Où l'on poursuit notre rétrospective des courts-métrages de Jan Švankmajer, sans oublier, surtout, de nous intéresser à son formidable Alice, étonnante réinterprétation du roman de Lewis Carroll, où l'inquiétant possède l'apparence du fait-maison…
Où l'on poursuit notre rétrospective des courts-métrages de Jan Švankmajer, sans oublier, surtout, de nous intéresser à son formidable Alice, étonnante réinterprétation du roman de Lewis Carroll, où l'inquiétant possède l'apparence du fait-maison…
Avant de nous attarder sur Alice, premier long-métrage de Jan Švankmajer (Něco z Alenky en tchèque, ce qui signifierait « Quelque chose d’Alice »), poursuivons d’abord notre exploration des courts-métrages…
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On s’était arrêté avec Jabberwocky, ce qui était une erreur : il aurait mieux valu conclure ce billet-là avec Le Journal de Léonard ( Leonardův deník, 11 min., 1972). Car, après ce court-métrage, la production de Švankmajer a connu une césure de cinq ans, le réalisateur ayant maille à partir avec les autorités. Déjà, Jabberwocky avait été censuré en Tchéquoslovaquie, certains percevant dans cette fantaisie des allégories politiques de mauvais aloi (selon eux). Ce court-métrage n’avait pu être montré qu’à l’étranger ; à Prague, il ne fut visible qu’après 1989.
Le Journal de Léonard s’inscrit dans la lignée des courts-métrages précédents : une fantaisie burlesque. Des dessins s’animant et des images d’actualité sont montés au rythme d’une musique. L’absurde nait de cette superposition, pour un résultat moqueur mais peu inoubliable. Švankmajer a déjà prouvé qu’il savait faire des œuvres plus ambitieuses, et ce Journal… a tout d’un léger pas en arrière. Néanmoins, la censure n’a pas ri, et a contraint le réalisateur à cesser le cinéma, bien que celui-ci ait déjà mis en chantier Le Château d’Otrante (Otrantský zámek, 17 min., 1977), d’après le roman de Horace Walpole. Ce court-métrage adopte la forme d’un documentaire/documenteur : un journaliste interroge un archéologue, persuadé d’avoir trouvé les traces du château d’Otrante, non plus en Italie mais en Tchéquie, à Otrhany. Car le bonhomme est persuadé que le roman a des bases historiques, et possède des « preuves » pour étayer son propos… En parallèle, l’on suit l’intrigue du Château d’Otrante : celui-ci adopte la forme d’enluminures animées (qui rappellent le travail de Karel Zeman ou celui de Terry Gilliam pour le Monty Python’s Flying Circus). Drôle, impertinent, superbement fait, avec un impeccable twist final, c’est une franche réussite.
Suit La Chute de la maison Usher (Zánik domu Usheru, 15 min., 1981), où c’est au tour d’Edgar Allan Poe d’être adapté une première fois, dans un court-métrage sans acteurs. L’histoire de Roderick et Madeline Usher est narrée par une voix off, tandis que la caméra explore l’intérieur d’une maison décrépite. Les objets prennent vie, et meurent ; un cercueil se déplace, des ustensiles se délitent, on assiste à un suicide de chaises. Aussi glauque que troublant.
Avec Les Possibilités du dialogue (Moznosti dialogu, 12 min., 1982), Svankmajer accède enfin à la reconnaissance internationale. Ce court-métrage a été sélectionné dans de nombreux festivals, et a été couronné par le Grand Prix du festival d’Annecy en 1983 ainsi que par un Ours d’or. Chose amplement méritée. Trois séquences composent ces Possibilités. La première voit des bustes arcimboldesques se rencontrer et se bouffer, littéralement, les uns les autres avant de se recomposer en êtres d’argile, dont les interactions sont au cœur de la deuxième partie. Un homme et une femme d’argile s’aiment fusionnellement, mais rejettent le fruit de leur union et se battent. Enfin, la dernière partie voit deux hommes (deux bustes à nouveau) dialoguer d’une manière particulière : tirer la langue et produire un objet, comme une brosse à dents et un tube de dentifrice, une chaussure et un lacet, etc. Mais c’est bientôt la cacophonie. Saugrenu et dérangeant, Les Possibilités du dialogue a marqué profondément Terry Gilliam.
De l’aveu de Švankmajer (dans l’introduction figurant dans le DVD d’Alice), Alice s’ébauche déjà avec Dans la cave ( Do pivnice, 12 min., 1982). Une fillette descend dans la cave, sous les yeux d’un vieil homme et d’une femme de ménage, afin d’y chercher des pommes de terre. Mais la cave est sombre, et la fillette est témoin de visions inquiétantes : un type se couche dans un lit de charbon, une femme cuisine des palets de charbon, un chat à la robe charbonneuse veille, et les patates ont un drôle de comportement. Une nouvelle réussite, étrange et cruelle.
Avec Le Puits, le Pendule et l’Espoir (Kyvadlo, jáma a naděje, 15 min., 1983), Svankmajer revient à Poe, et le remixe avec Villiers de l’Isle-Adam : le court-métrage mélange « Le Puits et le Pendule » avec « La Torture par l’espérance ». Perçu à la première personne, ce court-métrage en noir et blanc voit un prisonnier de l’Inquisition espagnole s’échapper de sa geôle, par l’ingéniosité autant que par la force du désespoir, à des machineries de torture… mais y a-t-il seulement une échappatoire ?
Il s’écoule à nouveau un laps de temps important avant Jeux virils (Mužné hry, 12 min., 1988). Un laps de temps qu’on imagine lié à la production d’Alice. Un homme regarde un match de foot à la télévision en s’abreuvant de bière (forcément). Le foot est ici réduit à un jeu absurde, où les points ne sont comptés en fonction du nombre de buts mais de morts — et les joueurs de s’étriper joyeusement… Le court-métrage mélange les techniques (prises de vue réelles, pâte à modeler, papiers animés) pour un résultat jubilatoire et, à nouveau, cruel.
Enfin, Another Kind of Love est une première (une unicité d’ailleurs) pour Svankmajer : un vidéoclip pour la chanson éponyme du chanteur des Stranglers, Hugh Cornwell, tirée de son premier album solo Wolf. Pâte à modeler, pixilation : les trois minutes sont un concentré de Svankmajer. Les visages, les corps se déforment, la pâte à modeler acquérant forme humaine puis humanité. Dommage que la musique n’ait rien d’inoubliable.
Au fil de ces courts-métrages, de nouvelles obsessions apparaissent : le motif récurrent de la bouche et de langue, sans oublier la bouffe… Savnkmajer utilise davantage la technique de la pâte à modeler, pour décomposer et recomposer objets et individus. Une matière malléable qui rappelle l’argile utilisée, selon la légende, par le rabbi Löwe pour créer le golem de Prague – ville d’où est originaire le réalisateur.
(Trouvables en DVD, ces courts-métrages sont aussi visibles çà et là sur le web. N’hésitez pas, ils valent le détour.)
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Bref. Le premier long-métrage du réalisateur Jan Švankmajer est une adaptation d’Alice aux pays des merveilles. Švankmajer est d’ailleurs un habitué des adaptations d’œuvres littéraires : cinq de ses sept films en relèvent, et il s’était donc déjà attaqué à Lewis Carroll par le passé avec un court-métrage basé (lointainement) sur le poème Jabberwocky. Mais on pouvait se demander comment Švankmajer aborderait le cap du long-métrage, aucun de ses courts ne dépassant les vingt minutes.
« Alice se dit en elle-même : je vais vous montrer un film. Un film pour les enfants. Peut-être. Peut-être si on se fie au titre. Pour ça il suffit de fermer les yeux. Car sans cela vous ne verrez rien du tout. »
Dans sa chambre, Alice s’ennuie. Désœuvrée malgré le monceau de trucs divers qui encombre le lieu, elle jette des cailloux dans une tasse. Soudain, le lapin blanc (empaillé ?) qui occupe le vivarium prend vie. Le voilà qui extirpe un tiroir du sol de son enclos de verre, et s’habille. Consultant sa montre à gousset, il se rend compte qu’il est en retard. [pas le temps de dire au revoir. Ni bonjour] Puis il brise la paroi du vivarium et se carapate sur la colline (là où aurait dû se trouver un mur), au sommet de laquelle trône un bureau. Il en ouvre le tiroir, et disparaît par là. Et la jeune Alice de le suivre. La voilà qui débarque au pays des merveilles… À la poursuite de ce lapin blanc, aussi inquiétant qu’inamical, elle va boire de l’encre qui fait rétrécir, manger des cailloux à l’effet inversé, rencontrer des chaussettes vivantes, des bestioles constituées d’ossements divers, va prendre le thé avec le chapelier et le Lièvre de Mars — et être jugée par la fameuse Reine de Cœur.
Něco z Alenky est sûrement la plus étrange adaptation du roman de Lewis Carroll qui soit. Et des adaptations, il y en a eu. Si, parmi les plus connues, la version de Walt Disney s’avère étonnante, dans le genre halluciné/drogué, celle de Švankmajer va (re)donner au texte du diacre Dodgson un sentiment d’épouvante cauchemardesque. Une belle infidèle : là où bon nombre de films mixent Alice au pays des merveilles et De l’autre côté du miroir, Švankmajer se concentre uniquement sur le premier des deux, incluant la plupart des séquences du livre et n’omettant, de manière notable, que le Chat du Cheschire (peut-être s’est-il caché dans le court-métrage Jabberwocky).
L’accent d’Alice est porté sur la nature onirique de l’aventure — même lorsque cela vire au cauchemar (ai-je dit que le lapin blanc, qui perd son rembourrage en sciure et qui claque des dents quand il est contrarié, est flippant ?). Suivant sa propre logique onirique, l’histoire ne tente pas d’expliciter le roman de Carroll. Par ailleurs, la plupart des éléments présents au fil des différentes séquences du film se retrouvent dans les panoramiques des premières minutes, détaillant l’intérieur de la chambre d’Alice. Et comme de juste, le film se termine sur le réveil de la fillette. (Mais était-ce bien un rêve ?)
Avec Alice, Švankmajer demeure fidèle à ses marottes : une animation morbide et surréalisante, pas dénuée d’un humour absurde, mais le réalisateur ne perd jamais son spectateur. Par ailleurs, le passage au long-métrage s’avère réussi : allant de séquence étrange en séquence étrange, L’esthétique fait la part belle aux objets et décors vieillis, usés, altérés. Les objets justement prennent vie : l’inanimé s’anime, et la plupart des personnages que croise l’héroïne sont formés à partir d’objets du quotidien (certes, peut-être que les squelettes d’animaux ne font pas partie du quotidien) : les exemples les plus notables en sont la chenille, faite à partir d’une chaussette, et Alice elle-même, dont une poupée remplace la jeune actrice lorsque son personnage rétrécit. Un parti pris réussi, qui donne à Alice un cachet inimitable.
De fait, Alice donne l’impression d’un film tourné à la maison, littéralement. Les scènes en extérieur sont rares, et l’essentiel du film se déroule dans les différentes pièces d’un immeuble pragois. Une impression de fait-maison des plus réjouissantes (malgré le glauque du film), susceptible de communiquer une motivation contagieuse : retroussons nos manches, armons-nous d’une caméra et de patience (surtout de patience), et… action !
Introuvable : non
Irregardable : non
Inoubliable : mille fois oui