Où Francis Valéry nous parle de son éthique de vie, de tout l'intérêt qu'il porte à la politique et des arrangements musicaux des chansons de Jean Ferrat…
Où Francis Valéry nous parle de son éthique de vie, de tout l'intérêt qu'il porte à la politique et des arrangements musicaux des chansons de Jean Ferrat…
Lorsque j’étais un jeune homme encore assez idiot pour croire que voter servait à quelque chose, j’avais l’habitude, au premier tour, de glisser dans l’urne un bulletin pour le candidat du mouvement Fédéraliste, puis au second tour je votais Socialiste. Je vous parle là de la seconde moitié des années septante. Le mouvement Fédéraliste tendant à une progressive invisibilité, je me mis à changer mon vote : au premier tour, je votais Écolo – c’était de toute façon le début de l’époque où, de moins en moins idiot, je commençais à réaliser qu’une Europe fédérale ne pouvait être autre chose qu’une Europe « libérale avancée », comme disait le joueur d’accordéon présidentiel, et donc un projet tout pourri. Et au second tour je votais pour « le con de gauche », tant le choix se résumait entre accorder sa voix à un con de droite ou à un con de gauche. Et puis, à la fin des années quatre-vingt, j’ai cessé d’aller voter, ne parvenant plus à faire la différence entre la connerie des uns et celle des autres, et refusant de prendre le risque de malencontreusement voter pour un con de droite à l’insu de mon plein gré.
Au début du nouveau millénaire, j’ai découvert que ma manière générale de vivre portait un nom : la frugalité volontaire ; et qu’elle ressortissait à une idéologie (une philosophie, une éthique, une vision politique, un projet socio-économique… si le mot idéologie vous gêne) nommée Décroissance. J’étais sans le savoir plus écolo que la plupart des écolos – pour autant qu’on puisse considérer comme des écolos les politiciens qui viennent à la télévision parler au nom de l’écologie, mais c’est un autre débat, comme disait mon grand-père.
Depuis, je regarde d’un œil à la fois rageur et désespéré, mes « concitoyens » (en un seul mot, contrairement à ce que l’on pourrait croire) porter au pouvoir, alternativement, un con de droite revendiqué ou bien un con de droite mais de gauche. Et je décroisse gentiment, dans mon coin. Je frugalise à qui mieux mieux, voire à qui moins moins, car, pour tout dire, sans réel autre choix que de frugaliser – je ne suis pas un héros des temps à venir, juste un saltimbanque d’aujourd’hui qui essaie de survivre dans un monde effrayant…
Hier soir, comme tout le monde, j’ai regardé la télévision. Il y avait une émission sur Jean Ferrat, disparu il y a tout juste cinq ans. Je me suis aperçu à quel point ce type était formidable. Voix magnifique, remarquablement placée et d’une profondeur incroyable. Une présence. Et à quel point je suis passé à côté de Jean Ferrat. Quand j’étais un ado hirsute et un peu abruti qui se prenait pour le fils caché de Jimi Hendrix – et le neveu à la fois d’Eric Clapton et de John Mayall – tout ce qui, de près ou de loin, ressemblait à de la variété française me faisait fuir à toute allure. Ce n’est pas que ça me rentrait par une oreille pour sortir par l’autre, même pas ! Je me débrouillais pour que ça ne rentre pas du tout.
En fait, hier soir, en visionnant ces enregistrements des années soixante et septante, j’ai compris pourquoi je n’avais – en ce temps-là – aucune envie d’écouter Jean Ferrat : c’était à cause des arrangements musicaux, de ces hordes de violons tour à tour hystériques et pitoyables, dégoulinant de bons sentiments et d’harmonies aussi creuses qu’envahissantes. Peste et choléra, que ces « grands orchestres » utilisés tant en studio pour noyer le talent sous des nappes de cordes, qu’en direct par les chaînes de télévision pour leurs émissions de variétés. À cause de ces violoneux cravatés et moustachus, la quasi-totalité de la musique populaire française de l’après-guerre aux années quatre-vingt, est un immense lac de vomis. Aucun chanteur n’y a échappé.
L’Âge venu, lorsque je vois des extraits de ces anciennes émissions de télévision, je parviens désormais à « ne pas entendre » ces arrangements grotesques et bouffis, pour me concentrer sur la mélodie et la voix du chanteur – et je me prends à rêver d’écrire de nouveaux arrangements tout en finesse et en subtilité. Et je finis par penser que si la chanson française d’aujourd’hui est souvent extrêmement convaincante et intéressante, c’est peut-être parce qu’elle a pris conscience, elle aussi, de cette nécessaire frugalité en toute chose y compris dans la pratique artistique – et que cela suscite une manière d’esthétique volontairement décroissante.
Grâce à Jean Ferrat, ce fut une bien bonne soirée.
Hélas, je n’ai pas eu le réflexe d’éteindre à la fin de l’émission. Et tandis que je bouquinais gentiment sur fond de journal télévisé, mon oreille a été attirée par un échange entre deux je-ne-sais-trop-quoi (économistes, journalistes, spécialistes ?) qui parlaient de l’air du temps. Le temps de lever le nez de mon livre et je tombe sur une courbe ascendante supposée témoigner de l’augmentation régulière du revenu des ménages, au cours des dernières années. Le montreur de courbe devait sans doute appartenir à la mouvance « con de droite mais de gauche ». Du moins, c’est ce que suggérait la courbe : un type qui vient à la télé pour nous démontrer que les ménages ont de plus en plus d’argent à leur disposition doit être vaguement hollandiste. Je n’ai pas eu le temps de voir la tête de l’autre type – sans doute un représentant de la mouvance « con de droite revendiqué » – car, tout soudain, le montreur de courbe s’est exclamé : « Bien entendu, il vaudrait mieux que chacun ait beaucoup plus d’argent ! » Là, j’ai noté la phrase avec les références (France 3, 23h15) et puis j’ai éteins la télé.
Avoir « beaucoup plus d’argent » ? Mais pour quoi faire ? Acheter beaucoup plus d’objets fabriqués par des esclaves et des enfants à l’autre bout du monde, qui vous pourrissent l’esprit quand vous ne les possédez pas (tant on vous répète à quel point ils sont indispensables) puis quand vous les possédez (tant vous finissez par croire que vous ne pouvez pas vivre sans eux) ? Des objets dont la production épuise chaque jour un peu plus les ressources de la planète tout en la mettant toujours davantage en surchauffe ? Des objets dont on ne sait que faire une fois qu’ils sont remplacés par d’autres dont on vous explique qu’ils sont beaucoup plus enviables (et encore plus parfaitement indispensables) ?
Il n’y a vraiment aucun moyen de réformer ce monde ! Tout est verrouillé. Les stupidités sont répétées – matraquées – par les uns et les autres. Les mêmes mensonges, les mêmes manipulations. Il n’y a d’autre choix que de construire sa bulle, dans son coin. D’y accueillir les siens, d’y mettre à l’abri ce qui est important et témoigne un peu de la grandeur humaine passée – une denrée de plus en plus rare. Il faut ménager des ouvertures dans ces bulles afin qu’elles puissent communiquer entre elles. Et il puis, il faut attendre que tout s’effondre, tout autour de nous. Avec l’espoir qu’une partie des bulles survivent à la prochaine apocalypse. Et que, peut-être, les survivants puissent reconstruire quelque chose.
Et sur ces bonnes paroles – qui témoignent tout de même un peu, voire un peu beaucoup, de la fascination que la SF post-apocalyptique a exercée sur le cerveau alors juvénile de l’homme des bois – je vous souhaite une bonne journée. Et souvenez-vous : il faut cultiver notre jardin.