Pour fêter la parution toute récente de Les Insulaires, troisième livre de Christopher Priest à se dérouler dans le cadre surprenant de l’Archipel du rêve, (re)découvrez l’interview qu’avait donnée l'auteur du Monde inverti à Thomas Day dans les colonnes du Bifrost 41. C’était en 2006, La Séparation, une étrange uchronie digne de Philip K. Dick, venait d’être couronné par le Grand Prix de l’imaginaire et l'adaptation de son roman Le Prestige sortirait quelques mois plus tard…
La suprématie de la maturité, un entretien avec Christopher Priest
Tu es né en 1943, pendant la Seconde Guerre mondiale. Comment ta famille a-t-elle vécu cette époque ?
Je suis né le 14 juillet 1943, c’est-à-dire que j’ai été conçu fin octobre 1942. Mes parents se sont mariés un trente et un octobre, ce qui explique sans doute bien des choses.
En septembre 1939, lorsque la France et l’Angleterre ont déclaré la guerre à l’Allemagne, ils vivaient dans les quartiers sud-ouest de Londres avec leur premier bébé : ma sœur, Jacqueline, née en 1938 (le 14 juillet, elle aussi). Ils y sont encore restés un moment, mais quand la Luftwaffe s’est mise à bombarder Londres, l’entreprise qui employait mon père l’a changé de poste. La famille a déménagé dans le Nord de l’Angleterre.
Elle s’est d’abord installée à Blackpool (sur la côte ouest), puis dans la banlieue sud de Manchester. Les bombardements l’ont suivie, bien sûr. Manchester a beaucoup souffert, pendant l’hiver 1940/1941.
A l’époque, en Grande-Bretagne, on n’était nulle part en sécurité.
Au départ, mon père était vendeur dans une entreprise de mécanique qui fabriquait et vendait des bascules, mais au fil du temps, il est devenu gérant — d’abord de divers petits magasins, puis de toute la région. En fin de carrière, dans les années 70, il était directeur général de la société proprement dite. Il est né en 1908, c’est-à-dire qu’il avait 31 ans quand la guerre a éclaté. Comme il était marié, et père d’un enfant, il n’a pas été appelé sous les drapeaux à ce moment-là. Son entreprise s’est adaptée à l’économie de guerre en fabriquant des hélices à pas variable destinées aux avions. Il n’a donc couru aucun risque d’être enrôlé, même plus tard, lorsque l’armée s’est aussi intéressée aux hommes plus âgés.
Il a un petit répertoire d’histoires de l’époque. Dans l’une, il faisait des courses avec ma sœur, en 1940, quand un Messerschmidt est brusquement arrivé pour bombarder la ville. Mon père a échappé à la mort (de même que ma sœur) en se jetant la tête la première dans un magasin, dont la porte était heureusement restée ouverte. D’après une autre, il se trouvait à Coventry, à l’hôtel, la nuit où la ville a été détruite par les bombardiers allemands. Ça ne lui a fait ni chaud ni froid, il s’en est tiré sans une égratignure, et le lendemain matin, il est reparti en voiture comme si de rien n’était. Une autre encore a pour cadre la ville de son enfance : Frinton, sur la côte sud-est, en face des Pays-Bas. Ses parents y vivaient encore, pendant la guerre. Un jour de 1940, lors d’une de ses visites, il a vu (un tas de gens ont vu) des soldats allemands envahir la côte. D’après lui, tout le monde a été surpris de ne jamais en entendre parler à la radio. (Mes recherches m’inclinent à penser qu’il s’agissait en réalité de troupes hollandaises, évacuées à la suite de l’avancée allemande.)
Je suis né près de Manchester, dans un village du nom de Heald Green, en pleine campagne. De nos jours, ce n’est plus qu’une banlieue de la ville. Il n’a pas beaucoup souffert des bombardements, mais les alentours ont été très touchés, par endroits.
Quel est ton premier souvenir, et quel jugement portes-tu sur ton vécu d’enfant dans l’Angleterre de l’après-guerre ?
J’ai le vague souvenir de m’être mis à l’abri des bombardements, avec mes parents… mais dès que j’essaie de déterminer quand ça s’est passé au juste, les ennuis commencent. Je n’avais pas deux ans, à la fin de la guerre, et autant que je sache, à ce moment-là, les Allemands avaient plus ou moins cessé de bombarder le Nord de l’Angleterre. Peut-être s’agit-il d’un rêve ?
J’ai parlé de Frinton. Ma famille y passait beaucoup de temps, durant ma petite enfance, parce que mes grands-parents y habitaient. Je me souviens parfaitement d’avoir joué sur la plage avec ma sœur, et je suis arrivé à établir que ce devait être en 1946, à Pâques. Pendant la guerre, la plage de Frinton avait été minée et interdite ; des tas de bateaux avaient été coulés en mer ; je me rappelle donc pas mal d’endroits bétonnés et de grandes taches de pétrole. On entendait tirer les canons, au large ; sans doute des exercices.
Lorsqu’on est enfant, on considère son environnement comme normal. Mon environnement immédiat se composait d’un village (qui s’est transformé en banlieue) tranquille, mais à Manchester, les dégâts infligés par la guerre crevaient les yeux. Des quartiers entiers avaient été détruits par les bombes et les incendies, des centaines d’hectares réduits à l’état de gravats. Il y régnait une odeur bien particulière : ça sentait à la fois les charpentes carbonisées, les produits chimiques, le bois pourri, les vieilles briques, le plâtre… et les fleurs. Les ruines étaient pleines de fleurs sauvages. Pour les gens de ma génération, la vision d’un laurier de Saint-Antoine suffit parfois à évoquer l’après-guerre.
Aujourd’hui encore, il subsiste des cicatrices de cette époque. Les gravats ont disparu, bien sûr, mais il reste de grands terrains vagues, à des endroits autrefois occupés par des maisons ou des usines.
Curieusement, j’ai le même genre de souvenirs de Frinton. C’est une petite ville tranquille pour retraités cossus, située sur une des portions les plus ennuyeuses de la côte britannique. N’empêche qu’enfant, j’étais frappé par le nombre inouï de maisons détruites. Les constructions éventrées me fascinaient, avec leurs tapisseries, leurs escaliers, leurs vieux meubles toujours en place, dans les ruines. Il arrivait aussi qu’elles me fassent peur, surtout si je passais de nuit aux alentours. Comme la plupart des stations balnéaires (y compris Hastings, où je vis à présent), Frinton a subi pendant la quasi-totalité du conflit des bombardements-éclairs. Maintenant encore, si je vais m’y promener, je peux dire quelles maisons ont été réparées ou reconstruites après guerre. Il en va de même ici. J’habite à une centaine de mètres d’une curiosité architecturale : un immeuble d’habitation à la cave occupée par une église. L’emplacement était autrefois celui d’une église traditionnelle, qui a été détruite pendant la Seconde Guerre mondiale. Les autorités religieuses ont fait preuve d’opportunisme en la remplaçant par des appartements pour gagner de l’argent.
Ces images, le conflit entre une normalité rassurante et les souvenirs menaçants d’un passé violent, se sont glissées dans presque tout ce que j’ai écrit. Simplement, elles sont plus évidentes dans certains textes que dans d’autres.
Mon souvenir d’enfance le plus important (à mon sens) concerne une de mes tantes par alliance, mariée au frère de ma mère. Elle souffrait du mal de Bright, une inflammation des reins qui la clouait au lit. Mon oncle était l’administrateur d’un séminaire de prêtres méthodistes : une grande bâtisse victorienne labyrinthique, entourée de jardins ornementaux, cachée dans une vallée des landes reculées des Pennines, au fin fond du Derbyshire. Donc loin de la ville et spartiate. Le couple occupait avec ses deux fils une petite maison qui faisait partie de la propriété, dominée de tous côtés par des montagnes rocheuses escarpées. Ma famille leur a rendu visite régulièrement, toutes les six semaines environ, pendant des années. Mes parents, ma sœur et moi quittions notre banale banlieue bourgeoise et nous enfoncions dans les collines, nous éloignant de plus en plus de ce que je considérais comme la civilisation, pour trouver au bout du chemin une maison obscure où tout tournait autour d’une invalide, qu’il fallait garder en vie. Là, nous passions deux ou trois heures à écouter des histoires horribles (les urgences à minuit, les incidents affreux dus à la maladie), à voir des armatures et des supports orthopédiques, des bassins de lit, d’énormes instruments chirurgicaux conçus pour faire aux gens des choses monstrueuses, et ainsi de suite. De temps en temps, un des prêtres venait dire à ma tante que tout le monde priait pour elle.
Eh bien, j’en suis devenu agnostique ! Et j’en ai fait des cauchemars. Et des années après, j’y ai trouvé une source quasi inépuisable d’images et d’idées pour mes écrits.
A quoi ressemblait la vie de l’adolescent Christopher Priest ? (École, lectures, famille, amis, musique.)
• École.
J’ai fréquenté une « bonne » école, où on entrait sur examen. C’était un gigantesque édifice victorien d’une centaine d’années, à l’époque (de 1951 à 1959), très haut, sinistre, en brique foncée, avec des tourelles. Comme il ressemblait à une cathédrale, on le voyait de loin. Il s’agissait d’une fondation, c’est-à-dire d’un établissement de charité (créé au XIXe) à l’usage des orphelins issus de familles « pauvres mais honnêtes ». Un orphelinat, donc. On l’appelait alors « l’Ecole de Cheadle Hulme », du nom du village où elle se trouvait, mais elle avait été baptisée l’ « Ecole pour orphelins de magasiniers et d’employés de bureau de… » ; de nos jours encore, les gens la qualifient de « Magasiniers et employés ». En ce qui me concerne, je l’ai fréquentée à une époque relativement moderne : on y voyait beaucoup d’orphelins, d’accord, mais la plupart des élèves étaient des enfants des environs qui avaient passé l’examen d’entrée. L’époque était relativement moderne, donc, mais le personnel avait des idées plutôt vieux jeu et typiquement anglaises, dans le sens où il accentuait encore les préjugés de classe. Par exemple, les enfants admis selon leur mérite, comme moi, portaient un uniforme vert bien coupé ; les orphelins (tous originaires des quartiers de Manchester pauvres ou endommagés par les bombes, et que nous appelions les perm, pour permanents) étaient habillés en gris. Les élèves les plus doués vivaient aux alentours et rentraient chez eux le soir ; les perm, forcément internes, étaient logés dans une autre partie de l’école. De ce seul fait, maîtres et serviteurs se trouvaient séparés selon leur classe. Pour tout arranger, la plupart des perm appartenaient à un milieu défavorisé, tandis que les autres étaient, en général, issus de la classe moyenne et plus doués ; les perm se retrouvaient donc souvent dans des groupes de niveau inférieur.
D’un autre côté, il faut être juste : le système fonctionnait bel et bien. La plupart des enfants qui fréquentaient cette école recevaient une bonne instruction, car les critères scolaires y étaient élevés. Les orphelins y apprenaient plus de choses qu’ils n’en auraient appris ailleurs. J’ajouterai en faveur de l’établissement qu’il était géré selon des principes globalement éclairés, modernes, réformistes, libéraux, etc.
Personnellement, je ne m’y suis pas plu. J’ai passé l’examen d’entrée sans problème, j’étais de toute évidence doué, mais ensuite, je me suis gardé du moindre effort (que ce soit en cours, en sport ou pour me faire des amis). Je brûlais d’impatience d’avoir l’âge de quitter l’école. Je l’ai fait dès que possible, j’en ai été ravi, et je ne l’ai jamais regretté.
(Elle existe toujours. Il n’y a presque plus d’orphelins, et l’internat a fermé voilà quelques années, mais l’enseignement y est resté de qualité, et les « Magasiniers et employés » y atteignent des sommets scolaires parmi les plus élevés du pays. J’y enverrais volontiers mes propres enfants… si nous ne vivions pas trop loin.)
• Lectures.
J’ai grandi à une époque où les livres étaient relativement rares et chers, à cause de la pénurie de papier engendrée par la Seconde Guerre mondiale. Je passais mon temps à dévorer les classiques de la littérature jeunesse de l’immédiat après-guerre. Au début de mon adolescence, il s’est produit deux choses. D’abord, je me suis lassé de la fiction ; ensuite, le livre de poche s’est généralisé. A 14 ans, je ne lisais pratiquement plus que du poche de non-fiction, dont je gardais et possède toujours l’essentiel. Ce genre d’ouvrages étant centrés sur des sujets précis, beaucoup reflétaient mes intérêts d’adolescent : maquettes d’avions, sport, explorations et découvertes, astronomie et autres. J’étais aussi passionné par la Seconde Guerre mondiale : histoires d’attaques aériennes, d’évasions, de batailles de chars dans le désert, etc.
Ma famille me considérait comme un lecteur maniaque. Aucune de mes deux sœurs ne partageait cette passion, même si elles savaient lire et lisaient en effet. Mon père n’ouvrait jamais, au grand jamais, un livre. Ma mère se contentait apparemment de romans policiers, de biographies de comédiens, ce genre de choses.
Je n’ai découvert la science-fiction que quelques années plus tard. La majorité des fans du genre s’y intéresse au début de l’adolescence, mais en ce qui me concerne, je ne l’ai découvert qu’à 17 ans, et je ne m’en suis épris qu’à 19.
• Famille.
En termes de sociologie, mon passé familial est stable : mes parents n’ont jamais été mariés à personne d’autre, leur couple est resté uni durant toute mon enfance, mon père travaillait, et ma mère était femme au foyer. J’avais deux sœurs, une de cinq ans mon aînée, l’autre de trois ans ma cadette. La maison que nous occupions, assez grande pour nous tous (quoique ni immense ni luxueuse), était située dans un quartier tranquille d’un village ennuyeux, qui est lentement devenu un des faubourgs de Manchester. Les sociologues britanniques diraient de nous que nous appartenions « à la strate supérieure de la strate inférieure de la classe moyenne ». Aujourd’hui, écrire une chose pareille me semble ridicule, parce que j’ai passé ma vie d’adulte à me sentir libre du détestable système social britannique, mais un Anglais de mon âge ne peut éviter le sujet. Je vais essayer de m’expliquer. La « classe moyenne » se compose d’une manière générale de bourgeois, obligés de travailler pour gagner leur vie, mais qui la gagnent bien. Tel n’était pas le cas dans ma famille. La « strate inférieure de la classe moyenne » se compose d’une manière générale de gens respectables, quoique dans une situation difficile, peut-être à cause de problèmes familiaux, et occupant un logement inadapté, pour une raison ou pour une autre. (John Lennon, le Beatle, est l’exemple type de l’homme issu d’une famille de la strate inférieure de la classe moyenne.) Tel n’était pas non plus le cas dans ma famille. Elle se situait entre les deux : en haut du bas de la classe moyenne ! J’ai toujours été persuadé que le principal défaut de la Grande-Bretagne était ses préjugés de classe ; en devenant écrivain, j’ai compris que je m’en étais libéré à jamais. De nos jours, le sujet m’amuse, mais il reste d’actualité.
• Amis.
Je n’avais pas de véritable ami, à l’école, juste des condisciples avec qui je m’entendais plus ou moins. Je n’exagérais pas en parlant de cet établissement : quand je l’ai quitté, en 1959, j’ai senti que je sortais d’une longue phase à laquelle je ne voulais jamais revenir, et j’ai claqué la porte. Ma vie a réellement commencé peu de temps après, lorsque je me suis peu à peu fait des amis que je fréquente encore aujourd’hui.
(Ces dernières années, je suis entré en contact avec un ou deux anciens camarades d’école. Nous nous sommes revus, rendu visite, et nous continuons.)
• Musique.
La réponse tient en un mot. (Ou en trois !) Rock-and-roll ! J’ai grandi entouré de non-musique : mes parents écoutaient des orchestres de danse, du classique « facile » ou des crooners. Pendant mon enfance, la radio britannique était redoutable ! La musique populaire constituait une torture, distillée par le poste du voisin : le conflit qui venait de s’achever avait complètement consumé la Grande-Bretagne, dont la culture tout entière se trouvait de fait en état d’animation suspendue. L’influence américaine s’est imposée, car des centaines de milliers de soldats américains étaient stationnés chez nous. Mais l’époque du jazz et du swing était révolue, remplacée par celle de Rosemary Clooney, Teresa Brewer, Vic Damone, Frank Sinatra, Nat King Cole… la musique d’Eisenhower ! Un jour, pourtant, j’ai entendu une chanson qui s’appelait « Shake Rattle and Roll » ; comme des millions de gamins de mon âge, j’ai découvert à cet instant une musique qui me parlait une langue compréhensible. J’avais 13 ou 14 ans. Bientôt sont arrivés Bill Haley, Jerry Lee Lewis, Gene Vincent, le Big Bopper, Buddy Holly… les « grands » des années 50. (Mais pas Elvis, jamais. Quand il est devenu célèbre en Grande-Bretagne, il jouait dans des films idiots, puis il est entré à l’armée, et ensuite, il n’a plus jamais été que tristement ridicule.) L’intérêt du rock-and-roll, c’était qu’il vous sortait d’un monde gris. Quand on aimait le rock, on était automatiquement CONTRE tellement de choses. En ce qui me concernait, cette révolution restait purement intérieure : j’allais toujours à l’école (à reculons), je continuais à lire, tout ça, mais j’avais maintenant ma propre radio, et certaines stations européennes me permettaient d’écouter du rock régulièrement. Les gens de ma génération parlent souvent de Radio Luxembourg « 208 AM », un identifiant que je n’oublierai jamais. C’était une radio commerciale qui passait de la pop vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Le signal sautait sans arrêt, les disques étaient coupés à la moitié, mais ça suffisait pour que je m’évade. C’est là que j’ai entendu tous les grands du rock qui sortaient sous les labels London-American et Coral : Buddy Holly, Little Richards, Fats Domino et compagnie. Les ballades et les orchestres de danse existaient toujours dans le monde gris, mais le rock est resté des années contre l’ordre établi… Ma génération a grandi sur cet arrière-plan. (La pop, sans le fondu et des distorsions de l’hétérodyne, ça le fait pas, comme on dit aujourd’hui !)
Plus tard, au moment précis où la pop commençait à s’intégrer, à moins déranger, où elle commençait à me décevoir, je suis allé à Liverpool. C’était en 1962. Par un heureux hasard, on m’a emmené à la Cavern, où j’ai vu les Beatles. Ç’a été un des moments qui ont changé ma vie à jamais. Il y a ma vie d’avant ; il y a ma vie d’après, totalement différente. La musique peut vraiment exercer une influence stupéfiante.
Mes parents étant fermement opposés à tout ce qu’on pouvait qualifier de culturel, la musique classique existait à peine pour moi, dans mon enfance. Je ne m’y suis intéressé que passé vingt ans, mais alors, Bach, Mozart, Beethoven, Haydn et compagnie m’ont transporté. De nos jours, mon intérêt pour le rock est proche du zéro absolu, sauf lorsque, par extraordinaire, un groupe suscite mon intérêt. Il y a deux ans, c’était The Foo Fighters ; en ce moment, c’est The Darkness. Maintenant, j’écoute en gros 75% de musique classique ou « sérieuse » et 25% de jazz ou de swing des années 40. Artie Shaw est pour l’instant mon artiste « léger » préféré.
Quand t’es-tu mis à écrire, et pourquoi ?
Lorsque j’ai quitté l’école, en 1959, mes parents m’ont trouvé un travail de comptable stagiaire dans la City, à Londres. Je n’avais que 16 ans, j’étais très naïf et complètement dépourvu de la moindre expérience. J’avais aussi l’accent du « Nord », qui fait toujours beaucoup rire les Londoniens. Au bout de quelques jours à peine, j’ai compris que je n’étais pas à ma place : je détestais la comptabilité ! A vrai dire, je n’ai jamais bien compris comment fonctionne l’argent, ce qui représentait un sacré problème. Parce que, en comptabilité, il ne suffit pas de faire des comptes, il faut aussi apprendre la théorie. Tous les matins, en même temps que tous les employés de bureau, je prenais le train de banlieue pour aller au travail — 50% d’incompréhension, 50% d’ennui ; tous les soirs, je reprenais le train de banlieue, après quoi je passais des heures à lire des livres d’un ennui incroyable sur la théorie des contrats, des prêts, des taux d’intérêt, des monnaies internationales. C’était encore pire que l’école !
Enfin, ça présentait quand même quelques avantages. Les comptables voyagent beaucoup. On m’envoyait souvent dans des régions reculées, où je passais un mois à l’hôtel, à découvrir le monde. Ça, c’était bien. (C’est lors d’un de ces voyages que je suis allé à Liverpool et que j’ai vu les Beatles à la Cavern.) Je découvrais aussi les femmes, ce qui était encore mieux. Pourtant, l’impression dominante d’ennui était écrasante. C’est sur cette toile de fond que j’ai découvert la science-fiction. Ç’a été une révélation.
Je me suis mis à en lire de manière obsessive en 1962. A la fin de cette année-là, la décision la plus importante de ma vie était prise : laisser tomber mon travail et devenir écrivain. Les idées développées en science-fiction me paraissaient si fascinantes, si originales qu’elles me faisaient voir le monde d’une manière totalement différente. Je n’ai pas tardé à comprendre que c’était comme ça que je l’avais toujours vu, mais que je n’avais jamais su l’exprimer. A la mi-1963, je m’étais lancé dans mes premières nouvelles. Elles étaient très mauvaises, évidemment, et elles n’ont jamais été publiées. Mais j’avais de la chance, ou alors j’apprenais vite… Je n’ai écrit que 5 ou 6 textes avant de commencer à en vendre. Ma première publication, en 1964, a été suivie de deux ou trois autres. Ensuite, il y a un blanc (j’ai été impliqué dans un accident de voiture qui m’a laissé quelques mois sur la touche), mais fin 1966, j’étais en train de devenir un écrivain relativement compétent. Même si je n’écrivais ni ne vendais beaucoup, chacune de mes nouvelles était meilleure que la précédente. Fin 1967, j’ai écrit « The Interrogator », que j’ai vendu à John Carnell pour New Writings in SF. En 1968, je lui ai proposé une suite, « The Maze »[Le Labyrinthe], qu’il a refusée et qui n’a jamais été publiée. Je n’en restais pas moins le pire comptable du monde, tant et si bien qu’on me renvoyait de partout. Je cherchais alors un nouveau poste (j’avais besoin de la paye), mais j’avais de moins en moins le choix. Pendant l’été 1968, j’ai perdu mon dernier emploi, ce qui m’a décidé à laisser tomber entièrement la comptabilité pour tenter ma chance en tant qu’écrivain. Elle ne m’a pas abandonné. Je n’ai pas tardé à trouver deux ou trois plans de romans porno soft, et en travaillant dur, je suis arrivé à en écrire assez pour avoir des rentrées d’argent infimes mais régulières. Pendant ce temps, j’essayais de me faire connaître en tant qu’auteur « sérieux ». J’ai retravaillé « The Interrogator » et « The Maze », dont j’ai fait un seul texte, que j’ai présenté comme les premiers chapitres d’un roman en cours d’écriture (ce qui était faux), auxquels j’ai joint un synopsis racontant le reste de l’histoire (dont je n’avais pas la moindre idée). Mon agent a proposé le tout à des éditeurs, et à ma grande surprise, j’ai reçu en janvier 1969 une proposition de Faber. C’était une percée énorme, mais ça voulait dire qu’il fallait écrire ce roman inexistant ! J’ai laissé tomber tout le reste pour m’y consacrer entièrement. Neuf semaines plus tard, j’avais terminé le livre, que j’ai baptisé Indoctrinaire. Faber l’a accepté tel quel et publié pendant l’été 1970. Il ne m’a pas rapporté beaucoup d’argent : 150£, soit environ 220 euros… en trois versements. Même à l’époque, ça ne suffisait pas pour vivre, alors j’ai continué le porno un certain temps, mais ça m’a donné une bonne base psychologique. L’année suivante, j’ai écrit mon deuxième roman (Le Rat blanc, en français), et deux ans plus tard, Le Monde inverti.
Tu dis que tu as été impliqué dans un accident de voiture, au cours des années 60. Tu as lu le classique de J.G. Ballard, Crash ! ? Si oui, qu’en penses-tu ?
En relisant ce que j’ai écrit sur l’accident de voiture, je me rends compte que je t’ai involontairement induit en erreur. Je n’ai pas été blessé du tout. Voilà ce qui s’est passé. Un soir d’hiver, j’étais au volant de ma voiture, avec ma copine comme passagère. Il faisait nuit, on était sur une route de banlieue (que je connaissais bien), on n’allait pas trop vite, rien ne me distrayait de la conduite. J’ai négocié un léger virage ; un gros camion, garé sur le bord de la chaussée, bloquait la moitié de la vue. Juste derrière, un groupe d’enfants traversait dans le noir. Ils n’auraient pas pu trouver un pire endroit. J’ai freiné de toutes mes forces en braquant, puis la voiture a dérapé. A ce moment-là, alors qu’elle allait encore assez vite pour faire très mal, elle a heurté un piéton. Je me rappelle qu’il s’est écrasé sur le capot avant de s’envoler, littéralement. J’ai regardé par la vitre latérale, et je l’ai vu en l’air, les bras en croix. Quand on s’est arrêtés, il gisait sur la route, immobile, et des gens arrivaient de partout en courant. Heureusement, je n’avais touché aucun des enfants. Quelqu’un les a éloignés, et on est restés plantés sur la chaussée, ma copine et moi, avec tout le monde qui nous regardait et le type inconscient. Une expérience franchement désagréable. Une ambulance a fini par arriver pour l’emmener à l’hôpital, puis la police est venue nous interroger. Après quoi il a fallu que je reprenne le volant pour rentrer chez moi.
Cette histoire m’a tellement secoué que j’ai passé des mois dans un état épouvantable. On était début 1966. Je venais juste de me mettre à écrire des nouvelles et à les vendre, mais je me suis totalement désintéressé de l’écriture. Quand je repense à 1966, je la vois toujours comme une année « gâchée ». Je n’ai récupéré que vers la fin, quand j’ai réussi à reprendre la plume. (Je n’ai jamais fait d’autre sortie avec cette copine. Je n’ai jamais repris cette route au volant. Je me suis débarrassé de la voiture le plus vite possible. La police a estimé l’accident inévitable, si bien que je n’ai pas été poursuivi. L’inconnu s’en est sorti, avec une hanche et une jambe cassées. C’était un chef de troupe qui s’est amèrement reproché d’avoir fait traverser ses scouts à un endroit non éclairé, dans un virage où était garé un camion. Trois semaines après, il est sorti de l’hôpital — j’ai eu des cauchemars pendant des mois.)
Bon, cela dit, tu m’interrogeais sur le roman de Ballard, Crash ! !
Ce que je pense du livre n’a rien, absolument rien à voir avec l’accident que je viens de raconter. En 1966, j’étais jeune, résistant et adaptable ; en 1967, j’étais donc redevenu moi-même. Crash ! n’a été publié que quelques années plus tard. Tu le décris comme un classique, en quoi tu as entièrement raison. J’ai toujours admiré l’œuvre de Ballard, que je considère comme une de mes grandes influences. J’irai même beaucoup plus loin. Je crois que c’est un des quatre ou cinq écrivains de langue anglaise les plus importants du XXe siècle. Beaucoup de gens refusent encore de le reconnaître, parce que c’est le genre de choses qui prend un temps fou, mais un jour, ce sera officiellement admis ! Néanmoins, je m’exprime ici dans un sens bien précis.
Ballard est un grand auteur par ses nouvelles, pas par ses romans. Ses meilleures œuvres font partie des textes de science-fiction qu’il publiait dans les années 50-60. J’ignore pourquoi il s’est senti obligé d’écrire des romans — peut-être parce que ses nouvelles ne lui rapportaient pas assez. Je sais qu’il s’est retrouvé veuf jeune, et qu’il a élevé et entretenu seul ses deux filles. Quoi qu’il en soit, j’ai toujours considéré ses romans comme des œuvres mineures, des révisions et des développements des thèmes audacieux, stimulants, qu’il testait dans ses nouvelles. Peu importe, puisque celles-là, rien ne les changera jamais… mais quand on veut jauger un auteur, on se tourne tout naturellement vers ses ouvrages les plus longs. Avec J. G. Ballard, ce n’est pas à ça qu’il faut se fier. C’est en partie pourquoi son importance réelle en tant qu’écrivain n’est pas encore unanimement reconnue. La seule exception, c’est Crash !, de très, très loin son meilleur roman : unique, original, choquant et extrêmement drôle. (Le film, un des pires de Cronenberg, n’a rien gardé de l’humour noir dont tout le livre est imbibé.)
Quant à commenter l’aspect « accident de voiture », j’en suis incapable, car jamais je n’ai été impliqué dans le genre de catastrophe routière décrite par Ballard. Il m’a toujours semblé que les accidents dont il était question constituaient une plaisanterie dadaïste, un commentaire surréaliste sur la célébrité, le consumérisme, les voitures, ce qui n’en était que mieux.
Tu as publié des nouvelles dans New Worlds. Que représentait le magazine, pour toi ?
Pendant les dernières années où John Carnell l’a dirigé, New Worlds était un magazine de S-F britannique médiocre qui publiait de pâles imitations de la S-F américaine. Malheureusement, on n’avait rien d’autre : c’était le seul débouché pour les nouvelles de S-F. Comme je me suis mis à écrire au début des années 60, j’espérais tout naturellement y être publié quand je serais devenu assez bon. Parce que New Worlds ne proposait pas que des textes inintéressants, mais aussi, régulièrement, deux auteurs qui m’intéressaient fort, Brian Aldiss et J. G. Ballard, sur qui John Carnell avait veillé au début de leur carrière. J’ai déjà parlé de Ballard ; j’ajouterai juste que certaines de ses meilleures nouvelles sont d’abord parues dans New Worlds et dans les deux magazines associés, Science Fantasy et Science Fiction Adventures (tous deux par ailleurs essentiellement consacrés à des œuvres médiocres, imitant Conan ou Silverberg). Aldiss m’intéressait tout autant que Ballard, quoique pour une raison différente. Ce que je trouvais le plus frappant, dans ses textes, c’était leur quintessence typiquement britannique. Il ne faisait presque aucune concession à la littérature américaine, alors que son œuvre était aussi stimulante, imaginative et intelligente que celle des meilleurs auteurs américains. Aldiss et Ballard donnaient tous les deux une idée de ce qu’il était possible de faire en S-F ou dans n’importe quelle autre littérature spéculative. Ils prouvaient qu’on n’était pas obligé d’écrire des histoires d’exploration planétaire ennuyeuses et répétitives pour être un auteur de S-F britannique. Voilà ce qui se passait à mes débuts.
En 1963, j’ai appris que New Worlds et ses deux magazines satellites avaient fait faillite. Cruelle déception. Il est ensuite apparu que les titres avaient été rachetés, et de nouveaux rédacteurs en chef engagés. Science Fantasy allait être dirigé par Kyril Bonfigioli et New Worlds par Michael Moorcock. Je n’oublierai jamais combien je me suis senti trahi en apprenant la nouvelle ! Je n’avais jamais entendu parler de Bonfigioli, mais Moorcock était un écrivaillon qui avait inondé Science Fantasy d’imitations atroces de Robert E. Howard.
Quoi qu’il en soit, pour être honnête avec Mike Moorcock, je tiens à préciser que je n’ai pas tardé à ravaler ce que j’avais dit et pensé. A la parution de ses premiers numéros de New Worlds, il s’est avéré (à ma grande surprise, je dois dire) que c’était un fervent admirateur de Ballard et d’Aldiss. Non seulement il avait l’intention de continuer à les publier, ce qu’il a fait, mais il cherchait aussi de nouveaux auteurs plus jeunes, prêts à œuvrer dans ce genre de veine littéraire, audacieuse et personnelle. Ces déclarations m’ont d’autant plus intéressé que je me suis senti décrit très exactement.
Je tiens cependant à rappeler que j’étais jeune, inexpérimenté, non publié et désireux de plaire. Je mourais d’envie de voir imprimer ce que j’écrivais. Voilà pourquoi j’ai avalé la propagande de Moorcock plus ou moins sans réfléchir. Je me suis mis à travailler ce que j’écrivais pour me rapprocher de l’idéal de la « nouvelle vague » de la S-F — à mon avis. Ça s’est avéré assez facile. Bientôt, deux de mes nouvelles étaient parues dans New Worlds ; je rougis rien que d’y penser, tellement elles ressemblaient à tout ce qui se faisait à l’époque.
Je n’essayais pas seulement d’écrire comme un auteur New Worlds, mais aussi de me conduire comme tel. Ce qui n’était pas facile, puisque je passais la majeure partie de mon temps en complet veston, à être un comptable raté ! J’ai fini par faire la connaissance de Moorcock et de la plupart des autres écrivains qui gravitaient à l’époque autour du magazine. Au début, ç’a été plus exaltant, plus stimulant que je ne l’aurais jamais cru possible. Mais je grandissais, je commençais à développer ma propre « voix » intérieure d’écrivain. Je lisais de tout. Au bout de deux-trois ans, la S-F m’ennuyait parfois vaguement, et je cherchais des fictions modernes plus audacieuses.
Plus j’écoutais les gens concernés par New Worlds, plus leurs discours et leurs actes me semblaient critiquables. Ils disaient et répétaient qu’ils voulaient faire grandir la S-F, mais il me semblait de plus en plus évident que non, au contraire. Leur rhétorique me paraissait destructrice. Ils n’aimaient pas les vieilleries, d’accord, et ils se montraient agréablement subversifs au sujet des auteurs américains célèbres, mais de deuxième plan, comme Heinlein ou Asimov. A l’époque, j’en avais assez, moi aussi. J’étais pour le changement. Mais les chantres de New Worlds considéraient apparemment comme neuf et dynamique de fumer du cannabis, d’accorder leurs guitares entre copains et de passer leurs journées vautrés, à écouter Dylan. Et puis je n’aimais pas leur esprit de coterie. Moorcock avait le chic pour attirer les acolytes, les sangsues. Je ne le voyais jamais qu’entouré de sycophantes répugnants qui s’esclaffaient à sa moindre plaisanterie et célébraient tout ce qu’il disait et écrivait. Ils avaient vraiment un côté méchant ; dès que quelqu’un repartait, ils lui tombaient lâchement dessus. L’identité de certaines de leurs victimes a de quoi surprendre : de bons écrivains comme Robert Sheckley, John Sladek, Keith Roberts, John Brunner. Ils se levaient, ils quittaient ce qui avait eu l’air d’une conversation ou d’une soirée agréables, détendues, et deux minutes plus tard, les autres s’en prenaient à eux. Je détestais ça, et je me suis mis à rester de plus en plus tard, parce que je voulais être le dernier à partir pour que personne ne raconte des horreurs sur moi. A ce moment-là, j’ai pris conscience de quelque chose de marrant : tout le monde restait le plus longtemps possible, sans doute pour la même raison ! Non seulement je commençais à détester ces gens-là, mais en plus, je risquais de bientôt leur ressembler !
Je me rappelle parfaitement le moment où je l’ai compris. Une expérience déstabilisante, mais aussi une grande révélation. Ça m’a dégoûté. A l’instant même où j’ai eu cette intuition, j’ai réalisé qu’il fallait rompre avec tout ce que représentait New Worlds. Là, j’ai grandi. Je n’avais que 21, 22 ans, ce qui est très jeune pour écrire… mais je venais de découvrir qu’en tant qu’écrivain, le plus important pour moi, c’était mon indépendance. Je ne supportais pas l’idée que les ricaneurs dont Moorcock s’entourait n’aiment pas ou, pire encore, aiment ce que j’écrivais. Je voulais suivre mon propre chemin.
Je suis donc parti de mon côté, et jamais depuis je n’ai eu la moindre raison de le regretter. La coterie de New Worlds a plus ou moins subsisté quelques années, mais en ce qui me concernait, son énergie s’était dissipée depuis longtemps.
Chaque fois qu’on m’interroge sur ce que j’écrivais à l’époque, j’ai du mal à répondre, parce que c’est une période complexe de ma vie. J’essaie d’être honnête non seulement quant à l’importance que j’attachais à ces événements, mais aussi en m’efforçant de faire percevoir la réalité d’alors. Il m’est très difficile de séparer New Worlds du reste de mon existence du moment. Il se produisait tellement d’autres choses. Par exemple, mon accident de voiture. Mes problèmes professionnels : je détestais chaque instant de mon travail de comptable, et je cherchais un autre moyen de gagner ma vie tant que l’écriture ne me permettrait pas de m’en sortir. Je vivais toujours chez mes parents, et je mourais d’envie de déménager. (J’ai fini par m’installer à Londres.) Je n’avais jamais assez d’argent ni de temps pour écrire. C’était aussi une époque de bouleversements sociaux, au Royaume-Uni, en France et aux Etats-Unis. La guerre du Viêt-Nam continuait. L’ordre ancien était malmené. Tout changeait.
Il n’y a là-dedans rien de particulièrement extraordinaire, mais tel était le contexte général au moment de mes démêlés avec New Worlds. Il s’est avéré finalement que c’était une époque importante, mais pas cruciale. Elle avait du bon, et de bons écrivains en ont émergé : John Sladek, Tom Disch, Samuel R. Delany aux Etats-Unis ; M. John Harrison, Keith Roberts et moi en Grande-Bretagne. Les autres sont restés au bord du chemin, y compris les copains de Moorcock, qui ont totalement sombré dans l’oubli. Il y avait du bon dans sa propagande : il avait raison de vouloir envoyer promener la médiocrité des années 40 que les fans de S-F appelaient « l’Age d’Or » ; de placer la S-F dans un contexte littéraire, pour que les auteurs arrivent à voir s’ils étaient bons ou médiocres ; d’encourager les jeunes, les petits nouveaux en les laissant tester de nouvelles approches. Malheureusement, l’esprit New Worlds n’a pas tardé à devenir une orthodoxie, avec d’un côté la liste des auteurs préférés de l’équipe, de l’autre, celle de ses auteurs détestés, et beaucoup de médisance hypocrite sur les bons écrivains qui ne rentraient pas dans le moule, le tout soutenu par les textes médiocres de ces messieurs.
Au commencement étaient Elric et les vaisseaux spatiaux ; à la fin, restaient Elric et les vaisseaux spatiaux. Plus ça change…
En 1973 est sorti Le Monde inverti, qui reste en France ton roman le plus connu — la publication du Prestige, que je trouve génial, n’y a rien changé. Ça t’a posé problème d’avoir écrit un « classique » en début de carrière ? Que penses-tu du Monde inverti, maintenant ?
Ce roman est né d’une époque de changements personnels. Je venais de divorcer de ma première femme, et je me sentais déprimé. Je n’étais pas non plus content de mes deux premiers romans publiés, Indoctrinaire et Le Rat blanc. Je voulais écrire quelque chose de beaucoup plus expansif, optimiste et truffé d’idées.
La production de mes confrères m’ennuyait : le monde de la S-F traversait une période morose. La « nouvelle vague » n’en finissait pas de mourir, et je ne voulais même plus y penser, bien sûr. Aux Etats-Unis étaient apparus un tas d’auteurs baby-boomers qui raflaient tous les Hugo et les Nebula, et dont beaucoup de gens saluaient les livres com-me la renaissance du genre.
Il se trouve que je lisais alors manuscrits et titres américains pour un éditeur, c’est-à-dire que je parcourais la majeure partie de ces « nouveautés » à parution. J’en ai conclu que la S-F devenait un genre de deuxième catégorie, une distraction, car, a priori, son avenir — tel qu’écrit par Vonda, George, Ed, Gardner et compagnie — allait être une version édulcorée de Le Guin, Heinlein et Sturgeon. Cette S-F américaine me semblait couverte de tampons « ateliers d’écriture créative » : la plupart des romans étaient bien construits, soigneusement « bien écrits », mais ils n’avaient rien à dire et ne renfermaient aucune idée. Je ne pensais pas non plus grand bien du fétichisme « anti-tabou » qui sévissait en parallèle, mouvement dirigé par certains anthologistes et qui produisait des explorations planétaires très ennuyeuses : quelqu’un disait de temps en temps « putain ! » (en jetant sans doute un coup d’œil circulaire, de crainte que l’Enseignant ou le Curée n’aient entendu), à moins que, finalement, la planète ne s’avère être la réincarnation de la mère ou que les explorateurs ne fassent un cunnilinctus à un extraterrestre qui ressemblait à leur sœur ou quelque chose de ce genre. Des idioties d’adolescents attardés.
N’empêche que les idées de S-F m’attiraient et me stimulaient toujours. Il me semblait que les utiliser de manière non S-F serait une expérience intéressante. Par exemple, en faisant de l’histoire d’un jeune homme découvrant son monde une sorte d’autobiographie. Je ne connaissais pas beaucoup de romans de S-F écrits de ce point de vue-là, depuis H. G. Wells. Alors je me suis dit que ça valait le coup d’essayer. Il en a résulté Le Monde inverti. Bien sûr, il ne faut ni le lire ni l’interpréter comme mon autobiographie — ce serait idiot — mais il renferme beaucoup d’éléments autobiographiques, et je l’ai écrit comme un homme pourrait écrire sa propre histoire.
Ironiquement, Le Monde inverti s’est révélé être mon livre le plus proche d’un roman de S-F traditionnel, alors que telle n’était pas du tout mon intention.
Pas plus que d’écrire un « classique » ! Lors de sa première parution en Grande-Bretagne puis, quelques semaines après, aux Etats-Unis, il a été très mal accueilli. Pas de presse ou presque, et les rares personnes à en parler ne l’avaient pas aimé. D’ailleurs, l’éditeur anglais l’avait saboté en l’affublant d’une couverture illisible, il a dû envoyer les services de presse en deux exemplaires avant d’obtenir la moindre critique, et beaucoup de libraires n’ont tout simplement pas mis Le Monde inverti en vente. Le résultat a été déprimant. Dans ces cas-là, on se cramponne au livre en espérant que les choses vont s’arranger, mais au bout de quelques semaines, on est bien obligé d’admettre que c’est un échec. Voilà ce qui s’est passé avec les versions anglaises. J’ai fait la seule chose que puisse faire un auteur dans pareille situation : se donner plus de mal pour le suivant. En essayant d’oublier celui-là.
Alors est arrivée 1975. (Trente ans ! Seigneur !) Un de mes amis, qui revenait d’une semaine à Paris, m’a dit que mon roman allait sortir en France et que l’éditeur avait déjà envoyé les services de presse. D’après lui, on ne parlait que de ça. J’avais vendu Le Monde inverti un an plus tôt à Robert Louit (de Calmann-Lévy), avec le plus grand plaisir, parce que je n’avais encore jamais été traduit en France. Mais compte tenu de ce qui s’était produit en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, je n’y avais plus beaucoup pensé depuis. A Pâques, cette année-là, Marianne Leconte-Cretaux et Robert Louit sont venus en Angleterre, à la convention de S-F, et bien sûr, j’ai fait leur connaissance. Ils m’ont raconté ce qui se passait à Paris et m’y ont invité quelques semaines plus tard. J’ai passé là-bas deux semaines fabuleuses, à me faire interviewer et photographier un peu partout. J’avais du mal à croire que c’était réel.
Ça l’était. Trois décennies plus tard, le roman est toujours disponible et on en parle toujours. C’était gratifiant, de façon inexprimable, à l’époque ; ça l’est toujours.
Quant au statut de classique… A vrai dire, si j’avais eu l’impression que mon livre en était un, je crois que ça m’aurait immédiatement empêché de continuer à écrire. Comme bien des auteurs, j’écris poussé par une impression d’échec permanente, la sensation que si j’arrive à terminer ne serait-ce qu’UN LIVRE DE PLUS, ce sera le meilleur. Ensuite, je m’aperçois que je me suis trompé, et il ne me reste qu’à écrire UN LIVRE DE PLUS… et ainsi de suite. Je suis ravi de ce qu’on dit en France du Monde inverti, mais je m’imagine sans doute au fond du cœur que les gens sont tout simplement polis ou gentils et qu’en fait, ils me disent d’écrire UN LIVRE DE PLUS.
En Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, Le Monde Inverti reste une de mes œuvres les moins connues. Il est parfois indisponible des années durant. En ce qui concerne les Etats-Unis, je soupçonne les éditeurs de le considérer comme le genre de livre dont les auteurs américains se tirent mieux : il n’a pas été réédité et il est introuvable depuis 1976. Mais il a bien marché au niveau mondial, puisqu’il a maintenant été traduit en quinze langues, et parfois (comme en France) réédité à plusieurs reprises. Moi-même, j’y suis toujours très attaché. En fait, je l’ai relu (en anglais) ces dernières semaines, parce qu’il va être réédité aux Etats-Unis. Je ne pense pas qu’il y fera grande impression, mais je serai content qu’il y soit de nouveau en vente.
En 1972, tu as publié « La Tête et la Main », une de tes nouvelles les plus percutantes. Peux-tu nous en dire un peu plus sur cette histoire, son origine et son écriture ?
Un jour, je suis tombé sur une citation de John Ruskin : « L’art digne de ce nom est celui où se retrouvent la main, la tête et le cœur de l’homme. » Au début, ça ne m’a pas particulièrement intéressé (ç’avait juste l’air du genre de choses que disait John Ruskin !), mais après, je me suis mis à réfléchir à ce qui se passerait si quelqu’un prenait ça au pied de la lettre, véritablement. Voilà comment l’histoire est née, en tant que métaphore sur l’instinct autodestructeur de l’artiste. Mais il y a aussi eu autre chose.
A l’époque, j’occupais un appartement du Nord de Londres. Je garais ma voiture dans l’allée, devant la maison, ce qui faisait enrager ma vieille logeuse. Je ne sais pas pourquoi, vu qu’elle avait aussi une voiture. Peut-être trouvait-elle la mienne trop décrépite et trop rouillée ! Quoi qu’il en soit, je travaillais dans une pièce qui donnait sur l’arrière, et je n’entendais pas ce qui se passait de l’autre côté. Un jour, juste quand je commençais « La Tête et la Main », des jardiniers sont venus tailler les arbres, devant la maison. Plus tard, je suis sorti… et j’ai découvert ma voiture ensevelie sous un tas de branches. Cette satanée logeuse avait dit aux types de les jeter là. A la suite de quoi j’ai exercé la vengeance traditionnelle de l’écrivain en faisant de la taille des arbres une métaphore dans mon histoire. C’est peut-être une maigre vengeance, mais la logeuse est morte, et moi, je suis toujours là, donc, j’en suis content !
Tu n’as écrit que peu de nouvelles ; très peu même, si on considère L’Archipel du Rêve comme un roman infini ; très, très peu si on considère les dix dernières années. Pourquoi ? Tu préfères te consacrer aux romans ?
J’ai toujours considéré l’art de la nouvelle comme perfectible. La sonate, la miniature, le poème. Dans la brièveté réside l’exactitude. Je suis trop indiscipliné pour ça : mes nouvelles ne me satisfont jamais. Et puis j’ai tendance à les faire « longues » : souvent plus de 10 000 mots, ce qui pose problème aux éditeurs. Ça explique peut-être qu’on m’en demande rarement, ou que je réponde souvent non quand on m’en demande.
Entre parenthèses, je ne suis pas d’accord avec toi, quand tu qualifies L’Archipel du Rêve de roman infini. J’ai volontairement créé le monde des îles comme une vaste toile de fond, un lieu où situer des nouvelles inscrites dans différentes parties du tableau. Pour les lecteurs, évidemment, les histoires qui s’y déroulent ont des thèmes communs ; je ne le conteste pas, mais ça ne change rien à mes intentions. Sauf que, bien sûr, j’ai tout embrouillé avec La Fontaine pétrifiante ! Ce n’est pas une « véritable » histoire de l’archipel, mais les îles y jouent un rôle important. D’ailleurs, je pense que je ne vais pas tarder à tout embrouiller encore une fois.
Et oui, en réponse à ta dernière question : je dérive naturellement vers le roman, qui est ma forme d’écriture préférée.
En 1976, tu as publié La Machine à explorer l’espace, qui ne ressemble en rien à tes autres romans. C’est un livre amusant, un hommage à l’œuvre de H. G. Wells. C’est aussi du steampunk avant la lettre. Que représentait pour toi La Machine à explorer l’espace, en 1976 ? Qu’en penses-tu, trente ans plus tard ? Tu crois que H. G. Wells a réellement inventé la science-fiction ?
Non, Wells n’a pas inventé la science-fiction. La métaphore fantastique a toujours existé en littérature, aussi loin qu’on remonte, et donc, Wells la connaissait. Quant aux livres, aux films et autres étiquetés « science-fiction », c’est une innovation américaine du XXe siècle, ce qui signifie que jamais Wells n’aurait pensé à son œuvre de cette manière.
Je me suis intéressé à lui, car j’estimais qu’il avait des choses à m’apprendre en tant qu’auteur. Les premières œuvres de S-F que j’ai lues au début des années 60 étaient tout à fait standard : à l’époque, c’étaient les magazines américains qui définissaient la S-F moderne. Jeune homme, je la trouvais excitante, stimulante, mais en vieillissant, j’en ai été de moins en moins content. Je me suis rendu compte qu’elle était souvent mal écrite. C’était un rite de passage.
Il faut en passer par là pour s’intéresser sérieusement à la S-F : d’abord, la connaître et l’aimer aveuglément, afin de bien la comprendre et de développer ses capacités critiques, avant de passer à l’étape suivante.
Etape qui prend des formes différentes suivant les individus. Certains deviennent plus sélectifs en matière d’auteurs. La plupart se détournent complètement de la S-F et passent à autre chose. D’autres encore se retrouvent prisonniers de leur adolescence et se cramponnent à ce qu’ils aimaient à l’époque. Voilà pourquoi Heinlein, par exemple, reste populaire. A un moment, il a représenté quelque chose pour ses admirateurs, et ils ne veulent pas perdre ça, quoi que ce soit.
Eh bien, la même chose m’est arrivée. Il fallait que je passe à l’étape suivante. Je cherchais comment répondre aux stimuli imaginatifs que je recevais toujours, en les démêlant de la morosité globale suscitée en moi par l’ensemble mollasson de la production contemporaine (surtout américaine). Je la trouvais tellement consciencieuse, tellement influencée que ça me déprimait : rien d’aventureux dans le style ni les idées, rien du danger que représente la littérature de l’imaginaire vraiment originale. Personnellement, j’en étais arrivé à écrire ce que je voulais, et j’essayais de résoudre le problème dans mon coin.
A peu près à ce moment-là, j’ai relu quelques romans de H. G. Wells. Il avait commencé à écrire de la S-F sans même savoir qu’elle existait… quoique l’« aventure fantastique » ou le « roman scientifique » (l’œuvre de Jules Verne, par exemple) aient été connus et appréciés ; d’ailleurs, sans doute en avait-il lu. Ses livres reposaient sur des idées et sur l’exaltation que lui inspiraient les découvertes scientifiques.
Ses grandes influences littéraires étaient des romanciers anglais, Charles Dickens et Thomas Hardy, qu’il admirait et aspirait à égaler. Surtout Dickens. En tant que pionnier du roman social anglais, il s’était servi de sa vie, de son passé. Ce qui nous amène au sujet éternellement épineux de la fiction « autobiographique ». Pour certains lecteurs, l’expression signifie que l’histoire constitue une version à peine déguisée d’événements réels autrefois arrivés à l’auteur. Il n’en est rien. Pour des écrivains tels que Dickens, Hardy ou Wells, les éléments autobiographiques représentaient juste un point de départ à l’affabulation. En se plongeant dans leurs meilleurs livres, on a l’impression de lire le récit privé de leur vie, mais il s’agit en fait de fiction pure. Les auteurs se sont mis tout entiers dans leurs œuvres, sans pour autant y mettre leur vie. Voilà la distinction subtile qui fait la fiction autobiographique et que les lecteurs comprennent souvent mal.
Ce qui m’intéressait aussi, chez Wells, c’était son innocence en matière de S-F, l’absence de « genre » pour lequel écrire, à son époque. Il fallait qu’il survive sans ça. Sur ce point, je n’aurais pu être plus différent, puisque, comme la plupart des auteurs modernes, j’avais lu de la S-F avant d’en écrire. Il existait une édition de genre active, à laquelle je pouvais contribuer (d’ailleurs, j’y contribuais déjà), obéissant aux règles simples édictées par des gens tels que Michael Moorcock. Jamais je ne parviendrais au même état d’innocence que Wells. N’empêche que c’était bel et bien ma seule chance de continuer. J’ai donc pris la décision consciente de me libérer autant que possible des habitudes du genre, de ne pas me servir de ses raccourcis, de tout imaginer d’une manière nouvelle, en considérant la S-F comme intéressante pour tout un chacun, pas seulement ses fans convaincus.
Le premier résultat de cette démarche a été Le Monde inverti. Le deuxième La Machine à explorer l’espace. A ce moment-là, j’en étais arrivé à être plus ou moins fasciné par Wells. Un jour, je me suis rendu compte qu’on avait le même âge ! C’était en 1975 : j’avais 32 ans. La Guerre des mondes avait été publié en 1898, alors que Wells avait 32 ans. On oublie souvent qu’il était très jeune, quand il a écrit la plupart de ses meilleurs romans.
Je n’avais pas l’intention d’écrire un faux roman de Wells (en d’autres termes, je n’avais pas l’intention d’essayer de recréer la fiction de Wells en recréant mentalement Wells et en essayant d’écrire comme lui), mais il me semblait intéressant d’écrire un roman de Wells de la manière dont j’avais écrit Le Monde inverti. C’est-à-dire de forger ma propre fiction à travers un Wells « de fiction » recréé. J’espère être compréhensible. Je voulais écrire un livre basé sur mes propres éléments autobiographiques mais en utilisant certaines images de Wells, en m’efforçant d’en faire quelque chose de neuf puis en prenant Wells comme personnage, à la fin. C’était une idée d’une complication inouïe, mais qui a produit une
narration très simple, très linéaire. Deux personnes vont quelque part faire quelque chose, elles le font, elles rentrent chez elles.
De tous mes romans, La Machine à explorer l’espace est sans doute celui avec lequel la critique a été la plus dure, parce que beaucoup de gens l’ont pris pour un pastiche ou une parodie de Wells. Tu as parlé d’hommage, ce qui est plus proche de la vérité. Certains lecteurs se sont plaints qu’il n’était pas « wellsien » du tout, en quoi ils avaient à mon avis entièrement raison. Je l’ai toujours considéré comme « priestien ». C’était un de mes romans, pas un roman de Wells. C’était un de mes romans passé au crible de ma perception de Wells. Seulement il ne s’agissait pas du « vrai » H. G. Wells ! Le personnage qui porte son nom et qui apparaît à la fin du livre n’est pas censé être Wells, l’auteur, mais le narrateur non identifié de La Machine à explorer le temps et de La Guerre des mondes. Car dans ces deux romans, le personnage est toujours présenté comme « je ». Il me semblait donc concevable qu’il s’appelle Wells, lui aussi. Note que j’ai pris soin de toujours lui donner du « monsieur Wells », sans plus, jamais du « Herbert George ».
En 1977, tu as publié Futur intérieur [tout récemment réédité chez Folio « SF »]. A mes yeux, « La Tête et la main » est la première nouvelle du VERITABLE Christopher Priest et Futur intérieur son premier roman. Tu es d’accord ?
Pas tout à fait, mais je vois ce que tu veux dire. A mes yeux, Futur intérieur est un roman de transition. C’est ainsi que je le voyais quand je l’ai écrit, et je trouve toujours pertinent d’y penser de cette manière. Pour dire les choses simplement, il s’agit de la transition entre un jeune auteur à la recherche de la voix qui était la sienne, et le même trouvant enfin quels sujets l’intéressent vraiment et comment les traiter au mieux. Ces deux généralisations sont vraies en ce qui concerne Futur intérieur, qui marque la transition. Pour reprendre ton expression, je pense que le premier roman de mon VERITABLE moi estLa Fontaine pétrifiante. Tous mes livres d’avant sont une chose, celui-là et les suivants en sont une autre.
Une critique a dit de Futur intérieur qu’elle avait bien vu quelles ficelles je tirais pour faire fonctionner le livre. Touché. J’ai parfaitement compris ce qu’elle voulait dire. Ou du moins, j’ai réussi à l’interpréter d’une manière qui m’a aidé.
Je l’ai pris comme un encouragement à m’éloigner des histoires où tout avait une explication pratique pour m’appuyer davantage sur la conscience humaine, les perceptions humaines, la fiabilité ou le manque de fiabilité des sentiments, des opinions, des sensations du narrateur.
J’étais devenu un écrivain de science-fiction qui acceptait inconsciemment la vision traditionnelle du genre (essentiellement mécanique), selon laquelle la S-F est rationnelle et régie par les principes des sciences exactes. Avec La Fontaine pétrifiante, j’ai élargi le rationalisme pour y inclure les sciences inexactes : sociologie, sexologie, métaphysique, politique et ainsi de suite. (En fait, « science » signifie « savoir », « connaissances ».) Beaucoup de gens, dans le monde de la S-F, considèrent cette approche comme hérétique ou presque, et depuis 1980 (quand j’ai terminé La Fontaine pétrifiante), on m’a souvent accusé de tourner le dos à la S-F pour faire de la littérature (quoi que ce puisse être). En fait, je ne renie nullement l’approche wellsienne, selon laquelle le fantastique a toujours été un élément de toutes les littératures ; je me contente d’essayer d’élargir le programme de la S-F.
Petit changement de sujet. Tu parles de « La Tête et la main » comme de la première nouvelle de mon véritable moi. Là encore, je vois ce que tu veux dire, mais en ce qui me concerne, la première de mes nouvelles à être vraiment mienne est « L’Eté de l’infini ». C’est la première œuvre que j’aie encore aimée après l’avoir terminée et dont d’autres gens m’aient dit après publication qu’ils l’aimaient aussi.
Ça ne m’était jamais arrivé, avant. Publier un livre et en lire les critiques n’est pas aussi excitant, et de loin, qu’on se l’imagine. Mais si quelqu’un surgit de nulle part pour vous dire qu’il a aimé un de vos romans ou une de vos nouvelles… ça, c’est important. « L’Eté de l’infini » et les réactions personnelles qu’il a suscitées ont été les premiers signes extérieurs que j’allais peut-être faire quelque chose de valable… ce qui m’a encouragé à tenter d’autres approches.
J’ajouterai en note de bas de page historique que l’histoire de cette nouvelle intéressera peut-être certains lecteurs. Comme un idiot, j’avais cédé à la pression et je l’avais envoyée à Harlan Ellison pour sa troisième anthologie de Dangereuses Visions. Ellison, le Grand Temporisateur, l’a gardée quatre mois sous le coude sans rien en faire. Il n’a même pas eu la courtoisie de m’envoyer un accusé de réception. Au bout de quatre mois de néant, l’idiot que j’étais a compris qu’il était vraiment idiot de proposer une nouvelle intéressante à un éditeur qui, même à l’époque, ne s’intéressait plus à son anthologie. J’ai donc vendu le texte à quelqu’un d’autre. Ellison ne m’a jamais pardonné cet acte d’indépendance. Si je lui avais laissé la nouvelle, elle serait toujours fourrée sous son lit, dans une vieille chaussette (ou ailleurs, là où attendent les manuscrits qu’il est trop paresseux pour publier). Je peux affirmer que mon œuvre et ma carrière auraient suivi un chemin différent si elle n’avait pas été publiée à ce moment-là. Je me demande souvent si son manque de professionnalisme n’a pas affecté en mal d’autres écrivains ; en fait, je sais que oui.
Harlan Ellison, vaste sujet… Tu as écrit un livre de non-fiction très amusant, The Book on the Edge of Forever [Le Livre sur le fil de l’éternité], consacré à l’homme et à l’anthologie qu’il n’a jamais publiée, Last Dangerous Visions. Il t’a même permis d’être nominé aux Hugo ! Je comprends ce qui a motivé son écriture : les mensonges, l’irrespect, etc., mais que penses-tu de la première anthologie, Dangereuses Visions ? Personnellement, je la considère comme un grand livre, un recueil de nouvelles extrêmement « fortes » (jamais, par exemple, je n’oublierai celle de Robert Silverberg).
J’en arriverai comme d’habitude à Dangereuses Visions par des voies détournées. Je ne sais pas si c’est un vaste sujet, mais c’est une vaste réponse !
En 1962, je voulais devenir écrivain ; en 1963, j’ai commencé à écrire ; en 1964, à proposer ce que j’écrivais ; en 1965, à le vendre — parfois. Au fil de ces années, très exactement, s’est produite la petite révolution de la science-fiction qui a donné la « nouvelle vague ». Je signale en passant qu’on m’attribue souvent la paternité de l’expression. J’ignore si c’est à raison, mais je m’en servais bel et bien, parce que j’admirais énormément la nouvelle vague cinématographique de Truffaut, Rivette, Godard, Chabrol, etc. A mes yeux, la situation de la S-F britannique dans les années 60 ressemblait à celle du cinéma français peu de temps avant. Truffaut, par exemple, considérait les films français traditionnels comme des imitations des « bons » films hollywoodiens des années 40 et 50, alors que lui s’intéressait nettement plus aux séries B avec gangsters, aux policiers et aux films noirs. Au début des années 60, la majeure partie de la S-F britannique, très conservatrice, copiait la S-F américaine traditionnelle : Heinlein, Asimov, van Vogt, Bradbury et compagnie. Je lisais ce genre de choses, moi aussi, mais ça ne me touchait pas. Ce que j’aimais, c’était la S-F américaine rebelle : Budrys, Sheckley, parfois Damon Knight, Fred Pohl, Kuttner, Vonnegut, Kornbluth. Il ne faut pas pousser la comparaison trop loin, mais tu vois ce que je veux dire.
En 1966, la « nouvelle vague » britannique avait pris des forces, pour le meilleur ou pour le pire, et j’en constituais une petite partie. Mais une partie mal intégrée, comme je l’ai déjà expliqué. Quand on y réfléchissait, c’était simple : si la « nouvelle vague » britannique avait un sens, ça voulait dire que les auteurs avaient le droit d’écrire ce qui les intéressait. A l’époque, tout le monde disait « Fais ton truc à toi ». D’après mon interprétation, ça signifiait que je n’avais pas à copier qui que ce soit.
D’un point de vue plus large, et avec le recul, il apparaît clairement que cette « nouvelle vague » se divisait entre disciples et individualistes. Les disciples ont emboîté le pas à Michael Moorcock, tandis que les individualistes ont soudain découvert qu’il existait un public réceptif à ce qu’ils avaient envie de faire. Regarde Keith Roberts, qui a écrit la plupart de ses meilleures œuvres durant les années 60, mais que la coterie de New Worlds détestait. Les livres de Keith n’avaient rien d’expérimental ni de « dangereux » — je qualifierai même leur construction de traditionnelle — mais c’étaient des œuvres brillantes, très personnelles. Je le considère toujours comme le meilleur écrivain britannique à avoir émergé de cette époque. N’empêche que son chef-d’œuvre, Pavane, n’avait visiblement rien à voir avec la « nouvelle vague » ni avec « l’écriture de la nouvelle vague » telle que le public la percevait.
Evidemment, on a appris aux Etats-Unis ce qui se passait à Londres, et quelques Américains, intéressés, sont venus y voir par eux-mêmes. Pas plus que leurs confrères britanniques, ils ne sont restés tout du long, mais j’ose affirmer que le séjour en Europe de Thomas Dish, Samuel R. Delany et John Sladek a affecté leur carrière d’écrivain. C’étaient tous les trois des auteurs rebelles, individualistes, qui avaient toujours fait leur truc à eux.
(Puisqu’il est en principe question d’Harlan Ellison, sache qu’il n’est pas venu à Londres à l’époque. Son premier séjour date du milieu des années 70 : la fête était finie depuis longtemps. Ce qui explique en partie Dangereuses Visions, sorti en 1967.)
On ne peut parler de la nouvelle vague de la S-F britannique sans rappeler ce qui se passait en Occident pendant les années 60. C’était une époque de bouleversements dans tous les domaines : culture, cinéma, politique, voyage, mode, musique. Tous les pays étaient affectés, y compris les Etats-Unis. La culture occidentale fleurissait enfin, après la stagnation entraînée par la Seconde Guerre mondiale. Mais le plus important, en ce qui nous concerne, c’est que les changements se produisaient différemment suivant les pays. L’expérience française de 1968, par exemple, est totalement différente de l’expérience britannique de la même année. A mon avis, la grande différence entre l’Europe et les Etats-Unis, à ce moment-là, résidait dans l’interprétation de la liberté. Pour les Européens, les années 60 signifiaient une soudaine liberté d’action : voyager, peindre, écrire, composer, virer un gouvernement, s’habiller n’importe comment, essayer diverses drogues, faire l’amour hors mariage et ainsi de suite. On ne vivait pas dans la permissivité (la plupart des gouvernements européens étaient de droite), mais la culture se développait rapidement.
Seulement, là où les Européens étaient LIBRES DE FAIRE des choses, les Américains se sont brusquement découverts LIBÉRES DE certaines choses. Les années 50 avaient été consacrées au patriotisme d’Eisenhower, à la paranoïa de McCarthy, au confort du consumérisme, à la sainte famille, à la peur du communisme et de la guerre nucléaire, au besoin d’envoyer un peu partout des troupes américaines. (Certaines choses n’ont pas changé !) Tout se banalisait. Le rock, la grande révolution américaine des années 50, devenait rapidement un produit de consommation comme un autre : Elvis était allé à Hollywood, les jeunes faisaient du surf et regardaient des films au drive-in, etc. Au début des années 60, le rock s’était transformé en pop. En fait, la différence entre l’Europe et les Etats-Unis de l’époque est là, entre les Beatles et les Beach Boys. Les Beatles se servaient des classiques du rock pour créer une musique vraiment révolutionnaire, électrisante, alors que les Beach Boys devenaient juste de plus en plus doués pour produire des chansons de studio sans caractère. Les Beatles ont écrit la bande-son des années 60 ; les Beach Boys celle de la nostalgie de cette époque.
Tu vois sans doute où je veux en venir. A mon avis, ce qui sous-tendait Dangereuses Visions, c’était l’envie d’être libéré de. Il ne s’agissait pas d’une ambition littéraire, d’un encouragement à explorer son être intérieur, à repousser les limites de la créativité ou à s’affirmer en tant qu’écrivain individualiste, mais d’une expression sociale. Je ne crois pas qu’Ellison, auteur hyper productif pour magazines commerciaux, se soit intéressé le moins du monde à la culture. Dangereuses Visions n’avait rien à voir avec la littérature, mais tout avec la transgression des tabous sociaux. Avec le fait de dire « Putain » derrière le dos des parents, d’ôter son pantalon en public pour provoquer des réactions, de bafouer les règles de la décence imposées par la religion ou de faire au drapeau américain des choses qui choquaient les profs. Bref, c’était surtout une réaction adolescente aux mutations de la société.
Ces commentaires ne s’appliquent pas aux nouvelles qui composent individuellement l’anthologie : certaines sont bonnes, d’autres mauvaises ; certains auteurs sont bons, d’autres mauvais. N’empêche qu’à mes yeux, l’existence d’un livre de plus dans un monde de livres a une importance très relative. Ce qui devrait nous intéresser, tous tant que nous sommes, c’est la manière dont la littérature peut nous émouvoir, nous transformer, nous donner des idées, nous emmener ailleurs, en des lieux inconnus. Voilà pourquoi la nouvelle vague britannique me semble toujours importante, malgré les problèmes qu’elle m’a posés et qu’elle a posés à d’autres. Elle a changé les choses en présentant des possibilités nouvelles, radicales, en remettant d’anciennes évidences en question, en ouvrant des portes. Par comparaison, Dangereuses Visions était profondément conservateur d’un point de vue culturel ; c’était une impasse, un cul-de-sac.
Je ne m’attends pas à ce que tu sois d’accord avec moi, Thomas !
Quittons Ellison pour retourner à ton œuvre… Dans « La Négation », La Fontaine pétrifiante et Une femme sans histoires, tu as pris pour sujets des gens qui écrivent. Il y a aussi beaucoup de lettres/documents dans Le Prestige et La Séparation. C’est important, pour toi, de réfléchir à l’essence de ton travail d’écrivain ? De partager tes émotions, tes expériences, tes idées avec tes lecteurs ?
Je crois en l’invitation au lecteur à partager l’intérêt que m’inspire la nature du texte. Ça peut paraître prétentieux, mais je vois ça de manière assez simple et prosaïque. On lit essentiellement par plaisir. Le texte, les mots figurant sur la page, sont un médium direct qui exprime les idées, l’histoire, les images, les émotions, l’excitation, etc. Dans ce sens, comme la pellicule qui défile dans un projecteur, le texte n’est qu’une manière de communiquer des idées.
Mais quand on écrit (ou quand on lit), on s’intéresse aussi au texte, plus qu’à l’état de la bobine de film transparent qui défile dans le projecteur (pour reprendre cet exemple). On dit par exemple d’un livre qu’il est « bien écrit »… Qu’est-ce que ça veut dire, sinon qu’on a réfléchi au texte ? On dit aussi qu’on n’a pas aimé tel ou tel livre parce qu’il est « trop lent » ou « ennuyeux ». Là aussi, on s’enfonce davantage dans le texte, et on s’y intéresse davantage que comme à un simple médium.
J’ai longtemps cherché à étendre le processus, à en faire un élément supplémentaire de mes livres. Dans La Fontaine pétrifiante, par exemple, il y a l’histoire, les personnages, les idées, tout cela présenté de manière assez conventionnelle. C’est juste un roman, un récit, mais au fil de la lecture, le lecteur comprend peu à peu que le livre qu’il est en train de lire, l’objet physique qu’il tient à la main, ressemble étrangement au livre dont il est question dans ses pages. Je ne m’attends pas à ce que quiconque résolve les énigmes de l’univers, armé de cette compréhension, mais je veux que les gens mettent en doute leurs certitudes sur les livres, qu’ils prennent conscience du texte et de la relation que l’écrivain entretient avec.
Moylita Kaine, la protagoniste de « La Négation », ne dit pas autre chose. Elle encourage Dick, l’autre personnage de la nouvelle, à s’intéresser plus profondément à un livre qu’il a déjà lu plusieurs fois et adoré. Il le fait, il relit le livre, il le réexamine, et il commence à le comprendre un peu mieux.
C’est la même chose que l’exégèse, l’explication littéraire dont sont capables certains bons critiques. Je dirais que j’encourage le lecteur à s’y livrer, lui aussi, à s’intéresser au livre de manière plus intime.
Tu as parlé de La Séparation. Je l’ai notamment écrit dans l’intention de présenter une partie de la narration comme des documents « dénichés ». La première moitié du roman consiste en un manuscrit que quelqu’un a remis à un historien. La deuxième en une collection de feuilles volantes, journaux intimes, sites internet, téléchargements, etc. que quelqu’un d’autre a envoyé au même historien. En tant que lecteur, on apprend le détail des événements en même temps que l’historien (qui est au bout du compte le protagoniste du roman), c’est-à-dire que d’une certaine manière, on vit l’histoire en même temps que le personnage principal. Lorsqu’il s’interrompt pour retourner en arrière vérifier quelque chose, parce qu’il vient de comprendre qu’il n’en a peut-être pas saisi la portée, le lecteur fait la même chose au même moment. En d’autres termes, le livre qu’il lit est aussi celui dont il est question dans le livre.
Tu as écrit des romans et des nouvelles avec des personnages féminins forts et complexes : « La Cavité miraculeuse », Les Extrêmes, Une femme sans histoires… Trouves-tu difficile d’écrire sur les femmes et, parfois, sur la sexualité féminine ? Demandes-tu de l’aide à ta femme pour créer tes personnages féminins, ou travailles-tu strictement en solitaire ?
Je travaille strictement en solitaire (bien que ma femme, Leigh, lise toujours la première version de mes livres, car ses commentaires me sont d’une aide immense). Je suis ravi que tu trouves mes personnages féminins forts et complexes. En ce qui me concerne, la manière de camper les personnages est ce qu’il y a de plus difficile et de plus stimulant dans l’écriture, et créer un personnage féminin crédible est particulièrement difficile pour un homme, quel qu’il soit. Tout ce que je sais des femmes, c’est ce que j’en vois, ce qu’elles me disent, ce que j’arrive à apprendre par des investigations subtiles. Le fait de m’être toujours intéressé à elles et de les avoir aimées toute ma vie me facilite les choses, mais aucun homme ne peut réellement SAVOIR ce que c’est qu’être femme — ce qui, quand on y pense, représente un des plus grands défis de la littérature. Evidemment, l’inverse est vrai aussi, quand une femme écrit sur un homme. Il arrive que le défi de camper un personnage féminin suffise à me faire monter la sève créatrice à la tête. J’ai trouvé Une femme sans histoires vraiment très difficile à écrire, j’ai perdu des mois à essayer en vain de lancer la machine, tout ça parce que je cherchais à raconter l’histoire d’une femme (sa vie et sa mort) par l’intermédiaire d’un personnage masculin. J’ai fini par me rendre compte de ce qui clochait : j’ai brusquement compris que le personnage secondaire, celui à qui arrivaient les événements du roman, devait être féminin aussi. A ce moment-là, j’ai trouvé la meilleure manière d’écrire le livre, et je m’y suis mis.
Tes enfants sont des jumeaux, et tu as beaucoup écrit sur les jumeaux : dans Le Prestige et, plus récemment, La Séparation. Il y a deux ans, si ma mémoire est bonne, tu m’as dit aussi que tu voulais écrire un livre où figureraient des jumelles… Penses-tu que la gémellité soit un sujet inépuisable ? Situeras-tu le roman avec les jumelles dans l’Archipel du Rêve ?
Non, ce n’est pas un sujet inépuisable. Le livre sur lequel je travaille en ce moment parle bel et bien de sœurs jumelles, mais de manière très différente de tout ce que j’ai fait auparavant. Je ne peux pas trop en parler, parce que je cherche encore comment l’écrire ! Le fait que mes enfants soient des jumeaux n’est qu’une heureuse coïncidence. Ce sont des jumeaux dizygotes (c’est-à-dire dissemblables), un garçon et une fille, un frère et une sœur qui se trouvent simplement être nés le même jour. Il ne faut en tirer aucune conclusion ! Les joies qu’ils m’apportent n’ont rien de commun avec mes livres, sinon dans un sens général, familier à la plupart des parents, je pense.
Que penses-tu du film de David Cronenberg, Faux-Semblants, avec Jeremy Irons et Jeremy Irons ?
Je n’aime pas Jeremy Irons, si bien que je ne suis jamais allé voir Faux-Semblants. Désolé !
Après La Fontaine pétrifiante, qui me semble un livre très personnel (car tu parais avoir mis beaucoup de toi-même dans le protagoniste), tu as écrit un autre roman très personnel, Le Don (The Glamour, en V.O.), que je qualifierais cependant de plus commercial, plus facile à présenter aux lecteurs et aux journalistes, parce qu’il s’agit d’une variation sur L’Homme invisible, même si c’est une variation très habile et très personnelle (évidemment, ce livre prouve une fois de plus que tu es un écrivain wellsien). Les critiques ont été excellentes, et Le Don a remporté un prix. Comment s’est-il vendu ? Comment as-tu vécu cette époque-là ?
Le Don n’était pas censé être plus commercial que n’importe lequel de mes livres. (J’essaie toujours d’écrire des livres commerciaux, et je suis toujours déçu quand on me dit — sans doute pour être poli ! — que mon œuvre n’est pas commerciale. Peut-être le marché se trompe-t-il toujours en ce qui me concerne.)
Le Don s’est bien vendu. Au Royaume-Uni, il a été publié par Cape, qui y a cru et l’a lancé de manière efficace. J’étais content des chiffres, et quand le poche est sorti, l’année suivante, il s’est bien vendu aussi. Pendant ce temps, le roman paraissait aux Etats-Unis. J’avais un bon contrat avec un éditeur américain, et tout avait l’air d’aller pour le mieux. Lors des préparatifs, je suis même allé à New York, faire la connaissance de l’équipe qui s’occupait du livre. Mais quelques semaines plus tard, le directeur de collection a quitté son poste, et tout est parti à vau-l’eau. Comme ça, sans avertissement. Ç’a été déroutant et désolant. Personne, chez l’éditeur, ne semblait plus savoir quoi faire de mon roman. On aurait dit que c’était devenu un non-livre et moi un non-auteur. Quand il est sorti, c’est tout juste si on en a vendu quelques exemplaires, et l’éditeur n’a jamais trouvé personne pour le reprendre en poche. Par conséquent, Le Don est un de mes livres les moins connus aux Etats-Unis. Ç’a été une leçon déprimante sur l’importance des individus dans l’édition : avec le bon directeur de collection, la bonne équipe, un livre marche, quel que soit l’éditeur. Dans ce cas précis, c’était un des meilleurs éditeurs du monde, mais les gens qui connaissaient leur sujet s’étaient dispersés, et je crois qu’aucun de mes livres n’a jamais été publié aussi mal.
(Quand je lui ai envoyé le suivant, l’éditeur l’a purement et simplement refusé. A mon avis, l’exemplaire n’a même pas été ouvert. Ils ont sans doute juste regardé les chiffres de vente… dont ils étaient en grande partie responsables. Un auteur n’a pas tellement d’influence là-dessus.)
Tu as réécrit Le Don, il y a peu. Pourquoi ? Qu’as-tu changé au livre ?
Je crois que je continuerai toute ma vie à le réécrire ! Il est intéressant (à mes yeux) à cause de son idée maîtresse, de la manière dont il évolue et grandit au fil du temps. La première édition remonte à vingt ans, et il grandit toujours, de nouvelles possibilités se présentent toujours à moi.
Pour commencer, beaucoup de gens s’identifient à l’idée. Lors de la parution, les lecteurs n’arrêtaient pas de me dire ou de m’écrire : « Vous savez, il m’est arrivé quelque chose de ce genre, un jour… » ou l’équivalent. Certaines des expériences qu’ils racontaient m’ont intéressé, et quand le roman est ressorti en poche au Royaume-Uni, il y a une dizaine d’années, j’ai voulu en tenir compte. Ce sont pour l’essentiel des détails, des aperçus sur l’état de non-remarqué.
Quelques années plus tard, la BBC m’a demandé d’adapter Le Don en dramatique radio. Lorsque je me suis penché sur le livre (en essayant de le faire fonctionner sur une bien moindre longueur, donc en compressant l’histoire), j’ai trouvé plusieurs métaphores qui illustraient mieux le thème central.
Et puis, à la fin de l’année dernière, j’ai appris qu’il allait être réédité, et je l’ai retouché en y ajoutant certaines de ces idées. Il me semblait aussi nécessaire de le « remettre à jour », à cause de deux développements technologiques qui ont eu un impact profond sur la vie citadine. D’abord, le téléphone portable (il y a dans le roman deux ou trois coups de fil importants, dont la nature même se trouve transformée par la possibilité qu’ils puissent émaner de portables), et l’avènement des caméras de surveillance. J’ignore à quel point elles se sont répandues en France, mais de nos jours, dans les villes britanniques, on est filmé partout ou presque. C’est un état de choses sinistre que je trouve très déplaisant. L’omniprésence des caméras n’empêche pas l’idée de fonctionner, mais elle en modifie la nature. Il m’a semblé que si je n’en tenais pas compte, le livre s’invaliderait lui-même.
Je tiens toutefois à préciser que malgré ces tiraillements, il reste pour l’essentiel ce qu’il a toujours été. Je ne l’ai jamais révisé au sens habituel du terme, c’est-à-dire complètement réécrit en essayant d’en faire quelque chose de différent.
Une femme sans histoires est pour moi ton roman le plus difficile à vendre (peut-être parce qu’il a été pour toi difficile à écrire). Je crois qu’il est trop intelligent, trop ambitieux. En tant que lecteur, il faut vraiment se battre avec pour l’apprécier… Sans doute vas-tu me dire que j’ai tort, mais je pense que c’est un livre pour écrivains, pas pour lecteurs.
Je ne sais jamais quoi dire d’Une femme sans histoires. Je l’ai écrit à une époque difficile de mon existence, et je crois que mon angoisse y transparaît en partie. Le processus était complexe, mêlé à des changements d’ordre privé (par exemple, je suis allé vivre à la campagne après avoir passé toute ma vie en ville ou presque), mais aussi une véritable perte de confiance en ce que j’écrivais. Mais bon, je suis venu à bout du roman, et il a été publié. Puis sont arrivées les réactions, qui m’ont surpris. Certains lecteurs détestaient le livre (ce qui me déprimait), d’autres m’assuraient qu’à leur avis, je n’avais jamais rien écrit de meilleur (ce qui, bien sûr, me redonnait le moral). D’où une extrême perplexité ! Quant à moi, une quinzaine d’années après, je ne le considère pas comme une de mes meilleures œuvres, et je n’aimerais pas être jugé à cette aune. Mais, je le répète, les avis divergent…
A part ça, je trouve le titre français excellent. Je regrette de ne pas y avoir pensé. [Le titre anglais, A Quiet Woman, signifie littéralement « une femme discrète ».]
Quand j’ai lu pour la première fois Une femme sans histoires, le roman m’a fait penser à une sorte de Twin Peaks dans le Sud de l’Angleterre. C’est une drôle d’impression, parce que je ne pense pas que ton livre ressemble vraiment à l’Amérique bizarre et alternative de David Lynch. Est-ce que tu aimes ce qu’il fait (j’avoue que j’adore Lost Highway) ? Est-ce que tu aimes les livres/les films où certaines énigmes restent des énigmes ?
Moi aussi, j’ai beaucoup aimé Lost Highway ! C’était tellement audacieux, tellement terrifiant. Une histoire d’horreur vraiment moderne, et sexy en plus. Le moment où Bill Pullman s’avance vers le coin sombre de sa maison… J’ai cru que mon cœur allait s’arrêter.
J’ai aussi beaucoup apprécié Mulholland Drive… mais je ne prétends pas l’avoir compris. Quand les vieillards, réduits à quelques centimètres de haut, arrivent en courant sous la porte, je suis resté abasourdi ! J’en suis arrivé à me dire, comme au début, que le must du film, c’est le décolleté de Laura Harring…
Je connais quelqu’un qui affirme avoir tout décrypté, mais : a), je n’ai pas compris ses explications davantage que le film, et : b), pourquoi faudrait-il tout expliquer ? Il vaut mieux laisser certains mystères tels quels. Quand on a vu Mulholland Drive, on ne peut pas l’oublier, mais on risque de ne plus s’y intéresser si tout y est dévoilé. Un peu comme quand Laura Harring ôte enfin sa robe : elle s’avère bien bâtie mais assez ordinaire !
Quant à Twin Peaks… J’ai trouvé ça génial pendant quelques épisodes, mais ça a trop duré, et pour finir, c’était juste idiot.
Cinq ans après Une femme sans histoires est sorti Le Prestige. A mon avis, tu n’as vraiment pas eu de chance avec ce roman (en France), parce qu’il est incroyablement bon (c’est mon préféré dans ton corpus), le sujet central (le monde des magiciens) est fascinant, l’écriture superbe, les personnages géniaux et bien plus humains que ceux d’un tas de livres de littérature générale encensés par la critique, il a remporté le World Fantasy Award (pour un livre qui n’a vraiment RIEN à voir avec la fantasy, c’est marrant). Bref, c’est stupéfiant que ce livre n’ait pas fait un tabac (en France, la plupart des critiques l’ont aimé et l’ont fait savoir, mais les ventes n’ont pas suivi)… Tu crois qu’il y a une malédiction Christopher Priest ? Ou que tu as souffert de la réputation de « difficulté » de ton roman précédent, Une femme sans histoires ?
Le Prestige s’est plutôt bien vendu en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis : apparemment, la malédiction d’Une femme sans histoires ne l’a pas affecté (contrairement à ce que tu suggères gentiment). En fait, Le Don avait été publié d’une manière si lamentable, aux Etats-Unis, qu’Une femme sans histoires n’y était pas sorti (avant cette année). Quand Le Prestige a paru là-bas, la seule influence négative d’Une femme sans histoires a donc été ma longue absence en tant qu’auteur. Certains critiques ont été très surpris de voir surgir un de mes romans au bout de si longtemps. L’un d’eux croyait même que j’étais mort.
On ne sait jamais comment les critiques et les lecteurs vont accueillir un livre : tout ce qu’on y peut, c’est faire de son mieux en l’écrivant et espérer que les choses se passeront bien. Ce que je pense du roman ou ce qu’il était censé devenir n’a pas grand-chose à voir avec ça. Mais Le Prestigeest aussi un de mes préférés. J’en attendais beaucoup en France. Il a notamment bénéficié d’une des meilleures traductions que j’aie jamais eue : Michelle Charrier a soulevé plusieurs questions intéressantes (c’est-à-dire auxquelles il était difficile de répondre !), et je crois qu’elle l’a rendu encore meilleur.
En ce qui me concerne, le cœur du Prestige est une métaphore parfaite, son décor est séduisant et son intrigue complexe. Bref, j’étais sûr que les gens l’aimeraient. Mais visiblement, ce n’est pas mon domaine.
En passant, je suis d’accord avec toi sur le World Fantasy Award : Le Prestige n’est certainement pas un roman de fantasy. J’ai été surpris qu’il soit nominé pour le prix et plus encore qu’il le gagne. A mon avis, soit les amateurs de fantasy n’ont pas bien compris mon livre, soit l’idée que je me fais de la fantasy n’est pas la même que celle du reste du monde. Mais enfin, ce n’est pas mon domaine non plus.
Il y a un projet de film concernant Le Prestige. On a entendu parler de Terry Gilliam, puis de Christopher Nolan… Alors quand verrons-nous Le Prestige au cinéma ?
Deux grands magazines américains consacrés au monde du spectacle ont publié des critiques du Prestige, ce qui en a fait LE livre auquel toute l’industrie du cinéma voulait jeter un œil. Quand mes agents ont commencé à recevoir des demandes d’exemplaire de tout un tas de producteurs et de chasseurs de tête, j’ai trouvé ça agréable et excitant, mais je n’ai pas tardé à déchanter. Premièrement, la queue des producteurs et chasseurs de tête qui voulaient un exemplaire gratuit paraissait infinie ; deuxièmement, aucun d’eux ne renvoyait jamais son exemplaire ; troisièmement, toutes ces demandes ou presque étaient suivies d’un silence aussi profond qu’éternel… et quatrièmement, j’ai découvert que c’était à moi de payer les exemplaires « gratuits » ! Pendant des mois, mes revenus ont pratiquement été réduits à néant, parce que quand mes agents m’envoyaient de l’argent, ils en déduisaient le prix de tous les livres achetés. Je me disais et me répétais que financièrement, ça rapportait tellement de vendre un roman au cinéma que ça valait l’investissement. Mais en fait, à l’époque, j’étais à sec, et ça finissait par me coûter cher. A un moment, ç’a été un vrai problème. D’autant que pour la plupart des écrivains, un film hollywoodien, c’est comme l’or des fées : on en entend parler, mais on ne met jamais la main dessus.
Ça a quand même fini par payer. On a reçu trois offres fermes. L’une d’un réalisateur indépendant qui faisait des films pour la chaîne de télé britannique Channel Four (l’équivalent de Canal Plus), une autre d’une compagnie qui représentait le réalisateur Sam Mendes (dont American Beauty venait de sortir), la dernière de Newmarket, au nom de Christopher Nolan. Je n’avais jamais entendu parler de Newmarket ni de Nolan, mais ils envoyaient avec leur proposition une cassette du premier film de Nolan, Following, et un petit mot : « Jetez-y un œil, et essayez d’imaginer ce que ferait ce jeune metteur en scène s’il disposait de l’équipement technique d’un grand studio hollywoodien. » Leur approche m’a plu, et j’ai regardé Following avec intérêt. Le film avait été tourné en noir et blanc et en extérieur, à Londres, avec du matériel d’emprunt, les acteurs étaient soit des amateurs, soit des inconnus, mais j’y ai trouvé quelque chose de mystérieux, d’oblique, il traitait de sujets tels que la mémoire et la perception de la réalité… Bref, il présentait des similitudes fascinantes avec mes livres.
Les deux autres propositions me tentaient réellement (le film pour Channel Four aurait été tourné presque aussitôt, et l’offre de Mendes était financièrement plus intéressante), mais comme l’attitude de Newmarket/ Nolan me plaisait, j’ai décidé de tenter ma chance avec eux. Dès le début, j’ai senti que ça se passerait bien. Un mois plus tard, alors qu’on était encore en pleines négociations, le deuxième film de Nolan, Memento, est sorti en Grande-Bretagne. Je suis allé le voir, bien sûr, et j’en suis ressorti ravi. Le lendemain matin, le contrat de Newmarket est arrivé — bon présage —, je l’ai signé, et je suis retourné tout droit voir Memento. J’ai trouvé que c’était un film formidable, un des thrillers les plus originaux de ces dernières années. J’avais hâte de découvrir ce que Christopher Nolan allait faire de mon livre.
Mais il a bien fallu que j’attende. Après Memento, Nolan a tourné Insomnia en disant que Le Prestige suivrait, mais Warner Bros lui a fait une proposition qu’il ne pouvait pas refuser, donc il a enchaîné sur Batman Begins. Moi, je devenais nerveux, parce qu’il était de plus en plus connu, ce qui voulait dire qu’on lui soumettait des tas de projets très tentants. Dont la suite de Batman Begins n’allait pas être le moindre. Comme prévu, une fois le film sorti, tout le monde a demandé à Nolan quand il allait tourner la suite. Néanmoins, fin septembre, Newmarket et lui se sont attelés au Prestige. La préproduction, entamée la deuxième semaine d’octobre, est toujours en cours à l’heure où j’écris ces lignes.
En fait, je n’ai absolument rien à voir avec le tournage du film. J’ai hâte de voir ce qu’ils vont faire de l’histoire, bien sûr (à en juger par la version antérieure du scénario de Jonathan Nolan qu’on m’a envoyée, ça va être extraordinaire), mais personne ne me demande quoi que ce soit. Ce qui me convient parfaitement, parce que je gâcherais le travail. Je suis bourré de préjugés sur la manière dont fonctionne le roman. Il vaut mieux laisser les films à ceux qui savent les faire. Beaucoup de gens talentueux travaillent sur Le Prestige, y compris l’équipe technique (dont la majeure partie a déjà participé aux autres films de Nolan). Je suis donc ravi qu’ils s’occupent de tout. J’espère juste qu’ils penseront à me garder une place pour la première…
D’après mes dernières informations, le tournage commencera en studio le 9 janvier 2006. Ce qui permet de supposer que le film sera prêt environ un an plus tard. Pour l’instant, il se présente comme un futur événement. J’ai de nouveau hâte d’y être !
Des livres comme Le Prestige et La Séparation demandent-ils beaucoup de recherches ? Aimes-tu ce genre de travail ? As-tu besoin de vraiment « sentir » une époque avant de commencer à écrire dessus ?
Non, ils n’en demandent pas tellement.
Je serais sans doute incapable de faire des recherches sur un thème à mes yeux sans intérêt, mais les deux livres dont tu parles traitaient de sujets objectifs (la magie et la Seconde Guerre mondiale), non seulement bien documentés, mais en plus passionnants — à mon avis. C’étaient même des centres d’intérêt de mon enfance auxquels je suis revenu à l’âge adulte. Tu peux en tirer toutes sortes de déductions.
Le Prestige est né d’un spectacle de magie que j’ai vu à la télé, un Noël. Un illusionniste a réalisé un tour apparemment très simple dans son exécution, mais saisissant. Je n’avais pas la moindre idée de la manière dont il s’y était pris. Le lendemain, pendant que je regardais une autre chaîne, un autre magicien a réalisé le même tour, tout à fait par hasard ! Comme je savais à quoi m’attendre, j’ai suivi le processus avec attention, mais je n’en ai pas vu pour autant comment opérait le type… ce qui a éveillé mon intérêt. C’était davantage qu’une simple curiosité. Je voulais vraiment trouver l’explication ! Il faut savoir aussi qu’enfant, j’avais un livre qui décrivait en détail quelques illusions et exposait les théories de la magie (il n’en existe qu’une demi-douzaine, toutes citées dans Le Prestige) ; appliquées à n’importe quel tour, elles permettent d’en découvrir la clé. Je n’ai pas réussi à remettre la main sur ce livre, donc dès que les magasins ont ouvert, après Noël, je suis allé en ville acheter tous les ouvrages de magie que j’ai trouvés (quatre).
Détail intéressant : trois d’entre eux traitaient de magie moderne, le dernier de magie historique (égyptienne, chinoise, perse, etc.). L’illusion qui m’intéressait ne figurait pas dans la magie moderne, mais dans la magie historique ! C’était même une des premières illusions de scène, ai-je découvert. Elle avait toujours eu du succès, parce que c’était le genre de tour perpétuellement adaptable suivant l’évolution des techniques. Il avait d’ailleurs été adapté : autrefois réalisé par les magiciens arabes sur les marchés, il passait maintenant à la télévision.
J’ai ainsi appris sur la magie deux choses dont je n’avais pas conscience auparavant. Premièrement, il n’existe presque pas d’illusions « nouvelles », car ce sont en majorité des variations sur des illusions anciennes. (Je ne connais personnellement que deux exceptions modernes : Scier une femme en deux et La femme en zigzag, inventées respectivement en 1922 et dans les années 50 par Robert Harden.) Deuxièmement, j’ai vite compris que le « secret » des tours, si jalousement défendu par la plupart des magiciens, n’en constitue en fait qu’une partie minime : le talent présidant à leur exécution est bien plus important. Je peux donner une bonne illustration de cette théorie. A ses débuts, Houdini s’est fait un nom grâce à une illusion au cours de laquelle il changeait de place avec une assistante, alors que l’un d’eux était ligoté et enfermé dans un sac, lui-même enfermé dans un placard cadenassé. A l’époque moderne, le tour a été perfectionné par The Pendragons, qui l’ont repris (même secret, même technique qu’Houdini), mais avec une véritable verve, un art de la mise en scène consommé et une rapidité qui laissent tout le monde bouche bée. (Et il y a vraiment de quoi rester bouche bée, y compris quand on sait comment ils font, ce qui n’est pas bien difficile à deviner.)
Cette lecture m’a donc livré l’essentiel de l’intrigue du Prestige (l’adaptation des tours aux temps modernes), mais aussi ses thèmes véritables : le secret et la curiosité obsessionnels. Le reste s’est enchaîné à partir de là.
Je tiens à signaler en passant que le livre de mon enfance a ressurgi un peu plus tard. L’illusion qui m’intéressait n’y figurait pas, mais les six théories de base, oui.
Un processus similaire s’est produit quelques années plus tard, quand je me suis intéressé à certains événements de la Seconde Guerre mondiale. Je me suis documenté par simple curiosité, mais plus j’en apprenais sur le sujet qui avait déclenché mon intérêt (l’arrivée de Hess en Ecosse, en 1941), plus le champ de mes lectures s’élargissait ; et je sentais un livre prendre forme dans mon esprit.
Le produit des recherches relatives à La Séparation se trouve sur mon site web :
http://myweb.tiscali.co.uk/christopherpriest/sepbib.htm
Certains livres semblent très importants dans ta vie de lecteur : Pavane, de Keith Roberts, Crash !, de J. G. Ballard, les romans de H. G. Wells… Y en a-t-il d’autres qui t’ont marqué ? Quels sont les écrivains dont tu achètes tous les livres ? Et pourquoi as-tu arrêté de lire de la science-fiction ?
J’achète presque toutes les nouvel-les œuvres de fiction des auteurs suivants (ou je l’ai fait jusqu’à ce qu’ils arrêtent d’écrire ou meurent) : John Fowles, Brian Aldiss, Jorge Luis Borges, Donald E. Westlake, John Banville, J. G. Ballard, William Trevor, King-sley Amis, Anna Kavan, Anthony Burgess, George Orwell, Graham Greene. Pour certains, je me procure leurs livres depuis des années : il s’agit donc d’une habitude de longue date. Mais j’essaie aussi de me tenir au courant de ce que publient des auteurs plus jeunes ; ces derniers temps, j’ai aimé Steven Millhauser, Steve Erickson, Douglas Coupland, William Wiser, Richard Powers, Glen David Gold, Carlos Ruiz Zafon, Ian MacDonald, Carol Shields, Haruki Murakami, Annie Proulx, Shusaku Endo. Il sort des tas de bonnes choses. Hors fiction, je lis beaucoup de livres « sérieux ». J’aime aussi le théâtre, les scénarios et la poésie. Le cinéma représente sans doute depuis toujours l’influence définie la plus importante sur ce que j’écris. Je dirais que John Fowles est l’auteur dont l’œuvre m’a vraiment fasciné, passionné, et qui m’a fait comprendre à quel point il fallait être bon, de nos jours.
J’ai arrêté de lire de la science-fiction pour la simple raison que je m’en suis lassé. J’en ai lu énormément dans les années 60, et j’irai jusqu’à dire que j’ai lu à l’époque la majeure partie de ce qui valait la peine d’être lu (plus pas mal de choses à oublier). A ce moment-là, il était encore possible (tout juste) d’ingurgiter en quelques années la plupart des livres de S-F et de se faire une bonne idée de l’histoire du genre, ainsi que de l’éventail d’idées et d’ambitions qu’il comprenait. (Tel n’est plus le cas aujourd’hui — il y a tout simplement trop de livres, et il en paraît sans arrêt. Je me demande souvent comment les nouveaux venus se débrouillent de cette véritable montagne de lectures. A mon avis, ils en laissent la majorité de côté, et ils bluffent.)
Quand je me suis rendu compte que la S-F m’ennuyait, j’ai passé quelques années à en lire juste ce qu’il fallait pour me tenir au courant, plus les livres de mes amis, ce genre de choses. Mais à la fin des années 60, j’étais devenu écrivain « professionnel » ; non seulement j’avais beaucoup moins le temps de lire, mais je me montrais aussi beaucoup plus sélectif. J’ai vite appris à ne jamais lire de S-F quand je travaillais sur un roman… ce qui a eu un impact énorme sur mes habitudes de lecture. A mon avis, la « littérature générale » n’est pas meilleure que la science-fiction moderne, mais j’estime qu’on devrait avoir les lectures les plus diverses possible, sans préjugé, pour voir ce que font les autres auteurs. Par exemple, je me suis intéressé à Graham Greene à la fin des années 60 ; son œuvre a été une véritable révélation : il me « parle » toujours autant. Même chose pour George Orwell : en anglais, sa prose est une des plus belles et des plus intéressantes du XXe siècle. Quand j’ai commencé à le lire, mon opinion sur ce que je considérais comme le « beau style » a changé.
Je suis d’accord avec toi, quand tu dis qu’on devrait avoir les lectures les plus diverses possible, et je comprends que tu ne veuilles pas lire de S-F quand tu travailles sur un roman. En ce qui me concerne, le plus gros problème de la « science-fiction moderne » ou de la fantasy (une littérature nouvelle, mais pas « moderne »), c’est l’écriture : la plupart du temps, les livres sont tellement mal écrits qu’ils m’en écorchent les yeux. Mais… il y a dans la fantasy et la S-F contemporaines des gens qui ont une plume merveilleuse, des auteurs fascinants tels que Ian R. McLeod, Lucius Shepard, Elizabeth Hand… Ils ne t’inspirent pas de curiosité ? Je crois que « Breathmoss », de Ian R. McLeod, est une des novellas les plus fortes de ces dix dernières années… et son roman, Les Iles du Soleil, un chef-d’œuvre… Et puis, pour la plupart des lecteurs, des journalistes et des gens qui attribuent les prix, tu restes un auteur de science-fiction. Tu le regrettes ?
Je suis curieux, et je regrette de ne pas lire davantage… mais je n’évite pas DELIBEREMENT ces auteurs. Simplement, il faudrait que je trouve le temps. Depuis environ un an, je fais régulièrement des critiques pour le journal britannique The Guardian, où j’ai parlé de plusieurs romans de science-fiction ou apparentés (notamment Le Fleuve des dieux, de Ian McDonald, que j’ai trouvé brillant). D’un côté, ça m’oblige à lire certaines choses ; d’un autre, je ne les choisis pas moi-même, et elles me prennent beaucoup du temps que je pourrais consacrer à celles qui m’intéressent. Et puis, bien sûr, mes recherches personnelles m’obligent aussi à lire, pour l’essentiel de la non-fiction. Trouver le temps de lire est un problème permanent pour les auteurs.
De nos jours, j’y consacre délibérément une heure tous les après-midi. C’est la seule manière dont j’arrive à me tenir au courant, si peu que ce soit.
La Séparation rassemble une énigme et des personnages historiques : Hess, bien sûr, et Churchill. Dans Le Prestige, Tesla apparaît comme personnage secondaire. Il me semble très difficile d’inclure des personnages historiques dans un roman. Comment as-tu travaillé sur cette partie de tes livres ? Tu n’as pas eu peur de commettre une erreur, de partir dans une mauvaise direction ?
Les trois personnages que tu mentionnes, Hess, Churchill et Tesla, ont tous posé des problèmes différents à l’écrivain que je suis.
Hess. Il était allemand, bien sûr. Il avait beau parler et comprendre l’anglais, il préférait s’exprimer en allemand. J’écris en anglais. Premier compromis ! Ensuite, quand on essaie de donner de l’épaisseur à des personnages familiers et assez stéréotypés, comme Hess, on se heurte à une trop grande connaissance du sujet. Tout le monde ou presque, en Occident, a dû voir à un moment ou à un autre les bandes du procès de Nuremberg ou le film de Leni Riefenstahl. Hess se pavane, il marche au pas de l’oie… c’est le type même du nazi. Dans Le Triomphe de la volonté, il fait un discours à la caméra, les yeux étincelants, il crie « Sieg Heil », bref, il correspond parfaitement au cliché de l’officier nazi. Ça ne sert pas à grand-chose à un romancier, mais passer dans les coulisses n’est pas facile non plus : les nazis contrôlaient sciemment leur image publique ; ils avaient des managers qui correspondaient plus ou moins aux porte-parole actuels. Je me suis donc tourné vers les comptes rendus d’époque d’autres nazis. Goering n’a pas vraiment laissé d’archives, mais on sait qu’il détestait Hess et l’appelait en face « Fräulein Hess ». Speer ne l’aimait pas non plus (il était jaloux, parce que Hess avait facilement accès à Hitler), tant et si bien que son autobiographie ne nous en apprend pas grand-chose. Enfin, il reste Goebbels, le témoin le moins fiable de tous, parce qu’il mentait ou exagérait en permanence. N’empêche, je me suis aperçu qu’avant tout autre sentiment les autres nazis se méfiaient de Hess. Il n’avait pas le type « aryen », avec ses cheveux sombres, ses yeux enfoncés, etc. ; c’était un Allemand « Ausländer » de la classe moyenne, dont le père avait vécu et travaillé en Egypte, si bien qu’il avait un accent patricien, quasi étranger ; il s’exprimait d’une voix douce, efféminée. Autant que je puisse en juger, c’était un homosexuel inavoué. J’ai donc essayé d’en faire un personnage de fiction crédible (quoique nullement sympathique), dans ces limites.
Churchill. Donner une réalité à Churchill dans La Séparation est la chose la plus difficile que j’aie jamais tentée en tant qu’écrivain. D’abord, bien d’autres romanciers ont fait ce genre de tentatives, mais aucune ne m’a jamais semblé convaincante. Churchill est facile à imiter, à caricaturer, à citer et ainsi de suite. Sa voix est une des plus connue de Grande-Bretagne, car pour bien des Britanniques, il reste — même de nos jours — l’incarnation des plus grandes qualités de notre pays. Il fallait dépasser tout ça. Comme pour Hess, j’ai essayé d’aller traîner en coulisse voir ce que je pouvais glaner sur lui. J’ai lu certains des livres qu’il avait écrits, dans sa jeunesse, avant de devenir célèbre, et j’ai fait quelques découvertes intéressantes. Par exemple, c’était un puits de compassion : il s’émouvait facilement et, une fois seul, pleurait souvent sur ses décisions les plus difficiles. Il a toujours détesté zézayer, alors que c’est devenu une de ses signes particuliers. Et c’était un belliciste. Au début de sa carrière, avant de devenir Premier ministre, il en a été accusé plus d’une fois, à son grand plaisir. « Je vis pour faire la guerre », a-t-il écrit un jour. C’était aussi un styliste brillant. Ses textes paraissent un peu vieillots, maintenant, mais il écrivait un bel anglais, un délice pour le lecteur. On peut se plonger dans sa prose comme dans un bon bain chaud. Il a rédigé lui-même tous ses discours, y compris les plus célèbres, en cherchant l’éloquence. J’ai vu ses brouillons : il écrivait en vers blancs, il mesurait ses phrases, il comptait ses syllabes, il usait volontairement de répétitions rhétoriques pour faciliter la scansion. Lui attribuer des répliques dans un dialogue romancé est risqué, de nos jours, sans parler d’écrire un de ses discours ! Les extraits de La Séparation dans lesquels il apparaît sont ceux qui m’ont donné le plus de travail et qui me tracassent toujours, à l’heure actuelle.
Tesla. Le problème, avec lui, c’est que je n’ai pas trouvé grand-chose sur l’homme, quoique les conséquences de ses actes soient omniprésentes et parfaitement visibles. C’était un Serbe de Croatie (ou un Croate de Serbie, je ne m’en souviens plus), ce qui m’en a donné une perception moderne intéressante, car j’ai écrit Le Prestige à l’époque de la guerre de Bosnie. Lorsqu’il s’est installé en Grande-Bretagne, il parlait anglais avec un accent serbo-croate à couper au couteau, mais le temps de devenir célèbre aux Etats-Unis, il en était mystérieusement venu à bout et s’exprimait dans un anglais presque parfait. Mes livres comportent forcément un élément de métafiction, et Tesla a toujours incarné à mes yeux le parfait savant fou, si répandu en S-F. En fait, je crois, même si je ne peux pas le prouver, qu’il a servi de prototype à la plupart des génies maléfiques qui peuplaient les premiers « pulps » (par exemple, les célèbres couvertures de magazine de Frank R. Paul s’inspirent souvent des idées de Tesla). Il m’a donc semblé justifié de le décrire comme un génie, un homme brillant, mais un peu dérangé, légèrement obsessionnel. En réalité, peu de temps après la période où je le dépeins dans le roman, il a vraiment déraillé. Il a fini sa vie dans un studio new-yorkais, à parler tout seul en nourrissant les pigeons, ce genre de choses.
Sur la quatrième de couverture de La Séparation, le lecteur francophone peut lire : « Dominant sans partage un territoire délimité, du côté de la littérature générale, par Les vestiges du jour, de Kazuo Ishiguro, et du côté de la science-fiction par Le Maître du haut château, de Philip K. Dick, La Séparation a été récompensée par le British Science Fiction Award et le Arthur C. Clarke Award. » Que penses-tu de ce genre de « publicité » ? As-tu lu ces deux livres ? Si oui, qu’en penses-tu ? Et que penses-tu de la vie et de l’œuvre de Philip K. Dick ?
L’annonce qui figure en quatrième de couverture n’est jamais à mes yeux qu’un des moyens dont use l’éditeur pour vendre le livre. Je n’ai pas d’opinion précise à ce sujet. Il arrive qu’on me demande des suggestions, voire un brouillon. Ça m’est égal. En ce qui me concerne, ces quelques lignes n’ont rien à voir avec l’œuvre qui attend entre les couvertures. A mon avis, s’il existait une méthode infaillible, sûre à 100%, de vendre des milliers d’exemplaires, tout le monde s’en servirait à chaque fois. Tout le monde veut vendre des milliers d’exemplaires, mais personne ne sait ce qui passe par la tête d’un lecteur qui voit un livre dans un magasin, alors chacun essaie de nouvel-les approches, expérimente de nouvelles idées.
Par contre, je trouve les comparaisons odieuses, à la fois pour le lecteur et pour l’auteur. Les Américains portent ce genre d’annonce « conceptuelle » à son summum : « Autant en emporte le vent pendant la Seconde Guerre mondiale, tel qu’aurait pu l’écrire Ernest Hemingway ». Tu vois ce que je veux dire.
Personnellement, dans le genre répugnant, j’ai un faible pour ce qu’Harlan Ellison a écrit de Vendredi, le roman de Heinlein : « Si Le Carré et Le Guin s’étaient plus, leur descendance mutante aurait écrit cet excellent roman… » J’adore : un monument de mauvais goût et de critique littéraire lamentable, le tout en une seule petite phrase.
En fait, on cherche à suggérer aux lecteurs que le livre découvert dans une librairie (et dont personne n’a entendu parler, parce qu’il vient de sortir) va leur rappeler une ancienne lecture, censément plaisante.
N’empêche que pour l’auteur du livre en question, l’expérience peut s’avérer un rien bizarre. Par exemple, le Washington Post a dit du Prestige : « Imaginez Possession réécrit par Barbara Vine, ou Robertson Davies au sommet de sa suavité diabolique. »
Ce genre de cliché me laisse le cul par terre, et juste au moment où j’essaie de me relever, il m’assied une deuxième fois.
Possession est un roman d’A. S. Byatt qui a remporté plusieurs prix mais que je déteste. Il faut vraiment avoir envie de perdre son temps pour le lire, même si son côté « littéraire » (il parle d’un poète) a incité la clique littéraire à tout lui pardonner, y compris un style lamentable et des divagations répétées. Passons à Barbara Vine, le pseudonyme de Ruth Rendell pour les romans les plus sérieux et les plus intéressants qu’elle ait écrits ces vingt dernières années. Ça, ça m’a rasséréné : Vine peut être vraiment très bonne, bien qu’elle soit peu connue dans le monde de la S-F (ses livres présentent pourtant pas mal de points communs avec les genres de S-F les plus intéressants) ; les gens qui aiment ce que je fais aimeraient sans doute ce qu’elle fait (et vice versa). Ses premiers romans sont les meilleurs ; les suivants me paraissent plus faibles. Quoi qu’il en soit, à ce point-là, j’estime qu’on est à égalité : Le Prestige ressemble, paraît-il : a), à un roman que je déteste, et b) à une auteure que j’admire. Arrive alors la remarque sur Robertson Davies, le romancier canadien. On a souvent comparé nos deux œuvres, mais je ne vois vraiment pas pourquoi. J’aime beaucoup ses livres, j’ai pris plaisir à lire tous ceux que j’ai lus, n’empêche que la comparaison me surprend (et me flatte) toujours. Le Washington Post commence donc par me donner un coup de pied dans les parties, puis il me tapote la tête, et finalement, il me laisse dans le vague.
Bon, revenons-en à l’annonce de Denoël.
Je connais Les Vestiges du jour et Le Maître du haut château, quoique je ne les aie pas relus récemment. Il y a des années que je n’ai pas relu Dick du tout, mais je me souviens du Maître… comme de son meilleur roman, le plus intriguant et, de loin, le mieux écrit. D’une manière générale, je dois quand même dire que je me dissocie des médias dans leur adoration tardive de l’œuvre dickienne. La plupart des romans de Dick sont décousus, désorganisés, brouillons et écrits à toute allure, sans souci de la langue ni des idées. Les derniers sont fous, mais d’une folie obsessionnelle, monotone qui a tendance à décourager le lecteur plutôt qu’à l’engloutir. Dick n’en est pas moins intéressant ni surprenant, parce que dans tout, absolument tout ce qu’il a écrit, il y a une scène ou une idée frappantes. C’est ce dont ses lecteurs ont tendance à se souvenir : des fragments minuscules, en oubliant son style bâclé, etc. D’une manière générale, ses nouvelles me semblent meilleures que ses romans, mais la règle souffre des exceptions ! J’ai relu « L’Imposteur » il y a quelques années, et j’ai été surpris qu’il soit aussi mal écrit.
Les Vestiges du jour constitue à mes yeux un exemple très différent de mauvaise littérature. D’abord, j’ai trouvé le livre dépourvu d’imagination. On aurait dit quelque chose qu’Ishiguro avait vu à la télé, une de ces dramatiques « historiques » à petit budget dans lesquelles les personnages occupent de grandes demeures campagnardes, ont des serviteurs, portent de longues robes, des chapeaux noirs et conduisent de drôles de vieilles voitures. La langue n’était qu’une mauvaise parodie des rythmes typiques de la classe moyenne britannique : Ishiguro n’a pas l’oreille pour les dialogues. Pire encore, il jouait du « narrateur indigne de confiance » avec une incompétence totale. Le roman de la non-fiabilité est une arme puissante dans les mains des écrivains modernes, mais Ishiguro ne savait visiblement pas s’en servir. Son narrateur ne comprend rien à ce qui se passe, tout simplement ; le livre ne développe donc pas une divergence déstabilisante entre ce que raconte le personnage et ce que sait le lecteur, il fait juste paraître le majordome stupide. Ça m’a vraiment énervé, parce que quand quelqu’un d’aussi important qu’Ishiguro mésuse autant de son talent, il ne se discrédite pas seulement lui, il a aussi tendance à saper la forme dont il se sert. C’est vraiment une arnaque. La non-fiabilité de la narration est une ressource trop intéressante pour être gaspillée de cette manière. Plus tard, quand le livre a remporté de grands prix littéraires, quand on en a fait un grand film et ainsi de suite, ça n’a fait qu’accentuer ma frustration, mon exaspération et ma déception.
Restons sur La Séparation… Tu as dit dans une interview récente que tu étais pacifiste, comme J. L. Sawyer dans La Séparation. Comment un Britannique peut-il être pacifiste durant le Blitz ? Ça paraît quasi impossible à un lecteur français… Comment un homme à moitié juif, marié à une juive, peut-il œuvrer pour une paix séparée avec Hitler, en 1941 ?
Voilà l’histoire de J. L. et Joe Sawyer telle que je l’ai imaginée.
Ils sont nés en 1917, à l’apogée de la Première Guerre mondiale. Leur père était un objecteur de conscience, un pacifiste convaincu. Je me le représente agnostique, mais moralement engagé. Les objecteurs de conscience britanniques ont vécu une époque difficile, en 14-18. Ils étaient obligés de porter l’uniforme militaire, leurs supérieurs leur donnaient des ordres, et quand ils refusaient d’obéir, on les arrêtait et on les jetait en prison. Comme ils faisaient partie de l’armée, il est permis de supposer qu’en plus, les autres soldats les maltraitaient. Après leur période d’emprisonnement, on les relâchait, on les remettait en uniforme, on recommençait à leur donner des ordres. Ils refusaient d’obéir, et ils se retrouvaient en prison. On finissait par les expulser de l’armée, mais les difficultés continuaient, parce qu’ils avaient du mal à trouver du travail. On appelait ça « le chat et la souris » ; une manière terrible, honteuse de traiter des hommes qui avaient ALORS le courage de s’élever contre une guerre dont tout le monde dit bien MAINTENANT qu’on n’aurait jamais dû la faire.
(Les objecteurs de conscience ont rencontré beaucoup plus de clémence et de compréhension durant la Seconde Guerre mondiale, ainsi que je le décris dans les premières pages de la dernière section de La Séparation. A mon avis, la Grande-Bretagne peut être fière de la manière dont elle a géré cette situation difficile, à une époque où chacun croyait que les nazis allaient envahir le Royaume-Uni aussi facilement qu’ils avaient envahi la France.)
D’après ce que j’ai imaginé, les parents de Joe et de JL se sont connus en Angleterre et mariés avant le début de la Première Guerre mondiale. Leur mère, une juive allemande, a émigré en Angleterre avec sa famille pendant son enfance. A l’époque, beaucoup de juifs quittaient l’Allemagne et l’Europe de l’Est.
La coutume juive veut que le judaïsme se transmette par la mère, si bien que Joe et JL ne sont pas à moitié juifs, mais bel et bien juifs.
Birgit Sattmann et sa famille, également juifs, sont des amis de la famille maternelle de Joe et JL. Ils appartiennent à la classe moyenne, et ils sont cultivés (le père est médecin, la mère traductrice, Birgit musicienne accomplie). Pour moi, les Sawyer sont des juifs séculiers, non pratiquants. Le judaïsme a une longue tradition séculière. Par exemple, l’Etat d’Israël est un Etat séculier.
Quant à savoir comment un Britannique pouvait être pacifiste, durant le Blitz, et comment des juifs pouvaient œuvrer à une paix séparée avec Hitler, c’est une question très intéressante.
La réponse me paraît simple : les gens sont tous différents, et la conscience libérale n’est pas l’apanage des non-britanniques, des non-Juifs, etc. ! Beaucoup de Britanniques s’indignaient de la manière dont la Luftwaffe bombardait leurs villes, c’est vrai, mais la propagande de Churchill et de la presse conservatrice exacerbait indéniablement leur colère. En y regardant de plus près, on se rend compte que la réalité était plus subtile. Si tu parlais de ça à ma famille et à ses amis, par exemple, tu constaterais que, comme bien des gens, ils se sentaient peu concernés par ce genre de choses. Ils n’aimaient pas être bombardés, évidemment, mais ils ne rêvaient pas non plus de vengeance. Les émissions d’Ed Sullivan (un reporter radio américain, installé à Londres pendant le Blitz) se concentraient sur le courage et l’esprit de sacrifice de Monsieur Tout-Le-Monde, l’obstination diffuse à refuser de céder au harcèlement d’un pays ennemi. Celles de la BBC étaient d’une neutralité remarquable. En tant que Britannique, je peux affirmer que mes compatriotes ne sont pas d’instinct vindicatifs. D’une manière générale, nous sommes une population tolérante, même quand on nous attaque.
Je ne suis pas juif, mais je crois qu’on peut en dire autant de la plupart des Juifs. Pendant la diaspora des années 30, due en grande partie à Hitler et aux nazis, beaucoup d’écrivains, d’artistes, d’intellectuels, de scientifiques, d’acteurs, de musiciens et autres juifs ont émigré en Grande-Bretagne, en France, aux Etats-Unis, etc. Leur influence perdure toujours. Ils ne s’exprimeraient sans doute pas d’une seule voix — certains ne voudraient rien avoir à faire avec Hitler, évidemment — mais je pense que nombre d’entre eux considéreraient la paix comme assez impérative pour y travailler.
Une question plus générale, maintenant. Tu as intégré les téléphones portables à la réédition du Don, il se produit un accident nucléaire dans Une Femme sans histoires, la réalité virtuelle est là, dans Les Extrêmes, les sites web dans La Séparation… Tes romans sont centrés sur les personnages, mais tu n’hésites pas à traiter de technologie et de progrès scientifique. Pourquoi n’avoir jamais rien écrit sur l’eugénisme ? A mon avis, tout le monde s’attend à un vingt-et-unième siècle façon Meilleur des Mondes. Le défi ne te semble-t-il pas intéressant ? L’eugénisme n’est plus un sujet de S-F, mais un problème concret de notre société… Tu ne crois pas que ça pourrait être un thème fort pour une des histoires immorales de Christopher Priest ?
Tu as indéniablement raison, mais je suis d’une ignorance crasse en matière de génétique. Je n’y comprends absolument rien, malgré mes tentatives répétées pour m’y intéresser et toutes les explications qu’on a bien voulu me donner. En ce qui me concerne, c’est une magie aussi noire que, euh… les téléphones portables et internet.
La plupart de tes livres, pour ne pas dire tous, traitent essentiellement des perceptions humaines. Que leur trouves-tu de tellement fascinant ?
Qu’existe-t-il de plus fascinant ? Je crois que c’est un des grands sujets de la fiction moderne : nous vivons à une époque d’images médiatiques, d’impulsions électroniques, d’information, de réalité virtuelle, de pages internet, de politiciens menteurs, d’intelligences artificielles, de CGI (interfaces de passerelle communes) et bien plus encore. Il est rare que les choses soient ce qu’elles paraissent et qu’on puisse affirmer catégoriquement qu’elles sont réelles. On ne peut se fier qu’au monde de la réalité intérieure, le monde des perceptions, des pensées, auquel on réagit. Bien sûr, il s’agit du produit d’impulsions sujettes à caution, mais malgré tout, la plupart des gens se fient essentiellement à ce qu’ils ressentent. La tension entre un monde intérieur de réalité émotionnelle et un monde extérieur de faits douteux me semble pleine de possibilités, pour un romancier.
Changeons de sujet tout en restant dans le monde des livres… Tu es l’agent littéraire de Richard Calder (entre autres). Pourquoi ? Peux-tu présenter l’homme et son œuvre aux lecteurs français ? Lequel de ses livres nous conseillerais-tu ?
Tous ses livres portent sa marque reconnaissable, ils sont écrits dans son style unique, ornementé, allusif, empli de références artistiques, culturelles, historiques, sexuelles, perverses, etc. Je ne connais aucun autre auteur qui suscite des réactions pareil-les chez les critiques : cinquante pour cent le décrivent comme un génie, les autres cinquante pour cent détestent ce qu’il fait avec une force étonnante.
Pour commencer, je suggérerais à ceux qui ne le connaissent pas sa trilogie des Morts : Dead Girls, Dead Boys et Dead Things. Personnellement, j’ai une préférence pour Frenzetta.
Il est quasiment temps de conclure… Tu es à la fois auteur et agent littéraire. Si tu avais un conseil à donner à un écrivain débutant qui aime tes livres, ce serait quoi ?
J’ai toujours trouvé que c’était la question la plus difficile d’entre toutes. Un auteur installé ne peut donner aucun conseil qui soit de la moindre utilité, du moins pas à un collègue plus jeune, réellement prometteur. Pour ne pas être mauvais, un écrivain doit posséder un fond de mesquinerie, d’arrogance, de confiance en lui (question travail, s’entend) ; c’est ce qui lui permet d’aller de l’avant, quoi qu’en dise quiconque. D’un autre côté, tous les écrivains sont extrêmement vulnérables, impressionnables, à la recherche permanente d’aide et d’encouragements, du moins à leurs débuts.
Tout ce que je peux faire, c’est raconter quelques anecdotes personnelles. Quand j’ai débuté, j’étais rongé par le doute, que j’aurais pu exprimer plus ou moins comme ça : Ce que j’écris vaut-il quelque chose ? Suis-je en progrès ? Est-ce bien la peine de continuer, ou vais-je juste perdre mon temps ? Il me semblait que les auteurs établis sauraient, s’ils lisaient mes textes, qu’ils verraient et qu’ils comprendraient ce que j’essayais de faire, qu’ils seraient capables de me conseiller. Je sentais aussi que si l’un d’eux apportait une réponse à mes questions, j’accepterais ses conseils sans le moindre esprit critique.
Heureusement, à l’époque, je ne connaissais aucun bon auteur établi. J’ai peut-être posé mes questions, mais personne n’y a répondu, pour des raisons que je comprends aujourd’hui : les écrivains établis, expérimentés, n’ont pas de réponse non plus. Chacun fait de son mieux, sans trop savoir comment.
Je sais aussi (aujourd’hui) que si les meilleurs de mes aînés m’avaient répondu, ça n’aurait rien changé à rien ! J’aurais de toute manière continué.
Le meilleur conseil que j’ai jamais reçu m’a été donné par John Lennon. Quelqu’un lui demandait comment écrire une chanson. Il a répondu du tac au tac : « Raconte, rime, et rythme. » Transpose ça dans l’écriture de fiction, et voilà.
Ça peut paraître un peu fumeux, voire tiré par les cheveux, alors je recommande aussi de lire le premier volume de l’autobiographie de Graham Greene, Une sorte de vie. C’est le seul livre que j’ai jamais lu à dire EXACTEMENT comment on devrait écrire, imaginer, transformer l’expérience personnelle en fiction, gérer le succès, etc. Les gens qui ont suivi ce conseil ont parfois été un peu surpris, parce que Greene a une approche assez détournée de la chose, mais j’affirme sans équivoque qu’Une sorte de vie est le seul livre à donner les bons conseils, ceux qui s’avèrent vraiment utiles aux écrivains. Un inestimable trésor de sagesse.
Et maintenant, quels sont tes projets ?
Cette année, j’ai commencé à rédiger un nouveau roman (provisoirement intitulé The Dual). Le travail avançait plutôt bien, mais comme je n’arrivais pas vraiment à m’y plonger, j’en ai conclu que je n’avais pas trouvé la bonne « voix ». J’ai donc abandonné cette ébauche, dans l’intention de tout reprendre depuis le début, avec un point de vue narratif différent. Peu après, mon père âgé a eu des problèmes de santé qui m’ont beaucoup préoccupé et qui ont détruit le flux. Lorsque je me suis remis à ma nouvelle version, je n’ai pas réussi à la faire fonctionner correctement. J’ai pas mal hésité : reprendre l’original insatisfaisant, ou persévérer dans une alternative également insatisfaisante ? C’est à ce moment-là qu’on s’est mis à beaucoup parler du Prestige, le film, ce qui m’a tout simplement distrait du roman en cours. L’idée est là, plus ou moins complète, les personnages aussi, je pense que l’histoire est au point, mais j’ai besoin de quelques semaines de calme pour m’y plonger vraiment.
En attendant, j’ai écrit divers essais, des critiques et deux nouvelles.
Merci, et bravo pour le Grand Prix de l’Imaginaire.
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Interview originellement parue dans le numéro 41 de Bifrost.