Cette nouvelle de Daryl Gregory, parue originellement dans la revue numérique Angle Mort n° 1 et traduite de l'anglais (US) par Amélie Ferrando, vous est proposée gratuitement à la lecture et au téléchargement du 1er au 31 août 2014. Retrouvez chaque mois une nouvelle gratuite dans la rubrique Interstyles.
« Quand nous pensons ‘Je respire’, le ‘Je’ est de trop. Il n’y a personne pour dire ‘Je’. Ce que nous qualifions de ‘Je’ n’est qu’une porte qui s’ouvre et se referme chaque fois que nous inspirons ou que nous expirons. »
Shun Ryu Suzuki
« J’ai longtemps cru que le cerveau était l’organe le plus important du corps, jusqu’à ce que je réalise qui me soufflait cette idée. »
Emo Phillips
J’entre dans le cabinet du docteur Subramaniam. Penché au-dessus de son bureau, il parle gravement aux parents de la jeune fille décédée. Il n’est pas
content, mais quand il lève les yeux vers moi, il se force à sourire. « Et la voici ! » déclame-t-il tel un présentateur de jeu télé dévoilant le gros lot.
Dans leurs fauteuils, l’homme et la femme se retournent, et, le docteur Subramaniam me fait discrètement, un clin d’œil encourageant.
Le visage carré, coloré par la couperose, le ventre aussi rebondi qu’un ballon de basket, le père se lève le premier. Comme lors de nos précédents
rendez-vous, il fronce presque les sourcils ; il fait de son mieux pour que ses expressions reflètent ses émotions. La mère a déjà pleuré, en revanche, et
on peut lire sur son visage comme dans un livre ouvert : joie, peur, espoir, soulagement…
Elle me demande : « Tu es prête à rentrer à la maison, ma Thérèse ? »
Leur fille s’appelait Thérèse. Elle est morte d’une overdose il y a bientôt deux ans ; depuis, Mitch et Alice Klass sont venus dans cet hôpital des
dizaines de fois, en espérant la retrouver. Ils souhaitent si fort que je sois leur fille que, dans leur tête, je suis déjà elle.
La main toujours posée sur la poignée de la porte, je demande : « Je n’ai pas le choix, hein ? » Sur le papier je ne suis qu’une adolescente de dix-sept
ans. Je n’ai pas d’argent, pas de carte de crédit, pas de boulot, pas de voiture … Je ne possède que quelques vêtements. Et Robierto, l’infirmier le plus
costaud du bâtiment, se tient derrière moi dans le couloir, me bloquant toute issue.
Pendant un instant, la mère de Thérèse semble retenir sa respiration. C’est une femme élancée, frêle, qui paraît grande jusqu’à ce qu’on la voit à côté de
quelqu’un d’autre. Mitch lève une main vers l’épaule de son épouse, puis la laisse retomber.
Comme à chaque fois qu’Alice et Mitch viennent me rendre visite, j’ai l’impression de me retrouver dans un feuilleton à l’eau de rose, et de ne pas
connaître mon texte. Je regarde résolument le docteur et son sourire professionnel crispé. Plusieurs fois au cours de l’année écoulée, il a réussi à les
convaincre de me laisser rester plus longtemps, mais ils ne l’écouteront plus. Ce sont mes tuteurs légaux et ils ont d’Autres Plans. Le docteur
détourne les yeux et se gratte le nez.
« C’est bien ce que je pensais », dis-je.
Le père se rembrunit, et la mère éclate en sanglots. Elle traverse tout le bâtiment en pleurant. Dans l’entrée, les mains dans les poches, le docteur
Subramaniam nous regarde partir en voiture. Je n’ai jamais été aussi en colère contre lui de toute ma vie – autrement dit, depuis deux ans.
Cette drogue, on l’appelle le Zen, ou Zombie, ou juste Z. Grâce au docteur S., j’ai une assez bonne idée de la façon dont elle a tué Thérèse.
Un jour il m’a suggéré : « Regarde sur ta gauche. Et maintenant, regarde très vite vers la droite, mais sans bouger la tête. Est-ce que la pièce est
devenue floue pendant que tes yeux bougeaient ? ». J’ai recommencé la manœuvre. « Pas de flou, hein ? Personne ne voit flou », il a conclu.
C’est le genre de truc qui fait chauffer le cerveau des scientifiques. Non seulement personne ne voit flou en bougeant les yeux, mais le cerveau des sujets
réécrit carrément toute l’histoire : vue à gauche, puis vue à droite, et rien entre les deux. Ensuite, il triche avec leur perception du temps, si bien
qu’ils ont l’impression que le court instant qui s’est écoulé pendant que leurs yeux bougeaient n’a même pas existé.
Le cerveau nettoie la merde en permanence, ont compris les scientifiques. Ils ont branché des patients, puis leur ont demandé de lever un doigt, de le
bouger à leur demande. Chaque fois, le cerveau envoie au doigt l’ordre de bouger 120 millisecondes avant que le patient décide consciemment de le
faire. Le docteur S. m’a affirmé que l’on pouvait voir le cerveau s’échauffer juste avant que le patient pense « Bouge ».
Déjà, ça, c’est surprenant, mais plus on y réfléchit, plus ça devient bizarre. Et moi, j’y réfléchis tout le temps.
L’esprit conscient – le « Je » qui pense : « Hé, j’ai soif, je vais aller chercher un verre d’eau » – n’a rien décidé, en réalité. Au moment où vous prenez
conscience que vous avez soif, le signal qui va déclencher le mouvement de votre main a déjà parcouru la moitié du bras. La pensée proprement dite
arrive après coup. « Au fait, dit votre cerveau, j’ai décidé de bouger le bras, alors je te prie de bien vouloir décider de le bouger. »
Normalement, l’écart est de 120 millisecondes maximum. Sous Zen, il peut durer des minutes, voire des heures.
Quand on tombe sur une personne qui a pris du Zen, on ne remarque rien. Son cerveau prend toujours les décisions, et son corps suit toujours les ordres. On
peut parler à son « Je », et la personne nous répond. On peut rire avec elle, sortir manger des hamburgers avec elle, faire ses devoirs avec elle, faire
l’amour avec elle…
Mais la personne sous Zen n’est pas consciente de ce qu’elle fait. En réalité, il n’y a pas de « Je » dans sa tête. On pourrait aussi bien discuter avec un
ordinateur. Et quand deux personnes sous Zen sont ensemble, le « Tu » et « Je » ne sont que des marionnettes parlant à des marionnettes.
C’est la chambre d’une petite fille, parsemée d’adolescence. Les étagères sont bondées d’animaux en peluche, et les rebords de fenêtre débordent de piles
de CD de rock chrétien, de brosses à cheveux, et de flacons de vernis à ongles. Des pin-ups tirées de magazines pour ado sont punaisées au mur, à côté d’un
tableau d’affichage noyé sous les médailles de football et de gymnastique glanées depuis le collège. Au dessus du bureau une plaque « Je promets »
encourage la jeunesse chrétienne à rester vierge avant le mariage. Et sur tous les murs de la chambre, des photos sont punaisées ou scotchées : Thérèse au
camp biblique, Thérèse sur la poutre, Thérèse avec son groupe d’amis d’enfance. Tous les matins, elle ouvrait les yeux sur un millier de souvenirs de qui
elle était, de qui elle était censée devenir.
J’attrape le gros panda en peluche, qui occupe la place d’honneur, au milieu du lit. Il a l’air plus vieux que moi, et la fourrure du visage est usée
jusqu’à la trame. Les boutons qui lui servent d’yeux ne tiennent plus que par du fil blanc ; ils ont été recousus, sans doute plusieurs fois.
Le père de Thérèse pose le minuscule sac qui contient tout de ce que j’ai ramené de l’hôpital : des affaires de toilettes, quelques vêtements de rechange,
et cinq ouvrages du docteur S. « Je crois que le vieux Yogi t’attendait, dit-il.
– Yogi Le Nounours.
– Oui, Yogi ! » Il a l’air content que je m’en souvienne, comme si ça prouvait quelque chose. « Tu sais, ta mère a fait la poussière dans ta chambre toutes
les semaines. Elle n’a jamais douté de ton retour. »
Je
ne suis jamais venue ici, et elle ne revient pas, mais je suis déjà fatiguée de l’usage correct des pronoms.
Je réponds poliment : « C’est gentil.
– Elle a vécu une période vraiment difficile. Elle savait que les gens parlaient, la tenaient probablement pour responsable ; nous deux, en fait. Et elle
était inquiète de ce qu’ils pouvaient raconter sur toi. Elle ne pouvait pas supporter qu’ils pensent que tu étais une dingue.
– Eux ? »
Il tressaille : « L’Église ».
Ah. L’Église. Ce mot représentait tant de sentiments et de significations pour Thérèse que ça fait des mois que j’ai arrêté de les analyser.
L’Église était ce bâtiment en briques rouges de l’Église Chrétienne de Davenport, des puits de lumière sale qui traversent des rangées de grandes fenêtres
en forme de pierres tombales. L’Église était Dieu, et le Saint Esprit (mais pas Jésus ; lui était personnel, séparé en quelque sorte). Pour l’essentiel,
cependant, c’était la congrégation : des dizaines et des dizaines de personnes qui la connaissaient même avant sa naissance. Ils l’aimaient, la
surveillaient et notaient chacun de ses pas. Comme si elle avait une centaine de parents surprotecteurs.
J’en ris presque : « L’Église pense que Thérèse était dingue ? »
Il fronce les sourcils, mais je ne sais pas si c’est parce que j’ai insulté l’Église, ou parce que je continue de faire référence à sa fille par son
prénom. « Bien sur que non. C’est juste que tu as causé beaucoup d’inquiétude. » Le ton grave qu’il a pris n’a probablement jamais manqué de déconcerter sa
fille. « Tu sais, l’Église a prié pour toi chaque semaine.
– C’est vrai ? » Je connais suffisamment Thérèse pour savoir que cela l’aurait mortifiée. Elle était une prieuse, pas une priée.
Le père de Thérèse scrute mon visage pour chercher une rougeur de honte, peut-être quelques larmes. De la contrition à la confession, il n’y a qu’un pas.
C’est difficile, pour moi, de prendre tout ça au sérieux.
Je m’assoie sur le lit et m’enfonce profondément dans le matelas. Ça ne va pas marcher. Le lit double occupe la quasi-totalité de la pièce. L’espace autour
permet à peine de marcher. Où vais-je pouvoir méditer ?
« Bon », dit le père de Thérèse. Sa voix s’est adoucie. Il pense peut-être avoir gagné. « Tu veux probablement te changer ».
Il s’avance jusqu’à la porte, mais ne part pas. Je regarde par la fenêtre, mais je le sens derrière moi, qui attend.
L’étrangeté de la situation me fait me retourner.
Il regarde fixement le sol, une main derrière la nuque. Thérèse était peut-être capable de deviner son état d’esprit, mais c’est au-delà de mes capacités.
« Nous voulons t’aider, Thérèse. Mais il y a tant de choses que nous ne comprenons pas. Qui t’a donné la drogue, pourquoi tu as fui avec ce garçon,
pourquoi tu as voulu… » Ses mains s’agitent, d’un mouvement retenu qui pourrait être de la colère, ou simplement de la frustration. « C’est juste … dur.
– Je sais, pour moi aussi. »
Il ferme la porte et s’en va. Je lâche le panda par terre et me laisse retomber sur le dos avec soulagement. Pauvre Mr Klass. Il veut juste savoir si sa
fille s’est déchue elle-même, ou bien si on l’a poussée.
Quand je veux flipper, « je » pense à « moi » qui réfléchit à l’idée d’avoir un « je ». La seule chose plus stupide que des marionnettes parlant à d’autres
marionnettes est une marionnette qui se parle à elle-même.
Le docteur S. dit que personne ne sait ce qu’est l’esprit, ni comment le cerveau le génère ; et qu’on ne sait vraiment rien à propos de la
conscience. Nous avons parlé presque tous les jours, quand j’étais à l’hôpital. Quand il s’est aperçu que ça m’intéressait – comment aurais-je pu ne pas
l’être ? – il m’a donné des livres, et nous avons parlé des cerveaux, et de comment ils cuisinent les pensées et prennent des décisions.
Il commence toujours par « Comment expliquer cela ? ». Puis il essaie sur moi les métaphores sur lesquelles il bosse pour son bouquin. Ma préférée est
celle du Parlement, du Messager, et de la Reine.
Il me l’a expliqué : « Le cerveau n’est pas une chose, évidemment. Ce sont des millions de cellules électriques, et elles se regroupent en zones actives ;
et c’est pareil pour l’esprit. Il y a des dizaines de nœuds dans l’esprit, chacun essayant de crier plus fort que les autres. Pour chaque décision,
l’esprit bouillonne de bruits et ça déclenche … comment l’expliquer … as-tu déjà vu le Parlement Britannique sur la chaîne parlementaire ? » Évidemment que
je l’avais vu ! À l’hôpital la télé est une amie fidèle. « Ces membres du parlement de l’esprit, ils crient tous avec des charges chimiques et électriques,
jusqu’à ce que suffisamment de voix crient à l’unisson. Ding ! C’est une “pensée”, une “décision”. Le Parlement envoie alors immédiatement un signal au
corps, qui agit selon la décision, et en même temps demande au Messager de propager la nouvelle.
– Attends une seconde ! Qui est le Messager ? »
Il remue la tête : « Ce n’est pas important pour le moment ». (Quelques semaines plus tard, lors d’une autre discussion, le docteur S. m’a expliqué que le
Messager n’était pas une chose, mais une cascade d’événements neuronaux, dans la zone temporelle du système limbique, qui enserrerait tel un filet la carte
neuronale de la nouvelle pensée autour de la carte neuronale existante ; j’avais alors appris que « carte neuronale » n’est qu’une métaphore de plus pour
un autre truc très compliqué et que je ne comprendrai jamais. Le docteur S. a dit de ne pas s’inquiéter à ce sujet, que personne n’y arrive de toute
façon.) « Le Messager apporte l’information de cette décision à la Reine.
– Ok, alors QUI est la Reine ? La conscience ?
– Exactement ! Le soi lui-même. »
Il m’a regardé passionnément, moi son étudiante attentive. Parler de tout ça mettait le docteur S. dans un état que rien d’autre ne lui faisait atteindre,
à part peut-être la façon dont je laissais s’ouvrir l’arrière de ma blouse d’hôpital quand je m’étirais sur le canapé. Si seulement j’avais pu mettre les
deux hémisphères de mon cerveau dans un soutien gorge pigeonnant !
Il a continué : « Le Messager délivre son message à Sa Majesté, il lui dit ce que le Parlement a décidé. La Reine n’a pas besoin de connaître les autres
idées qui ont été évoqués, les possibilités qui ont été rejetées. Elle a juste besoin de savoir ce qu’elle doit annoncer à ses sujets. La Reine dit alors
aux différentes parties du corps d’agir selon la décision.
– Une minute ! Je croyais que le Parlement avait déjà envoyé le signal. Vous avez dit avant qu’on peut voir le cerveau chauffer avant même que le soi le
sache.
– C’est justement ce qui est drôle. La Reine annonce la décision, et elle croit que ses sujets lui obéissent. Mais en réalité, on leur a déjà dit quoi
faire. Ils sont déjà en train d’attraper leur verre d’eau. »
Je descends à la cuisine, pieds nus, avec un pantalon de survêtement de Thérèse et un T-shirt un peu serré ; Thérèse la championne olympique de la diète et
du régime était un peu plus mince que moi.
Alice est assise, déjà habillée ; un livre est posé devant elle sur la table. Elle m’annonce vivement « Et bien ! Tu as dormi ce matin ». Elle est
maquillée, ses cheveux sont soigneusement laqués. La tasse à café à côté du livre est vide. Ça fait des heures qu’elle attend.
Je regarde autour de moi en cherchant une horloge, j’en trouve une au-dessus de la porte. Il n’est que neuf heures. A l’hôpital j’avais l’habitude de
dormir plus tard que ça tous les jours. « Je meurs de faim ». Il y a un réfrigérateur, un four, et des dizaines de placards.
Je n’ai jamais préparé mon petit déjeuner. Ni mon déjeuner ou mon dîner. Toute ma vie, mes repas sont arrivés sur des plateaux de cafétéria.
« Il y a des œufs brouillés ? »
Elle sursaute :
« Des œufs ? Tu n’… » puis s’arrête d’un coup. « Bien sûr, assied-toi Thérèse je vais t’en préparer.
– Appelle-moi juste “Terry” ok ? »
Alice s’arrête, se demande quoi répondre – je peux presque entendre le bruit des rouages qui tournent dans sa tête – puis, brusquement, se dirige à grand
pas vers un placard, s’accroupit, et en sort une poêle antiadhésive.
Je tente ma chance pour trouver quel placard contient les tasses à café, devine juste, et me verse le fond de la cafetière. Je lui demande : « Tu ne dois
pas aller travailler ? ». Alice est dans une entreprise qui vend des fournitures pour les restaurants ; Thérèse a toujours été floue sur les détails.
« J’ai pris ma journée ». Elle casse un œuf sur le rebord de la poêle, fait un truc subtil avec la coquille pendant que le jaune coule et tombe sur le
revêtement antiadhésif, puis elle empile les moitiés de coquille l’une dans l’autre. Et tout ça d’une seule main.
« Pourquoi ? »
Elle a un sourire un peu crispé : « On ne pouvait pas t’abandonner juste après t’avoir ramenée à la maison. Je me disais qu’on aurait besoin d’un peu de
temps ensemble, pendant cette période d’ajustement.
– Quand est-ce que je dois voir ce thérapeute ? Comment il s’appelle, déjà… » Mon bourreau.
Alice me répond : « Elle. Le docteur Mehldau est à Baltimore, alors nous irons demain. »
C’est leur Grand Plan. Le docteur Subramaniam n’a pas pu ramener Thérèse, alors ils foncent vers la première personne qui prétend pouvoir y arriver. « Tu
sais, elle a déjà eu beaucoup de succès avec des gens dans ta situation. C’est son livre. » Elle pointe la table du menton.
« Et ? Le docteur Subramaniam en a aussi écrit un. » Je prends le bouquin. Le Chemin du retour : à la recherche des enfants perdus du Zen. « Et
si je ne suis pas d’accord avec ça ? »
Elle ne dit rien, mélange les œufs. J’aurai dix-huit ans dans quatre mois. Le docteur S. a dit qu’ils auraient alors beaucoup plus de mal à me retenir. Le
tic-tac de cette horloge résonne constamment dans ma tête et je suis sure qu’il est assez fort pour qu’Alice et Mitch l’entendent aussi.
« Essayons juste le docteur Mehldau d’abord.
– D’abord ? Et quoi après ? » Elle ne répond pas. Un flash passe devant mes yeux : je suis attachée sur le lit et un prêtre fait le signe de croix
au-dessus de mon corps qui se débat. C’est un fantasme et pas un souvenir de Thérèse – j’arrive à faire la différence. Et si cela lui était déjà arrivé, ça
n’aurait pas été un prêtre.
« Ok, et si je m’enfuis ?
– Si tu te transformes en poisson, dit-elle avec légèreté, alors je me transformerai en pêcheur et je te pêcherai.
– Quoi ? » Je ris. Je n’avais jamais entendu Alice s’exprimer autrement qu’avec des phrases directes, sérieuses.
Son sourire est triste. « Tu ne te souviens pas ?
– Ah oui ! » Le souvenir revient. « Je vais me sauver ! Est-ce qu’elle aimait ça ? »
Le bouquin du docteur S. parle de moi. Bon des gens qui ont fait une overdose de Zen en général, mais nous ne sommes que quelques centaines. Le Z n’est pas
une drogue super populaire, que ce soit aux États-Unis ou ailleurs. Ce n’est pas un hallucinogène, pas un euphorisant, pas une substance déprimante. Ça ne
permet ni d’être plus speed, ni plus détendu, ni même défoncé de façon classique, en fait. C’est difficile de dire quel intérêt il y a à en prendre.
Honnêtement, même moi j’ai du mal à le voir.
Le docteur S. dit que le but de la plupart des drogues n’est pas de vous faire vous sentir mieux, mais de ne plus rien sentir du tout. Tout est dans la
quête de l’engourdissement, de l’échappatoire. Et le Zen est comme une porte de secours artistique. Le Zen boucle le Messager dans sa chambre, de façon à
ce qu’il ne puisse plus livrer ses messages à la Reine. Il n’y a plus de mise à jour de la carte neuronale, et la Reine arrête de savoir ce que le
Parlement fait. Comme elle n’a plus d’ordres à aboyer, elle se tait. C’est à ce silence que les gens comme Thérèse aspirent.
Mais le réel attrait – pour les gens comme Thérèse, encore une fois – c’est l’overdose. Avalez trop de Zen, et le Messager ne sort plus pendant des
semaines. Puis, quand il sort enfin, il ne se souvient plus du chemin pour aller au château de la Reine. Le processus entier de mise à jour du soi
, qui fonctionnait depuis des années, a soudain déraillé. La Reine silencieuse est introuvable.
Le pauvre Messager fait alors la seule chose qu’il sache faire, il sort et donne les décrets à la première fille qu’il voit.
La Reine est morte. Vive la Reine !
« Bonjour Terry, je suis le docteur Mehldau. » Le médecin est une femme trapue avec une jolie bouille ronde, des cheveux courts et noirs, parsemés de gris.
Elle me tend une main aux doigts fins et tièdes.
« Vous m’avez appelé Terry.
– On m’a dit que tu préférais. Veux-tu que je t’appelle autrement ?
– Non … je m’attendais juste à ce que vous me fassiez répéter que je m’appelle Thérèse. Encore et encore. »
Elle rit et s’assoit dans un fauteuil en cuir rouge qui a l’air doux, mais usé.
« Je ne crois pas que ça aiderait beaucoup. Je ne peux pas t’obliger à dire quelque chose que tu ne veux pas, Terry.
– Alors je peux m’en aller.
– Je ne peux pas t’en empêcher. Mais je dois relater à tes parents ce que nous faisons. »
Mes parents
.
Elle hausse les épaules : « C’est mon boulot. Pourquoi ne t’assois-tu pas, que nous discutions de la raison de ta présence ici ? »
La chaise face à la sienne est en tissu, pas en cuir. Mais elle est tout de même plus chic que tout l’ameublement du bureau du docteur Subramaniam. Le
bureau entier est plus beau que celui du docteur S. Les murs sont couverts de papier peint blanc avec des narcisses jaunes. De grandes fenêtres brillent
derrière l’ombre des rideaux. Des tableaux aux couleurs tropicales sont accrochés.
Je ne m’assois pas.
« Votre boulot est de me transformer pour que je devienne la fille de Mitch et d’Alice. Ça n’arrivera pas. Donc tout le temps que nous passons à discuter ne sert strictement à rien.
– Terry, personne ne peut te transformer en quelqu’un que tu n’es pas.
– Bien, nous en avons donc terminé ici. » Je traverse la pièce – en tentant d’avoir l’air nonchalant – et prend une poupée en bois qui semble africaine
dans la bibliothèque. Les étagères sont décorées avec suffisamment de livres pour paraître sérieuses, mais de grands espaces laissent de la place à des
arrangements artistiques de bougies, des éventails japonais et des plaques commémorant divers prix et autres récompenses. La bibliothèque du docteur S. est
remplie de livres, et de livres empilés sur d’autres livres. Les étagères du docteur Mehldau sont là pour vendre l’idée du docteur Mehldau.
« Bon alors, qu’êtes-vous ? Un psychiatre, un psychologue ou quoi ? » J’ai en rencontré de tous les genres à l’hôpital. Les psychiatres sont des médecins,
comme le docteur S., et peuvent faire des ordonnances. Je n’ai pas encore trouvé à quoi servent les psychologues.
Elle répond : « Ni l’un ni l’autre, je suis un conseiller.
– Alors à quoi correspond le “docteur” ?
– À mon diplôme. » Sa voix ne s’est pas modifiée, mais j’ai l’impression que la question l’a ennuyée. Ce qui, bizarrement, me fait plaisir.
« OK, docteur conseiller. Vous êtes censée me conseiller sur quoi ? Je ne suis pas folle, je sais qui était Thérèse, je sais ce qu’elle a fait, et je sais
qu’elle arpentait mon corps. » Je repose la poupée à sa place, à côté d’un cube en verre qui pourrait être un presse-papiers. « Mais je ne suis pas elle.
C’est mon corps et je ne vais pas me laisser tuer juste pour qu’Alice et Mitch récupèrent leur petite fille chérie.
– Terry, personne ne te demande de te tuer. Personne ne peut même te faire redevenir celle que tu étais avant.
– Ah ouais ? Alors pourquoi ils vous payent ?
– Je vais essayer de t’expliquer. S’il te plaît, assied-toi.»
Je regarde autour de moi à la recherche d’une pendule, finis par en trouver une sur une étagère haute. Je positionne mentalement un minuteur à cinq
minutes, et m’assied face à elle, les mains sur mes genoux.
« Accouchez.
– Tes parents m’ont demandé de te parler parce que j’ai aidé d’autres personnes dans ton cas, des gens qui ont fait une overdose de Z.
– Vous les avez aidé à quoi ? À faire semblant de devenir quelqu’un qu’ils ne sont pas ?
– Je les ai aidé à récupérer ce qu’ils sont vraiment. Ton expérience du monde détermine qui tu es. Thérèse était quelqu’un d’autre, personne ne le
remet en cause. Mais tu es dans une situation où biologiquement et légalement, tu es Thérèse Klass. Comment comptes-tu gérer ça ? »
Bon, il se trouve que j’ai un plan ; un plan qui implique de me tirer loin, le plus vite possible.
« Je me débrouillerai.
– Et Alice et Mitch ? »
Je hausse les épaules : « Ben, quoi Alice et Mitch ?
– Ils sont toujours tes parents, et tu es toujours leur fille. L’overdose t’a convaincue que tu es une nouvelle personne, mais eux n’ont pas changé. Ils
sont responsables de toi, et ils tiennent toujours à toi.
– Je n’y peux pas grand-chose.
– Tu as raison. Mais c’est un fait dans ta vie. Il y a deux personnes qui t’aiment, et vous allez être ensemble pour le reste de vos vies. Vous allez
devoir trouver comment interagir ensemble. Le Zen a peut-être brûlé le pont entre toi et ta vie passée, mais tu peux reconstruire ce pont.
– Docteur, je ne veux pas reconstruire ce pont. Alice et Mitch ont l’air gentils, mais si je cherchais des parents, je choisirais quelqu’un
d’autre. »
Le docteur Mehldau sourit : « Personne ne choisit ses parents, Terry. »
Je ne suis pas d’humeur à rire. Je pointe la pendule du menton. « Je perds mon temps. »
Elle se penche en avant, j’ai l’impression qu’elle va essayer de me toucher mais elle ne le fait pas. « Terry, tu ne vas pas disparaître si on parle de ce
qui t’est arrivé. Tu seras toujours là. La seule différence est que ces souvenirs redeviendront les tiens. Tu peux récupérer ton ancienne vie et
choisir la nouvelle. »
Bien sûr ! C’est si facile que je peux vendre mon âme, et aussi la garder.
Je n’arrive pas à me souvenir de mes premières semaines à l’hôpital, même si le docteur S. dit que j’étais éveillée. A un moment, j’ai réalisé que le temps
s’écoulait, ou plutôt qu’il y avait un moi qui s’écoulait à travers le temps. J’ai mangé des lasagnes au dîner hier, je mange du rôti
aujourd’hui. Je suis cette fille dans un lit. Je crois que j’ai réalisé et oublié cet état de fait plusieurs fois avant de pouvoir m’y accrocher.
Chaque jour, j’étais mentalement épuisée, parce que tout était si nouveau. Je fixais intensément la télécommande de la télé pendant une demi
heure, avec le nom de l’objet sur le bout de ma langue, et ce n’est que quand l’infirmière la prenait et allumait la télé pour moi que je pensais : télécommande. Et puis, parfois, c’était suivi par une série d’autres idées : Télé. Chaîne. Jeux.
Avec les gens, c’était encore pire. Ils m’appelaient d’un nom étrange, et attendaient des choses de moi. Mais pour moi, tous les visiteurs, de l’infirmière
de nuit, à l’homme d’entretien, à Alice et Mitch Klass, semblaient avoir la même importance – à vrai dire, aucune.
Mais pas le docteur S. Il était là dès le début, et me semblait donc familier avant que je le rencontre. Il faisait partie de moi, comme mon propre corps.
Mais tout le reste de l’univers – les noms, les détails, les faits – devaient être placés en pleine lumière un à un. Mon cerveau était comme un
grenier longtemps fermé, plein de vieilles choses intéressantes, entassées les unes sur les autres, sans aucun rangement.
Ce n’est que petit à petit que j’ai compris que quelqu’un devait avoir possédé cette maison avant moi. Et que j’ai alors réalisé que la maison était
hantée.
Après la messe du dimanche, je suis prise dans une marée de gens. Ils se penchent le long des travées pour embrasser Alice et Mitch, puis moi. Ils me
tapent dans le dos, me serrent le bras, m’embrassent sur les joues. En faisant de brèves plongées dans les mémoires de Thérèse, je sais que ces gens sont,
à un niveau émotionnel, aussi proches d’elle que des oncles ou des tantes. Et que si Thérèse avait des ennuis, n’importe lequel d’entre eux
l’accueillerait, la nourrirait, et lui trouverait un lit.
Tout ça est bien gentil, mais ces attouchements incessants me donnent envie de hurler. Tout ce que je veux c’est rentrer à la maison et enlever cette robe.
Je n’ai pas eu d’autre choix que d’en porter une. Son placard en est rempli, et faute de mieux j’ai fini par en trouver une qui me va, sans être
confortable. Elle aimait ses robes. Elles étaient ses gilets pare-balles en imprimés à fleurs. Qui pourrait douter de la pureté d’une fille en col montant Laura Ashley ?
Nous nous frayons progressivement un chemin jusqu’à l’entrée, puis l’allée, puis le parking, subissant l’assaut continuel tout du long. J’arrête d’essayer
de mettre un souvenir de Thérèse sur chaque visage.
Arrivés à notre voiture, un groupe d’adolescents se jette sur moi, les filles me serrent fort contre elles, les garçons me font des demi embrassades : les
épaules jointes, les hanches à l’écart. L’une des filles, couverte de tâches de rousseurs, des boucles rousses jusqu’en dessous des épaules, se tient à
l’écart un moment, puis s’approche brusquement et me murmure à l’oreille : « Je suis si contente que tu soies en forme, Miss T. » Elle s’adresse à moi sur
un ton sérieux, comme si elle me communiquait un message secret.
Un homme traverse la foule, bras grands ouverts, tout sourire. Il a une petite trentaine d’années et ses cheveux sont coiffés en brosse, avec du gel dans
un style dix ans trop jeune pour lui. Il porte un pantalon de treillis, une veste d’uniforme lycéen bleue, dont il a roulé les manches jusqu’aux coudes,
une cravate desserrée autour du cou.
Il m’étouffe en me serrant, son eau de Cologne comme une deuxième paire de bras. Il est facile à retrouver dans les souvenirs de Thérèse : Jared, le
pasteur pour les jeunes. C’était la personne la plus spirituelle, la plus vibrante que Thérèse connaissait, et l’objet de son affection.
« C’est vraiment génial que tu soies de retour, Thérèse », dit-il, sa joue pressée contre la mienne. « Tu nous as manqué. »
Quelques mois avant l’overdose, le groupe de jeunes revenait d’un long week-end de retraite dans le bus scolaire reconverti en bus de l’église. Tard
pendant le voyage, vers minuit, Jared s’est assis à côté d’elle et elle s’est endormie contre lui, à respirer cette même eau de Cologne.
« J’en suis sûre, » dis-je. « Tes mains, Jared ! »
Son sourire ne disparaît pas, ses mains sont toujours sur mes épaules. « Pardon ?
– Oh je t’en prie, tu m’as entendue. »
Il enlève ses mains, et interroge mon père du regard. Il feint si bien la sincérité. « Je ne comprends pas, Thérèse, mais si… »
Je lui jette un regard qui le fait reculer d’un pas. Plus tard pendant le voyage, Thérèse s’est réveillée avec Jared toujours à ses côtés, enfoncé dans le
siège, les yeux fermés et la bouche ouverte. Le bras du pasteur était posé entre ses cuisses, et il avait un pouce contre ses genoux. Elle portait un
short, et sa chair contre la sienne était chaude. Son avant bras n’était qu’à quelques centimètres de son entrejambe.
Thérèse avait alors cru qu’il dormait.
Elle avait aussi cru que c’étaient les cahots de la route qui poussaient le bras de Jared contre les plis de son short. Thérèse s’était figée, rougie par
le réveil et par la gêne.
« Alors réfléchis, Jared. » Je monte dans la voiture.
La grande question à laquelle je peux aider à répondre, disait le docteur S., c’est pourquoi il y a une conscience. Ou, pour revenir à ma métaphore
préférée : si le Parlement prend toutes les décisions, pourquoi avons-nous une Reine ?
Il a des théories, bien sur. Il pense que le truc de la Reine a à voir avec le conteur. Le cerveau a besoin d’une histoire qui donne un sens à toutes ces
choix, une continuité pour qu’il puisse s’en souvenir et les utiliser pour prendre des décisions future. Le cerveau ne peut pas garder la trace des
trillions d’autres décisions qu’il aurait pu prendre à chaque instant ; il a besoin d’une décision, d’un « qui » et d’un « pourquoi ». Le cerveau
écrit les souvenirs, et la conscience les tamponne avec l’identité : j’ai fait ceci, j’ai fait cela. Ces souvenirs deviennent le journal
officiel, les jurisprudences qui aident à prendre les décisions futures.
« La Reine, tu vois, est un homme de paille. Elle représente le royaume, mais elle n’est pas le royaume lui-même, elle n’en a même pas le contrôle.
– Je ne me sens pas comme un homme de paille », je lui ai dit.
Le docteur S. a rit « Moi non plus. Personne. »
La thérapie du docteur Mehldau implique parfois des séances communes avec Alice et Mitch, pour lire à haute voix de vieux journaux de Thérèse, et regarder
des films de famille. La vidéo d’aujourd’hui montre une Thérèse pré-ado, habillée d’un drap, entourée de gamins en peignoirs, regardant fixement une poupée
dans une mangeoire.
Le docteur Mehldau me demande à quoi pensait alors Thérèse, si elle avait pris du plaisir à jouer le rôle de Marie ? Est-ce qu’elle aimait être sur scène ?
« Comment je le saurais ?
– Alors imagine. Que crois-tu que Thérèse pensait à ce moment-là ? »
Elle me dit souvent de faire ça. Imaginer ce qu’elle pense. Faire semblant. Me mettre dans sa peau. Dans son livre, elle appelle ça la « réappropriation ».
Elle invente beaucoup ses propres termes, en les définissant comme elle veut, sans s’appuyer sur des recherches. Comparé aux textes de neurologie que le
docteur S. m’a prêtés, le petit livre du docteur Mehldau est une BD pour enfants avec des notes de bas de page.
« Vous savez quoi ? Thérèse était une bonne chrétienne, alors elle a probablement adoré ça.
– Tu es sûre ? »
Les rois mages, trois garçons plus jeunes, montent sur scène. Ils posent leurs cadeaux et débitent leur texte, et le regard sur le visage de Thérèse est
attentif. C’est bientôt sa tirade.
Thérèse était pétrifiée à l’idée de se vautrer. Tout le monde la regardait. Je peux presque voir la congrégation dans le noir, derrière les lumières. Alice
et Mitch sont là, et ils attendent chaque réplique. Ma poitrine se serre, et je réalise que je suis en train de retenir ma respiration.
Les yeux du docteur Mehldau sur les miens restent attentifs et neutres.
« Vous savez quoi ? » Je n’ai aucune idée de ce que je vais dire juste après. Je gagne du temps. Je me balance dans le grand fauteuil beige et passe une
jambe sous moi. « Ce que j’aime, dans le Bouddhisme, c’est que les Bouddhistes comprennent qu’ils se sont fait avoir par toute une série d’eux-mêmes qui
les ont précédés. Je n’ai rien à voir avec les décisions que Thérèse a prises, les bons ou mauvais points de karma qu’elle a gagnés. »
C’est une idée à laquelle j’ai réfléchi dans la grande chambre de fille de Thérèse. « Vous voyez, Thérèse était chrétienne, alors elle pensait probablement
qu’en faisant une overdose elle allait renaître, tous ses péchés pardonnés. C’est la drogue parfaite pour se suicider, sans cadavre.
– Elle pensait au suicide cette nuit là ?
– Je ne sais pas. Je pourrais passer des semaines à fouiller dans les souvenirs de Thérèse, mais honnêtement, ça ne m’intéresse pas. Peu importe
ce qu’elle pensait, elle n’est pas née à nouveau. Je suis là, et je suis toujours lestée de ses valises. Je suis la mule de bât de Thérèse. Je suis une
mule de karma. »
Le docteur Mehldau acquiesce : « Le docteur Subramaniam est bouddhiste, n’est-ce pas ?
– Oui, mais que… ? » Un déclic, je lève les yeux au ciel. Avec le docteur S. nous avons parlé du transfert, et je savais que mon béguin pour lui était
normal dans le programme. Et c’est vrai que j’ai passé beaucoup de temps – c’est toujours le cas – à penser à me taper l’homme. Mais ça ne veut pas dire
que j’ai tort. « Ce n’est pas le sujet, j’ai pensé à tout ça par moi-même ».
Elle ne me contredit pas. « Est-ce qu’un bouddhiste ne dirait pas que Thérèse et toi partagez la même âme ? Le soi est une illusion. Alors il n’y a pas de
pilote, pas de mule. Il n’y a que toi.
– Laissons tomber.
– Allons plus loin, Terry. Est-ce que tu ne te sens pas responsable envers ton ancien toi ? Envers les parents de ton ancien toi ? Peut-être que tu dois du karma.
– Et de qui êtes vous responsable Docteur ? Qui est votre patiente ? Thérèse ou moi ? »
Elle ne rétorque rien pendant un moment, puis : « Je suis responsable de toi. »
Toi.
Tu avales, surprise que la pilule ait un goût de cannelle. L’effet du médicament est d’abord intermittent. Tu réalises que tu es assise à l’arrière d’une
voiture, un portable à la main ; tes amies rient autour de toi. Tu parles à ta mère. Si tu te concentres, tu te souviens avoir répondu au téléphone, avoir
dit dans la maison de quelle amie tu allais dormir ce soir. La voiture est garée, ton téléphone rangé – et tu te souviens avoir dit bonne nuit à ta mère et
avoir conduit une demi-heure jusqu’à ce parking. Joelly joue avec ses boucles rousses, et te traîne vers l’escalier : Allez, Miss T !
Puis tu cherches, et tu comprends que tu es devant l’entrée d’une boîte, un billet de 10 dollars à la main, prête à le donner au videur. La musique
assourdit tout chaque fois que la porte s’ouvre. Tu te tournes vers Joelly et…
Tu es dans la voiture de quelqu’un d’autre. Sur l’autoroute. Le conducteur est un garçon que tu as rencontré il y a quelques heures. Il s’appelle Rush mais
tu n’as pas demandé si c’est son nom ou son prénom. Dans la discothèque, vous vous êtes penchés l’un contre l’autre, et avez parlé très fort pour couvrir
le bruit de la musique. De vos parents, de bouffe, de la différence entre le goût de la cigarette allumée dans la bouche et l’odeur du tabac froid. Puis tu
réalises qu’il y a une clope dans ta bouche, tu l’as prise toi-même dans le paquet de Rush, et tu n’aimes pas ça. Ou peut-être que tu aimes ça désormais ?
Tu ne sais pas si tu dois la jeter ou continuer à fumer. Tu fouilles dans tes souvenirs, mais ne trouves pas pour quelle raison tu as décidé d’allumer
cette cigarette, ni pour quelle raison tu es montée dans cette voiture avec ce garçon. Tu commences à te raconter des histoires : ça doit être quelqu’un de
confiance, sinon tu ne serais pas montée. Tu as pris une cigarette pour ne pas le blesser.
Tu ne te sens pas toi-même ce soir. Et tu aimes ça. Tu prends une autre taffe. Tu repenses aux dernières heures et tu t’émerveilles de tout ce que tu as
accompli, sans ce poids permanent de la critique de soi : inquiétude, anticipation, regret direct. Sans la petite voix à l’intérieur qui dit sans arrêt du
mal de toi.
Maintenant le garçon ne porte plus que son caleçon ; il tend la main pour attraper une boîte de céréales, et son dos est magnifique. Une lumière blafarde
traverse l’étroite fenêtre de la cuisine. Il verse du Müesli dans un bol qu’il te tend, et il rit, doucement parce que sa mère dort dans la pièce d’à côté.
Il te regarde et fronce les sourcils. Il te demande ce qui ne va pas. Tu baisses les yeux, tu es entièrement habillée. Tu réfléchis à ce qui s’est passé,
et réalises que tu es dans son appartement depuis des heures. Vous êtes allés dans sa chambre, il a enlevé ses vêtements, tu l’as embrassé sur le torse et
tu as fait courir tes mains le long de ses jambes. Tu l’as laissé mettre sa main sous ton chemisier et te peloter les seins, mais tu n’es pas allée plus
loin. Pourquoi est-ce que vous n’avez pas couché ensemble ? Est-ce qu’il ne t’intéressait pas ? Non… tu étais humide. Tu étais excitée. Tu t’es sentie
coupable ? Honteuse ?
À quoi pensais-tu ?
Quand tu rentreras à la maison, ce sera l’enfer. Tes parents seront furieux, et pire, ils vont prier pour toi. L’église au complet va prier pour toi. Tout
le monde saura. Et personne ne te regardera jamais comme avant.
Maintenant, tu as un goût de cannelle dans la bouche et tu es de nouveau assise dans la voiture de ce garçon, devant une supérette. C’est l’après-midi. Ton
portable sonne. Tu éteins le téléphone et le remets dans ton sac. Tu déglutis et ta gorge est sèche. Ce garçon — Rush — est allé t’acheter une autre
bouteille d’eau. Qu’est-ce que tu as avalé déjà ? Ah, oui. Tu y repenses et tu te souviens avoir mis toutes ces petites pastilles dans ta bouche. Pourquoi
en as-tu pris autant ? Pourquoi en as-tu pris une ? Ah, oui.
Des voix s’échappent de la cuisine. Il n’est même pas 6 heures du matin, je veux juste pisser et retourner me coucher, mais je réalise qu’ils parlent de
moi.
« Elle ne marche même pas de la même façon. Comment elle se tient, comment elle parle…
– C’est la faute de tous ces livres que le docteur Subramaniam lui a donnés. Elle reste debout jusqu’à plus d’une heure du matin, toutes les nuits. Thérèse
n’a jamais lu comme ça, pas de la science.
– Non, ce ne sont pas juste les mots, c’est la façon dont elle les prononce. Cette voix basse… » Elle sanglote. « Oh chéri, je ne savais pas que ça se
passerait comme ça. C’est comme si elle avait raison, comme si ce n’était pas du tout elle. »
Il ne dit rien, Alice pleure encore plus fort. Les plats s’entrechoquent dans l’évier.
Je recule, et Mitch reprend : « Peut-être qu’on devrait essayer les camps.
– Non, non, non ! Pas encore. Le docteur Mehldau a dit qu’elle fait des progrès. Il faut…
– Évidemment qu’elle dit ça !
– Tu as dit qu’on devrait essayer, tu as dit qu’on tenterait cette méthode. » La colère traverse les sanglots, et Mitch grommelle quelques excuses. Je
rampe à reculons jusqu’à ma chambre, mais j’ai toujours envie d’aller aux toilettes, alors je fais beaucoup de bruit en ressortant. Alice monte en haut de
l’escalier. « Ça va, ma chérie ? »
Je garde l’air endormi, et marche vers les toilettes. Je ferme la porte et m’assois dans le noir.
C’est quoi ce putain de camp
?
« Essayons encore, dit le docteur Mehldau. Quelque chose d’agréable et de brillant. »
J’ai du mal à me concentrer. La brochure est comme une bombe dans ma poche. Ça n’a pas été dur à trouver une fois que j’avais décidé de chercher. J’ai
envie de demander au docteur Mehldau, à propos du camp, mais je sais que si j’en parle ouvertement je déclencherai les hostilités entre le docteur et les
Klass, avec moi au milieu.
« Garde les yeux fermés, pense au dixième anniversaire de Thérèse. Dans son journal elle a écrit que c’était le meilleur anniversaire de sa vie. Tu te
rappelles Sea World ?
– Vaguement. » J’ai vu les dauphins sauter. Deux par deux, trois par trois. Ça a été une belle journée chaude et ensoleillée. À chaque session, ça devient
plus facile pour moi de me plonger dans les souvenirs de Thérèse. C’est comme si sa vie était sur DVD, et que j’avais la télécommande.
« Tu te souviens de t’être faite mouiller au spectacle des orques ? »
J’ai ri : « Je crois. » Je voyais les bancs en métal, le mur de verre juste devant moi, les énormes formes dans l’eau bleue-verte. « Ils ont demandé aux
baleines de claquer leur grande queue sur l’eau. On s’est fait doucher.
– Est-ce que tu peux voir qui était avec toi ? Où sont tes parents ? »
Il y avait une fille de mon âge, je ne me souviens plus de son nom. Les paquets d’eau venaient sur nous, et on criait, on riait. Après ça, mes parents nous
ont essuyées avec des serviettes. Ils devaient être assis plus haut, en dehors de la zone d’éclaboussures. Alice avait l’air beaucoup plus jeune : plus
heureuse, et un peu plus grosse. Elle avait les hanches plus larges. C’était avant qu’elle commence les régimes et la salle de sport. Quand elle avait la
forme d’une maman.
J’ouvre brusquement les yeux. « Oh mon Dieu !
– Tu te sens bien ? »
– Oui oui… c’est juste… comme vous disiez. Brillant. » Cette image d’Alice plus jeune est toujours là. Pour la première fois, je réalise à quel point elle
est triste à présent.
« J’aimerais une séance commune la prochaine fois.
– Vraiment ? D’accord. Je parlerai à Alice et Mitch. Y a-t-il un sujet en particulier que tu veux aborder ?
– Oui. Nous devons parler de Thérèse. »
Le docteur S. dit que tout le monde veut savoir si la carte neuronale d’origine, l’ancienne Reine, peut revenir. Une fois que la carte de la carte est
perdue, peut-on la retrouver ? Et si on l’a retrouve, qu’advient-il de la nouvelle carte neuronale, la nouvelle Reine ?
« Maintenant, un bon bouddhiste vous dirait que la question n’est pas importante. Après tout, le cycle de l’existence n’est pas uniquement bâti autour des
vies. Le samsara est chaque moment. Le soi meurt et se recrée en permanence.
– Êtes-vous un bon bouddhiste ? »
Il a souri. « Seulement les dimanches matin.
– Vous allez à l’église ?
– Je joue au golf. »
On toque à la porte, et j’ouvre les yeux. Alice entre dans ma chambre, une pile de linge propre dans les mains. « Oh ! »
J’ai réarrangé la pièce, en poussant le lit dans un coin ce qui me laisse quelques mètres carrés d’espace au sol.
Plusieurs expressions traversent son visage. « Je suppose que tu n’es pas en train de prier.
– Non. »
Elle soupire, mais c’est un soupir de moquerie. « C’est bien ce qu’il me semblait. » Elle me contourne, et pose le linge sur le lit. Elle prend le livre
posé dessus, Comprendre le bouddhisme. « C’est le docteur Subramaniam qui te l’a donné ? »
Elle regarde le passage que j’ai surligné. Mais l’amour – maitri –
de soi-même ne signifie pas se débarrasser de quoi que ce soit. Le but n’est pas de se changer. La pratique de la méditation n’a pas pour but de se
débarrasser de qui nous sommes pour devenir meilleur Son but est de devenir ami avec ce que nous sommes déjà.
« Bon. » Elle repose le livre, en s’efforçant de le laisser ouvert à la même page. « Cela ressemble un peu au docteur Mehldau. »
Je ris : « Oui, c’est vrai. Est-ce qu’elle t’a dit que je voulais que Mitch et toi soyez là pour la prochaine séance ?
– Nous y serons. » Elle travaille dans la chambre, ramassant des t-shirts et des sous-vêtements. Je me lève pour ne pas être en travers de son chemin. Elle
arrive à ranger en se déplaçant — remettant à leur place les livres qui sont tombés, reposant Yogi sur le lit, balayant un paquet de chips vide vers la
poubelle — de façon à faire toute ma chambre tout en ramassant mon linge sale.
« Alice ? À la dernière séance, je me suis souvenue d’être allée à Sea World, mais qui était la fille avec moi ? Avec Thérèse.
– Sea World ? Oh, c’était la fille des Hammel, Marcy. Ils t’ont amenée avec eux pour leurs vacances cette année là.
– Qui ça ?
– Les Hammel. Tu es partie toute la semaine. La seule chose que tu as demandée pour ton anniversaire c’est de l’argent pour ce voyage.
– Tu n’étais pas là ? »
Elle ramasse le pantalon que j’ai laissé au pied du lit. « Nous avons toujours voulu voir Sea World, mais ton père et moi n’y sommes jamais allés. »
Je commence la séance : « Ceci est notre dernier rendez-vous. »
Alice, Mitch, docteur Mehldau : j’ai toute leur attention.
Le docteur, bien sûr, est la première à reprendre le contrôle. « Il semble que tu as quelque chose à nous dire.
– Ah ça oui ! »
Alice semble pétrifiée, comme si elle s’économisait. Mitch se gratte la nuque le regard fixe vers la moquette.
« Tout ça c’est fini, j’arrête. » J’accompagne ma phrase d’un geste vague : « Tout : les exercices de mémoire, tous ces trucs sur imaginer ce que Thérèse
ressentait. J’ai enfin compris. Ça ne vous intéresse pas de savoir si je suis ou pas Thérèse, vous voulez simplement que je crois être Thérèse. J’arrête la
manipulation. »
Mitch secoue la tête : « Chérie, tu as pris une drogue. » Il me jette un coup d’œil puis recommence à fixer ses pieds. « Si tu avais pris du LSD
et vu Dieu, ça ne voudrait pas dire que tu as vraiment vu Dieu. Personne n’essaie de te manipuler, nous essayons de défaire la manipulation.
– C’est des conneries, Mitch. Vous agissez tous comme si j’étais schizophrène, comme si je ne savais pas ce qui est réel ou pas. Le problème, c’est que
plus je parle au docteur Mehldau ici, plus ça me fout en vrac. »
Alice hoquette.
Le docteur Mehldau tend une main vers elle pour la calmer, mais c’est moi qu’elle regarde. « Terry, ce que ton père essaie de te dire, c’est que même si tu
as l’impression d’être une nouvelle personne, il y a un toi qui existait avant la drogue. Et il existe toujours.
– Ah ouais ? Vous savez tous ces mecs dans votre bouquin qui disent s’être “réappropriés” après leur overdose ? Peut-être qu’ils se sentent juste
comme l’ancien eux.
– C’est possible, mais je ne crois pas qu’ils se mentent. Ils ont fini par accepter les parties d’eux qu’ils avaient perdues, les membres de leur
famille qu’ils avaient laissés derrière eux. Ce sont des gens comme toi. » Elle me regarde avec cet air préoccupé que les docteurs acquièrent en même temps
que leur diplôme. « Tu veux vraiment te sentir orpheline toute ta vie ?
– Comment ? » Venues de nulle part, des larmes me montent aux yeux. Je tousse pour m’éclaircir la gorge, et les pleurs continuent jusqu’à ce que je les
essuie avec ma manche. J’ai l’impression d’être tombée dans un guet-apens. « Hé Alice, exactement comme toi », je dis.
« C’est normal, intervient le docteur Mehldau. Quand tu t’es réveillée, à l’hôpital, tu t’es sentie toute seule. Comme quelqu’un de nouveau, pas de
famille, pas d’amis. Et tu viens juste de démarrer sur ce chemin. De bien des façons, tu n’as même pas deux ans.
– La vache, vous êtes balèze. Je ne l’ai même pas vue venir celle-là.
– S’il te plaît, ne pars pas. Allons…
– Ne t’inquiète pas, je ne pars pas encore. » Je suis à la porte, je décroche mon sac à dos du portemanteau. Je fouille et en sors la brochure : « Vous
êtes au courant de ça ? »
Alice parle pour la première fois : « Oh ma chérie, non … »
Le docteur Mehldau me prend la brochure des mains, en fronçant les sourcils. Sur la couverture, une jolie photo montre un adolescent souriant qui prend la
pose, en embrassant ses parents soulagés. Elle regarde Alice et Mitch. « Vous envisagez ça ?
– C’est leur grande menace, docteur Mehldau. Si vous n’y arrivez pas pour eux, ou si je me casse d’ici, boum. Vous savez ce qui se passe
là-bas ? »
Elle tourne les pages, regarde les photos des cabines, le parcours du combattant, le grand chalet où des enfants comme moi participent à des « séances
intenses de thérapie de groupe avec du personnel qualifié » où ils peuvent « récupérer leur vraie identité. » Elle secoue la tête : « Leur approche est
différente de la mienne…
– Je ne sais pas, docteur. Leur approche ressemble drôlement à de la “réappropriation”. Je dois vous le concéder, vous m’avez bien eue pendant un
moment. Tous ces exercices de visualisation ? Je devenais si douée que j’ai même pu visualiser des trucs qui ne sont jamais arrivés. Je parie que vous
pouviez me visualiser, pile dans la tête de Thérèse. »
Je me tourne vers Alice et Mitch. « Vous avez une décision à prendre. Le programme du docteur Mehldau est un flop. Vous m’envoyez en camp de lavage du
cerveau oui ou non ? »
Mitch a les bras autour de sa femme. Alice, étonnamment, a les yeux secs. Ils sont écarquillés et elle me regarde comme si j’étais une étrangère.
Il pleut tout le trajet du retour de Baltimore, et il pleut encore lorsque nous arrivons à la maison. Alice et moi courons vers le perron, sous la lumière
des phares. Mitch attend qu’Alice ouvre la porte et que nous soyons entrées, puis repart. »
Je demande : « Il fait ça souvent ?
– Il aime conduire quand il est énervé.
– Oh. » Alice traverse la maison, en allumant les lampes. Je la suis jusqu’à la cuisine.
« Ne t’inquiète pas, ça va lui passer ». Elle ouvre la porte du réfrigérateur, et s’accroupit. « C’est juste qu’il ne sait pas quoi faire de toi.
– Donc il veut m’envoyer dans ce camp.
– Oh ! Non pas ça. C’est juste que sa fille ne lui répondait pas auparavant. » Elle porte un moule à gâteaux Tupperware vers la table. « J’ai fait du
gâteau aux carottes. Tu peux sortir les assiettes ? »
Elle est si petite. Elle m’arrive tout juste à la poitrine. La pluie a rendu ses cheveux encore plus fins qu’ils ne l’étaient déjà, et la peau en dessous
est rose.
« Je ne suis pas Thérèse, je ne serai jamais Thérèse.
– Oh, je le sais », dit-elle en soupirant à moitié. Et elle le sait, je le vois sur son visage. « C’est juste que tu lui ressembles tellement. »
Je ris. « Je peux me teindre les cheveux. Peut-être me faire opérer du nez.
– Ça ne marcherait pas, je te reconnaîtrais toujours. » Elle enlève le couvercle et le met de côté. Le gâteau est une roue, avec un glaçage de plus d’un
centimètre d’épaisseur. Des bonbons en forme de carottes miniatures sont alignés sur le dessus.
« Waouh, tu as fait ça avant qu’on parte ? Pourquoi ? »
Alice hausse les épaules, et coupe une part. Elle fait pivoter le couteau et utilise la lame comme une pelle à tarte, pour soulever un énorme morceau
triangulaire vers mon assiette. « Je pensais qu’on en aurait besoin, quoi qu’il arrive. »
Elle pose l’assiette devant moi, et me touche légèrement le bras. « Je sais que tu veux déménager. Je sais que tu pourrais ne jamais vouloir revenir.
– Ce n’est pas ça, je…
– On ne va pas t’arrêter. Mais où que tu ailles, tu seras toujours ma fille, que ça te plaise ou non. Tu ne peux pas décider qui t’aime.
– Alice…
– Chuttt. Mange ton gâteau. »
*
Parution originale : « Second Person, Present Tense », dans Asimov’s Science Fiction, septembre 2005.