Après Aurélien Police la semaine dernière, c’est maintenant au tour de Thomas Day de répondre à quelques questions au sujet de son tout dernier recueil, Sept secondes pour devenir un aigle. Où notre auteur évoque l’écologie, ses influences et ses projets…
7 questions à Thomas Day
Après Stairways to hell, Sympathies for the devil, This is not America et Women in chains, 7 secondes pour devenir un aigle est ton cinquième recueil et le premier dont le titre ne fait pas (explicitement ?) référence à une chanson. Est-ce pour le démarquer des précédents ?
Je n'ai pas trouvé de titre de chanson qui collait, j'ai pensé à Diesel&Dust, et puis non. J'aime beaucoup ce titre Sept secondes pour devenir un aigle, il contient deux idées : la brièveté et la transformation. Le monde se transforme, la vie humaine est terriblement brève.
Les nouvelles de 7 secondes pour devenir un aigle n’augurent pas d’un futur (ou d’un présent) des plus radieux. Envisages-tu un avenir aussi sombre que celui que tu dépeins ? Y a-t-il une échappatoire ailleurs que dans les mondes virtuels (« Tjukurpa ») ou la révolte (la nouvelle-titre) ?
Personne ne sait de quoi le futur sera fait. Je ne pense pas que ces textes parlent du futur (ce serait très prétentieux). Ce dont je suis sûr par contre, c'est qu'il parle du présent (du moins de la façon dont j'en appréhende certaines facettes), de mes enfants (d'une manière très oblique) et à mes enfants, d'une façon plus directe. J'anticipe un peu leur jugement quand dans quelques années ils me diront : « mais les gaz à effets de serre, la disparition des tigres, Fukushima, les victimes des particules diesel, les dérèglements climatiques, qu'est-ce que tu as fait ? » C'est une bonne question, cruelle... donc bonne. On pourrait répondre « rien de cela me concerne ; Fukushima c'est loin, je roule avec une voiture équipée d'un pot catalytique, j'ai bien changé toutes les ampoules de la maison, etc »... Mais en fait chacun de ces trucs nous concerne. Nous tous. Le plus petit dénominateur commun ? C'est notre appartenance à l'espèce humaine et le fait qu'aujourd'hui l'espèce humaine n'existe que sur Terre.
J'aimerais croire à un élan en avant pour l'environnement, plus fort encore que l'élan de l'après Seconde-guerre mondiale vers l'espace (en fait c'est de cela dont parle « Lumière noire », mais d'une façon détournée, comme il se doit). Cela reste possible, la crise de 2008 était un bon signal d'alarme. Il faut enterrer cette idée de croissance, de consommation sans bornes (je consomme donc j'existe ?), il faut chasser le gâchis alimentaire, remettre un peu de raison dans tout ça. Le système actuel qui se repaît des inégalités court à sa perte, il y a de quoi être inquiet, qu'on soit parent ou pas.
J'ai voté écolo pendant des années, puis j'ai arrêté voyant que ça ne servait pas à grand-chose (ils sont globalement assez ridicules, à peu près autant que Mélenchon censé incarner certaines idées qui me tiennent à cœur – au secours !). J'écris des nouvelles, ça sert sans doute à rien, mais je me sens plus en phase avec mon rôle (je n'ai pas arrêté de voter pour autant ; je vote « contre », c'est déjà ça). J'ai toujours considéré qu'écrire (pour être publié) était un acte politique, dans le sens « un acte qui prend sa place dans la vie de la cité ». Si ce n'est pas le cas, pourquoi publier, pourquoi infliger aux autres ses embryons de pensée, toutes ces déjections esthétiques ?
Le futur m'intéresse dans le sens où mes enfants vont y passer une très grande partie de leur vie (du moins, je l'espère de toutes mes forces). Donc c'est un horizon qui a un sens à mes yeux et du poids. Mais en tant qu'écrivain, c'est un mur. Je me souviens que quand j'écrivais « Lumière Noire », je n'arrêtais pas de me dire : « Mais c'est incroyablement compliqué d'écrire de la SF et en plus la tienne n'est même pas bonne, parce que la science tu n'y comprends rien, l'informatique tu n'y comprends rien ». « Lumière noire » est sans doute davantage une métaphore qu'une nouvelle de SF, une fantasy qui prend place dans le futur de la Singularité, comme j'ai écrit des westerns qui prenaient place dans le futur de la colonisation spatiale (une Frontière chasse l'autre). La SF (en tant qu'auteur) n'est pas ma pente naturelle (même si j'en ai beaucoup écrit), contrairement à « Mariposa » qui compile tout ce que j'aime écrire / toucher du bout des doigts : voyage, érotisme, Histoire, enchantement du monde, monde du cinéma, civilisation japonaise. Ce qui n'a pas empêché « Mariposa » d'être terriblement difficile à écrire (et à « monter », comme on monte un film). Je regrette l'époque où j'écrivais page après page, tout droit (sans trop me poser de questions), maintenant ça vient par confettis et il n'y a plus aucune ligne droite.
Le protagoniste de « Éthologie du tigre » se nomme Shepard. Un hommage à Lucius S. ? L’ambiance sud-asiatique de ce récit n’est pas sans évoquer ceux, sud-américains, de L. Shepard.
Oui, un hommage transparent. Et Shepard a aussi écrit sur l'Asie du sud-est, même si on retient plus volontiers ses nouvelles comme « Le chasseur de jaguar ». C'est un écrivain que j'admire beaucoup.
Neuf ans après Sympathies for the devil, ce recueil-ci est bien moins typé SF. Des six textes, deux relèvent du fantastique, deux sont aux frontières de la science-fiction, et seul « Lumière noire » ressortit vraiment à la SF. En termes de genre, comment te situes-tu ?
Je me fous des genres, des étiquettes ; je cherche la cohérence ailleurs, les fins du monde (Sympathies for the devil), l'horreur (Stairways to hell), l'Amérique (This is not America), les violences faites aux femmes (Women in chains), et donc ici l'écologie.
Quand j'écris je ne pense pas aux étiquettes (du moins pas en termes d'appartenance ou de pureté), j'écris ce que j'ai envie d'écrire. C'est du fantastique, très bien, c'est de la SF, t'es sûr, c'est pas là où tu es le plus à l'aise. Un lecteur m'a demandé : « Mais la nouvelle « Sept secondes pour devenir un aigle », c'est quoi son genre ? » J'espère que c'est un bon texte, c'est tout. Pourquoi lui faudrait-il un genre ? Je ne crois pas être un écrivain de SF ; les mécanismes de la SF m'intéressent assez peu, en tout cas moins que l'enchantement du monde, les croyances, la peinture, le paranormal. Qui eux m'intéressent moins que la folie, le pouvoir, le sexe et le vertige des grands espaces, des déserts notamment, de l'océan. En fait, ce qui me fascine le plus dans la SF, ce sont les personnages qu'elle permet de créer (comme les hommes artificiels, les I.A.) et les paysages qu'elle permet de décrire, villes futures, Terre dévastée, planètes étrangères. Quand j'écrivais « Lumière noire » mon envie, mon nord magnétique, c'était Mark Twain et Jack London (pas Vernor Vinge ou Walter Miller Jr).
Quand je regarde dans le rétro, et que je vois tous ces textes que j'ai publiés et que je suis incapable de relire sans les trouver terriblement mauvais, naïfs, inaboutis, je me dis : « Plus jamais ça ». Au jour d'aujourd'hui, je veux juste publier des trucs qui me font vibrer, qui ont un sens, du poids. On est très mauvais juge de ses créations, mais il faut se fixer des buts, des contraintes (sinon, à quoi bon ?). Quand je dis qu'on est très mauvais juge, je le ressens avec « Tjukurpa » où ce qui m'excitait c'était la frustration que ce texte portait en lui (il s'arrête là où il devrait commencer ; je le sais, car je l'ai conçu ainsi) ; évidemment ce type d'enjeux n'intéresse pas les lecteurs qui disent « c'est trop court », « c'est raté », « ça ne marche pas ». J'ai relu « Tjukurpa » après en avoir discuté avec Bénédicte Lombardo et il est (avec le recul) exactement comme je le voulais. Mais j'aurais peut-être un autre avis dans dix ans.
Par rapport à la version publiée dans Retour sur l’horizon, « Lumière noire » a gagné en taille. Jusqu’à où peux-tu retravailler tes textes lors de leur publication en recueil ?
Pour moi, un texte c'est jamais un truc fixé/figé comme le blanc du gras sur une soupe froide, je « bouge » et j'ai souvent envie que les textes « bougent » avec moi. Serge Lehman m'a demandé des choses sur « Lumière noire » que j'ai faites en me disant, ok il a raison il y a un problème, mais sa solution n'est sans doute que provisoire, il va falloir que je trouve ma solution au problème (qui sera elle sans doute aussi temporaire).
En réécrivant « Lumière Noire » j'ai beaucoup travaillé sur « l'illusion SF », en me demandant (parce que c'était un défi personnel), comment en faire un texte qui fasse encore plus SF que la précédente version ? 99% de la SF repose sur une illusion, une prestidigitation. Même les textes de Greg Egan, qualifiés de hard-SF contiennent souvent dans leur postulat de départ une large poignée de poudre aux yeux. L'enjeu, c'est de garder le lecteur à ses côtés tout le long du chemin même s'il remarque le « truc » (beaucoup de lecteurs de SF sont difficiles à « éblouir » mais peuvent accepter exceptionnellement de voir le miroir, le tiroir secret, le mécanisme mal dissimulé si, en échange, le reste crépite dans leurs neurones).
Sept secondes pour devenir un aigle représente aussi une nouvelle collaboration avec Aurélien Police ? Comment s’est déroulée ta rencontre avec lui ?
Je ne me souviens plus comment je l'ai rencontré. Par contre, je me souviens que j'ai suivi son travail pendant des années en me disant c'est bien, mais c'est trop rouillé, trop marron, il faut qu'il sorte de ça. Il en est sorti. Il s'est vraiment déployé ces dernières années. Il a tout pour devenir le « Dave McKean français ». Pour tout arranger, c'est très agréable de bosser avec lui : il est posé, compréhensif, très cultivé, très sérieux. Mais plus important que tout : il a le sens du texte. Je connais plein d'illustrateurs qui techniquement sont des « tueurs » mais qui n'ont pas le sens du texte, qui ont du mal à extraire une image d'un roman ou d'une nouvelle. Aurélien, lui, trouve le sujet souvent très vite, et produit une belle image dans la foulée. Il a ce talent.
Enfin, quels sont tes prochains projets ?
Je travaille toujours sur Wika ma série de BD avec Olivier Ledroit (là, ça se précipite : on expose des planches à la galerie Glénat à partir du 26 septembre). Je prépare d'autres scénarios de BD, mais Wika passe avant tout. C'est le minimum que je dois à Olivier.
En écriture, j'évolue entre les dragons de mon (gros) cycle de nouvelles sur... les dragons (j'aimerais finir, mais chaque fois que je bosse un ou deux mois dessus, j'ai une idée pour un texte de plus).
J'ai jeté dans mon PC portable les osselets d'un polar thaïlandais métaphysique (je voudrais trouver un autre adjectif, mais il n'y a que über-glauque qui me vienne à l'esprit, et le côté glauque n'est pas le cœur du texte). Ça vient pas morceaux ; j'aimerais le finir sur les lieux du crime : à Bangkok et à Mae Sariang. Ce sera sans doute une novella ou un très court roman (je vais avoir du mal à trouver un éditeur, vu le sujet, vu le format et vu que je ne vois pas ça dans un recueil, c'est un tout qui ne peut pas côtoyer un autre de mes textes). En deux coups de pinceaux, c'est l'histoire d'un tueur de pédophiles et de gens qui prostituent des enfants. Il y a une dimension fantastique / spirituelle / métaphysique. J'évite aucun des sujets que sous-entend le sujet principal...
J'ai aussi envie d'écrire des nouvelles de fantasy (sans doute pour boucler un éventuel recueil) et une ou deux nouvelles lovecraftiennes qui accompagneraient en quelque sorte « Forbach » que j'ai écrit pour le Bifrost spécial Lovecraft. A quelques exceptions près, Lovecraft a fait évoluer ses dieux dans les états du nord-est des USA, ce qu'on appelle la Nouvelle-Angleterre. J'ai envie de récupérer ce principe et de l'appliquer à la Lorraine (fait !), la Sardaigne (j'ai une idée qui se précise) et pourquoi pas la Bretagne. J'ignore si ça peut donner des textes intéressants pour le lecteur, mais en tant qu'auteur ce principe de transposer de « vieux » mécanismes d'écriture à une époque contemporaine et des régions européennes très précises m'intéresse.
Beaucoup de projets, beaucoup d'envies, mais je vais prendre mon temps (même si la vie est terriblement brève).