La sortie du Calice du Dragon, tout nouveau roman de Lucius Shepard, encore inédit dans les pays anglophones s’est faite dans des conditions particulières — sur des chapeaux de roues, c’est le moins qu’on puisse dire. Quelques semaines après sa parution, il est temps de revenir sur la genèse de ce projet. Lucius Shepard, son traducteur Jean-Daniel Brèque et le dessinateur Nicolas Fructus ont accepté de répondre à nos questions…
Dans les veines de Griaule
Lucius Shepard
Après « Le Crâne », avais-tu le sentiment qu’il y avait encore des choses à exprimer au sujet de Griaule ?
Je me suis toujours dit que Griaule était un cadre, susceptible de s’étirer à l’infini, une lentille à travers laquelle examiner la diversité des comportements humains. Je pense pouvoir trouver sans cesse de nouvelles histoires à raconter au sujet de Griaule, mais la question est de savoir si j’en ai envie.
Dans une interview que tu as donnée au site Strange Horizons en 2004, tu mentionnais déjà Le Calice du Dragon. Pourquoi avoir attendu aussi longtemps avant d’écrire ce texte ?
J’ai beaucoup d’idées d’histoires. J’en écris certaines immédiatement ; je laisse les autres mijoter pendant des années. C’est le cas du Calice du Dragon. J’ai procrastiné durant l’écriture de ce roman parce que mes centres d’intérêt s’étaient déplacés.
Comment t’es venue l’idée du Calice ? Vient-elle de « L’Écaille de Taborin », où Richard Rosacher est cité dans une note de bas de page ?
Non, j’en ai eu l’idée bien avant d’écrire « L’Écaille de Taborin ». Et quant à la genèse de ce roman : l’idée que le sang de Griaule puisse avoir des propriétés magiques m’est venue d’un coup en tête.
Ton roman mêle différents genres (fantastique, fantasy, roman noir, réflexions politiques). En un sens, on pourrait dire que tu es ton propre genre, le shepardien. Les livres en librairie ayant tendance à être strictement étiquetés, cela n’est-il pas un obstacle ?
Je suppose que je serais plus riche en écrivant des livres aisément étiquettables, mais on fait ce qu’on peut…
Jean-Daniel Brèque, traducteur du Calice du Dragon, apparaît dans le roman. Pourquoi, et pourquoi en avoir fait un méchant (à tout le moins, un individu peu recommandable) ? Je doute qu’il soit tel que tu le décris…
Il faut savoir que Jean-Daniel a un côté obscur… Je plaisante. En fait, en plus d’être un excellent traducteur, c’est un très bon ami, et je voulais mentionner cette amitié d’une manière ou d’une autre. Par ailleurs, il fait parfois preuve d’une attitude carrée que j’ai associé avec le personnage du roman. Le Brèque du Calice du Dragon n’est pas un méchant, mais plutôt un businessman qui se fait prendre dans les manigances de Rosacher, et qui finit par devenir victime de ses propres illusions. Chacun peut devenir un méchant, tout dépend des circonstances.
As-tu d’autres projets en lien avec Griaule ? Soyons fou, une préquelle ? Dans l’interview de Strange Horizons, tu mentionnais un autre texte en rapport avec ce dragon, « The Grand Tour ». Est-ce encore d’actualité ?
J’ai quelques idées, dont ce « The Grand Tour ». Néanmoins, je les ai mises de côté pour privilégier d’autres projets.
Quel est ton sentiment sur le fait que Le Calice du Dragon, tout comme Le Dragon Griaule, soit d’abord publié en français ?
Ça me convient que le roman soit d’abord publié en France. Une explication partielle à cela est que le Bélial’ n’a pas les mêmes délais de mise en œuvre que les éditeurs américains. De plus, Le Dragon Griaule et le présent roman ont été publiés pour coïncider avec mes venues en France, afin de leur faire un peu de publicité.
Enfin, quels sont tes autres projets ?
En ce moment, je termine un ensemble de novellas et je travaille sur un roman intitulé The End of life as we know it.
*
Jean-Daniel Brèque
Comment s’est passé le travail de traduction du Calice du Dragon, sachant que le roman n’était pas entièrement achevé lorsque tu as commencé à le traduire ?
Comme d‘habitude avec chacune de mes traductions depuis un certain temps : dans la panique et l’improvisation la plus totale, à ceci près que, pour ce livre et cet auteur, c’était pleinement assumé de ma part — et de la part du boss, je présume.
Avec Olivier Girard, on a décidé que chaque année verrait la réalisation d’un projet autour de Lucius Shepard ou de Poul Anderson, auquel je serai associé [pub : le projet Poul Anderson 2013, c’est la réédition augmentée de Barrière mentale, dirigée par Pierre-Paul Durastanti — my man ! — parce que je ne pouvais pas tout faire dans les délais impartis ; je me suis contenté de l’avant-propos]. Quand nous avons appris que Stéphanie Nicot envisageait d’inviter Lucius aux Imaginales 2013 — un festival qui avait couronné Le Dragon Griaule —, et sachant que parmi ses projets Lucius prévoyait l’écriture d’un roman inscrit dans ce cycle, nous lui avons demandé s’il était d’accord pour foncer dans cette direction.
Il a dit oui.
À partir de là, toutes les personnes concernées – Nicolas Fructus, Olivier Girard, moi-même — se sont tenues prêtes
Mi-janvier, Lucius m’a envoyé son work-in progress pour que je commence à le traduire, ce que j’ai fait dès que j’ai bouclé la traduction en cours (Le Roi magicien, de Lev Grossman, pour L’Atalante). À partir de ce moment-là, on s’est tous mis à bosser ensemble : à mesure que je traduisais, j’envoyais des remarques à Lucius, afin de préciser certains détails, et j’envoyais des bouts de texte et des résumés à Nicolas, pour lui suggérer des illustrations.
Si j’en crois mes notes, Lucius a fini d’écrire son roman début mars 2013, et, comme je le suivais de très près, j’ai bouclé ma traduction juste après. Grosso modo, c’est durant la première quinzaine de mars que s’est déroulée la prise en charge éditoriale — Nicolas tenait à lire le texte dans son intégralité pour réaliser ses illustrations, même si mes envois lui avaient déjà donné quelques pistes.
Je dois dire que ça a été le pied de recevoir en exclusivité les illustrations de Nicolas. Le vieux fan que je suis a repensé aux illustrations de Jean « Moebius » Giraud pour le Galaxie des années 1970. En plus charnel, je crois.
Peux-tu nous expliquer le choix du titre, assez éloigné du titre VO ?
Ce roman raconte l’itinéraire de Richard Rosacher, qui voit dans le Dragon Griaule un prétexte pour fonder une secte susceptible de le rendre riche à millions. Mais il finit par se prendre à son propre jeu et devient le prophète du culte de Griaule, tout en s’interrogeant constamment sur ses motivations. Le Calice de Griaule nous est apparu comme une description parfaitement appropriée du personnage : dans un certain sens, Rosacher finit par devenir le calice du dragon, par contenir son essence — à moins que ce ne soit une manipulation mentale : l’ambiguïté n’est pas tout à fait levée.
Quel effet cela te fait-il de voir l’un des protagonistes porter ton nom ?
Je suis très flatté. Il est évident, du moins à mes yeux, que Jean-Daniel Brèque est le véritable héros du livre : un politicien de génie et un visionnaire, doué d’une intelligence hors du commun… et dont les plans foirent lamentablement. Oui, c’est assez ressemblant.
Blague à part, je suis très touché. Et, pour moi, c’est un progrès. La dernière fois que ça m’est arrivé, l’auteur me massacrait hors champ ; ici, j’ai droit à une scène d’agonie empreinte de dignité. La classe. Sans compter que l’auteur que j’évoque a fini par me virer.
Du côté des textes de Lucius Shepard au Bélial’, as-tu d’autres projets ?
Plein. Lucius a publié plus de cent vingt romans, récits et nouvelles, dont une bonne moitié est inédite en français. Il vient de sortir un recueil particulièrement marquant intitulé Five Autobiographies and a Fiction, et nous aimerions que ce soit son prochain livre au Bélial’ : cinq des récits qui y sont recueillis sont des autobiographies uchroniques, le sixième est une novella steampunk proprement époustouflante.
Et puis, ces dernières années, il a publié des courts romans qui exigent d’être traduits : Colonel Rutherford’s Colt, Softspoken, Viator, Floater, A Handbook of American Prayer… Au fait, ce dernier a été réédité avec une préface de Russell Banks, ce qui devrait attirer l’attention sur notre auteur.
Lecteurs, lisez et faites lire Lucius Shepard : c’est le plus sûr moyen pour que nous publiions d’autres livres de lui — ce n’est pas l’envie qui nous manque.
Enfin, as-tu un secret pour arriver à mener de front tes activités de traducteur, d’apporteur d’ouvrages au Bélial’ et de directeur de collection chez Rivière Blanche ?
J’ai arrêté de dormir. C’est une perte de temps.
Bon, sérieusement, j’arrive à un point de ma carrière — ça fait plus de vingt-cinq ans que je suis traducteur professionnel — où j’ai de plus en plus envie de ne traduire que ce que j’aime. Ce n’est pas toujours possible pour l’instant — le public et moi, on n’a pas les mêmes goûts, et il faut croûter —, mais je m’efforce de privilégier les « labors of love » : Lucius Shepard et Poul Anderson au Bélial’, Lev Grossman à L’Atalante, et mes auteurs baskervilliens.
D’ailleurs, je n’ai pas assez de temps pour tout faire. Ce qui souffre le plus en ce moment, c’est le travail de promotion autour de la collection « Baskerville » et surtout de sa petite sœur numérique, « e-Baskerville » : personne ne sait qu’elle existe ! Or, en un an, j’ai publié une vingtaine de livres — romans, recueils, nouvelles isolées et une intégrale —, et je continue de ramer : pas un de mes livres numériques n’atteint les dix exemplaires vendus. Mais je ne vais pas me décourager.
*
Nicolas Fructus
Le Calice du Dragon contient près de vingt illustrations : c’est le premier des ouvrages du Bélial’ à être autant illustré. Quelle expérience cela a-t-il représenté pour toi ?
Avec Olivier Girard, nous étions partis dans l’idée de faire comme pour Le dragon Griaule, à savoir une suite de visuels un peu logotypiques qui faisaient les ouvertures de chapitre. Et puis et puis…j’ai lu le livre, et je n’avais pas envie d’en rester là ! Alors collégialement, on a opté pour l’option illustrée.
Quelle est ta méthode de travail ? Lis-tu le texte d’abord ? En anglais dans le cas du Calice du Dragon ? Et comment cela s’est-il passé, sachant que les délais ont été plus serrés que d’habitude ?
Oh, les délais ont été plutôt normaux ! Et précisément, j’ai pu lire le texte ! Ce n’est pas toujours le cas, malheureusement, mais quand les délais le permettent, il ne faut pas hésiter. Dans le cas précis du Calice, Jean-Daniel Brèque était en pleine traduction, et j’ai lu une traduction intermédiaire. Dans ces cas-là, ça n’a pas vraiment d’incidence sur les illustrations, puisque le cœur du texte y est. Ça peut avoir un impact sur la qualité de lecture pour l’illustrateur, donc grignoter le plaisir que ce dernier a de faire entrer le lecteur dans un univers visuel; en bref, si ma lecture est poussive, les illustrations s’en ressentent. Et là, comme la qualité était au rendez-vous, tout était fluide ! Merci Jean-Daniel !
Il m’est arrivé de lire les textes en anglais à illustrer, mais ça ne m’est pas très agréable. Lire pour illustrer est déjà une lecture plus analytique, et comme mon niveau d’anglais n’est pas suffisant pour avoir un réel plaisir de lecture, cela ressemble un peu à une double peine. Et ça démotive.
Peux-tu expliquer le choix de la couverture ?
Ça n’a pas été très simple. Je ne voulais pas penser à une couverture avant d’avoir fait les illustrations intérieures (du moins au stade d’esquisse). Et puis en faisant l’image de Rosacher qui passe par les dents pour aller faire ses cultures dans les gencives, j’ai eu envie de la transformer en couverture. Puis, après l’avoir avancée un peu, les placements du titre et des typos brouillaient la lisibilité de l’image, alors j’ai agrandi autour de l’image pour respirer, et j’ai fait ça trois-quatre fois au moins avant d’être satisfait !
Et puis il y avait le rapport d’échelle entre le héros et le dragon. Comme pour la première couverture du Dragon Griaule, je voulais conserver cette disproportion. Le dragon est un décor en soi, et le personnage est le grain de sable dans le rouage de l’histoire. J’aime ce parallèle entre les deux livres, et ça me faisait plaisir que les couvertures se fassent écho.