Pour patienter d'ici la parution du Dernier Château et autres crimes, recueil de quatre courts romans prévu le 14 mars, suivez Jack Vance jusqu'à la lointaine étoile BCD 1169, autour de laquelle une planète abritant la vie. Et quelle vie : une population humaine, dont certains membres vivent oisivement dans des palais et se font appeler "maîtres de maison". Mais qui, ou que, sont alors les serviteurs ?
Les Maîtres de maison
Cette nouvelle de Jack Vance , parue originellement dans le recueil Sjambak vous est proposée gratuitement à la lecture et au téléchargement du 1er au 31 mars 2013. Retrouvez chaque mois une nouvelle gratuite dans la rubrique Interstyles.
« Planet San Francisco »
CC-BY 2.0 supernova3688
I.
Les deux hommes, sans mot dire, s’agitaient. Caffridge, l’hôte, se leva pour arpenter la pièce. Il gagna la fenêtre, regarda le ciel, vers l’étoile lointaine BCD 1169. L’invité, Richard Emerson, semblait plus affligé encore. Il s’enfonçait dans son fauteuil, blême, bouche bée, les yeux écarquillés, brillants.
Rien n’avait été dit et rien de visible n’expliquait leur émotion. Ils se trouvaient dans un salon ordinaire de pavillon de banlieue, n’était la profusion d’objets étranges, voire surréalistes, accrochés aux murs, posés sur des étagères ou suspendus au plafond.
Un grattement, et Caffridge se détourna de la fenêtre. Il lança d’un ton sec : « Sarvis ! »
Le chat noir et blanc qui se faisait les griffes sur un pilier sculpté en bois exotique coucha ses oreilles, mais continua à gratter, indifférent.
« Petit voyou ! » Caffridge le saisit, le poussa dehors par la chatière et se tourna vers son compagnon. « Je crois qu’on a eu la même idée… »
Emerson serrait les accoudoirs de son fauteuil. « Comment n’y avais-je pas pensé avant ? souffla-t-il.
– C’est une drôle d’histoire. Je me demande ce qu’on doit faire.
– Ce n’est plus mon problème à présent, Dieu merci ! » dit Emerson d’une voix creuse. Au bout d’un moment, il ajouta : « Je ne retournerai pas dans l’espace. Pas avant des années. »
Caffridge prit la petite boite blanche contenant le rapport d’Emerson. « Vous voulez m’accompagner ? »
L’autre secoua la tête. « Je n’ai rien à ajouter. Je ne veux plus revoir ça. » Il désignait la boîte.
« Très bien, dit Caffridge d’un air lugubre. Je le montrerai ce soir au Conseil. Après quoi… »
Emerson sourit, fatigué et sceptique. « “Après quoi” ?
– Du diable si je sais ce qu’on pourrait faire. Voire ce qu’on devrait faire. J’imagine que je devrai me tourner vers le gouvernement. »
Sarvis rentra par sa chatière et resta assis en silence tandis que Caffridge et Emerson envisageaient le problème qui s’offrait à eux.
II.
La Société d’Astrographie était une association à but non lucratif dédiée à la recherche et à l’exploration extraterrestre. Aux cotisations d’un million de membres actifs s’ajoutaient le revenu des brevets, licences, patentes et autres honoraires de services ; au cours des années, la Société était devenue très riche. Une douzaine de vaisseaux spatiaux arboraient fièrement son chevron bleu et vert jusque dans les coins les plus reculés de l’univers ; sa revue mensuelle était lue aussi bien par des écoliers que par des chercheurs érudits ; son musée abritait un superbe fatras d’objets glanés au travers de l’univers.
Une fois par mois, le conseil d’administration se réunissait pour régler les affaires courantes et pour traiter les rapports vitaliscopiques des différentes équipes de recherches sous une coupole spécialement équipée sur le toit du musée. Théodore Caffridge, président du conseil, déposa la boîte contenant le rapport du chef d’équipe Richard Emerson dans le projecteur du vitaliscope en arrivant à la réunion. Il resta debout, grande silhouette sombre, en attendant que se taisent les conversations autour de la table.
« Messieurs, annonça-t-il d’un ton neutre, j’ai déjà étudié ce rapport, sans doute le plus étrange que j’aie jamais vu. Je suis vraiment perturbé et je dois dire que le commandant Emerson partage mon malaise. »
Il se tut. Les membres du conseil l’observaient, intrigués.
« Dieux du ciel, Caffridge, vous êtes d’un lugubre ! dit l’un.
– De quoi s’agit-il ? lança un autre sur le ton de la plaisanterie. D’une invasion de la Terre par des robots ?
– J’aimerais que ce soit aussi simple.
– Mais enfin, parlez !
– Allons, Caffridge, assez de mystères !
– Voyons ça, Théodore. »
Il eut un sourire des plus vague et des plus lointain. « Le rapport est là ; jugez par vous-mêmes. »
Il pressa un bouton ; les murs de la coupole se fondirent en une brume grise, les couleurs dansèrent, se précisèrent. Le conseil d’administration devint un agglomérat d’yeux et d’oreilles invisibles projeté dans la cabine de pilotage du vaisseau spatial Gaea. Le point de vue était celui du globe enregistreur au sommet du casque d’Emerson. On voyait ce qu’il voyait, on entendait ce qu’il entendait.
La voix du commandant émergea d’un haut-parleur. « Nous voici en orbite au dessus de la planète deux de l’étoile BCD 1169, Argo Navis IV. Ce qui nous a attirés ici, c’est une série de pulsations de phase c3. Ces pulsations peuvent signaler la présence d’une civilisation technologique très organisée. Naturellement, nous avons donc fait halte pour enquêter. »
Les images changèrent sur les murs de la salle du conseil tandis qu’Emerson s’approchait des commandes. Par la baie d’observation, les administrateurs virent un globe qui se déplaçait sous le vaisseau, illuminé par un soleil invisible.
Emerson détailla les caractéristiques physiques du monde, qui ressemblait à la Terre. « L’atmosphère paraît respirable ; la végétation est comparable à la nôtre. »
Il s’approcha du télécran et, à nouveau, les images projetées sur les murs changèrent. « Les signaux donnaient à envisager la présence d’une population intelligente. Nous n’avons pas été déçus. Les indigènes ne vivent pas en groupes organisés, mais dans des habitations isolées. Faute de mieux, on les a baptisées des palais. » Emerson ajusta l’objectif, augmentant de plusieurs ordres de grandeur l’image sur l’écran. Les administrateurs contemplaient à présent une forêt aussi dense qu’une jungle. La vue en survola le faîte pour s’arrêter sur une clairière de plus d’un kilomètre de diamètre. Le « palais » en occupait le centre : une dizaine de hauts murs, aussi lisses et vertigineux que des falaises, joints dans un désordre apparent. Composés d’une substance métalloïde miroitante, ils ne soutenaient pas de toit. Aucune ouverture, aucune porte n’était visible.
« C’est tout ce qu’on peut observer d’une telle altitude, déclara la voix d’Emerson. Vous remarquerez l’absence de toit, l’absence apparente de tout ameublement. Cela évoque à peine une habitation. Vous remarquerez aussi l’agencement de la clairière, tel un jardin à la française. »
Il s’éloigna du télécran à reculons ; les membres du conseil se virent de nouveau assis dans le poste de pilotage du Gaea. « Nous émettons des symboles internationaux sur toute la gamme. Jusqu’à présent, on n’a reçu aucune réponse. Je pense que nous allons devoir atterrir dans cette clairière. Il y a un risque, mais je doute qu’une espèce aussi sophistiquée soit surprise ou choquée par l’apparition d’un vaisseau spatial étranger. »
III.
Le Gaea se glissa dans l’atmosphère de BCD 1169-2 et sa coque frissonna au contact de l’atmosphère ténue qui lui fouettait les flancs.
Puis Emerson parla dans le capteur du vitaliscope pour noter que le vaisseau survolait la région observée et allait se poser.
Les soutiens d’atterrissage trouvèrent un sol ferme. Une fluctuation se produisit, le temps que les stabilisateurs entrent en action, puis on ressentit l’ancrage. Emerson coupa l’impulsion et le bourdonnement assourdi s’affaiblit jusqu’au silence. L’équipage se tenait prêt, aux postes d’observation, fixant la clairière.
Le palais se dressait au centre, hautes plaques métalloïdes miroitantes. Même d’aussi près, on n’y distinguait aucune ouverture, fenêtre, porte, grille d’aération.
Le terrain alentour était bien entretenu. Les arbres au tronc blanc bordant les allées étaient couverts de feuilles carrées, noires, tournées vers le soleil. Il y avait ça et là des massifs irréguliers de mousse noire, des fougères plumeuses marron et des pousses roses et blanches qu’on aurait prises pour de la barbe à papa. Dans le fond, la forêt s’élevait, amas d’arbres bleu-vert et de fourrés à larges feuilles, rouges, noirs, gris et jaunes.
À bord du Gaea, l’équipage se tenait prêt à repartir au moindre signe d’hostilité.
Le palais n’en manifesta aucun.
Une demi-heure passa. Une petite silhouette surgit devant un mur du palais. Le jeune Cope, le troisième officier, la vit le premier et appela Emerson. « Regardez ! Là ! »
Le commandant augmenta la focale. « C’est un enfant. Un enfant humain ! »
L’équipage s’approcha pour regarder. Parmi les étoiles, la vie intelligente brillait déjà par sa rareté, mais lui découvrir un visage humain…
Emerson augmenta encore la focale.
« C’est un garçon. D’à peu près sept ou huit ans. Il nous regarde, mais il n’a pas l’air particulièrement intéressé. »
L’enfant se tourna vers le palais et disparut. Emerson émit un soupir de surprise. « Vous avez vu ?
– Qu’est-ce qui s’est passé ? » demanda Wilhelm, l’officier en second, grand et blond.
« Il a traversé le mur ! Comme si c’était de l’air ! »
Un long moment s’écoula sans autre signe de vie. La nervosité gagna l’équipage. « Pourquoi ne s’intéressent-ils pas à nous ? se plaignit Smett, l’intendant. Même les enfants s’éloignent sans manifester de curiosité. »
Emerson secoua la tête, perplexe. « Ils ne doivent pas voir de vaisseaux spatiaux tous les jours, pourtant…
– En voilà d’autres ! lança soudain Wilhelm. Deux, trois, six… une fichue tribu ! »
Ils émergeaient de la forêt, silencieux, presque furtifs, seuls ou par deux, hommes et femmes, jusqu’à se retrouver une douzaine près du vaisseau. Ils portaient des tuniques tissées dans un matériau grossier, des chaussures en cuir informes, pareilles à des mocassins. Dagues de tailles diverses et petits instruments complexes de bois et de boyaux pendaient à leur ceinture. C’étaient semble-t-il des durs à cuire, le visage osseux et large, les yeux brillants. Ils marchaient en pliant les genoux, ce qui ajoutait à leur aspect furtif, et gardaient soigneusement le vaisseau entre eux et le palais, comme pour se dissimuler.
« Je n’y comprends rien, dit Emerson. Ce ne sont pas juste des humanoïdes ; ils ont l’air humains à tout point de vue ! » Il se tourna vers Boyd. Le biologiste terminait ses analyses. « Alors, verdict ?
– Une hygiène absolue. Pas de pollen dangereux, pas de protéides dans l’air, rien de remarquable.
– Je sors, décida Emerson.
– Ils paraissent imprévisibles et ils sont armés, protesta Wilhelm.
– Je prends le risque. S’ils étaient vraiment hostiles, je ne crois pas qu’ils s’exposeraient ainsi à tous les regards. »
Wilhelm n’était pas convaincu. « On ne peut jamais savoir ce qu’une race étrangère a dans la tête.
– Tant pis, je sors. Vous tous, vous me couvrez. Restez en alerte au cas où nous devrions partir en vitesse.
– Vous sortez seul ? demanda l’autre, incrédule.
– Inutile de risquer deux vies. »
Le visage carré et osseux de Wilhelm se figea, têtu. « Je viens avec vous. Deux yeux valent mieux qu’un. »
Emerson éclata de rire. « J’ai déjà deux yeux. Et vous êtes mon second. Votre place est ici, à bord. »
Cope, le troisième officier, mince et brun, à peine sorti de l’adolescence, se redressa. « J’aimerais venir avec vous.
– Très bien, Cope. Allons-y. »
Dix minutes plus tard, les deux explorateurs descendaient la rampe d’accès et foulaient le sol de BCD 1169-2. Les hommes et les femmes de la forêt restaient derrière le navire, jetant parfois un regard inquiet vers le palais. À l’apparition d’Emerson et Cope, ils se regroupèrent, prêts à attaquer, à se défendre ou à fuir. Deux d’entre eux glissèrent leurs doigts dans les instruments de bois à leur ceinture qu’Emerson reconnut comme des sortes d’arbalètes. À part ça, pas un geste, amical ou autre.
Il s’arrêta à vingt pas du groupe, leva la main et sourit en espérant avoir l’air amical. « Bonjour. »
Ils le dévisagèrent, échangèrent des murmures. Emerson et Cope avancèrent encore d’un ou deux pas. Ils discernaient les voix, à présent. Un individu dégingandé aux cheveux gris semblant jouir d’une certaine autorité parlait avec une ironie énergique, comme s’il réfutait une absurdité. « Non, non… Ils ne peuvent être des Hommes libres, c’est impossible ! »
L’homme noueux aux yeux porcins auquel il s’adressait rétorqua : « Impossible ? Qui sont-ils alors, d’après toi, si ce ne sont pas des Hommes libres ? »
Emerson et Cope les contemplaient, incrédules. Ces gens parlaient anglais !
« Ce ne sont pas des Maîtres de maison ! décréta un autre. On n’a jamais vu de Maîtres semblables.
– Et ce ne sont pas des serviteurs non plus, bien sûr, dit une quatrième voix tout aussi convaincue.
– Vous tournez autour du pot, tous autant que vous êtes, trancha l’une des femmes. Et si vous leur posiez la question, qu’on en finisse ?! »
Ils parlaient anglais ! Malgré l’accent un peu brouillé, les intonations inhabituelles, il s’agissait de la même langue ! Emerson et Cope s’approchèrent encore d’un pas. Les gens de la forêt se turent et se dandinèrent d’un pied sur l’autre.
« Je suis Richard Emerson. Voici Howard Cope. Qui êtes vous ? »
Le chef grisonnant toisa les explorateurs avec une morgue
étudiée. « Qui nous sommes ? Des Hommes libres, comme vous le savez sans doute. Que faites-vous ici ? De quelle Maison êtes-vous ?
– Nous venons de la Terre, répondit Emerson.
– La Terre ? »
Il considéra les visages neutres. « Vous ne connaissez pas la Terre ?
– Non.
– Mais vous parlez une langue de la Terre ! »
Le chef sourit. « Comment pourrait-on parler autrement ?
– Il existe une multitude de langues », répliqua Emerson avec un rire las.
L’autre secoua la tête, sceptique. « Je ne peux le croire. »
Les deux explorateurs échangèrent un regard perplexe et amusé. « Qui habite le palais ? » voulut savoir Emerson.
Son ignorance laissa le chef incrédule. « Les Maîtres de maison, enfin ! Genarro, Hesphor et les autres. »
Emerson regarda les hauts murs qui semblaient assez mal adaptés, dans l’ensemble, aux nécessités humaines. « Ce sont des hommes, comme nous ?
– Ces éphèbes, des hommes ? ricana le chef, goguenard. Libre à vous. Nous ne les tolérons que pour leurs femelles. » Les hommes échangeaient des commentaires grivois. « Ah ! les douces filles des Maîtres de maison… »
Les femmes sifflèrent de colère. « Elles n’ont pas plus de valeur que les hommes ! » s’exclama une vieille créature à la peau tannée comme du cuir.
Un mouvement de nervosité à la lisière du groupe. « Les voilà ! Les Maîtres de maison ! »
Très vite, de leurs longs pas d’échassier, les primitifs se retirèrent dans la forêt.
Emerson et Cope contournèrent la nef. Un jeune homme, une jeune femme, une fille et le garçon qu’ils avaient déjà aperçu traversaient sans hâte la clairière. C’étaient les êtres les plus beaux qu’ils aient jamais vu. Le jeune homme portait une tenue moulante couverte de sequins émeraude et une coiffe sophistiquée de piques argentées. Le garçon arborait un pantalon rouge, une veste outremer et une casquette azur à visière longue. La jeune femme et la fille étaient quant à elles parées de simples fourreaux de maille blancs et bleus qui s’évasaient à chacun de leurs pas. Elles allaient nu-tête et leurs cheveux pâles voletaient sur leurs épaules.
Ils s’immobilisèrent à quelques mètres du Gaea, observant les astronautes avec une curiosité discrète. Ils avaient un air alerte et intelligent malgré une certaine hauteur sous-jacente. Le jeune homme darda un regard tranquille vers la forêt et pointa une petite baguette. Un nuage sombre s’en échappa et une bulle noire flotta vers la lisière, gonflant de plus en plus.
On entendit des cris de frayeur, une course bruyante. La bulle explosa entre les arbres, semant des centaines de copies plus petites, qui grandirent et explosèrent à leur tour.
Les bruits de fuite diminuaient dans le lointain. Les quatre jeunes Maîtres de maison reportèrent, avec des sourires satisfaits, leur attention sur Emerson et Cope.
« Qui pouvez-vous bien être ? Certes pas des Sauvages ?
– Non, nous ne sommes pas des Sauvages, dit Emerson.
– Mais vous n’êtes pas des Maîtres de maison, déclara le garçon.
– Ni des serviteurs, bien entendu. » La fille devait avoir quelques années de plus, peut-être quatorze ou quinze ans.
« Nous sommes des astrographes, des scientifiques venus de la Terre », expliqua Emerson avec patience.
Comme les primitifs, les Maîtres de maison restèrent confondus. « La Terre ?
– Nom de Dieu ! s’exclama Emerson. Vous devez bien connaître la Terre, ce n’est pas possible autrement ! »
Ils secouèrent la tête.
« Mais vous êtes des êtres humains, des gens de la Terre !
– Non, dit le jeune homme, nous sommes des Maîtres de maison. “La Terre” ne signifie rien pour nous.
– Mais vous parlez notre langue, une langue de la Terre ! »
Ils haussèrent les épaules, l’air enjoué. « Votre peuple peut avoir appris notre langue de bien des manières. »
Le sujet ne semblait guère les intéresser. La jeune femme regarda vers la forêt. « Il vaudrait mieux prendre garde aux Sauvages. S’ils le peuvent, ils vous feront du mal. » Elle se détourna. « Venez, rentrons.
– Attendez ! » s’écria Emerson.
Ils l’observèrent avec une politesse austère. « Oui ?
– Vous n’êtes vraiment pas curieux ? Notre lieu d’origine ne vous intéresse vraiment pas ? »
Quand le jeune homme secoua la tête, souriant, les piques argentés de sa coiffe tintinnabulèrent comme des clochettes. « En quoi nous intéresserait-il ? »
Emerson rit, de surprise autant que d’irritation. « Voici des étrangers venus de l’espace, de la Terre, dont vous maintenez n’avoir jamais entendu parler…
– Précisément. Puisque nous n’avons jamais entendu parler de vous, comment pourriez-vous nous intéresser ? »
L’explorateur leva les bras au ciel. « Comme vous voudrez… Mais vous nous intéressez, vous. »
Le jeune homme opina du chef, acceptant le fait comme allant de soi. Le garçon et la fille s’éloignaient déjà ; la jeune femme s’était retournée à mi-chemin et attendait. Elle lança d’une voix douce : « Allons, viens, Hesphor.
– J’aimerais vous parler, insista Emerson. Il y a là un mystère que nous devrions essayer de résoudre.
– Quel mystère ? Nous sommes des Maîtres de maison et ceci est notre Maison.
– Pourrions-nous la visiter ? »
Le jeune homme hésita. Il jeta un regard vers la jeune femme qui fit la moue et secoua la tête. « Maître Genarro… »
Il grimaça. « Les serviteurs sont partis et Genarro dort. Ils peuvent entrer un moment. »
Elle haussa les épaules, dubitative. « S’il se réveille, il ne sera pas content.
– Ah ! Mais Genarro…
– Mais Genarro, l’interrompit-elle aussitôt, est le Premier Maître de la maison ! »
Hesphor prit un air bougon. « Genarro dort, les serviteurs sont partis, ces sauvages étrangers peuvent entrer. »
Il invita du geste Cope et Emerson. « Venez. »
Les Maîtres de maison traversèrent le parc d’un pas serein, discutant calmement. Les explorateurs, mi-figue mi-raisin, marchaient dans leur sillage. « Fantastique, souffla Emerson. À peine arrivés, et déjà snobés par l’aristocratie locale.
– On n’a pas le choix, j’imagine. Ils possèdent un savoir inimaginable. Cette bulle noire, par exemple. »
Le garçon et la fille atteignirent les murs du palais. Sans la moindre hésitation, ils traversèrent la surface miroitante. Les deux jeunes gens les suivirent. Quand Emerson et Cope, à leur tour, l’atteignirent, ils trouvèrent le mur solide et glacial. Ils tâtèrent la surface lisse, poussant, grattant, exaspérés.
Le garçon retraversa la paroi. « Vous venez ?
– On aimerait bien, dit Emerson.
– C’est solide, là. » Le garçon les dévisagea, narquois. « Vous ne voyez pas où c’est perméable ?
– Non.
– Les Sauvages non plus. » Il pointa son doigt. « Passez là. »
Emerson et Cope traversèrent. Le mur leur sembla un fin rideau d’eau fraîche.
Ils découvrirent un sol bleuâtre où des filaments d’argent semblaient tracer des spirales. Autour d’eux se dressaient les murs, hauts et lisses. À cent mètres du sol des barreaux d’une substance noire inconnue saillaient et l’air tremblotait à leurs extrémités, comme au dessus d’une route brûlée par le soleil.
Il n’y avait pas de meuble dans la salle, pas la moindre trace d’occupation humaine.
« Venez », dit le garçon. Il traversa la pièce, puis la paroi opposée. Emerson et Cope lui emboîtèrent le pas.
« J’espère qu’on retrouvera la sortie, dit ce dernier. Je n’aimerais pas devoir escalader ces murs ! »
Ils aboutirent dans une salle identique, à part le sol, blanc et élastique. Ils se sentaient léger ; leurs pas les portaient plus loin qu’ils ne l’auraient pensé. Le jeune homme et la jeune femme les attendaient. Le garçon recula au travers du mur ; la fille n’était nulle part en vue.
« Nous pouvons vous tenir compagnie un instant, annonça le jeune homme. Nos serviteurs sont absents ; la Maison est calme. Vous désirez peut-être vous restaurer ? » Il tendit les bras sans attendre de réponse. Ses mains se fondirent dans le néant. Ils les retira, amenant une desserte chargée de plateaux et de bols de ce qui semblait être des aliments : fragments de gelée rouge, longs cônes blancs, galettes noires, petits fruits globuleux verts, flacons de liquides de couleurs diverses…
« Vous pouvez manger. » La jeune femme accompagna sa phrase d’un geste d’invite.
« Merci. » Emerson et Cope testèrent la nourriture avec prudence ; étrange, riche, elle chatouillait les papilles comme de l’eau pétillante.
« D’où provient cette nourriture ? s’enquit Emerson. Comment pouvez-vous la tirer du néant ? »
Le jeune Maître de maison regarda ses mains. « Les serviteurs l’y mettent.
– Mais où se la procurent-ils ? »
L’autre haussa les épaules. « Pourquoi nous en soucier, du moment qu’elle est là ?
– Que feriez-vous si vos serviteurs vous quittaient ? voulut savoir Cope, intrigué.
– Cela n’arrivera jamais.
– J’aimerais bien voir vos serviteurs, dit Emerson.
– Ils ne sont pas là pour l’instant. » Le jeune homme ôta sa coiffe et la fourra dans une niche invisible. « Parlez-nous de votre “Terre”.
– C’est une planète semblable à celle-ci, mais hommes et femmes y mènent une vie très différente de la vôtre.
– Vous avez des serviteurs ?
– À présent, non, aucun de nous n’a de serviteur.
– Hum ! laissa échapper la jeune femme avec un dédain à peine dissimulé. Tout comme les Sauvages. »
Cope s’enhardit. « Depuis combien de temps vivez-vous ici ? »
La question laissa les Maîtres de maison interloqués. « “Combien de temps” ? Que voulez-vous dire ?
– Combien d’années ?
– Qu’est-ce que c’est encore que votre “année” ?
– Une unité de temps, l’intervalle qu’il faut à une planète pour effectuer sa révolution autour de son soleil. Comme un jour est le temps qu’il lui faut pour tourner sur elle-même. »
Les Maîtres de maison parurent amusés. « Quelle étrange idée, magnifiquement arbitraire ! À quoi peut bien servir un tel concept ?
– Nous trouvons la mesure du temps utile », dit Emerson d’un ton sec.
Les Maîtres de maison échangèrent des sourires. « C’est possible, déclara Hesphor.
– Qui sont les Sauvages ? demanda Cope.
– De la racaille ! » La jeune femme frémit. « Expulsée des Maisons où la place manque.
– Ils nous harcèlent sans cesse. Ils essaient de nous voler nos femmes… » Le jeune homme leva la main. « Écoutez ! » La jeune femme et lui se regardèrent.
Emerson et Cope n’entendaient rien.
« Le Seigneur Genarro, dit-elle. Il arrive. »
Hesphor scruta le mur, gêné, jeta un coup d’œil vers les deux explorateurs, puis se campa au milieu de la pièce.
Dans un bruit ténu, un homme grand, les cheveux cuivrés, les yeux bleu glace, vêtu de noir brillant et coiffé d’un heaume noir, traversa le mur avec grâce. Il avisa Emerson et Cope et s’approcha à grands pas. « Que font ici ces sales sauvages ? Avez-vous tous perdu la raison ? Dehors ! Qu’on les mette dehors ! »
Hesphor s’interposa. « Ce sont des étrangers venus d’un autre monde. Ils ne nous veulent aucun mal.
– Dehors ! Sur-le-champ ! Ils mangent notre nourriture ! Ils reluquent Dame Faelm ! » Il avança, menaçant ; Emerson et Cope reculèrent. « Dehors ! Sauvages !
– Comme vous voudrez, dit Emerson. Montrez-nous le chemin de la sortie.
– Un instant ! intervint Hesphor. Ce sont mes invités. Ils sont sous ma responsabilité. »
Genarro tourna son déplaisir contre le jeune Maître de maison. « Tu veux rejoindre les Sauvages, peut-être ? »
Hesphor affronta son regard, puis baissa la tête, vaincu. Il marmonna : « Très bien, ils s’en vont. » Il siffla ; le garçon traversa le mur. « Ramène ces étrangers à leur vaisseau.
– Et vite ! hurla Genarro. Ça pue ici ! Ils sont couverts de crasse !
– Par ici ! » Le garçon retraversa le mur en toute hâte. Emerson et Cope le suivirent avec empressement.
Ils traversèrent encore deux parois avant de se retrouver à l’air libre. Cope poussa un profond soupir. « L’hospitalité de maître Genarro laisse nettement à désirer. »
La fille sortit du palais et rejoignit le garçon.
« Venez, dit-il, nous vous ramenons à votre vaisseau. Vous feriez mieux de partir avant le retour des serviteurs. »
Emerson jeta un regard en arrière vers le Palais et haussa les épaules. « Allons-y. »
Ils suivirent le petit garçon et l’adolescente dans le jardin ornemental parmi les arbres au tronc blanc, les lits de mousse noire, les arbustes rose et blanc. Le Gaea, à l’autre extrémité de la clairière, leur parut familier et rassurant ; Emerson et Cope pressèrent le pas.
Passant près d’un bosquet de bambous à tiges grises, ils entendirent un froissement de végétation et se retrouvèrent encerclés par les Sauvages. On empoigna Emerson et Cope ; on les délesta de leurs armes.
Le garçon et la fille se débattaient, lançaient des coups de pieds, hurlaient, mais ils furent vite réduits à l’impuissance. Ligotés, on les tira vers la forêt.
« Délivrez-nous ! hurla le garçon. Les serviteurs vont vous pulvériser !
– Les serviteurs sont partis ! s’esclaffa le chef. Et j’ai ce que je voulais depuis des années : une fille des Maîtres de maison, belle et fraîche. »
L’adolescente sanglota, cria, tira sur ses liens ; le garçon se débattit de toutes ses forces. « Du calme, gamin ! le prévint le chef. On se retient déjà de te trancher la gorge.
– Pourquoi nous emmener, nous ? haleta Emerson. Nous n’avons aucune valeur pour vous.
– Votre valeur se limite à ce que vos compagnons seront prêts à donner pour vous récupérer. » Le chef sourit d’un air sagace. « Des armes ! Du bon tissu ! De bonnes chaussures !
– On n’emporte pas ce genre de choses avec nous !
– Vous resterez prisonniers le temps qu’il faudra pour les obtenir », lui promit le chef.
La forêt n’était plus qu’à cinquante mètres. Le garçon se jeta à plat ventre, la fille l’imita. Emerson sentit la prise qui le maintenait se relâcher ; il se libéra, prêt à se battre, frappa un Sauvage qui tomba par terre. Le chef brandit son arbalète et visa. « Un geste et tu es mort ! »
Emerson s’immobilisa. Les Sauvages saisirent les enfants et le groupe reprit sa route.
Mais, à présent, on avait remarqué le raid depuis le palais ; l’air frémit d’un étrange sifflement aigu. Un champ d’énergie noire pulsa en haut des murs. Les Sauvages pressèrent le pas.
Un éventail d’énergie noire quitta le palais et se planta dans le sol à la lisière de la forêt. Les Sauvages s’arrêtèrent net. Impossible de fuir par là. Ils firent demi-tour pour longer l’orée de la clairière en courant.
Genarro et Hesphor sortaient du Palais, suivis de Faelm et d’une autre femme. La voix de Genarro tonna, pleine de menace et de passion.
Les Sauvages se mirent à haleter, à émettre des sanglots rauques. « Vite, vite, vite ! croassa le chef. C’est Genarro, le Maître de maison.
– Tue-les, cria l’un de ses hommes. Tue-les, et cours ! »
Emerson se dégagea et sauta sur le chef. Ils roulèrent sur le gazon.
Cope s’était libéré lui aussi ; son garde recula d’un bond et empoigna son arbalète. Le jeune officier se jeta à terre et le projectile siffla au-dessus de sa tête.
Les autres Sauvages hésitaient, se tournaient de-ci de-là, irrésolus.
Génarro et Hesphor se rapprochaient ; les Sauvages leur décochèrent une volée de traits. Génarro trébucha, se griffa la gorge. Hesphor pointa une arme de poing, mais n’osa pas l’utiliser, de peur de toucher le garçon et la fille. Génarro tomba à genoux, puis bascula face contre terre. Hesphor le considéra, hébété.
Les Sauvages rechargèrent leurs arbalètes, les levèrent, et les laissèrent retomber pour rester figés, frappés d’horreur. « Les serviteurs ! »
Ils détalèrent dans la forêt. Emerson se releva, laissant le chef inerte à ses pieds ; alors il regarda vers le palais.
Des ombres monstrueuses palpitaient au sommet des murs.
Il saisit Cope par le bras. « On file d’ici !
– Je vous suis ! »
Ils coururent comme des lapins vers le Gaea tout proche. Derrière eux, l’air frémit ; une rumeur furieuse s’éleva.
Emerson ne risqua qu’un seul coup d’œil par-dessus son épaule ; il vit les Sauvages qui cavalaient dans le désordre le plus complet. Soudain, l’un d’eux s’effondra et se ratatina par terre comme sous l’impact d’un énorme marteau. Les deux explorateurs couraient, en plein cauchemar. Le Gaea se dressa devant eux ; ils se précipitèrent au sommet de la rampe et plongèrent dans le sas.
« On décolle ! cria Emerson. Vite, partons ! »
Leurs compagnons d’équipage, livides et inquiets, s’étaient tenus prêts. La porte se referma, le rugissement de la propulsion ébranla la coque et le Gaea décolla.
Une ombre noire enveloppa les hublots ; le vaisseau tressauta, fit une première embardée, puis une douzaine d’autres, dans toutes les directions. À bord, chacun ressentit une vive douleur, comme si on extirpait son cerveau de sa boîte crânienne. Une période de confusion s’ensuivit.
Puis le calme revint. Le Gaea filait sans à-coups.
Ils se trouvaient dans l’espace, à l’écart de toute étoile.
Peu à peu, l’équipage reprit ses esprits. Les hommes se dévisageaient, pâles comme la mort.
Emerson effectua un relevé à vue. Ils étaient loin, très loin de BCD-1169.
Sans commentaire, il mit le cap sur la Terre.
IV.
Les images du vitaloscope s’évanouirent. Les administrateurs de la Société d’Astrographie demeurèrent assis, rigides.
Théodore Caffridge prit la parole. Sa voix semblait neutre et prosaïque.
« Comme vous avez pu le voir, le commandant Emerson et son équipage ont vécu une expérience particulière.
– Particulière ? » Ben Heynauld émit un sifflement. « Bel euphémisme !
– Mais qu’est-ce que ça signifie ? demanda Pritchard. Ces gens qui parlent anglais !
– Et qui ignorent tout de la Terre !
– Emerson et moi avons formulé une hypothèse, reprit Caffridge de sa voix sans timbre. Nous étions mystifiés, nous aussi. Qui sont les Maîtres de maison ? Comment peuvent-ils parler une langue terrienne et tout ignorer de notre planète ? Comment contrôlent-ils leurs serviteurs, ces épouvantables créatures qu’on ne distingue que sous la forme d’ombres et de lumières ? »
Il s’interrompit. Nul n’émit le moindre commentaire. « Le commandant Emerson, reprit-il, n’avait pas de réponse à ces questions. Moi non plus. Nous restions totalement perplexes. Alors il s’est produit un événement très ordinaire, tout à fait insignifiant en soi. Pourtant, il nous a éclairés l’un comme l’autre.
» Ce qui s’est passé, c’est que mon chat, Sarvis, est entré. Il s’est servi de sa chatière, mon petit Maître de maison, il est entré dans son palais et il est allé jusqu’à son bol chercher son dîner. »
Un silence glacial s’abattit sur la salle du conseil, un arrêt du temps produit par la surprise et le choc.
Puis quelqu’un toussa, on entendit une respiration sifflante, un rire nerveux, des mouvements de gêne.
« Théodore, s’enquit Ben Heynauld d’une voix sourde, que voulez-vous dire ?
– Je vous ai exposé les faits. Vous devez arriver à vos propres conclusions.
– C’était une blague, sûrement, grommela Paul Pritchard. Il n’y a pas d’autre explication. Une bande de fêlés coupés du réel… »
Caffridge sourit. « Vous devriez discuter de cette théorie avec le commandant. »
Pritchard se tut.
« Emerson estime qu’il a eu de la chance », poursuivit Caffridge, pensif. « J’ai tendance à être d’accord avec lui. Si un animal sauvage s’introduisait chez moi et tuait Sarvis, je considèrerais cela comme une agression de la plus extrême gravité. Je ne serais peut-être pas aussi magnanime.
– Que pouvons-nous faire ? » murmura Haynault.
Caffridge alla à la fenêtre scruter le ciel méridional. « Espérer qu’ils ont déjà autant de Maîtres de maison qu’ils le souhaitent. Sans quoi… aucun de nous ne sera à l’abri. »