« Après avoir écrit et publié Le Talent assassiné, dans
la collection Lunes d’Encre, en 2002, il y a eu cette première évidence
que
personne, dans le petit milieu de la SF, ne comprenait quoi que ce
soit à ce livre. Je parle bien entendu de nos amis les critiques. » Où Francis Valéry revient sur son dernier roman en date et les raisons pour lesquelles il a cessé d'écrire.
Après avoir écrit et publié Le Talent assassiné, dans la collection Lunes d’Encre, en 2002, il y a eu cette première évidence que
personne, dans le petit milieu de la SF, ne comprenait quoi que ce soit à ce livre. Je parle bien entendu de nos amis les critiques. Chacun se croyait
obligé de faire le malin, persuadé d’avoir décodé les propos d’un auteur supposé vouloir régler ses comptes avec le monde de l’édition. Ils ne savent pas
écrire, pourquoi auraient-ils su lire ? Mes seuls soutiens sont venus de l’extérieur du ghetto, de personnes comme Patrick Poivre d’Arvor – comme pour mon
premier roman, L’Erreur de France, refusé par tous les éditeurs de SF mais qui avait su séduire Françoise Verny. Les critiques : une meute
de crétins incultes ! Cette seconde évidence, ensuite : avec ce livre mêlant fantastique postmoderne et bio-fiction, je me suis simplement perdu… ou
plutôt, j’ai perdu de vue mes derniers repères indiquant, au moins approximativement, où se situe la frontière entre le réel et la fiction. Deux évidences
pour expliquer ce choix personnel : arrêter d’écrire. Il y a bien eu quelques livres de plus : un ou deux ouvrages pour la jeunesse, écrits avant d’avoir pris cette décision – le dernier ayant été Le Mystère des Abysses, publié en mars 2003 ; ainsi que les Chroniques du Premier âge, chez Rivière Blanche, sorti début 2006, un recueil constitué uniquement de reprises, sans aucun texte inédit.
Par la suite, lorsqu’on me demandait pourquoi j’avais arrêté d’écrire, je répondais, en toute honnêteté, que je m’étais « littérairement égaré » avec Le Talent assassiné et que je n’avais simplement plus envie d’écrire. J’ajoutais que je ne savais pas si c’était provisoire ou
définitif – une posture rimbaldienne m’aurait assez tenté… même si je ne m’étais jamais rêvé en trafiquant d’armes, installé sur les rives du Golfe
Persique ! J’avais des visions de labyrinthes, la sensation d’être arrivé au fond d’un cul-de-sac, dans l’incapacité de faire demi-tour… Alors pourquoi
insister ? Il faut ajouter que, fin 1999, j’avais fait une rencontre dans le monde du spectacle vivant helvétique – en ce début de millénaire, mes pas me
conduisaient donc de plus en plus souvent en Suisse, où j’avais recommencé à composer des chansons et repris la vie de tournée, en tant que musicien. Je
m’éloignais de la littérature – j’avais déjà abandonné ma chronique littéraire dans Ténèbres ; peu à peu s’insinuait en moi le sentiment que, si
j’aimais toujours la science-fiction, la science-fiction, quant à elle, ne m’aimait plus.
Au printemps 2004, j’ai passé plusieurs mois à Neuvy-le-Roi, un petit village près de Tours, dans le cadre d’une résidence d’auteur. Situation paradoxale :
un petit appartement était mis à ma disposition pour quatre mois, j’étais payé pas loin de mille cinq cents euros par mois (je n’avais jamais gagné autant
d’argent de ma vie !) simplement pour être là de temps en temps (en fait, j’y suis resté quasiment tout le temps), pour animer quelques ateliers d’écriture
dans les collèges du coin, et pour écrire. On m’entretenait dans mon personnage d’écrivain – alors que j’avais cessé de me ressentir ainsi. J’ai toutefois
joué le jeu. L’occasion était belle de me remettre au travail, dans de bonnes conditions. J’ai commencé à écrire une nouvelle qui s’est transformée en
novella puis en roman ; j’ai écrit des pages et des pages et des pages ; j’avais le sentiment de tenir un très bon sujet, avec une intrigue riche et
complexe, une multiplicité de points de vue, des passerelles entre les itinéraires en apparence indépendants des personnages, et une conclusion où toutes
mes lignes de narration fusionnaient en se justifiant l’une l’autre ; vraiment du bel ouvrage, au point de vue de sa construction interne. Quand j’avais
l’occasion de voir des amis proches, je leur racontais d’enthousiasme mon « nouveau livre » et son état d’avancement. Et je me nourrissais de leur
approbation, de leur joie de me voir à nouveau penché dix heures par jour sur ma table de travail. Et puis… et puis, quand je me retrouvais seul, dans cet
appartement, ma prose, au bout d’un moment, finissait par dériver vers la bio-fiction : les personnages se mettaient à vivre ce que j’avais vécu, moi,
dans ma journée ; je vivais à l’époque des amours contrariées entre une relation qui m’échappait (pour la première fois de ma vie, je crois que j’étais
vraiment très amoureux !) et une autre, en apparence bien établie et mêlant vie personnelle et professionnelle, mais dans laquelle je sentais
poindre une catastrophe… Je retombais dans la même errance que celle qui avait prévalu lors de l’écriture du Talent assassiné. Le même
labyrinthe, le même cul-de-sac, la même incapacité à faire demi-tour. Ne parlons pas de prendre de la hauteur, de la distance…
Au terme de cette résidence, j’ai rangé mon manuscrit – sans titre – au fond d’un tiroir. Et je suis reparti en Suisse, à Lausanne. J’ai continué de
composer les musiques de plusieurs spectacles de ma compagne, et l’ai accompagnée en tournée. J’ai également travaillé sur des habillages sonores
d’exposition. Je me considérais comme un ancien écrivain redevenu musicien – ce qui avait été ma première manière de gagner ma vie, vingt ans plus tôt.
Rien de déshonorant. Cela aurait pu durer quelque temps, sans doute. Mais ma vie personnelle a bientôt tourné au cauchemar : en proie à de vieux démons, ma
compagne s’est peu à peu enfoncée dans une profonde dépression, bientôt ponctuée de périodes d’enfermement – lorsque je parvenais à en parler à l’un ou
l’autre de nos amis communs, je décrivais ma situation comme celle d’un observateur impuissant, dénué de toute influence, condamné à ne faire qu’observer,
en équilibre instable sur le rebord d’un trou noir, à la fois fasciné et terrorisé par ce qui se passait sous ses yeux, ce chaudron d’abominations. Je me
rendais bien compte que le spectacle de cette folie à la fois me terrifiait et m’attirait dangereusement – il m’arrivait de penser que plonger à mon tour
aurait été la meilleure manière de ne plus souffrir, de ne plus ressentir cette insupportable impuissance. Je ne sais plus combien d’années cela a duré –
au moins deux, peut-être trois… avant que j’arrive à admettre que j’avais fait tout ce que je pouvais faire, et que je parvienne à accepter le fait que
mettre un terme à cette relation s’inscrivait dans mon karma : vivre tout ce temps comme j’avais vécu, en ressentant au quotidien cette souffrance, avait
sans doute été une manière de solder une dette karmique ; me mettre à l’abri et recommencer à vivre n’en susciterait pas une nouvelle. A moins que mon
envie de vivre ne soit simplement redevenue plus forte que mon envie de mourir ? C’était en automne 2008. J’ai renoué avec d’anciennes amours et en ai
connu des nouvelles. L’une est partie tout soudain travailler à l’autre bout du monde, une autre s’est lassée de moi au bout de quelques mois (elle m’avait
vu bien plus beau que je ne suis !), la dernière me supporte maintenant depuis quatre ans – touchons du bois pour qu’elle continue longtemps de me
supporter, nous sommes bien ensemble. Et tout au long de ces six dernières années, si j’ai beaucoup composé – c’est fou comme être quitté me donne
l’énergie pour pondre des ritournelles – et ai beaucoup travaillé pour la Maison d’Ailleurs, en particulier à la rédaction d’articles pour les catalogues
d’expositions et la réalisation des audio-guides, je n’ai rien écrit dans le domaine de la fiction. Compositeur, essayiste et blogueur suis-je devenu –
mais écrivain ne suis plus depuis une dizaine d’années.
Enfin, tout cela, c’est la version officielle – jusqu’au jour où ce que l’on découvre de soi, vous donne à penser que la folie peut emprunter bien des
visages…