateur de la science-fiction outre-Rhin.
La science-fiction a plusieurs pères (et pas de mères : drôle de parentèle). En France, c’est une évidence, il s’agit de l’indétrônable Jules Verne. L’Angleterre a l’immense H.G. Wells. Moins connu sous nos latitudes, le russe Konstantin Tsiolkowsky s’est révélé d’une influence majeure, quoique peut-être davantage en matière d’astronautique que de littérature. Et en Allemagne ? L’Allemagne a Kurd Laßwitz. Manière de consécration pour l’auteur, un prix allemand porte son nom : le Kurd-Lasswitz-Preis, l’équivalent d’outre-Rhin du Grand Prix de l’Imaginaire.
Né en 1848 et décédé en 1910, auteur de plusieurs romans, Kurd Laßwitz est surtout connu pour Auf Zwei Planeten (1897) — que l’on pourrait traduire par « Sur deux planètes ». Il s’agit d’un énorme roman, gros de la bagatelle de 1,3 millions de signes, inédit en français (mais traduit en anglais dans une version abrégée (Two Planets) voici quelques décennies quoique désormais quasi-introuvables (à moins d’avoir quelques centaines de dollars à dépenser)).
L’histoire débute à la fin du XIXe siècle. Le pôle Nord demeure à cette époque encore une terra incognita, et ne sera survolé en ballon que trente ans plus tard par Roald Amundsen. Justement, c’est avec un aérostat que trois explorateurs allemands, Hugo Torm, le naturaliste Josef Saltner et l’astronome Grünthe, se dirigent vers le pôle. Quelle n’est pas leur surprise de découvrir au pôle géographique une mer intérieure, au centre de laquelle se trouve une île de toute évidence artificielle, à en juger par la gigantesque carte terrestre qui s’y étend. Une carte qui, curieusement, ne représente la Terre que vue depuis le pôle, jusqu’au 30e parallèle. Alors que le ballon survole l’île, un courant ascendant l’aspire dans les airs avant de le faire chuter. Torm est porté disparu tandis que Grünthe et Saltner sont récupérés par les habitants de l’île. Ceux-ci ne sont autres que des Martiens : ils ont établi une base avancée sur l’îlot, à la verticale duquel se trouve une station spatiale, située à un demi-rayon terrestre de là. Les déplacements entre l’île et la station s’effectuent grâce à un système d’anti-gravité, dans lequel l’aérostat s’est retrouvé pris.
Saltner et Grünthe réagissent de manière très différente face aux Martiens. Le premier ne tarde pas à succomber aux yeux de la belle La. À l’inverse, l’astronome garde une attitude distante, s’inquiétant des objectifs des habitants de la planète rouge. Technologiquement supérieurs aux humains, ne risquent-ils pas de se comporter tels des Cortes ou des Pizarro de l’espace ? Grünthe se remémore également certaines paroles de leur collègue et mentor, Friedrich Ell, qui a poussé Hugo Torm à entreprendre son expédition : grâce à sa connaissance de la langue martienne, l’astronome comprend enfin certaines des paroles énigmatiques de Ell — pas de faux suspense, le plus inattentif des lecteurs aura compris que Ell entretient quelque lien occulte avec les Martiens. Si les deux humains sont donc bien accueillis par leurs hôtes d’outre-espace, ils se languissent vite de leur pays natal. Un compromis est trouvé : Grünthe repart en aéronef en Allemagne, tandis que Saltner s’envole pour Mars.
L’astronome revient à Friedau, petite bourgade allemande d’où est également originaire Hugo Torm. C’est là que vit Isma Torm, l’épouse de ce dernier, ainsi que Friedrich Ell — qui annonce à ses amis être le fils d’un explorateur martien perdu sur Terre. Isma et Ell profitent de l’aéronef pour gagner la base polaire puis Mars. Et la jeune femme de visiter la planète rouge, ses canaux, ses villes sous canopées et leurs maisons mobiles… Une planète harmonieuse, qui n’a pas connu la guerre depuis des siècles.
Mais les événements se précipitent : sur Terre, un navire anglais a ouvert le feu sur un aéronef martien. Le sentiment anti-terrien grandit chez les habitants de la planète rouge (mais est peut-être amplifié et exagéré par les médias), et le gouvernement fédéral planétaire envisage diverses solutions : mettre la Terre sous tutelle ? S’accaparer les pôles comme colonies ? D’autant que l’intérêt de Mars pour la planète bleue a des raisons autres que politiques : la Terre bénéficie de davantage de ressources ainsi que d’un plus grand ensoleillement… Sur Terre justement, les gouvernements occidentaux hésitent sur la marche à suivre : accéder aux demandes des Martiens, ou résister ? Le Royaume-Uni tente de se rebeller, mais est bien vite écrasé par la flotte aérienne martienne. Plus tard, c’est au tour de la Russie. Friedrich Ell, mi-Terrien, mi-Martien, est nommé au rang de « Kultor » et administre d’une main de fer la partie allemande du protectorat terrien. Dans les latitudes boréales, Hugo Torm refait enfin surface. Le conflit est inévitable, mais la paix finira par vaincre.
Mine de rien, Auf Zwei Planeten est paru la même année que La Guerre des mondes de H.G. Wells. Sur des thématiques similaires, le traitement de Wells et de Laßwitz diffère grandement. La relative brièveté et le sentiment d’épouvante de La Guerre des mondes (ainsi que, peut-être, le fait qu’il soit en anglais) ont participé à son élévation au rang de classique fondateur, ce qui semble être moins le cas de Auf Zwei Planeten. Car il faut bien reconnaître que ce roman-ci est long, et par endroit affreusement longuet, l’auteur embarquant le lecteur dans des considérations arides sur l’ensoleillement et sa conversion en Reichsmark… Si la première partie est bien maîtrisée, la seconde s’éparpille, se perd entre les différents personnages et peine à faire ressentir autre chose que de l’ennui — alors que, zut, il est quand même question d’une guerre des mondes !
Il n’empêche : lire cette proto-SF s’avère par moment passionnant, dans les extrapolations de Kurd Laßwitz, ou, au contraire, dans ce qu’il n’extrapole pas. Quelques notes en vrac :
Les Martiens : le texte allemand dit « Martier », au lieu du désormais plus commun « Marsianer » (martien) ou « Marsbewohner » (habitant de Mars). Ici, pas de monstres tentaculaires, les habitants de la planète rouge sont humanoïdes, et seuls les distinguent des Terriens leurs grands yeux, pouvant faire montre d’une plus vaste palette émotionnelle. (Sans oublier leur difficulté à se mouvoir sous la gravité terrestre.)
Mars : pas d’innovations, Laßwitz décrit la planète rouge conformément aux croyances de l’époque, c’est-à-dire telle que perçue par Schiaparelli. Des canaux parcourent son hémisphère sud, pour amener l’eau, trop rare, dans le nord. Les villes s’étendent le long de ces canaux, protégées des ardeurs du soleil (car l’atmosphère est fine) par des arbres gigantesque jouant le rôle de parasol. Les zones industrielles sont elles aussi très vertes. Politiquement, la planète se découpe en plus de cent cinquante états indépendants, sous divers régimes (monarchies démocraties aux constitutions socialistes, communistes ou aristocratiques), regroupées au sein d’une fédération planétaire — ce qui explique le séculaire climat de paix.
Les inventions : Kurd Lasswitz est-il le premier auteur à avoir inventé la station spatiale ? L’auteur les place à un rayon planétaire des astres à côté desquels elles se situent, pour des raisons d’équilibre gravitationnel : à en juger par le nombre de satellites stationnant à 6 356 kilomètres pile au-dessus des pôles, ça n’est pas forcément la meilleure idée (mais il fallait essayer). Les satellites justement : il n’est pas question de sondes orbitales, ce qui explique la perception partielle qu’ont les Martiens de la géographie terrestre. Les déplacements s’effectuent donc via aéronefs (Luftschiffe) et spationefs (Raumschiffe). Laßwitz invente l’anti-gravité pour permettre les déplacements entre la surface planétaire et les stations. Quant aux communications, elles s’effectuent par téléphone, ou, entre la Terre et Mars, via des dépêches lumineuses (Lichtdepesche).
En résumé, Kurd Laßwitz est un Arthur C. Clarke du XIXe siècle. À défaut de proposer une histoire passionnante et inoubliable, son Auf Zwei Planeten s’avère prémonitoire par endroits, et soulève des questionnements intéressants. Certes, le progrès scientifique a rattrapé le roman, le reléguant désormais au rang de curiosité du patrimoine de la SF.
Introuvable : oui (en français et en France du moins)
Illisible : non
Inoubliable : non