Après Climate of Hunter, on poursuit l'exploration de la discographie solo de Scott Walker, inquiétant crooner à l'insuccès tel qu'il ne sort qu'un album par décennie. Celui des années 90 est Tilt, disque ample et ténébreux…
Après Climate of Hunter, on poursuit l'exploration de la discographie solo de Scott Walker, inquiétant crooner à l'insuccès tel qu'il ne sort qu'un album par décennie. Celui des années 90 est Tilt, disque ample et ténébreux…
Onze ans, c’est long. Entre 1984 et 1995, bon nombre de choses se sont passées : la chute du Rideau de fer, Internet, le début du boom de l’informatique domestique. C’est aussi le temps qu’il a fallu à Scott Walker pour pouvoir enregistrer un nouveau disque, après l’insuccès du gris Climate of Hunter (dont il était question dans un précédent billet). Non pas que le présent Tilt ait nécessité onze ans d’enregistrement : juste que Scott Walker s’est tenu éloigné des studios durant une demi-douzaine d’années, avant de composer et d’enregistrer sans hâte aucune le successeur de Climate of Hunter.
La pochette annonce la couleur : pour la première fois dans la discographie de Walker, le visage du chanteur n’apparaît pas en couverture. Au lieu de quoi, on trouve un foisonnement hybride : yeux, mains, plumes, écailles peut-être. Bref, ce sera sombre, et mutant. (Le livret contient une photo de Walker, au noir et blanc granuleux.) Et le titre, qui peut se traduire par « pencher/penchant/inclinaison », ne rassure guère sur la santé mentale de Walker.
Tilt creuse le sillon entamé par Climate of Hunter, mais double la mise : un disque presque deux fois plus long avec neuf titres amples, une noirceur musicale plus prononcée, des textes encore plus cryptiques… Et poursuit également le jeu entamé avec David Bowie : le « Nite Flights » de Walker avait inspiré le « African Night Flight » de Bowie (sur Lodger (1979), et Bowie reprendra également « Nite Flights » sur Black Tie White Noise (1993)) ; ce Tilt influencera également Bowie pour Outside (1995)… Plus récemment, « Heat », la chanson qui conclut The Next Day (2013) sur une note particulièrement inquiète, pastiche volontiers Walker, lequel s’inquiétait quelques mois plus tôt, au moment de la sortie de son dernier album solo en date, Bisch Bosch (2012), de n’avoir plus guère de concurrence, Bowie semblant retiré des affaires. De fait, il est notoire que les deux musiciens nourrissent une admiration réciproque.
Bref. Les hostilités (à nouveau) débutent avec « Farmer in the city (Remembering Pasolini) », chanson qui se déploie sur près de sept minutes sur des arrangements de cordes somptueuses. Suit « The Cockfighter », qui voit Walker revenir à l’une de ses marottes : les figures du mal. Sur Scott 4 (1969), « The Old Man’s back again » faisait référence à Staline sans trop d’ambiguïtés. Ici, les notes de production indiquent que ce titre contient des fragments des procès de la reine Caroline de Brunswick, accusée d’adultère par son mari, George V, et jugée en 1806 et 1820, et d’Adolf Eichmann, le responsable de la logistique de la Solution finale… La chanson débute par quelques longues secondes de quasi silence, perturbé par de petits bruitages à la lisière de la perception, façon grouillement de vermine, avant une explosion de bruit blanc. « The Cockfighter » alterne ainsi entre tranquillité et violence pure.
« Face on breast » ressemble à une douloureuse escalade : un grincement continu de guitare, une rythmique inexorable, syncopée qui pousse la chanson vers on ne sait quoi mais toujours plus avant… Jusqu’au moment libérateur où Walker promet son amour à un cygne (?).
« Bolivia ‘95 » fait peut-être référence à la situation en Bolivie au milieu des années 90. Ou pas. Allez savoir… La chanson commence par quelques secondes aériennes, surplombées par le son fragile d’un bawu (une flûte de roseau asiatique), avant qu’une guitare n’intervienne, tranquille. Bon nombre de petits bruits parasitent cette tranquillité, avant une explosion incongrue au beau milieu de la chanson :
« Save the crops / and the bodies / from illness / from pestilence / hunger and war »
Quoique Tilt soit long et peu guilleret, Scott Walker n’est pour autant pas dénué d’un humour pince-sans-rire. La plus longue chanson du disque (près de neuf minutes), « Patriot » est sous-titré « a single » ; effectivement, elle fait partie des titres envoyés en éclaireurs sur les ondes. Surtout, « Patriot » préfigure les expérimentations futures de Walker avec les « blocs de son ». Des cordes aussi dissonantes que somptueuses s’élèvent puis s’évanouissent, percussions et flûte piccolo incongrues… Comme un jeu de (dé)construction.
« the good news / you cannot / refuse / the bad news / is there is / no news »
En revanche, « Tilt » est ce qui s’apparente le plus à un single : une rythmique qui accroche l’oreille, quelques petites notes de guitare répétées. Cela dure une poignée de secondes, avant que des cordes lointaines, dissonantes (je suppose) n’interviennent. Plus loin, il y a un solo de guitare distordue…
En écho à Climate of Hunter, Tilt se termine lui aussi par une tendre ballade à la guitare sèche : « Rosary ». Oh, c’est à peine rassurant.
« And I gotta / quit »
Rassurante, la suite le sera encore moins, même s’il faudra à nouveau (à l’époque) attendre onze années pour l’écouter.
Mais cette durée ne sera pas de trop pour digérer Tilt, disque inquiet et passionnant.
Introuvable : non
Inécoutable : là encore, ça passe, vraiment
Inoubliable : oui