Repères dans l'infini, entretien avec Jean-Pierre Andrevon (1/3)

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itw-andrevon-une1.jpgPour fêter la parution de Demain le monde, fort volume rassemblant les meilleures nouvelles de science-fiction de Jean-Pierre Andrevon sur plus de quarante ans de publications, retrouvez l’interview-carrière qu’a donnée notre auteur à Richard Comballot voici dix ans dans le Bifrost n°29. Une interview scindée en trois parties, dont voici la première, consacrée à la jeunesse et aux débuts de ce monstre sacré de l’imaginaire francophone…

Interview parue dans le Bifrost n°29, également disponible dans Lunatique spécial Andrevon et le recueil d'entretiens de Richard Comballot Voix du futur (Les Moutons électriques).

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Deuxième partie →

Tu es né le 19 septembre 1937, sous le signe de la Vierge, tantôt à Bourgoin-Jallieu, tantôt à Jallieu selon les notices biographiques. Qu’en est-il réellement de ce point de détail ?

De mon temps, le village où je suis né s’appelait Jallieu : ce n’est que plus tard qu’il a été rattaché à la ville de Bourgoin ; on parle donc désormais de Bourgoin-Jallieu. Mais pour moi, c’est toujours Jallieu, où est également né Frédéric Dard, qui a d’ailleurs là-bas une place à son nom. On n’y trouve pas encore de place Andrevon mais ça viendra peut-être un jour ! Pour ce qui est de mon signe zodiacal, je suis effectivement du signe de la Vierge — ascendant Scorpion —, lequel me décrit assez bien puisque je suis au départ un être méticuleux à tendance destructrice et autodestructrice. Ce que je combats avec opiniâtreté, sans toujours y parvenir.

De quel milieu es-tu issu ? Que faisaient tes parents ?

Je viens d’un milieu très modeste du nord-Isère, région que l’on appelle les « Terres froides ». Pour être précis, la famille Andrevon vient de Sonnay, un petit village de la région de Bourgoin, pas loin d’un bourg nommé Beaurepaire. Les Andrevon étaient des paysans, fixés à cet endroit depuis très longtemps. Un de mes cousins, passionné de généalogie, a retrouvé la trace de nos plus lointains ancêtres sous François 1er. Il s’agit donc d’une lignée qui n’a pas quitté sa terre pendant très longtemps. Le premier à avoir bougé un peu est mon grand-père maternel, Marcel Andrevon, qui s’est fixé à Grenoble en tant qu’artisan tailleur. Cet homme et son épouse, Marguerite, ont eu trois enfants, deux filles et un garçon. L’une des filles, ma mère, m’a donné le jour, mais je n’ai pas eu de père puisque je suis le fils d’un amour de passage. J’ai donc grandi de manière assez libre, sans avoir véritablement de parents. Mon grand-père est mort lorsque j’étais très jeune, puis ma mère est partie pour se marier alors que j’avais onze ans, et je suis resté avec ma grand-mère qui a continué à m’élever. A la mort de mon grand-père, c’est mon oncle Jean-Marie, frère de ma mère, qui a pris la suite de l’entreprise familiale, et je suis resté vivre là, dans l’appartement de la place Victor Hugo, où se trouvaient également les locaux professionnels « Andrevon-Tailleur ». Je suis demeuré dans cet appartement jusqu’à mon retour du service militaire, à l’âge de vingt-cinq ans, période où je me suis à mon tour marié. Voilà qui cerne à peu près géographiquement et temporellement les vingt-cinq premières années de ma vie.

As-tu retrouvé ton père plus tard ?

Non. Je n’ai jamais connu son identité, car ma mère n’a jamais cru devoir m’en parler. Dans la famille, on n’en parlait pas non plus ; il était à cette époque très mal vu d’être une fille-mère, et j’ai respecté ce silence, d’autant que je n’ai jamais eu la curiosité de savoir, ce qui étonne souvent les gens. En réalité, peu m’importe de savoir d’où je viens. Cela peut paraître bizarre, mais c’est ainsi. J’étais un enfant sans famille, je n’ai pas eu le choix, et pourtant je m’en suis toujours assez bien trouvé. Lorsque je fais un retour sur ma vie, sur ma destinée, je constate que beaucoup de gens me parlent de leurs parents en des termes épouvantables, des parents sévères, qui les réprimandaient, les empêchaient de faire un tas de choses. J’ai échappé à ça. Moi, dès l’âge de onze ans, j’ai vécu très libre avec ce que ça comportait de manque affectif, certes, de solitude ; par contre, je bénéficiais de beaucoup de liberté, en ce qui concernait les sorties par exemple. Le soir, je dessinais au lieu de faire mes devoirs. Sans doute une partie de mon parcours ultérieur vient-elle de là.

Tu as souvent dit et écrit que tes premiers souvenirs sont relatifs à la guerre, que celle-ci t’a marqué à jamais et que tu te définis au fond comme un enfant de la guerre…

C’est vrai. J’ai passé ma petite enfance à Sonnay, dans la ferme familiale, et je me souviens avoir vu arriver en juin 1940 — j’avais à peine trois ans — le premier side-car allemand sur la place du village. Les deux soldats se sont rangés au bord de la place, ils sont rentrés dans un bistrot et on a appris plus tard qu’ils avaient commandé une omelette et une bière, et qu’ils avaient tenu à payer avec de l’argent français. Ce sont mes premiers souvenirs de guerre. Bien d’autres ont suivi puisque je suis ensuite rentré à Grenoble, ville très résistante comme on sait, où beaucoup d’attentats ont été perpétrés, dans des caser-nes, au P. C. des Italiens qui occupaient la ville avant les Allemands, etc. Au cours de cette sombre période, une partie de la famille Andrevon, par prudence, s’est successivement délocalisée dans plusieurs maisons de campagne aux environs de Grenoble où, entre 1940 et 1944, les femmes et moi avons attendu que les choses se tassent, tandis que mon oncle et mon grand-père continuaient de faire tourner la boutique. La dernière villa que nous avons occupée, au col de Clémencière, servait de P. C. à un petit groupe de ce qu’on appelait alors les maquisards et, un soir, nous avons été chassés par des miliciens qui nous ont juste laissé emporter quelques vêtements. On est partis dans la nuit, alors que c’était le couvre-feu, nous avons dormi dehors et, lorsqu’on est revenus, le lendemain, ils avaient fait sauter la maison. Je me suis servi de ces souvenirs pour plusieurs nouvelles, parmi lesquelles « L’Ecroulement de la maison d’enfance ». Je suis donc vraiment un enfant de la guerre. Tout cela m’a beaucoup impressionné, dans un mélange d’attirance, de fascination et de peur merveilleuse. Dans ces années tendres, entre trois et sept ans, je n’avais pas une grande conscience de ce qui se passait, mais toute ma fascination — un peu trouble, je l’admets volontiers — pour les armes vient de là, des Italiens et des Allemands qui paradaient dans les rues. Le lycée Champollion, le grand lycée de garçons de Grenoble, où je suis allé à partir de 1944, servait de casernement aux Allemands, entouré de barbelés. Il y avait des sentinelles avec la mitraillette ou le fusil à baïonnette, j’allais les voir en douce vu que j’habitais à côté. J’ai par ailleurs été témoin de rafles depuis le balcon de notre premier étage ; rafles de juifs ou de gens pris pour le S.T.O. Toutes ces images restent assez précises aux yeux du petit gosse que j’étais.

Ce petit gosse, justement… Qui était-il et quels souvenirs conserves-tu de lui ?

Je n’avais ni frère ni sœur et j’étais assez solitaire. Il y avait bien les sorties du dimanche, mais je n’aimais pas ça. J’étais assez malingre, d’une santé précaire, j’ai récolté toutes les maladies infantiles possibles et imaginables, sans compter des rhumes et des grippes interminables. Je manquais souvent l’école, j’étais un élève déplorable et me liais peu avec les enfants de mon âge. Cela n’a changé qu’à partir de la sixième et de la cinquième, où je suis tout au contraire devenu une sorte de boute-en-train drôle, agressif avec les profs et qui se faisait remarquer par ses facéties… J’avais par exemple appris par cœur tous les monologues de Robert Lamoureux, que je récitais à mes petits copains. On pourrait parler de bien d’autres choses… Par exemple du fait que durant quatre étés consécutifs, étant de santé fragile et devant respirer « le bon air pur » — un refrain récurrent que j’ai entendu pendant les dix ou douze premières années de ma vie —, on m’avait envoyé dans une pension d’enfants privée, que l’on n’appelait pas encore une colonie de vacances, à Corenc, au-dessus de Grenoble. J’y ai été très malheureux car, bien que me félicitant hypocritement d’avoir été un enfant libre, j’étais très attaché à ma maman, et j’aurais préféré passer mes vacances d’été avec elle plutôt qu’avec des enfants auxquels je n’avais pas envie de parler. Ces étés furent donc assez sinistres et ont contribué à ce que je me renferme un peu plus encore.

Etais-tu réellement introverti ?

Disons que je me défendais avec acharnement contre l’extérieur. C’est encore le cas aujourd’hui, il me reste de mon enfance cette facilité à me renfermer sur moi-même, à ignorer mon environnement, à ne pas adresser la parole aux gens avec qui j’estime ne rien avoir à faire, ou à bien leur faire comprendre qu’ils n’ont qu’à dégager. D’où ma réputation, qui passe d’ours à grognon, de hautain à désagréable. Mais on s’y fait, n’est-ce pas ? A l’époque, on disait évidemment que j’étais mal élevé, et sans doute l’avais-je mal été — ou plutôt je ne l’avais pas été du tout !

Je crois que tu collectionnais les insectes…

Je m’y intéressais beaucoup, c’est vrai, et c’était en outre un prétexte pour ne pas jouer avec mes camarades. On m’a vite appelé « coléoptère », un surnom qui m’a suivi longtemps et me va assez bien, je trouve : dur à l’extérieur, mais finalement plutôt tendre à l’intérieur… Les insectes m’ont fasciné dès mon plus jeune âge ; peut-être cela vient-il des hannetons, premiers insectes dont j’ai fait la connaissance. Sur la place où j’habitais, il y avait des marronniers et l’on sait que les hannetons pondent leurs larves dans ces arbres. Aussi, quand j’étais tout gosse, j’allais jouer dehors, et j’en ramenais à la maison. Je leur faisais faire des courses, je les attachais par une patte, ils s’envolaient, puis je les regardais tomber… Quand la famille a loué une maison à Corenc, pendant l’été 1944, à côté de la pension où j’irais dès l’année suivante, j’ai découvert un parc où j’ai fait la connaissance des grandes sauterelles, des libellules, des mantes religieuses et des insectes nautiques. J’ai parfait mes connaissances en apprenant sur des planches entomologiques le nom latin de chacun. Il se trouve que dans cette autre maison d’enfance, il y avait aussi un grenier rempli d’armes anciennes, qui allaient des arcs et flèches des Papous de Nouvelle-Guinée au fusil napoléonien. Lorsqu’il pleuvait, j’y passais des heures. Tels furent mes deux piliers : les insectes d’une part, les armes et la chose militaire d’autre part.

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itw-andrevon-tintin.jpgEt la lecture dans tout cela ? Quels furent tes premiers émois littéraires ? Tes premiers chocs ?

Mes premiers souvenirs sont relatifs à la Bande Dessinée, avec deux piliers : d’abord Tintin, que ma mère m’a fait découvrir pendant la guerre, et dans lequel j’ai appris à lire puisque je n’étais pas scolarisé, beaucoup d’écoles étant fermées à cause de l’occupation. Le premier album que j’aie lu était je crois L’Etoile mystérieuse. Ensuite Coq hardi, journal issu de la résistance qui avait été lancé par Marijac de façon clandestine dans les derniers mois de la guerre, et qui a duré jusque dans les années cinquante. On y trouvait des BD fastueuses, parmi lesquelles Guerre à la Terre du tandem Marijac-Licquois. C’est certainement la clé de mon entrée en science-fiction. Il s’agissait d’une invasion de la Terre par les Martiens, de petits hommes jaunes qui, de par leur apparence, s’alliaient aux Japonais ! Cette BD était formatée par la guerre, antérieure à Hiroshima, extrêmement dure et violente, en tout cas très étonnante dans le cadre d’un hebdo pour la jeunesse. On y trouvait des scènes de destruction terribles. Paris était envahi, une fusée martienne percutait la Tour Eiffel, des hordes de mercenaires vénusiens ressemblant à de gros singes poilus dotés de grands yeux et armés de faux — que les martiens lançaient en avant tels des boucliers humains — pourchassaient les Parisiens jusque dans le métro. Je la connais par cœur.

itw-andrevon-guerredesmondes.jpgUn an ou deux plus tard, j’ai lu La Guerre des mondes de Wells, Guerre à la Terre étant une sorte de piratage crypté de ce roman. Vinrent ensuite les hebdos de BD qui proliféraient à ce moment-là, dans la seconde moitié des années quarante : OK, où a débuté Uderzo avec des personnages qui ressemblaient déjà un peu à Astérix et Obélix ; Tarzan, qui publiait le Tarzan de Hogarth ; Zorro, etc. C’est là que j’ai fait la connaissance de ces genres qui m’ont vite passionné et qui me passionnent encore : la S-F, le fantastique, l’aventure, le péplum, le western, les histoires de pirates. Il y avait également tous ces fascicules mensuels où l’on pouvait découvrir, autre source d’émerveillement pour moi, Batman, Superman, Mandrake, le Fantôme du Bengale… Les romans ne sont venus que petit à petit, notamment avec la « Bibliothèque Verte ». J’y ai lu Jules Verne, un peu, mais surtout Jack London et James Oliver Curwood, leurs histoires du Grand Nord avec les chercheurs d’or, les chasseurs d’ours, le froid, la neige, les sapins, les grizzlis. J’adorais ça. Mes premiers « vrais » romans de S-F remontent au lancement des collections « Anticipation » du Fleuve Noir et « Le Rayon Fantastique » de Hachette-Gallimard ; j’avais à peu près quatorze ans. Entre les BD et la S-F, peu de choses, juste quelques titres isolés parmi lesquels Fabiola, espèce de péplum dont l’Italien Alessandro Blazeti avait tiré un film qui reste pour moi culte, et qui est la cause d’une autre de mes fascinations éternelles : le monde romain et, en particulier, les combats de gladiateurs.

Et ton adolescence… Quelles images en conserves-tu ?

Je n’avais pas énormément de copains, et pas d’argent puisque j’étais à la charge de ma grand-mère qui elle-même n’en avait guère. Donc pas question non plus de vraies vacances — la pension ayant été une prison. La période de mes dix-quinze ans n’a de fait pas été très heureuse. J’étais mauvais élève et je m’ennuyais au lycée — même si j’étais bon en dessin et si j’ai fait sur le tard quelques efforts en français. Si bien que j’ai échoué au Brevet élémentaire et que mon oncle, mon tuteur légal, m’a dit : « Ca suffit comme ça, tu as quinze ans, il faut que tu travailles. » J’ai donc quitté le lycée à la fin de la troisième pour entrer comme apprenti-dessinateur à l’administration des Ponts et Chaussées. Il ne s’agissait nullement d’un hasard puisque l’ingénieur en chef était un client de mon oncle, qui m’avait fait entrer par amitié clientéliste. J’y suis resté quatre années… quatre années de morne ennui.

A quoi te destinais-tu avant de quitter le collège ? Avais-tu une idée de ce que tu voudrais faire plus tard ?

Je n’avais pas d’idée précise et, en même temps, ayant une « culture » essentiellement visuelle, autour du cinéma et de la BD, et étant bon en dessin, j’espérais faire quelque chose avec mes dons artistiques. Evidemment, je n’aurais pas su dire si ça passerait par la peinture, la BD ou l’illustration, mais je crois que dès mes treize, quatorze ans, je me disais que je ferais quelque chose dans les arts plastiques.

Alors… ces quatre années en tant qu’apprenti-fonctionnaire…

J’avais grandi, j’avais enfin quelques copains, avec qui je faisais du vélo. Puis j’ai acheté ma première moto avec laquelle j’ai fait mes premiers voyages à travers l’Europe. Un petit vent de liberté commençait à souffler. Mon premier grand voyage a été en direction de la Scandinavie, durant l’été 1957. J’y suis retourné trois ans plus tard, jusqu’en Finlande, en traversant toute l’Europe, l’Allemagne, le Danemark, etc.

L’aventure ?!

Oui et en même temps pas tout à fait. Parce que dès que je suis devenu étudiant, en 1957-58, j’ai pris ma carte de l’A.G., l’association des étudiants. Et à l’intérieur de l’A.G., il y avait le Cercle Universitaire International de Grenoble, le C.U.I.G., autrement dit la structure d’accueil des étudiants étrangers qui, dès la fin de la guerre, ont commencé à venir très nombreux étudier le français à Grenoble. Les activités du C.U.I.G. m’intéressaient, elles m’ont permis de me développer humainement, de me débloquer, de rencontrer des étudiants étrangers mais surtout, il faut bien le dire, des étudiantes étrangères, qui ont été les premières amours de ma vie. J’y ai fait la connaissance de gens qui m’invitaient, quand ils rentraient chez eux, en fin d’année universitaire, à venir les voir pendant les vacances. Lors de mes premiers grands voyages, je ne suis donc pas parti totalement à l’aventure ; j’avais mon carnet d’adresses, plein de copains et de copines chez qui je pouvais passer une nuit ou plusieurs. Cette période fut extrêmement formatrice et correspond pour moi à une ouverture sur le monde : autre chose que les coléoptères, les armes ou la BD ! J’ai très vite pris des responsabilités au sein du C.U.I.G., en en devenant président en 1958, et ce pour trois ans. Cela m’a incontestablement construit, d’autant que cette association était attachée à l’A.G.E.G. et l’U.N.E.F. qui jouèrent un rôle dans les manifestations contre la guerre d’Algérie.

Que faisais-tu concrètement aux Ponts et Chaussées ?

Pas grand-chose ! J’avais été engagé sur la foi des beaux dessins en couleurs que mon oncle avait montrés à l’ingénieur en chef, lequel était lui-même un peintre amateur. Mais là, bien sûr, il ne s’agissait plus de dessiner des westerns ou des combats de gladiateurs ; je tirais des traits à l’encre de Chine, au tire-lignes, je réalisais des profils en long et en large : le tracé virtuel des routes que les ouvriers allaient ouvrir dans la riche campagne environnant Grenoble. Je me suis vraiment fait chier à faire ce genre de choses. Par ailleurs, je passais des journées entières sans rien faire et je dois avouer avoir écrit mes premières nouvelles de S-F sur ma table à dessins. Sur la fin, un ingénieur a fini par se rendre compte que je ne faisais rien de productif et on a commencé à me confier des perspectives en couleurs. J’avais réalisé, notamment, un diaporama sur l’aménagement de la station de ski de Chamrousse, juste au-dessus de Grenoble. Diaporama qui fut ensuite acheté par le syndicat d’initiative, lequel l’a reproduit dans un dépliant. Ce fut mon premier travail professionnel et payé en tant que graphiste. Je l’ai conservé, et j’en suis toujours très fier ! Mais avant ça, j’en ai bavé : c’est dire si j’avais besoin de m’échapper du bureau avec le vélo, puis la moto, puis la guitare.

La guitare ?

Oui, j’étais passionné par la chanson française de l’époque, mes premiers maîtres étant Georges Brassens, Félix Leclerc, Stéphane Golmann, Jacques Douai, cette génération de chanteurs à la guitare qui a émergé entre la toute fin des années quarante et le début des années cinquante. Du coup, j’ai acheté ma première guitare, à quinze, seize ans, alors que j’étais aux Ponts et Chaussées. Nous étions toute une bande de copains à avoir fait pareil ; nous nous retrouvions sur la place Victor Hugo où nous grattions la guitare, chantant les chansons des autres et composant nos propres chansons. J’allais là-bas ou, l’hiver, lorsqu’il faisait plus froid, dans les bistrots des places environnantes, chanter, et ce jusqu’à mon entrée aux Arts décoratifs. Voire même un peu plus tard puisqu’il y avait au C.U.I.G. des soirées chansons où je chantais avec d’autres. D’enfant timide et malingre, j’étais devenu chanteur, dessinateur et président d’association. On peut donc dire que le papillon a connu une éclosion tardive, mais une belle éclosion !

Et l’écriture de tes premières fictions dans tout cela ?

Comme je l’ai dit, j’ai balbutié mes premiers textes aux Ponts et Chaussées, entre seize et dix-huit ans. C’était déjà de la S-F, vu que j’en lisais beaucoup, mais mon activité tournait essentiellement autour de la chanson et du dessin. Lorsque je ne sortais pas avec les copains et les copines, je dessinais à l’encre de Chine, avec des mises en couleurs assez élaborées, des scènes de films que j’adorais, de Robin des bois à Spartacus, en passant par Ivanhoé et d’innombrables westerns, et j’ai toujours trente ou quarante précieuses planches qui datent de ces années-là. Je pratiquais essentiellement, à l’époque, le dessin réaliste… J’allais beaucoup au cinéma car tous les films américains qui avaient été bloqués depuis 1939 sont sortis massivement à partir de 1945 : le Robin des bois de Michael Curtiz avec Erroll Flynn, un de mes films favoris, les Tarzan avec Johnny Weissmuller, les Chaplin, les westerns de John Ford et de Raoul Walsh qui s’étaient accumulés au fil des ans.

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Tu as toujours poursuivi dans la voie du dessin ?

Toujours. Je peins désormais des toiles à l’acrylique, et je continue à dessiner, en témoignent les différents albums que j’ai publiés chez de petits éditeurs, le dernier en date étant Hou ! lala… Qu’est-ce que je tiens ce matin ! aux Ateliers du Tayrac d’Yves Frémion.

Que peux-tu dire de plus sur la peinture ?

J’ai appris à peindre aux Arts décoratifs, à vingt ans, avec un prof de peinture qui peignait lui-même : Jean-Marie Pirot. C’était un peintre réaliste qui avait une inspiration chrétienne, donc bien éloignée de la mienne, mais qui avait un tracé pictural très Renaissance, capable de faire de très beaux personnages et des décors de montagne, des paysages… Je me reconnais des influences et des maîtres dans tous les domaines. Pour la peinture, c’est Jean-Marie Pirot.

Et pour la chanson, au-delà des quelques noms évoqués tout à l’heure ?

Le premier à m’avoir impressionné est Brassens, même si j’aimais bien, par ailleurs, Trénet ou Montand, comme interprètes. Il m’a montré qu’on pouvait chanter des chansons en s’accompagnant seulement d’une guitare. J’en ai donc acheté une, j’ai pris quelques leçons qui n’ont pas été concluantes, et j’ai appris tout seul à plaquer des accords, à composer mes propres chansons. C’était une époque où beaucoup d’autres s’accompagnaient à la guitare : Brel à ses débuts, Jean-Claude Darnal qui est bien oublié aujourd’hui alors qu’il faisait pourtant de très bonnes chansons, René-Louis Laforgue, etc. Mais mon grand maître, mon inspirateur primordial, c’est Stéphane Golmann, un auteur-compositeur-interprètre lui aussi bien oublié. C’est le seul chanteur dont j’ai appris la presque totalité du répertoire, le seul dont je chante encore certaines chansons aujourd’hui. Il est pour moi l’équivalent de Pirot pour la peinture. Comme je suis tenace, et que je tiens à mettre un visage sur mes admirations, j’ai fini par le rencontrer, bien tard, en 1982, au Québec où il s’était retiré. Il est devenu mon ami, un de ceux, rares, que j’appelle mes « oncles » — Stefan Wul en est un autre. Malheureusement, Golmann est mort peu après. Donc, mes débuts dans la chanson sont contemporains de ceux dans l’écriture. Je m’ennuyais au bureau et j’exerçais ma créativité tous azimuts dès que j’en sortais. Tout est donc parti de cet enfermement qui a abouti à une série d’explosions libératrices.

Tu disais tout à l’heure que tu étais tombé dans le chaudron de la S-F dès 1951-52, lorsque démarrèrent « Anticipation » et « Le Rayon Fantastique »…

itw-andrevon-croisieredansletemps.jpgJ’avais un copain de Lycée, Jean-Paul Dalban, qui était comme moi passionné par la S-F. Lui achetait les « Anticipation », moi les « Rayon Fantastique », et nous nous les prêtions. Nous commencions déjà à voir les différences de qualité entre les deux collections. Le premier « Anticipation » que j’aie lu est Croisière dans le temps, un ouvrage de F. Richard-Bessière sur les voyages dans le temps et les paradoxes temporels, mon premier « Rayon » étant La Faune de l’espace de Van Vogt — que je peux considérer comme mon premier maître en S-F. Par la suite, j’ai commencé à lire tout ce qui était paru dans ces collections, ainsi que tous les bouquins paraissant chez les micro-éditeurs qui fleurissaient alors, notamment les éditions Métal avec leurs fameuses couvertures cartonnées et métalliques. Je lisais aussi des romans policiers. Avec un autre copain, Gérard Routier, nous avons un jour acheté à un particulier une caisse de romans du Masque. C’est ainsi que j’ai rencontré Stanislas-André Steeman, qui est devenu, dans le domaine du Polar, mon quatrième maître. C’est chez lui que j’ai appris les mécanismes du thriller, du suspense et du mystère, que je n’ai pu pratiquer que bien longtemps plus tard.

itw-andrevon-flashgordon.jpgTa découverte des collections de S-F a-t-elle représenté un choc pour toi ?

Une suite, plutôt, parce que j’étais très familier des mécanismes de la S-F avec toutes les BD que je lisais : Guerre à la Terre, Flash Gordon, sans oublier Les Pionniers de l’espérance de Poïvet, bande qui paraissait dans Vaillant et qu’il ne faudrait pas oublier. J’avais par ailleurs lu d’autres romans de Wells. C’est un domaine que j’aimais et j’étais frustré qu’on ne trouve pas assez de bouquins de ce genre. Or, d’un seul coup, plusieurs collections déboulaient avec plusieurs livres chaque mois. Un afflux considérable ! C’est à ce moment-là que j’ai commencé à tout acheter.

Comment expliques-tu ton passage à l’écriture ? Une façon de faire entendre ta voix ? De chercher une famille ?

Je trouvais le contact sur l’extérieur avec la chanson. Parce que chanter, ne serait-ce que devant trois copains et une copine, procure une écoute, un retour immédiat. Alors que l’écriture est, par définition, un acte solitaire. Simplement, j’aimais la S-F, je lisais de bonnes et de moins bonnes choses, j’avais envie d’en écrire, en me disant que je serais sûrement capable de faire mieux que le pire et aussi bien que la moyenne. C’était ça au départ, et cette phase d’apprentissage a duré longtemps puisque j’ai fait mes premières tentatives vers 1954 pour finalement publier mes premiers textes dans le fanzine Lunatique, une fois rentré du service militaire, vers 1964-65. Il s’est donc écoulé dix ans entre le moment où j’ai commencé à griffonner sur des cahiers d’écolier et celui où j’ai connu la publication, ce qui est très long.

Tu laisses finalement tomber les Ponts et Chaussées pour les Arts décoratifs. Comment les choses se sont-elles passées ?

Je voyais se profiler à mon horizon un avenir désespérant de grisaille et de tristesse. Surtout que, ne faisant aucun effort pour gravir quelque échelon ou passer quelque concours que ce soit, je savais que je resterais dessinateur au plus bas de la hiérarchie toute ma vie. Aussi ai-je décidé de faire autre chose. J’ai passé le concours d’entrée aux Arts-Déco, qui était assez simple, avec deux épreuves de dessin et une de français, je suis arrivé premier et j’ai été admis. Pendant quelques mois, j’ai essayé de jouer sur les deux tableaux, pour continuer à percevoir mon salaire. J’allais donc de temps en temps au bureau, de temps en temps en cours, mais ça n’allait évidemment pas du tout, ni d’un côté ni de l’autre, et j’ai fini par être mis à la porte des Ponts et Chaussées. Ce fut assez dur, matériellement parlant, et j’ai bouffé de la vache enragée pendant plusieurs années. En première année, dite préparatoire, on n’avait pas droit à la carte de restaurant universitaire. Ma grand-mère était vieille, malade, et allait mourir l’année suivante. Du coup, j’ai dû manger toute cette première année au « rab », au restaurant universitaire — à savoir le supplément gratuit et à volonté. On passait par la porte de sortie, on prenait une assiette de riz en douce, ou plusieurs. C’étaient mes repas ! Parfois, j’achetais des sandwiches. Mais c’était bien, je ne regrette surtout pas cette époque. Ça me changeait du collège et du bureau. J’étais libre. Comme je l’ai dit, je dessinais, je chantais, j’avais intégré le C.U.IG. où j’ai rapidement commencé à animer des soirées musicales et littéraires, ce qui m’a procuré une ouverture sur le monde et de nombreuses petites amies, ce qui n’était pas désagréable non plus. En fait, le grand changement dans ma vie, la coupure, a eu lieu en 1957. Durant les années 1957-60, j’étais assez brillant élève, j’ai passé au bout de trois ans le Certificat d’Aptitude à une Préparation Artistique Supérieure, et je suis à nouveau sorti premier de ma promotion. Je connaissais plein de gens et je découvrais la vie, le petit monde des cocktails et des réceptions à la mairie. Après de longues années de formation culturelle vinrent des années de formation sociale, sûrement les plus heureuses de mon existence.

Etais-tu déjà quelqu’un d’engagé ?

Forcément. Je côtoyais des gens de toutes nationalités, des Européens, des Américains, des Sud-Américains, quelques Russes. Il y avait la guerre d’Algérie qui nous inquiétait fort, nous n’avions pas envie de la faire, et elle nous paraissait de toute façon être une guerre injuste, même si elle ne portait pas le nom de guerre à l’époque. Ma formation mondialiste et engagée vient donc bel et bien de cette époque-là.

J’ai lu que tu avais participé à la revue Sillages. Qu’était-elle ?

C’était au départ le bulletin de liaison du C.U.I.G. qui était envoyé aux étudiants étrangers qui étaient passés à Grenoble lorsqu’ils rentraient chez eux. C’est ensuite devenu une vraie revue imprimée avec des photos, dont j’ai été rédacteur en chef pendant un an. Mes premiers articles imprimés, sur l’internationalisme, le tourisme, les événements culturels, sont parus dans les pages de Sillages.

N’y as-tu pas publié de nouvelles ?

Si, une ou deux, vers la fin, qui étaient plutôt poétiques et féeriques.

C’était donc antérieur à Lunatique ? Tes premières fictions publiées, en fait ?

Tout à fait, puisque Sillages correspond aux années 1959-60-61. Je suis parti à l’armée en novembre 1961, ce qui a interrompu toutes mes activités. Évidemment, j’étais lecteur de Fiction et, dans ces années-là, je leur ai envoyé mes premières vraies nouvelles qui ont toutes été refusées ; je crois même que je n’ai jamais eu de réponse, ce qui m’a fort affligé mais ne m’a pas empêché de poursuivre… Si l’on excepte la période des Ponts et Chaussées où je n’ai produit que des brouillons innommables, si l’on passe sur la période des Arts déco où je n’écrivais plus du tout faute de temps, mes premières vraies nouvelles, publiées par la suite, ont été écrites durant mon service militaire. D’abord à Briançon, puis à Montpellier, puis en Algérie. J’ai alors écrit un assez grand nombre de textes dont « La Peau d’un chien et les yeux d’une femme » ou « Jerold et le chat ».

Avant de partir au service, tu quittes les Arts décoratifs avec en poche un diplôme qui te permet d’enseigner…

Ce que je fais immédiatement… J’ai eu mon premier poste au lycée Champollion dont j’avais été élève : retour à la case départ ! J’ai ainsi été maître-auxiliaire de dessin auprès d’élèves de sixième pendant un an, l’année 1960-61, tout en préparant mon diplôme supérieur des Beaux-Arts, que je passerai bien plus tard, à ma rentrée du service. J’ai bien dû écrire quelques trucs à ce moment-là mais j’ai vraiment démarré durant l’armée, où j’ai également continué à écrire beaucoup de chansons puisque j’avais emmené ma guitare avec moi. Je passais mes journées à ne rien foutre sur un plan militaire, c’est donc une période où j’ai beaucoup écrit. J’étais au départ dans l’infanterie alpine, puis j’ai intégré l’Ecole des Officiers de Réserve, dont j’ai été foutu à la porte au bout de deux mois avec d’autres camarades, n’ayant pas du tout la fibre militaire ; à la suite de quoi je suis parti en Algérie. J’y suis resté quatorze mois, jusqu’en juin 1963.

Comment as-tu vécu cette période ?

Paradoxalement, assez bien. Le cessez-le-feu a été signé le 19 mars 1962, et je suis arrivé seulement quinze jours avant. A une exception près, je n’ai donc participé ni à des opérations ni à des combats. Il s’agissait par conséquent d’une vie de casernement, ponctuée d’assez nombreuses permissions, on pouvait sortir le soir, à Alger où on allait manger le couscous dans la casbah, ou après en Kabylie. Les gens étaient sympathiques, on sentait que ça se terminait. Pour ma part, je meublais mon ennui en chantant des chansons à mes quelques potes, en écrivant, et cette période qui aurait pu être saumâtre s’est plutôt bien passée, grâce à mes facultés d’adaptation et à la création.

A ton retour, tu reprends l’enseignement dans un lycée, c’est ça ?

C’est ça ! Dans un lycée de filles, le Lycée des Eaux Claires, l’année 1963-64, ensuite dans un collège technique, le Collège Guynemer, de 1964 à 1969. J’étais toujours maître-auxiliaire, donc à la merci de changements de postes continuels, jusqu’au moment où je n’ai plus eu de poste du tout, parce que là aussi j’avais été rétif à passer quelque concours que ce soit. Je n’en avais pas envie et je ne me voyais pas du tout faire une carrière dans l’enseignement. Mais qu’allais-je faire ? Serait-ce le dessin ? Ou bien l’écriture ? Ou alors la chanson ? J’hésitais toujours. Longtemps, tout au long des années soixante, ce qui m’attirait le plus était la chanson. Je me voyais assez faire les cabarets, le pied sur un tabouret avec ma guitare. Je faisais beaucoup de radio-crochets, et j’ai notamment participé, début juillet 68, à l’émission La fine fleur de la chanson française, créée par Luc Berimont, un poète qui avait découvert pas mal de chanteurs et chanteuses, comme Anne Vanderlove, et parcourait la France pour essayer de découvrir de nouveaux talents dans le genre « chanson rive gauche ». Je suis arrivé premier en finale régionale. Les finales nationales devaient avoir lieu courant juillet mais, là encore, je n’ai pas poursuivi : époque oblige, j’avais prévu de partir à Cuba pendant l’été, et mon goût des voyages — complété par mon « engagement » — a pris le dessus sur la chanson. Cela a donné un petit coup d’arrêt à mes activités chansonnières, lesquelles ont néanmoins continué tout au long des années soixante-dix et jusqu’au tout début des années quatre-vingts. J’ai chanté dans des cabarets parisiens et grenoblois, ainsi que dans des fêtes écologistes. Tout ça s’est éteint parce que j’étais un peu fatigué de chanter pour rien, n’ayant pas assez de temps pour me lancer dans une vraie carrière, et je regrette toujours de ne pas avoir enregistré de disques. Peut-être ferai-je un CD un jour ou l’autre pour qu’il reste une petite trace de mes meilleures chansons. Au demeurant, je sais maintenant à quoi j’ai échappé car tous ces chanteurs ont eu une fin assez misérable… A mon retour de l’armée, j’ai recommencé à proposer mes textes. Fiction ne me répondant toujours pas, je les ai envoyés, sur les conseils de mon ami George Barlow, à Jacqueline Osterrath de Lunatique, puis à Jean-Pierre Fontana de Mercury et à quelques autres. J’ai de fait eu une très riche carrière fanzinesque de 1964 à 1968, année de ma première publication dans Fiction. Pour la petite histoire et pour être complet sur mes débuts, j’ai été durant un mois rédacteur en chef de la revue du régiment, L’Echo du Djurdjura ! Je me souviens avoir fait un numéro pratiquement à moi tout seul, textes et dessins : une pièce de collection que j’ai conservée ! Il faut dire qu’à mon arrivée en Algérie, ayant été étudiant, supposé être un intellectuel, j’ai été affecté dans un bureau. Mais au bout d’un mois est arrivé de ma région militaire un rapport disant que j’avais eu de hautes responsabilités à l’U.N.E.F., que j’étais un individu extrêmement dangereux, un communiste, et qu’il était hors de question que je reste dans un bureau. Alors, du jour au lendemain, j’ai été viré de mon cocon douillet et ai été placé dans une section dite de combat sur un piton haut placé, ce qui a mis un terme à ma carrière de rédacteur en chef ! A cause de ce rapport « de sécurité militaire », j’ai été, selon les termes officiels, « interdit de bureau et d’avancement » jusqu’à la fin de mon service. Alors que mes copains sont tous sortis caporal-chef ou sergent, je suis resté deuxième classe jusqu’au dernier jour. Un autre de mes titres de gloire !

Tu étais, paraît-il, très influencé à l’époque par Boris Vian…

C’est vrai. Je l’ai découvert tardivement, pendant l’armée ou à mon retour, je ne me souviens plus, avec L’Ecume des jours qui m’a fait connaître une autre littérature. J’ai été séduit par sa face poétique, ainsi que par son humour contestataire. Il m’a influencé et demeure une de mes principales admirations — encore un oncle. Il touchait à tout, lui aussi, et je le voyais un peu comme un grand frère même s’il n’était plus de ce monde puisque décédé en 1958. Cela étant, je le connaissais déjà avant d’avoir lu ses romans, pour avoir chanté Le Déserteur

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Je crois savoir que tu avais écrit, toujours dans les années soixante, à René Barjavel…

Je l’avais découvert avec ses rééditions en « PdF », Le Voyageur imprudent, Le Diable l’emporte, puis avec Ravage. Ma tentative réussie de l’approcher se situe vers 1964-65. Sachant qu’il était publié par Denoël où il conservait quelques responsabilités après y avoir travaillé longtemps comme correcteur et metteur en page, et après avoir eu son adresse par un journaliste grenoblois qui le connaissait, je lui ai envoyé mon premier recueil, composé de toutes mes courtes nouvelles, publiées plus tard dans Des Iles dans la tête et La Mémoire transparente. Il m’a répondu très vite, dans la semaine, en me disant très gentiment que j’étais un vrai écrivain, que j’avais beaucoup de talent et qu’il transmettait mon recueil à Robert Kanters. Celui-ci l’a refusé pour « Présence du Futur », trouvant que ce n’était pas assez élaboré pour sa collection, que ça ne correspondait pas à ce qu’il publiait, mais ça m’a toutefois permis de rencontrer physiquement Barjavel : en 1965 ou 1966, j’étais allé lui rendre visite à Paris où il m’avait reçu très aimablement. Il était en train de faire les sous-titres d’une série télé. Je suis resté en contact avec Barjavel jusqu’à sa mort. J’avoue ne pas comprendre le mépris distingué qu’il est courant de voir nombre de jeunes cons lui témoigner aujourd’hui, car c’était un homme d’une extrême bonté, et un écrivain dont le talent me marque encore. Disons que c’est le sixième et dernier des oncles que je citerai ici.

Tu entreprends alors une BD, Les Hommes-machines à Gandahar, que tu proposes à Eric Losfeld.

Aucune de mes nouvelles n’ayant été prise professionnellement, mon recueil ayant été refusé, j’ai décidé de me lancer dans la BD. Influencé par la Barbarella de Forest et l’oncle Stefan Wul, j’ai commencé à dessiner très spontanément, sans scénario préconçu, cette histoire qui s’appelait déjà Les Hommes-machine à Gandahar. Fort de mon expérience de peintre, j’ai fait ça en couleurs directes, à la gouache, une page de couverture et une demi-douzaine de planches. Ce durant l’hiver 1967-68. Je suis allé à Paris les montrer à Losfeld qui n’a pas détesté mais m’a fait comprendre qu’à côté de Forest, de Philippe Druillet ou de Nicolas Devil, ce n’était pas tout à fait ça et qu’il me fallait encore travailler. Comme j’ai beaucoup d’enthousiasme mais que je me décourage assez vite, j’ai laissé tomber la BD et j’ai décidé de la transformer en roman. Ce que j’ai fait durant l’année 1968. Kanters n’ayant pas retenu mon premier recueil, je ne le lui ai pas envoyé mais l’ai adressé au Fleuve Noir. François Richard m’a répondu que c’était très bien mais trop intello pour le Fleuve, me conseillant de lui proposer autre chose, ajoutant que nous finirions bien par travailler ensemble. J’ai donc commencé autre chose mais j’ai fini par envoyer le roman à Kanters. Et en revenant de vacances, en août ou septembre 1968, j’avais dans ma boîte une lettre de lui me disant qu’il le retenait. A l’époque, il n’y avait guère que Klein, Sternberg et Barjavel en « PdF ». Il va donc sans dire que j’étais ravi de me retrouver hissé à leur niveau ! J’ai alors écrit La Guerre des Gruuls pour Richard, qui l’a retenu, mais en me faisant savoir qu’il ne paraîtrait qu’à acceptation d’un second ouvrage. J’ai donc enchaîné sur Le Dieu de lumière qu’il a retenu également. C’est ainsi que j’ai fait des débuts conjugués en « PdF » et en « Anticipation ».

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Cela étant, c’est dans Fiction que tu connais ta première publication professionnelle avec la nouvelle « La Réserve ».

Dorémieux avait fait paraître un « placard » dans Fiction indiquant qu’il était submergé de nouvelles et demandant de ne plus lui en envoyer. Je ne m’étais pas laissé décourager et lui en avais adressé un certain nombre. Il m’en avait retenu une sans me prévenir et je l’ai découverte imprimée, par hasard, en achetant le numéro de mai 1968 au bureau de tabac de la gare de Grenoble. Un choc ! Par la suite, il en a publié deux autres qui faisaient partie de ce premier envoi.

itw-andrevon-lareserve.jpgTu étais sans doute loin de te douter que commençait alors une grande histoire d’amour avec Fiction et Dorémieux ?!

C’est vrai, et ça a tenu à très peu de choses, comme il me l’a raconté bien après : mes nouvelles sont arrivées au comité de rédaction, composé de Dorémieux et sa compagne, de Michel Demuth et Jacques Sadoul. Demuth et Sadoul ont voté contre, Dorémieux et sa compagne pour. Mais la voix du rédacteur en chef comptant double, j’ai été publié à raison de trois voix familiales contre deux. En ce qui concerne Demuth et Sadoul, je ne l’ai pas oublié… Ce dernier n’a-t-il pas publié récemment une anthologie de la crème des nouvelles de S-F françaises ? Je n’en fais pas partie. Lui non plus, n’a pas oublié…

Tu es finalement resté à Fiction jusqu’à la fin…

Exactement. Au début des années soixante-dix, j’avais dit à Alain que la partie critique fondait comme neige au soleil et que je serais prêt à y participer. Il m’avait donné son accord et les premiers livres que j’avais critiqués venaient d’un gros paquet qu’il m’avait envoyé, contenant des Marabout dont personne ne voulait parler. Au fil du temps, mon influence et le nombre de pages que je remplissais ont gonflé énormément, au point que j’ai pris deux ou trois pseudonymes. Je suis resté jusqu’à la fin, par fidélité, peut-être un peu aussi par routine et intérêt, alors qu’Alain avait quitté la revue…

 

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