Dans un premier article, l’on s’est intéressé aux deux adaptations télévisuelles de L’Autre Côté du rêve d’Ursula Le Guin, l’une intéressante mais vieillie, l’autre récente mais aussi fade que soporifique. Il est temps maintenant de passer à un autre pan de l’œuvre de l’auteure : le « cycle de Terremer », lui aussi porté à deux reprises à l’écran, pour des résultats variables.
Les romans
Pour ceux qui, dans le fond de la salle, n’auraient pas suivi ou qui auraient vécu en hibernation depuis quarante-cinq ans, le cycle de Terremer se compose de six livres. Les trois premiers romans, assez brefs, sont parus au tournant des années 70. Le Sorcier de Terremer (1968) raconte l’histoire d’Epervier, jeune homme qui se révèle des dons pour la magie. Le magicien Ogion le prend sous son aile, mais Epervier est d’une nature impatiente et impulsive. Bientôt le voilà sur l’île de Roke, à l’école de magie pour y perfectionner son art. Un défi avec un condisciple provoque l’apparition d’une créature maléfique, le gebbeth, qui rompt l’équilibre des choses et n’aura de cesse de poursuivre le jeune magicien. Les Tombaux d’Atuan (1971) se focalise sur Tenar, jeune fille supposée être la réincarnation de la grande-prêtresse d’un culte d’êtres chtoniens, les Innommables. Confinée dans cette religion, prisonnière même, elle va découvrir avec l’arrivée d’Epervier que le monde est plus riche que tout ce qu’elle a pu croire. Enfin, L’Ultime Rivage (1972) clôt temporairement le cycle. Voilà Epervier devenu Archimage, mais l’équilibre de l’archipel est à nouveau en péril ; les frontières entre le séjour des vivants et celui des morts se fait poreux. Accompagné du jeune Arren, en qui il pressent un grand destin, Epervier va se lancer dans une odyssée jusqu’aux portes de la mort.
Après une pause de presque vingt ans, Ursula K. Le Guin est retournée dans le monde de Terremer avec Tehanu (1990). Sous-titré trompeusement « le dernier livre de Terremer », le roman voit Tenar adopter une fillette, rejetée par ses parents : Therru. Dans le même temps, Ged revient, malade et épuisé après les événements de L’Ultime Rivage. Les Contes de Terremer (2001), comme son titre l’indique, est un recueil de nouvelles approfondissant l’univers ; la novella « Libellule » en particulier fait le lien entre Tehanu et Le Vent d’ailleurs (2001). Dans cet ultime (pour de bon, cette fois ?) roman, tous les protagonistes des textes précédents sont convoqués, afin de mettre fin à la menace représentée soudain par les dragons…
Si la fantasy de la première moitié du cycle apparaît classique (encore que bien loin du canon tolkiennien), celle de la seconde moitié voit Le Guin se consacrer à des thématiques plus personnelles. Rôles et fonctions des personnages s’inversent, pour un résultat peut-être plus déstabilisant et plus difficile d’accès.
Pour plus de détails sur ce cycle, on pourra se reporter au Bifrost 78, à l’article de fond que Laurent Leleu consacre aux livres le composant et à leurs thématiques.
Terremer, La Prophétie du sorcier (2004)
Terremer, La Prophétie du sorcier est une mini-série en deux parties de 90 minutes, diffusée sur SyFy fin 2004, qui reprend les deux premiers romans du cycle : Le Sorcier de Terremer et Les Tombeaux d’Atuan. Cette mini-série souffre d’une très mauvaise réputation… amplement justifiée.
Le téléfilm raconte l’histoire de Ged, jeune homme peu satisfait de son destin de forgeron. Doté de pouvoirs magiques, il est rapidement pris sous l’aile du mage Ogion, mais Ged est impatient. Dans le même temps, le roi des îles kargades, Tygath, a entrepris la conquête de Terremer et veut libérer les Innommables, des démons qui, croit-il, lui accorderont l’immortalité. Les Innommables demeurent pour le moment enfermés dans le temple d’Atuan, mais Tygath escompte bien que son amante, l’intrigante Kossil, devienne l’héritière de la grande-prêtresse. Bientôt, Ged part pour l’île de Roke, où il poursuit son apprentissage. Il s’attire vite l’inimitié de Jasper, un autre magicien, et dans un geste de défi, invoque un mort : le voilà poursuivi par un gebbeth (qui n’est autre qu’un Innommable). Quant à Kossil, elle voit ses plans contrariés lorsque la grande-prêtresse choisit la jeune Ténar pour lui succéder. Ténar, que Ged voit régulièrement dans ses rêves…
Sur la forme, les éléments centraux de l’intrigue des deux romans sont globalement présents, quoique condensés et remixés pour que le téléfilm possède un minimum de substance pour durer ses 2h40.
Sur le fond, c’est autre chose. Le téléfilm perd tout ce qui fait l’essence du cycle de Le Guin : aucune subtilité dans l’intrigue, un « word-building » affreusement sommaire, des acteurs fades ou caricaturaux, des effets spéciaux ayant pris un méchant coup de vieux… L’inspiration est balbutiante : particulièrement les quelques scènes à l’école de sorcellerie de Roke, qui sont un décalque consternant de Poudlard.
Que les images de synthèses ne soient pas de grande qualité, on peut admettre ; pareil pour le jeu des acteurs. Plus gênant est le scénario qui dénature complètement les romans de Le Guin, et transforme Terremer en une bouillie de fantasy sans inspiration.
Le Guin décrit d’ailleurs cette adaptation comme « un film McMagic, générique, avec un scénario basé sur le sexe et la violence ». Dans un article publié sur Locus, l’auteure a d’ailleurs expliqué sa non-implication dans le processus de création de cette mini-série : consultante créative, Le Guin était consciente de son influence minime sur le résultat final, mais a tout de même proposé un guide de prononciation des noms. Le script, qu’elle a lue alors que le tournage avait déjà débuté, ne lui a laissé aucun doute sur le résultat final : « ce que le scénariste a fait a été de tuer les livres, de les découper, de prendre un morceau ici, un autre là, et de les assembler pour former une histoire totalement différente, avec des fadaises pour faire tenir l’ensemble. »
La principale trahison du téléfilm réside dans le « white-washing » : dans le monde de Terremer tel que décrit par Le Guin, seuls les Kargades sont blancs. Ailleurs, les habitants des autres îles ont la peau sombre : Ged a une peau de couleur brun-rouge, son ami Vetch est noir. Dans le téléfilm, Ged (Shawn Ashmore) est blanc bon tient ; seul le mage Ogion, interprété par Danny Glover, est noir, et l’actrice canadienne Kristin Kreuk (Ténar) a des origines chinoises : deux petites concessions à la diversité ethnique du roman, sans que cependant cela ne se justifie d’un point de vue scénaristique.
« “Allez”, écrit Le Guin, “ce n’est pas la réalité. C’est de la fantasy. C’est un film. Ça n’a pas d’importance.” Si, cela en a. Beaucoup. Je vis dans un pays intolérant quant à la couleur de peau. Depuis le début, j’ai perçu Terremer comme un refus délibéré de suivre ce préjugé, celui qui fait de la couleur de peau blanche la norme, et, partant, la fantasy qui accepte ce préjugé. »
En somme, il n’y pas grand-chose à sauver de Terremer, La Prophétie du sorcier (pas même la BO soporifique d’Angelo Badalamenti), téléfilm qui a tout du désastre complet.
Les Contes de Terremer (2006)
Au cours des années 80, alors que le cycle de Terremer n’était encore qu’une trilogie, Hayao Miyazaki avait écrit à Ursula K. Le Guin pour lui exprimer son envie d’adapter en film ces livres. Ne connaissant pas les œuvres du cinéaste, Le Guin avait refusé. Ce n’est que près de vingt ans plus tard, après avoir découvert le studio Ghibli et ses réalisations de qualité, que l’auteure renoua contact avec Miyazaki pour lui signifier son accord de principe pour une adaptation de Terremer. Et apprit finalement, avec une certaine déception, que ce serait son fils Goro qui s’en chargerait.
De fait, Les Contes de Terremer porte un titre trompeur : ce n’est aucunement l’adaptation du recueil éponyme. Comme pour La Prophétie du sorcier, le scénario condense deux romans ; en l’occurrence, L’Ultime Rivage et Tehanu.
Lorsque le film débute, le monde d’Ea va mal : sécheresses et maladies affligent le royaume, les magiciens voient leurs pouvoirs s’amenuiser, et les dragons vont jusqu’à s’entretuer. La Lumière de l’Equilibre soutenant le monde diminue… Un soir, Arren, le fils du roi, possédé par une rage intérieure parfois irrépressible, tue son père sans raison apparente avant de fuir. Alors qu’il se trouve en mauvaise posture, il est secouru par l’Archimage Epervier. Celui-ci propose au jeune homme de faire un bout de chemin avec lui, persuadé que leur rencontre n’a rien d’un hasard.
Parvenus à la cité de Hort, les deux compagnons de voyage constatent que les gens ne croient plus en la magie, certains préférant même les paradis artificiels offerts par les drogues. Epervier en est certain, quelqu’un veut détruire l’équilibre. Serait-ce le seigneur Aranéide, androgyne aussi suave que dangereux ?…
En des circonstances particulières, Arren fait la connaissance d’une étrange jeune fille, Therru, au visage brûlé. Therru vit chez Ténar, une vieille amie d’Epervier, chez qui les deux voyageurs vont passer quelque temps… avant que les événements ne se mettent en branle, tout convergeant vers la forteresse d’Aranéide…
En tant que film, Les Contes de Terremer s’avère plaisant à regarder. Personnages et décors sont réussis, l’animation est fluide. Dans le dessin, Goro Miyazaki s’inscrit en plein dans la continuité du travail de son père : le faciès de certains personnages et la présence d’une gelée noire, visqueuse et maléfique ont des airs de déjà-vu. La bande-originale, aux accents celtiques, est elle aussi agréable, et se situe moins hors-sujet que la harpe de Cécile Corbel dans Arrietty et le petit monde des chapardeurs (les morceaux ont beau être eux aussi agréables, ils ne collent jamais aux images).
Néanmoins, la construction de l’histoire surprend : le titre japonais du film signifie(rait) Chroniques des guerres de Ged, lequel personnage est le personnage principal… mais seulement de la moitié du film. Car passé dès qu’il devient le prisonnier d’Aranéide, le voilà alors en retrait, simple spectateur de l’action, tandis que l’accent se déporte sur Arren. Et le combat final entre le prince et Aranéide s’avère faiblard. Aranéide : au fait, d’où sort ce nom ? Le sorcier se nomme Cygne dans les livres, et la version anglophone du film l’appelle Cob, ce qui signifie « cygne mâle ». Certes, Aranéide sonne de manière plus maléfique que Cygne, mais tout de même… on change de branche dans le règne animal.
En tant qu’adaptation d’une œuvre littéraire, Les Contes de Terremer tient mieux la route que La Prophétie du sorcier (mais, avouons-le, ce n’était guère difficile). Si l’on peut regretter une nouvelle fois le « white-washing » des personnages, au moins l’univers et les romans sont-ils chez le réalisateur japonais un tant soit peu respectés. Encore qu’il y ait à redire… De Tehanu, le film ne retient que le personnage de Therru. Le passé d’Epervier et de Ténar est peu explicité : leur rencontre dans Les Tombeaux d’Atuan est expédié en une ligne de dialogue, quelque peu obscure pour qui n’a pas lu les livres. Certains points d’intrigue demeurent vagues : pourquoi Arren tue-t-il son père ; le double fantomatique du garçon est-il un Gebbeth ? La transformation de Therru/Tehanu en dragon arrive comme un cheveu sur la soupe, et soulève le problème des superpouvoirs super-mal exploités.
La réaction de Le Guin au film de Goro Miyzaki : « Ce n’est pas mon livre. C’est votre film. Et c’est un bon film. » Pour notre part, l’avis reste plus mitigé : ce n’est pas un mauvais film.
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Il en reste que l’œuvre de Le Guin convient mal au médium cinématographique. Trop vaste, trop dense pour tenir en deux ou trois heures de film, le « cycle de Terremer » s’adapterait probablement bien mieux – s’il fallait à tout prix l’adapter – au format d’une mini-série. Quelque chose de plus ample et plus respectueux que La Prophétie de sorcier. Lorsque l’on voit Game of Thrones, Jonathan Strange & Mr Norrel, qui prennent le temps de mettre en image l’essentiel du matériau littéraire de base, ainsi que les projets d’adaptions des Enfants d’Icare d’Arthur C. Clarke, à l’engageante bande-annonce, ou, plus lointainement, Hypérion (l’un et l’autre sur Syfy… comme La Prophétie du sorcier mais dix ans plus tard, et avec davantage de moyens), on peut garder un brin d’espoir.