Journal d'un homme des bois, 3 février 2015

Journal d'un homme des bois |

Où notre homme des bois revient, et nous fait part de ses réflexions sur les AMAP et la rémunération des artistes.

Tout le monde a entendu, au moins une fois dans vie, ce fameux dicton : « Il faut de tout pour faire un monde ». Entrons un peu dans le détail de ce « tout » : faut-il, par exemple, des paysans ? des enseignants ? des médecins ? Si l’on estime que la production de nourriture, l’éducation et la transmission du savoir ou encore le maintien en meilleure santé possible de nos concitoyens, sont de l’ordre du nécessaire – ou au moins de l’utile – alors la réponse est oui : il faut des paysans, des enseignants, des médecins. Ceux et celles qui exercent ces activités, à titre professionnel, sont utiles à tout un chacun, donc à la société et à la bonne marche de celle-ci. Ils ont leur rôle à jouer. Ils ont leur place. Une fois admis ce principe, se pose alors la question de la manière la plus juste, la plus conforme à l’éthique, en un sens la moins discutable et la plus consensuelle, d’assurer leur existence. Le monde change. De nouvelles manières de considérer les rapports entre les êtres humains voient le jour – ou sont redécouvertes. De nouvelles formes de financement (collectif, participatif, etc.) de certaines activités sont imaginées et expérimentées.

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Un exemple de financement d’une activité humaine à mon sens indispensable, la production d’une nourriture saine et de qualité, produite dans le respect de la terre, est celui des AMAP qui signifie, sauf erreur de ma part, Association pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne. D’une part, un paysan travaille sa terre de manière écologique et durable, et partage sa production de fruits, légumes, herbes de saison entre un certain nombre de « paniers » hebdomadaires. D’autre part, un nombre identique de personnes s’engagent, sur la durée, à acquérir ces paniers, à prix fixe et déterminé à l’avance – et ce tout au long de l’année, quel que soit le contenu du panier qui est bien évidemment tributaire de la saison et des conditions climatiques du moment. C’est la fois un système d’abonnement : chaque semaine, j’achète mon panier de produits de saison ; et un mode de financement participatif : une quarantaine de personnes soutiennent concrètement le travail d’un paysan qui peut ainsi compter sur des revenus réguliers tout au long de l’année, tout en cessant d’être tributaire des intermédiaires rarement intéressés par autre chose que leur profit. Les AMAP existent depuis au moins une vingtaine d’années. Toutes celles que je connais ont désormais une liste d’attente pour pouvoir s’y inscrire – preuve que le système est une réponse pertinente au double problème du maintien d’une agriculture paysanne indépendante et de la production d’une nourriture saine dans le cadre d’un circuit court.

Si j’évoque l’existence des AMAP, c’est en réalité parce que depuis quelques années, je m’interroge sur la possibilité de trouver une nouvelle manière d’assurer l’existence d’artistes indépendants – écrivains, conteurs, musiciens, compositeurs… – dans un contexte social et économique qui leur est de plus en plus défavorable, au point de remettre en cause leur existence, même à un niveau de simple survie. Il est à mes yeux évident que toute société humaine se doit d’accorder en son sein une place aux artistes. Je crois que l’on a tout autant besoin d’artistes que l’on a besoin de paysans – c’est-à-dire à la fois de roses et de pain, pour faire écho au célèbre poème écrit par James Oppenheim, il y a maintenant un siècle, et qui est devenu un slogan universel. Oui, du pain et des roses : des paysans et des artistes…

Il y a encore une dizaine d’années, il était possible – à défaut d’être facile – pour un artiste, raisonnablement reconnu, d’assurer sa propre survie. Il y avait des éditeurs pour publier des livres et des libraires pour les vendre, les écrivains pouvaient le plus souvent espérer quelques retombées financières sous forme de droits d’auteur ; les établissements scolaires disposaient d’un peu d’argent dédié à l’organisation de rencontres avec des écrivains, d’organisation d’ateliers d’écriture ; la presse publiait à l’occasion des nouvelles, en général en été pendant la saison creuse ; bref, on arrivait à vivoter ! Des associations organisaient un bon nombre de festivals où se produisaient des conteurs. Un réseau de salles de taille moyenne permettait aux musiciens de monter des tournées, fussent-elles modestes. Je cite là des activités que j’ai pratiquées, en tant que professionnel – c’est-à-dire en tant que personne tirant l’essentiel, si ce n’est la totalité, de ses revenus par le biais de pratiques artistiques. Si on examine de près les montages financiers derrière tous ces événements, on s’aperçoit qu’une part importante des revenus des artistes provenait de l’argent public. Organiser un salon du livre, y inviter des auteurs tous frais payés, leur faire rencontrer des scolaires en les rémunérant pour cela (aux fameux « tarifs de la Charte ») est possible pour autant que l’association organisatrice soit subventionnée de manière significative. Organiser un festival de contes ou de musique et rémunérer convenablement les artistes invités ne peut se faire qu’avec un fort niveau de subvention provenant de diverses sources : commune, département, région, état... à défaut de sponsors privés. Quant au statut social des artistes, il faudrait être de mauvaise foi pour ne pas reconnaître que le système de l’intermittence, dans le monde du spectacle, ou l’existence de l’AGESSA, pour les écrivains et traducteurs, avec ses taux de cotisation sociale extrêmement réduits (tant la part patronale que les prélèvements obligatoires), participent à un soutien bien réel et significatif, même si indirect, de l’artiste par de l’argent public. Les écrivains ou les compositeurs n’ont jamais vécu de leurs seuls droits d’auteur ! Les musiciens ou les conteurs n’ont jamais vécu de leurs seules prestations en public ! Nous avons toujours été plus ou moins « subventionnés », que cela plaise ou pas, c’est un fait.

Mais le monde change. L’Etat et les collectivités locales cherchent par tous les moyens à faire des économies. On a assisté, ces dernières années, à un désengagement brutal de la sphère publique quant à l’aide à la culture. Les établissements scolaires ou les associations culturelles ont moins d’argent – parfois ils n’en n’ont plus du tout. Les acteurs de terrain se désengagent, par force. Et les artistes restent chez eux…

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