Les racines du mal
Ian Tregillis - Panini Books, coll. « Eclipse » - avril 2014 (roman inédit traduit de l’anglais [US] par S. Julien - 468 pp. GdF. 18 euros)
La Seconde Guerre mondiale, on connaît. Mais on ne connaissait pas celle de Ian Tregillis. Les Racines du mal, roman d’histoire parallèle/secrète/uchronique — difficile de classer — nous invite à la découvrir.
Espagne, Années 30. Guerre Civile. Le capitaine Raybould Marsh, espion britannique en mission d’exfiltration d’un transfuge nazi, est le témoin d’évènements extraordinaires. L’impossible ayant été observé, l’improbable vérité se fait jour et les services britanniques, dirigés par le mentor de Marsh, doivent se rendre à l’évidence : les nazis ont développé un groupe de super-hommes — übermenschen — dotés de super pouvoirs. Confrontées à la menace d’un groupe d’autant plus inquiétant qu’il est mystérieux et aux revers militaires qui annoncent une invasion possible de l’île, les autorités britanniques décident de retrouver et de mobiliser les sorciers cachés du royaume pour protéger Albion. La lutte sera longue, âpre, d’autant plus cruelle que les entités invoquées par les sorciers pour les servir, les énochéens Eidolons, exigent leur dû de sang anglais.
Surhommes contre sorciers, l’idée peut paraître étrange. Mais pourquoi pas ? C’est après tout l’approche de l’univers partagé « Wild Cards » que chapeaute GRRM, ce même GRRM qui est un ami de Tregillis et qui dit du bien de lui sur la couverture.
Mais ici, la réalisation est loin d’être à la hauteur. En dépit d’une action rapide qui peut capter l’attention du lecteur, les défauts du roman sont vraiment trop nombreux.
D’abord, quelques personnages principaux un peu développés cachent des secondaires qui ne sont que de fond tant ils ne dépassent pas le stade de silhouettes. Les principaux sautent de scène en scène sur plusieurs années, n’interagissant que lorsque nécessaire avec le monde ou les personnages de complément, ce qui donne des évolutions biographiques abruptes et une impression de décousu.
Ensuite, une inconsistance historique marquée tant par l’absence de point de divergence clair que par le flou absolu dans lequel se développe l’histoire. Pourquoi la guerre ? Où ? Comment ? Rien n’existe ou presque hors du champ de vison des personnages. La guerre est un décor, pas plus utile au récit que les dojos de Mortal Kombat. La manière désinvolte dont Tregillis utilise les noms et les grades de l’époque signifie bien que ce n’est guère important pour lui. On n’attendait pas Les Bienveillantes, mais un peu de rigueur n’aurait pas nui. Rien de cet ordre ici, on a le sentiment que, pour Tregillis, toute cette affaire de guerre mondiale est bien compliquée et finalement peu nécessaire à la progression de l’intrigue. Ce que propose Les Racines du mal, c’est une histoire divergente pour incultes historiques, calibrée peut-être pour le goût de certains américains qui trouvent que le monde, décidément, c’est bien loin d’ici.
S’y ajoute une approche « young adult », au mieux, avec ce qu’elle a d’exaspérant. La forme allie bonne humeur et humour bas de gamme (ça s’arrange un peu dans la deuxième moitié), expressions et vocabulaire à la « Club des Cinq », et toute la bonhommie mièvre du genre. Dans le fond, les stations du calvaire sont parcourues. Coup de foudre, mariage (modeste), bébé (merveilleux), mort du bébé, rivalité amoureuse à bas bruit amortie par de nobles sentiments, rien ne manque, illustré de dialogues consternants.
Last but not least , ce n’est pas pour l’écriture qu’il faut lire le roman. Le style de Tregillis est quelconque, handicapé régulièrement, qui plus est, par l’option d’un lexique bonhomme. Une traduction guère inspirée achève d’enfoncer le texte.
Premier d’une trilogie, Les Racines du mal se termine alors que les Soviétiques sont entrés dans le jeu et que l’issue du conflit est toujours incertaine. Je ne suis pas convaincu qu’il soit nécessaire de s’enquérir de la suite.
Eric Jentile
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Les Pousse-pierres
Arnaud Duval - Folio « SF » - juin 2014 (roman réédité - 544 pp. LdP. 8,90 euros)
Trois sociétés distinctes composent l’humanité de la deuxième moitié du XXIIe siècle : sur Terre, les corporations ont remplacé les États mais dépendent, pour leur approvisionnement en matières premières, des Spatieux qui prospectent la ceinture d’astéroïdes, le tout régulé par les occupants de la station orbitale au point de Lagrange 1, lesquels veillent tout particulièrement à interdire l'accès de l'espace aux Terriens. Bien que foncièrement pacifiques ils disposent des armes nécessaires pour empêcher le système capitaliste de contaminer le système solaire. Les Lagrangiens de Eloane ont en effet développé une sorte d'utopie égalitaire, notamment par le biais d'un implant neural interconnectant les individus entre eux, permettant les échanges silencieux et empêchant surtout le mensonge. Face aux mœurs libérales des Grangiens, les règles à bord des vaisseaux des « pousse-pierres » sont strictes, car adaptées à la survie, mais reposent sur un code d'entraide et de solidarité, au sein de structures familiales qui compensent les rigueurs de la hiérarchie quasi militaire. C'est ainsi que Maureen, adolescente survivante du vaisseau spatial de ses parents ayant explosé au large de Jupiter, est réceptionnée dans sa capsule de survie par un cargo, L'Améthyste, non sans lui causer des dégâts qui en font l'obligée des Trajan, sous forme de contrat d'apprentissage de deux ans.
Par ailleurs, la famille Trévise, un couple et ses deux enfants, fuit frauduleusement la Terre pour se faire admettre comme citoyens de la société pourtant très fermée de Eloane. L'action est vue par les yeux du fils, Richard, en pleine crise d'adolescence, d'autant plus réfractaire à ce changement de statut qu'il n'en a pas été avisé et que sa méconnaissance des sociétés spatiales se double de sa peur du vide. Les fils de l'intrigue se nouent autour d'un complot politique de grande ampleur, pour le contrôle du système solaire, où interviennent armes nouvelles et créatures hybrides au cours de combats spatiaux ou planétaires.
Le cadre de ce space-opera ne manque pas d'originalité et aurait en effet mérité d'être développé plus avant. On regrette presque son insertion dans un roman pour la jeunesse qui privilégie l'action et s'appuie sur des personnages stéréotypés : l'adolescent confronté à un univers différent et éprouvant ses premiers émois, les attachants compagnons robots, comme celui, déglingué, qui zozote, etc. Heureusement, l'auteur fait montre d'une certaine habileté pour jouer avec les poncifs du genre, s'attachant à raconter avant tout une aventure captivante, sans temps mort. Il connaît manifestement ses classiques en matière de space-opera, qu'il dévoile dans de discrets clins d'œil. Certains passages font même penser à Heinlein, notamment dans les dialogues servant de justification morales aux contraintes de la vie en groupe.
L'ensemble manque toutefois de constance. Le ton vif et alerte, une dynamique générale des plus entraînantes, aident à pardonner des facilités et des naïvetés du scénario, mais la lecture bute sur des aspects plus discutables de l'univers, comme une société pacifique capable de se battre avec des fusils à balles explosives et des lance-roquettes dans une station spatiale (on peut supposer qu'elle aurait développé d'autres types d'armes adaptées à l'espace) ou des conséquences climatiques comme les mangues de Bourgogne et les activités estivales de février, quand on sait que le réchauffement global entraînera un refroidissement local, notamment sur la façade atlantique. De même, l'écriture se contente de dérouler l'action à l'aide de dialogues et de courtes phrases d'exposition, sans effort particulier sur le style, ce qui convient parfaitement à un récit jeunesse centré sur la narration. On regrette toutefois de devoir passer sur des faiblesses d'écriture comme : « L'accident ne leur avait laissé aucune chance. » au deuxième paragraphe du roman, un défaut de vigilance de radar et des distractions comme « En une phrase elle venait de résumer un drame. » à la suite de : « Papa n'a pas voulu que je retourne à l'intérieur. Maman est restée... pour arrêter la pile... »
« C'est là où » ces défauts placent le roman un cran en-dessous du niveau auquel il aurait pu prétendre. L'ouvrage a bénéficié des bêta-lectures du collectif CoCyclis, où des amateurs bénévoles donnent leur avis, qui repose avant tout sur l'impression d'ensemble. Et, en effet, ces défauts n'obèrent en rien le plaisir de lecture, constamment nourri par des trouvailles, éléments de langage ou codes sociaux insolites, que l'auteur insère tout au long de l'histoire. Toutes ne sont pas heureuses ni en cohérence avec l'ensemble (nom de Zeus, vidéo-rorman), mais elles témoignent d'une générosité et d'un entrain sympathiques. Duval a manifestement des idées : il lui reste à travailler le reste. Pour un premier roman, le résultat est tout à fait honorable. Le prix Futuriales de la révélation jeunesse décerné en 2012 est, à ce titre, amplement mérité.
Claude Ecken
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Le Système D
Nathan Larson - éditions Asphalte, coll. « Fictions » - juin 2014 (roman inédit traduit de l’anglais [US] par P. Barbe-Girault - 256 pp. GdF. 21 euros)
A l'instar de Mirobole ou de Cambourakis, Asphalte fait partie de ces petites maisons ne craignant pas de défricher les territoires délaissés par les grosses structures éditoriales. Sans doute plus libre, et aussi plus curieux, l’éditeur parisien dispose d’un catalogue international digne d’intérêt, ne dédaignant pas la littérature interstitielle, raison pour laquelle quelques-uns de ses titres ont déjà été chroniqués ici même.
Le Système D relève de cette approche où se mêlent les ressorts de la science-fiction et du polar, la littérature et le cinéma. Parfait melting-pot d’influences diverses, le roman illustre idéalement la fusion des genres dans le creuset de la culture pulp. Un registre dans lequel Duane Swierczynski s’est illustré dans trois romans parus dans nos contrées chez Rivages « Noir » (A toute allure, The Blonde et Date limite).
New York dans un avenir si récent qu’il semble passé. La Grosse Pomme se relève difficilement des attentats et de la pandémie de grippe qui l’ont frappée. Dans un décor de fin du monde qui n’est pas sans rappeler celui de Bagdad après sa libération par l’Axe du Bien, nous suivons les pérégrinations de Dewey Decimal. Le bonhomme crèche dans la bibliothèque de la ville où il peut assouvir sa passion pour les livres. Il emprunte d’ailleurs son identité au système de nomenclature de l’institution, car de son passé, il ne conserve rien. Juste des bribes dont il n’est même pas sûr. En fait, Dewey est persuadé qu’il s’agit de faux souvenirs implantés par l’armée. Paranoïaque, hypocondriaque, amnésique, affligé d’obsessions lui pourrissant l’existence, tous ces maux ne l’empêchent pourtant pas d’effectuer régulièrement des missions pour le compte du procureur de la ville. Un type ingrat et autoritaire qui semble en savoir plus long que lui-même sur sa véritable identité. Chargé d’exécuter un malfrat ukrainien, Dewey est détourné de sa mission initiale par une série de fâcheux contretemps. Il y laisse sa rotule, sa santé, et manque d’y perdre la vie. Heureusement, il récupère aussi un Sig Sauer, une main momifiée, la droite, rencontre une beauté fatale et retrouve au final une certaine dignité.
Sous l’égide de Megan Abbott, bien connue des lecteurs de thrillers, la quatrième de couverture invoque les mânes de Philip K. Dick et Chester Himes. Elle aurait pu tout aussi bien convoquer les fantômes du 11 septembre 2001 et des diverses interventions militaires des Etats-Unis dans les Balkans et au Proche-Orient. Ces événements de l’Histoire récente, mais aussi la crainte d’une pandémie fatale, semblent condensés dans les attentats du 14 février dont les ravages servent de décor à la mission de Dewey. Soldat perdu, tueur impitoyable, pauvre type, on a beaucoup de difficultés à cerner la psychologie gigogne du personnage, et s’il faut en retenir un trait dominant, misons sur sa chance de pendu. Le bougre partage aussi bon nombre des caractéristiques du privé des romans noirs dont il subit par ailleurs toutes les avanies. Passage à tabac, femme fatale, procureur corrompu, flic bouffant à tous les râtelier et faux semblants, Nathan Larson ne lui épargne rien, se contentant de saupoudrer son intrigue d’une bonne dose de dinguerie, d’humour et de nonchalance. Dewey est à l’image d’un pays ayant perdu la boussole quelque part du côté du 11 septembre. Un pays en état de siège, taraudé par ses fantasmes. Heureusement, il dispose du Système pour échapper au marasme ambiant. Une méthode en valant une autre et qui a fait ses preuves.
Le Système D rejoint sans peine la longue liste des livres singuliers dont le charme apparaît proportionnel à l’agacement qu’il peut provoquer chez le lecteur refusant de lâcher prise. Et si ce premier roman paraît un tantinet décousu aux entournures, il fait montre de suffisamment d’inventivité et de punch pour mériter plus qu’un coup d’œil. On vous le dit, l’essayer, c’est l’adopter. Ça tombe bien, un deuxième épisode est disponible aux Etats-Unis, et le prochain doit paraître à l’automne.
Laurent Leleu
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Le Clan suspendu
Etienne Guéreau - Denoël, coll. « Y » - août 2014 (roman inédit - 240 pp. GdF. 20 €)
Antigone, Ismène, Hémon… des prénoms rendus célèbres, entre autres par Sophocle. Synonymes pour les uns de tragédie émouvante et terrible, pour les autres de leçons poussiéreuses pleines d’ennui. Si vous pouvez en citer des passages entiers par cœur, vous ne serez pas dépaysé. Quant à ceux qui ignorent tout du destin des princes de Thèbes, qu’ils se rassurent : Etienne Guéreau, qui semble ici signer son premier roman, fait un sort à ce classique de l’Antiquité grecque.
Si Antigone est présente tout au long du roman, c’est sous les traits de l’héroïne, jeune fille qui quitte l’enfance bien plus violemment qu’elle n’aurait voulu. Elle réside dans le Suspend, village caché au sein des arbres, où cohabitent trois générations. Dans un si petit espace, la survie nécessite des règles strictes. Les rituels marquent le temps, justifient les actions, confortent les rôles de chacun. Le texte sacré n’est pas la Bible, le Coran ni la Torah, mais Antigone de Sophocle. Tous les habitants apprennent cette pièce par cœur (l’écrit a disparu, ou presque), s’en transmettent les vers et en récitent des passages à tout propos. Elle ponctue les conversations, clôt les discussions, unit le groupe à l’instar de la peur d’un ennemi cruel, implacable, qui guette au sol. Interdiction formelle de descendre, sauf pour les chasseurs, et encore, le moins fréquemment possible, tant le danger est grand. Anne Dersbrevik rôde et la liste de ses victimes s’allonge.
Mais peu à peu, l’ordre établi se délite. Les anciens perdent leur autorité. Hémon, un jeune chasseur, veut les renverser, prendre le pouvoir. Les dieux, explique-t-il, fidèle à la tragédie de Sophocle, exigent des sacrifices. Et le quotidien, autrefois dur mais rassurant, bascule progressivement dans la violence. Pour fuir ce péril, Antigone va en affronter un plus effrayant encore : elle va descendre de l’arbre, quitter la protection de son village.
« Quand Antigone rencontre “The Hunger Games”. Inoubliable ! » Encore un bandeau racoleur, sans réel lien avec le roman. Les points communs avec la trilogie à succès sont bien minces : une jeune fille comme personnage principal ; une lutte pour la survie (et encore, pas de jeu, pas de société « organisatrice »). En fait, à part dans la volonté d’attirer un public « young » (ce roman est l’un des premiers de la collection « Y » de Denoël), cette comparaison est sans fondement. Reste que si ces livres ne boxent pas dans la même catégorie, cela n’enlève rien au caractère « addictif » (pour reprendre un autre terme de la couverture) du Clan suspendu, ni à sa valeur. L’histoire est solide, bien menée. La mise en place est alerte, rythmée ; les événements s’enchainent avec naturel et Antigone s’avère un guide aussi émouvant qu’attachant. A travers sa vie dans le village, puis son périple haletant sur et sous le sol, elle entraîne le lecteur vers le dénouement, la compréhension de cet univers particulier. Au fil des pages, des bribes d’informations distillées avec plus ou moins d’habileté permettent de saisir l’étendue du mystère entourant le Suspend, son origine, le monde d’en bas.
On peut souhaiter au Clan suspendu le succès des « Hunger Games ». Il a les qualités, en tout cas, pour divertir de manière aussi efficace qu’agréable. Et puis, cerise sur le gâteau, il donne envie de (re)découvrir l’histoire de la « vraie » Antigone et son destin funeste. Pourquoi bouder son plaisir, alors ?
Raphaël Gaudin
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La Terre Embrasée
Orson Scott Card & Aaron Johnston - l’Atalante, coll. « La Dentelle du Cygne » - juin 2014 (roman inédit traduit de l’anglais [US] par F. Bury - 542 pp. GdF. 25 euros)
La Terre Embrasée est le deuxième volume des préquelles à La Stratégie Ender et fait suite à Avertir la Terre. Dans le premier volume on voyait le vaisseau interstellaire des aliens baptisés « formiques » aborder et traverser le Système Solaire en y laissant un sanglant sillage. Il se dirige vers la Terre et point n'est besoin d'être grand clerc pour deviner leurs funestes intentions. Dans ce deuxième volume, le vaisseau formique atteint la Terre et l'invasion commence par la Chine. En fait, leur dessein n'est ni d'envahir ou de conquérir, ni même d'exterminer les humains mais d'éradiquer toutes formes de vies terrestres.
On retrouve les principaux protagonistes du premier tome. Victor a bien réussi à atteindre la Lune mais peine à faire prendre conscience à l'humanité du danger qui se précipite vers elle. Lem Juke rejoint aussi la Lune, davantage préoccupé par l'idée de détrôner son père à la tête de la plus puissante corporation du Système Solaire et la manière d'exploiter l'invasion formique à cette fin. Enfin, les Soldats d'élite Wit O'Toole et Mazer Rackham qui nous avait été présenté en marge des péripéties d'Avertir la Terre entrent en action, prenant même pour le second, le premier rôle.
Les auteurs privilégient clairement le romanesque à la plausibilité et une poignée de héros sauve le monde. Comme Ender et Bean. Certes. Mais ces deux personnages avaient été « fabriqués » dans cet unique dessein et c'est justement ce qui conférait da dimension spéculative à La Stratégie Ender. On se demande pourquoi la stratégie des formiques est si peu expéditive et s'expose ainsi à une contre-offensive. On sait depuis la Seconde Guerre mondiale qu'il faut détruire l'infrastructure de l'ennemi : hôpitaux, centres et voies de communication, sites de production, par des bombardements massifs avant d'envoyer l'infanterie fignoler la besogne. Les formiques, à l’instar de Göring, opteront pour un choix différent axé sur la terreur. On ne croit pas le moins du monde au GOM, une unité d'élite internationale dépendant de l'ONU chargé de défendre la veuve et l'orphelin mais qui tombe vraiment à pic lorsque surviennent les formiques…
Ce roman d'invasion extraterrestre s'inscrit dans une tradition déjà longue depuis La Guerre des Mondes et n'est pas sans rappeler par maints aspects le film de Roland Emmerich Independence Day. L'aventure pour l'aventure. De l'action à toutes les pages. La Terre Embrasée est à La Stratégie Ender ce que les préquelles de Dune sont à Dune : l’exploitation du filon. C'est d'une lecture bien agréable, certes, mais sans la moindre once spéculative. Du pur divertissement.
Jean-Pierre Lion
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L’Homme-Soleil
John Gardner - Denoël coll. « Lunes d’encre » - février 2014 (réédition d’un roman traduit de l'anglais [US] par C. & A. Mourthé – 800 pp. GdF. 29,50€)
« Dans L’Homme-soleil, j’ai un vernis de réalisme, mais sous ce vernis, des choses remontent comme des bulles à la surface.» Voilà qui rassurera le lecteur de Bifrost se demandant ce que peut bien trafiquer L’Homme-soleil de John Gardner dans la collection « Lunes d’encre » et, à fortiori, dans sa revue favorite.
À Batavia, dans l’état de New-York, au milieu des années soixante, Fred Clumly assume sa charge de chef de la police malgré un vieillissement certain jusqu’au jour où son équipe met sous les verrous un homme étrange à l’identité non déterminée. Celui qui se présente comme l’Homme-soleil a pris soin de détruire ses papiers avant d’être arrêté pour avoir peinturluré le mot Amour en travers d’une des artères de la ville. La détermination du prisonnier à faire tourner en bourrique les policiers prend une tournure bien plus grave quand il décide de s’échapper avec ses codétenus à la manière d’un Houdini : l’évasion finit dans un bain de sang.
Dès lors, le chef Clumly n’aura d’autre obsession que d’élucider le mystère de l’Homme-soleil. Avec une frénésie croissante, il remuera ciel et terre à Batavia, et surtout le passé souvent boueux de la famille Hodge, de médiocres notables locaux qui doivent essentiellement leur position sociale à leur patriarche, feu Arthur Hodge Sr, membre du Congrès. Enfin, Clumly acceptera l’impensable : ouvrir et maintenir le dialogue avec sa Némésis.
L’Homme-soleil ne raconte pas tant une enquête policière qu’un voyage intérieur fait de doutes et de désillusions menant aux portes de l’enfer. Au fil des pages, le sol se dérobe sous les pieds de Fred Clumly. Ce personnage reste pourtant, malgré les apparences et comme l’a voulu Gardner, la seule constante dans un univers rempli de faux semblants et de sombres secrets. Un monde où les humains sont des acteurs pour qui l’hypocrisie semble la seule défense valable contre une inéluctable dégénérescence.
L’Homme-soleil , paru en 1972, a progressivement connu un très grand succès aux États-Unis. À une époque marquée par l’antagonisme entre l’idéologie hippie et celle de Richard Nixon, beaucoup ont cru qu’il mettait en scène un combat symbolique entre un pouvoir monolithique et une rébellion ouverte sur le monde. Mais Gardner va beaucoup plus loin : il démontre qu’ordre et anarchie sont les deux faces d’une seule et même médaille, des faux-jumeaux fratricides, nés d’une bonne volonté et d’un appétit de vivre qui s’épuisent avec le temps.
L’exigeant John Gardner, sur près de huit cents pages qu’il a toujours refusé d’amputer, déploie d’incroyables talents de conteur : il tisse un décor plus vrai que nature, il y insère des personnages finement profilés, insuffle la vie à une création que l’on peine à distinguer de la réalité et, enfin, fait pétiller l’ensemble avec de toutes petites bulles d’imaginaire. Une pièce de maître.
Grégory Drake
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God save the crime
Pierre Dubois - Hoëbeke - mars 2014 (court roman inédit - 192 pp. LdP avec rabats. 15 euros)
Un beau manteau, un haut chapeau, une grappe de raisin et un long couteau. Tout le monde connaît Jack L'éventreur et ses crimes… La véritable identité du ou des coupables, personne ne sait : Sir William Gull (intéressant mais improbable, il avait eu une attaque avant le dernier meurtre), Aleister Crowley (trop jeune ! Il avait 13 ans), Montague John Druitt (un brillant avocat, mouais…), un boucher juif (ça ne correspond guère aux descriptions d’un gentleman venu s’encanailler à Whitechapel), Sherlock Holmes (il semblerait que ce soit un personnage de fiction, même s’il est permis d’en douter)… Peu importe qui était Saucy Jack, il est maintenant une légende. Et quelle légende !
Dans son court roman God save the crime, Pierre Dubois (surtout connu comme elficologue) choisi un angle a priori inédit : le couple criminel, et nous jette au visage un roman « sadien en diable », une histoire d’amour fou et de meurtres abjects, arrosée de sang, de cyprine, de foutre et de viscères libérées de toutes leurs attaches.
Cette galerie des horreurs, cette impétueuse pornographie, ce fantasme littéraire victorien farci d’anachronismes (Le Vent dans les saules , 1908 ; Peter Pan, 1902) ne nous épargne rien, y compris quelques scènes pédophiles qui prennent ici sens en se plaçant fort judicieusement dans l’ombre de Lewis Carroll.
Et si on peut parfois regretter l’abus de mots anglais dans la prose de Pierre Dubois, on saluera surtout une langue incroyable, prenante, somptueuse. En un mot : érotique.
God save the crime est un petit livre fou, presque aussi choquant que Salo ou les 120 journées de sodome, un plaisir sans doute inavouable, à lire sous le manteau ou plutôt sous les couvertures, à deux, un jour de pluie.
Thomas Day
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Foudre de Guerre
Chroniques du Grimnoir, tome 3
Larry Correia - l'Atalante, coll. « La Dentelle du Cygne » - août 2014 (roman inédit traduit de l’anglais [US] par M. Surgers - 448 pp. GdF. 23 euros)
L’intrigue de Foudre de Guerre, nominé au prix Hugo 2014,se situe dans la continuité de Malédiction. Jake Sullivan, le lourd, recrute une équipe d’actifs de chocs pour se lancer dans une mission suicide afin de débusquer l’éclaireur. Faye, la voyageuse censée être morte, part à la recherche de Jacques Montand pour en apprendre davantage sur sa « malédiction ». Quant à Francis Stuyvesant, le bougeur, il œuvre dans l’ombre contre la loi de fichage des actifs que souhaitent mettre en place les États-Unis.
« On prend les mêmes et on recommence ». Cette maxime s’applique aussi bien aux défauts qu’aux qualités de Foudre de Guerre : un manichéisme trop marqué (les gentils américains, les méchants japonais), des combats homériques ad nauseum, des protagonistes qui commettent atrocités sur atrocités mais en les justifiant toujours de belle manière pour se donner bonne conscience (quand ils en possèdent une). L’intrigue linéaire ne surprendra personne, les meilleures idées sont sous-exploitées, certaines lignes narratives ou personnages quasiment abandonnés pendant plusieurs centaines de pages avant de réapparaître. Quant aux lecteurs avertis de l’univers Marvel, ils ne pourront s'empêcher de faire quelques rapprochements embarrassants (fichage des mutants/actifs, le cérébro/la machine de l’impérium, les Skrull/l’éclaireur).
Observer les mêmes défauts, filés sur la trilogie complète, a de quoi décourager ; l'auteur ne fait montre d'aucun progrès. Heureusement, le bébé n’est pas à jeter avec l’eau du bain : Foudre de Guerre possède quand même quelques vrais points forts. Correia insuffle un rythme soutenu à son récit ; seulement 448 pages pour clore une trilogie c’est assez bref par les temps qui courent. Et la qualité principale du roman tient dans sa galerie de personnages, plus déjantés les uns que les autres. On retrouve et on suit avec plaisir (quoique pas toujours…) les aventures de nos actifs. Mention spécial au Docteur Wells qui aurait mérité d’être plus développé.
Au cinéma, on parle volontiers de série B. « La trilogie du Grimnoir » n'est rien de plus. On réservera Foudre de Guerre à ceux que les deux premiers tomes ont enthousiasmé. Les autres passeront leur chemin sans regret.
Manuel Beer
Orthogonal
1. The Clockwork Rocket (2011, inédit en français)
2. The Eternal Flame (2012, inédit en français)
3. The Arrows of Time (2013, inédit en français)
Il y a quasiment un an, au moment où paraît le n°76 de Bifrost, Greg Egan concluait sa trilogie « Orthogonal » : un prétexte comme un autre pour nous pencher dessus.
Après avoir emmené son lecteur dans des futurs de plus en plus distants — mille ans pour Diaspora (1997), vingt mille pour Schild’s Ladder (2002) et cent mille pour Incandescence (2008) —, Egan le transporte ici dans un autre univers. A première vue, on pourrait craindre que notre auteur s’intéresse de moins en moins à l’humain, faisant de Zendegi (2010 pour la VO) une anomalie dans son œuvre. Les choses ne sont cependant pas aussi tranchées.
Un autre univers donc, rigoureusement décrit, et qui, en bref, diffère du nôtre sur deux points essentiels : le temps y est une dimension comme les autres, et la vitesse de la lumière est une variable (certaines longueurs d’onde sont plus rapides que d’autres). Différences qui n’ont en rien empêché l’éclosion de la vie et de l’intelligence. Ainsi, cette race de métamorphes humanoïdes, qui se reproduit par fission. (Et Egan de battre en brèche le présupposé selon lequel toute Nature serait intrinsèquement bonne : la procréation est ici fatale aux femmes.)
The Clockwork Rocket se centre sur le personnage de Yalda, une femme hors du commun. Issue d’une société agraire, elle gagne la ville pour ses études d’astronomie. En butte à l’hostilité et au conservatisme de ses pairs, elle va néanmoins effectuer des découvertes révolutionnaires sur la nature de son univers. Et comprendre que sa planète est menacée : depuis plusieurs années, des étoiles filantes toujours plus nombreuses illuminent le ciel. Ces « fonceurs » représentent un danger pour la planète, risquant de l’annihiler en cas de collision. L’état actuel des connaissances ne permet hélas pas de faire face à ce péril. Ce que Yalda sait néanmoins, c’est que, dans cet univers, avancer à une vitesse relativiste augmente la durée du trajet pour le voyageur. Elle émet alors le projet de lancer un vaisseau spatial selon une trajectoire orthogonale au temps de son monde d’origine, ce qui laissera aux passagers la durée pour résoudre le problème des « fonceurs » tandis que seules quatre années s’écouleront pour ceux restés sur place. C’est ainsi qu’est lancé dans les cieux lePeerless (le Sans-Pareil), rien de moins qu’une véritable montagne, et dont le voyage est raconté dans The Eternal Flame et The Arrows of Time. Le deuxième tome se déroule plusieurs générations après le départ du Peerless, à bord du vaisseau. Certains problèmes ont été résolus, d’autres ont fait leur apparition : les principaux sont la surpopulation du vaisseau et le carburant. Sans oublier un planétoïde non loin, fait de matière orthogonale. Les recherches sur ces trois problèmes et leurs implications ne vont pas sans causer peurs ou rejets au sein d’une société où le conservatisme est encore fort. Bien plus tard, au moment où débutele troisième tome, le Peerless est sur le point de faire demi-tour — une décision qui navre certains, peu désireux de sauver ce monde des origines qu’ils n’ont jamais connu. Mais ce qui divise l’équipage du vaisseau est l’invention d’une caméra capable d’envoyer des messages à rebrousse-temps. La moitié des voyageurs y voit la fin de son libre-arbitre, tandis que l’autre moitié s’enthousiasme pour les possibilités de l’appareil pour résoudre des problèmes futurs. Les tensions sont telles que certains envisagent l’exil. Une expédition est donc lancée orthogonalement vers une planète proche… dont la flèche temporelle s’avère inversée par rapport aux explorateurs.
Avec « Orthogonal », Greg Egan donne une dimension supplémentaire et inédite au worldbuilding, créant un univers de toute pièce, jusqu’à ses lois physiques. De fait, on serait bien en peine de prendre l’auteur en défaut, tant chaque point de cet univers est détaillé. De fait, chaque tome de la trilogie possède son lot d’échanges de points de vue entre chercheurs, biais par lequel on découvre et comprend ce monde en même temps que les personnages. Les notions abordées dans The Clockwork Rocket font la part belle à l’astrophysique, tandis que The Eternal Flame aborde biologie et physique des particules, dans des chapitres parfois arides qui risquent d’en rebuter certains. Enfin, le temps et ses directions font l’objet de casse-têtes dans The Arrows of Time. Une trilogie complexe donc, mais pas illisible : Egan donne au lecteur les clés pour appréhender son univers clés, et les nombreux schémas (dont la présence n’a rien d’injustifié) agrémentant les livres permettent de mieux saisir les concepts exprimés : de fait, « Orthogonal » s’avère dans ses développements plus aisé d’accès que Schild’s Ladder ou Incandescence. Y demeure cependant en commun le leitmotiv d’Egan : la primauté du questionnement, de la recherche et de la méthode scientifiques.
L’auteur n’en propose pas moins également une aventure humaine. Bien loin des personnages de Schild’s Ladder ou Incandescence, parfois guère plus que des silhouettes, on en vient à vibrer pour Yalda et ses pairs, face à l’adversité des conservateurs ou aux dangers de cet univers où rien n’est intuitif.
Certainement l’une des œuvres les plus ambitieuses d’Egan, la trilogie « Orthogonal » est aussi ardue que fascinante. S’il n’est pas évident qu’elle réconcilie les allergiques à l’auteur, on la recommandera sans réserve aux amateurs (anglophones).
A noter enfin, la parution en mai dernier d’une étude de Karen Burnham sur Greg Egan, titrée Greg Egan, aux presses universitaire de l’Illinois dans la collection « Modern Masters of Science Fiction ». Passant en revue les thématiques de l’auteur, explicitant la méthode scientifique qui sous-tend son œuvre, l’étude se conclut par une longue interview. Rien moins que passionnant.
Erwann Perchoc