Comme promis dans son billet d'hier, Francis Valéry nous explique pourquoi il n'est pas Charlie.
Comme promis dans son billet d'hier, Francis Valéry nous explique pourquoi il n'est pas Charlie.
J’apprends ce matin que, contrairement à ce qui a été affirmé hier, dans ce même blog, le Journal d’un Homme des Bois n’a pas un unique lecteur – Fabrice Colin, en l’occurrence – mais plutôt… trois lecteurs ! Notre ami Erwann P., le sémillant jeune homme qui se charge de mettre en ligne nos petites divagations, nous assure qu’il les lit avec régularité, attention, intérêt et bonne humeur (enfin, c’est ce que nous avons cru comprendre). Et le président-directeur-général-fondateur du Bélial, Monsieur Olivier Girard, l’homme qui fait les chèques, serait lui aussi de nos lecteurs. Gottferdom ! Nous n’en revenons pas – mais voilà qui nous fait une bonne raison d’y retourner.
Hier soir, dans mon lit douillet, alors que je me demandais comment j’allais construire mon argumentation quant à ma non appartenance à la toute nouvelle Église du Grand Charlie – alors que tous mes copains ont signé et ont acheté chacun cent exemplaires du dernier numéro afin d’assurer leurs vieux jours – je me suis dit : « Mon bon Francis, quelle idée as-tu eu, petit un, de reprendre ton JhB, petit deux d’annoncer que tu allais y aller de ton grain de sel quant à l’épidémie de charlitte qui semble toucher la planète toute entière ! Vraiment, avec tout ce que tu as à faire, y compris les trucs pour avant-hier, tu manques du bon sens le plus élémentaire ! ».
Du coup, ça m’a fourni un angle d’approche. Le « bon sens » : cette qualité souvent qualifiée de « populaire » et que l’on dit pourtant la moins partagée. De fait, le bon sens est devenu ces temps-ci une denrée quasi introuvable. Un exemple simple : on sait bien, ne serait-ce que par sa propre expérience, que tout acte humain s’inscrit dans une chaîne de causalité. Je prononce telle parole, je fais telle chose, j’adopte telle attitude… suite à telle parole prononcée, telle chose faite, telle attitude adoptée. Agir, c’est réagir. À l’étape suivante de cette chaîne causale, mon acte, à son tour, aura des conséquences et suscitera des réactions – immédiates, à moyen terme, à long terme. Un minimum de « bon sens », à mon humble avis, consisterait à réfléchir avant d’agir ou de parler. Ne pas se croire seul au monde. Etre conscient que tout ce que je fais ou déclare m’engage, que je suis responsable de mes actes, de mes paroles et même de mes pensées, et que je ne peux pas me dédouaner des conséquences de mes actes, de mes paroles. C’est ici qu’intervient pour moi la notion d’éthique. Je crois – et c’est un point de vue personnel – qu’un acte, une parole ou une pensée, va dans le « bon sens » et est donc « juste », du point de vue de l’éthique, lorsque les conséquences de cet acte, cette parole ou cette pensée, concourent à un allégement, fut-il des plus modestes, de la masse de souffrance qui nous écrase, nous autres pauvres mortels. Ce, bien entendu, pour autant qu’on puisse en préjuger, compte tenu de notre expérience (limitée) et de notre connaissance (partielle) du contexte (complexe). Il y a toujours une part d’incertitude, des liens qui nous échappent, des réactions imprévisibles. Il arrive donc que l’on se trompe : on peut avoir mal analysé ou mal interprété une situation, n’avoir pas su voir l’ensemble des éléments à prendre en compte. Cela étant, me tromper, même de bonne foi, ne me dispense pas d’être tenu pour responsable de ce que j’aurai suscité, sans pour autant faire de moi un coupable – sous réserve, bien entendu, que j’analyse mes erreurs, que j’intègre les nouveaux éléments mis à ma disposition, que je tente de « corriger » mon erreur. Cela commence souvent par faire preuve d’humilité et présenter ses excuses. Cela se poursuit par s’efforcer de retenir les leçons de cette expérience.
Courant septembre 2005, un journal danois, Jyllands-Posten, lance un appel auprès de quarante dessinateurs indépendants à qui il demande de caricaturer le prophète Mahomet. Douze répondent favorablement. Les caricatures sont publiées le 30 septembre. Officiellement, le journal veut ainsi attirer l’attention sur les difficultés rencontrées par un écrivain danois, Kåre Bluitgen, pour convaincre des illustrateurs de collaborer à une histoire de Mahomet qu’il a écrit, pour la jeunesse. Jyllands-Posten n’est pas vraiment un journal engagé « à gauche » ou militant pour la liberté d’expression – c’est un organe bien ancré à droite, qui se présente comme conservateur. La publication de ces caricatures est un acte réfléchi qui s’inscrit dans une volonté de confrontation idéologique avec l’Islam – ou au moins sa composante radicale. Au départ, il ne se passe pas grand-chose. Les caricatures sont reprises par quelques journaux, y compris dans les pays musulmans – en particulier en Égypte (le 17 octobre 2005), ce dans une quasi-indifférence. La sauce tarde à prendre. Il semble que des organisations musulmanes européennes, en particulier au Danemark même, s’efforcent de susciter des réactions dans le monde arabo-islamique où elles envoient des délégations.
En novembre, les dessins paraissent en Allemagne et en Bosnie. En janvier, ils sont visibles en Suède et en Belgique. Il faut attendre le 1er février 2006, pour que de nombreux journaux les publient, en Allemagne, Italie, Espagne, Pays-Bas… Ils apparaissent enfin sur Wikipédia. En France, c’est le quotidien France-Soir qui les publie – ce qui vaudra à son directeur de la publication, Jacques Lefranc, d’être purement et simplement viré par le propriétaire du journal. Avec cette vague de publication – qu’on peine parfois à ne pas considérer comme le fruit d’une action concertée – l’affaire prend sa véritable dimension internationale. On assiste partout dans le monde à des manifestations, appels au boycott de produits danois, alertes à la bombe (le 6 février, au siège de France-Soir), fermetures de représentations diplomatiques, arrestations de journalistes (Jordanie), appels lancés par les gouvernements européens à leurs ressortissants à quitter certains pays, incendies d’ambassades… et finalement on déplorera les premiers morts. Plusieurs fatwas sont prononcées, promettant de fortes récompenses à quiconque parviendra à assassiner un des caricaturistes.
Volant au secours de la victoire, Charlie-Hebdo publie à son tour les caricatures, le 8 février – une semaine après France-Soir. À l’époque, le tirage de Charlie est de l’ordre de 140.000 exemplaires – ce numéro spécial a été tiré à 160.000 ; en milieu de matinée il est épuisé et un second tirage est immédiatement lancé, suivi d’un troisième ; à l’occasion d’une conférence de presse, son directeur Philippe Val annonce qu’à mi-journée les ventes ont atteint 400.000 exemplaires. Une bonne affaire, en somme.
Des réactions de plus en plus violentes continuent de se produire partout dans le monde. Le 18, des dizaines de personnes, dont un prêtre et des enfants, sont assassinées au Nigéria pour leur seul tort d’être chrétiens et une dizaine d’églises sont incendiées. Pendant ce temps, en Europe, on rappelle que la liberté d’expression est « sacrée » (on notera le vocabulaire religieux employé) et on dénonce les islamistes fauteurs de trouble. Sauf que les millions de gens qui réagissent et manifestent dans le monde entier ne sont évidemment pas tous, et très loin s’en faut, des islamistes : ce sont simplement des gens ordinaires qui se sentent profondément blessés dans leurs croyances religieuses. Vu d’ici, les réactions paraissent totalement disproportionnées et profondément déraisonnables : ce déchaînement de violence pour une douzaine de crobars !? Journalistes et hommes politiques parlent d’« obscurantisme » et dénoncent des manipulations. Plutôt que de se remettre en cause et de s’interroger sur le fait qu’on a peut-être été un peu trop loin, que la liberté d’expression trouve peut-être ses limites lorsqu’il s’agit, dans les faits, d’insulter au plus profond d’eux-mêmes des millions de gens, plutôt que d’admettre qu’on n’avait absolument pas anticipé un tel niveau de violence dans la réaction, sans doute faute de connaître ce qu’est l’Islam (ou en tout cas la manière avec laquelle ceux qui s’en réclament le considèrent)… plutôt d’envisager qu’on a peut-être, tout simplement, eu tort de publier ces dessins, les grands esprits occidentaux, arc-boutés sur leurs certitudes, expliquent que les manifestants sont manipulés (sous-entendu : décidemment ils sont vraiment débiles !) et que leur manière de voir le monde relève du pur obscurantisme (sous-entendu : nous, on est dans la lumière !). À nouveau et toujours cette certitude d’être dans le vrai – contre le reste du monde. À nouveau l’occident et son vieux complexe de supériorité, sa certitude qu’il a une mission civilisatrice, qu’il doit partout exporter la Démocratie… avec en prime, pour la France, la sacro-sainte valeur de la « laïcité » et cette habitude, insupportable, de considérer que se revendiquer comme laïc autorise à afficher son mépris pour ceux qui ne le sont pas. Soyons clair : il est hélas évident qu’une bonne partie de l’Occident méprise l’Islam qu’il considère comme une idéologie antimoderne et obscurantiste – et ne nions pas qu’une bonne partie de l’Islam méprise l’Occident, considérant ses habitants comme des dégénérés qui vivent en-dehors des règles de la religion. Au Canada, l’écrivain Maurice Dantec, fidèle à son idéologie rouge-brun toute en subtilités, déclare dans son pamphlet « Nous sommes tous des caricaturistes danois » (le 6 février) que la quatrième guerre mondiale a commencé ! De fait, présenter les événements comme le début d’un conflit planétaire entre deux civilisations semble convenir à pas mal de gens – trop de gens, à mon goût. Car s’il est indéniable que cette tentation existe bel et bien, que certains pays musulmans laissent faire les agressions contre les non-musulmans et que, dans nombre de pays occidentaux, ceux qui pensent que le mieux serait de « les renvoyer chez eux » se sentent autorisés à l’exprimer de plus en plus librement, je crois – en tout cas je veux le croire – que l’immense majorité des musulmans et des non-musulmans veut simplement vivre en paix, dans le respect réciproque des valeurs culturelles et spirituelles des uns et des autres.
Après cette première « affaire » de 2005/2006, Charlie-Hebdo fera de la publication de caricatures de Mahomet une partie de son fonds de commerce. En septembre 2012 paraît un numéro spécial dans lequel se trouve le fameux dessin montrant un Mahomet désolé qui a ces mots : « C’est dur d’être aimé par des cons ». Visiblement, les conséquences tragiques des publications de 2005 n’ont pas suffi à Charlie-Hebdo : pas assez de morts, sans doute, pas assez de destruction… Pour la rédaction de l’hebdomadaire satirique, il est nécessaire de rappeler, au cas où on l’aurait oublié, que la Liberté d’Expression est « sacrée » ! Et Charlie de remettre le feu aux poudres. Il paraît que les ventes de ce numéro spécial ont dépassé les 200.000 exemplaires – ce qui, il faut le reconnaître, donne tort aux gens qui penseraient que Charlie-Hebdo n’a tiré aucune leçon des événements de 2005/2006…
Un peu moins de neuf ans après la publication dans les pages de Charlie des premières caricatures, en ce mois de janvier 2015, deux assassins investissent les locaux de l’hebdo et tirent dans le tas, froidement. Est-ce que les deux événements sont liés ? Est-ce que les personnes assassinées l’ont été en représailles de cette première publication ? D’un simple point de vue factuel : oui. Parmi les gens qui ont perdu la vie, certains étaient là par hasard, certains faisaient leur travail mais n’avaient aucun rapport avec la rédaction de l’hebdo, certains étaient membres de cette rédaction mais ne travaillaient pas à Charlie à l’époque, certains étaient des vieux compagnons de route de la revue et avaient partagé ses combats. Tous sont morts au nom d’une idéologie qui nous semble irrationnelle et criminelle – elle l’est à nos yeux, elle ne l’est pas aux yeux de millions de personnes dans le monde. De notre point de vue, ils sont morts pour rien, de manière cruelle et totalement absurde, au nom de quelque chose qui ne fait pas sens – du point de vue d’autres personnes, ils ont été exécutés parce que coupables d’un outrage impardonnable, les exécuteurs n’ayant été que les bras armés d’une certaine justice. Comment concilier ces points de vue ? On ne peut pas ! Comment ne pas voir dans cette tragédie un simple épisode de la guerre des civilisations chère à Maurice Dantec ? Difficile, mais on doit y arriver, en faisant appel à notre intelligence, à notre humanité. On le répète souvent : les premières victimes des islamistes sont d’autres musulmans ; c’est sans doute vrai.
Pour moi, c’est au lendemain de l’attaque de la rédaction de Charlie que les choses se compliquent, que des événements se mettent en place qui ne font pas sens pour moi – ou que je perçois comme révélateurs de quelque chose qui me fait peur et me révolte.
D’abord, il y a cette manifestation monstre où des millions de personnes, à l’évidence des braves gens dans leur immense majorité, défilent en rangs serrés pour défendre la « liberté d’expression », derrière certains des pires dictateurs de la planète ou de leurs représentants ! C’est ce peuple de France qui offre à ses dirigeants – et par la même occasion à ceux du monde entier – un blanc-seing pour édicter, forts désormais de cet immense soutien/sursaut populaire, à peu près n’importe quelle loi liberticide.
Ensuite, il y a toutes ces déclarations qui vont dans le même sens : les dessinateurs de Charlie étaient les gens les plus gentils du monde, des non-violents pacifistes, des enfants qui rigolaient de tout et de rien, des anges en somme. Je ne crois pas que ça soit vrai. J’ai eu l’occasion de croiser à plusieurs reprises Cabu qui m’a toujours fait l’impression d’être un type adorable, riant de tout, n’arrêtant pas de dessiner… Mais j’ai aussi croisé chez Charlie des gens méchants, méprisants et malhonnêtes. Si la mort efface les ardoises, elle ne rend pas une virginité aux salauds. Et je crois qu’au sein des phalanges laïcistes auxquelles se mêle trop souvent la voix de Charlie, se dissimulent davantage de salauds que de héros.
Et puis, comble de la mauvaise foi, Luz vient nous expliquer à la télévision et dans des conférences de presse, que Charlie critique effectivement la religion mais n’attaque jamais, au grand jamais, les personnes ; Charlie critique certes l’Islam, en tant qu’idéologie, et il en a le droit, au nom de la liberté d’expression, mais le journal respecte les musulmans : on n’attaque pas les gens mais on se gausse de ce en quoi ils croient. Désolé, monsieur Luz, mais lorsque vous faites dire à Mahomet « C’est dur d’être aimé par des cons », ce sont des centaines de millions de personnes que vous traitez de cons. Cela relève du même registre que celui dans lequel s’illustre un Houellebecq, autre abruti irresponsable notoire, lorsqu’il affirme que toutes les religions sont cons mais que l’Islam est de très loin la plus con (entendu à la télévision, il y a quelques années). En somme, l’occident à la Charlie explique aux musulmans que ce en quoi ils croient profondément, ce sur quoi ils bâtissent leur vie, est un tissu de conneries, mais que le fait qu’ils croient en ces conneries ne fait pas d’eux pour autant des cons, car à Charlie on les respecte, si, si, je vous assure, et c’est d’ailleurs pour leur bien qu’on leur explique tout cela, afin de leur ouvrir les yeux, de les aider à réaliser ! Non mais franchement, quand on entend ça, on se demande vraiment qui sont les cons ?
Enfin, cerise sur le gâteau, le nouveau numéro de Charlie – tout beau tout gros, c’est qu’il va pouvoir s’empiffrer maintenant, avec la manne céleste des millions d’exemplaires vendus – paraît avec une couverture de Luz montrant une nouvelle caricature de Mahomet. Bien entendu – et c’est à l’évidence le but recherché – dès le lendemain, les manifestations reprennent dans le monde entier, souvent suivies d’émeutes. Exactement comme en 2006. Les mêmes événements se reproduisent d’ailleurs aux mêmes endroits : au Nigéria, on assassine à nouveau les chrétiens parce qu’ils sont chrétiens et on incendie les églises. Merci qui ? Merci, monsieur Luz.
Je me permets de renvoyer les lecteurs qui m’auraient suivi jusque-là, au début de cette petite intervention, là où j’essaie d’expliquer ce qui, à mes yeux, relève de l’éthique et ce qui y est contraire, ce qui constitue une action juste et une action qui ne l’est pas. Lorsque Luz réalise cette couverture de Charlie, il sait parfaitement – puisque cela s’est déjà produit – ce que cela va déclencher dans le monde. Il sait qu’une fois de plus, il va inciter les musulmans à descendre dans la rue un peu partout, pour y exprimer leur colère d’une manière qui, à nos yeux d’occidentaux, va nous sembler irrationnelle, disproportionnée. Ce qui nous permettra, une fois encore, de nous conforter dans nos bonnes opinions de nous-mêmes, dans notre certitude d’avancer dans la lumière, dans notre vision d’un monde nécessairement démocratique. Il sait bien, monsieur Luz, qu’il y aura des destructions, des morts. Mais monsieur Luz s’en fout. Monsieur Luz poursuit son petit travail pépère de donneur de leçons, au nom de la liberté d’expression. Et si là-bas, des gens sont égorgés en représailles aux petits dessins qu’il gribouille, gentiment assis à son bureau, ma foi, ce n’est pas son problème. Toutes ces atrocités, c’est simplement parce que ce sont des cons qui ne comprennent rien ! Et ça ne l’empêche pas de dormir en paix, monsieur Luz. Comme cela n’empêchera pas des millions de personnes d’acheter ce nouveau numéro de Charlie, de donner un peu de leur argent en soutien à cette monstrueuse machine à fabriquer de l’arrogance, de la haine, de la souffrance, du mépris. Le respect de l’éthique ? L’action juste, la pensée juste ? Charlie-Hebdo ne s’est jamais préoccupé de ce genre de choses. Pourquoi ça changerait ?
Quel dommage que l’Homme des Bois ne sache pas dessiner : il aurait aimé croquer une belle « liberté d’expression », avec des gros nichons, dans l’esprit Charlie en somme ; il l’aurait toutefois dessinée un rien effondrée, se prenant la tête entre les mains ; et il lui aurait peut-être même fait dire : « C’est dur d’être aimée par des cons »…
On l’aura compris : je m’incline devant ceux qui sont tombés, j’assure de ma profonde compassion leurs proches et ceux qui devront apprendre à leur survivre, mais pour autant je ne suis pas Charlie.
À consulter : http://fr.wikipedia.org/wiki/Chronologie_de_la_controverse_des_caricatures_de_Mahomet