En attendant la parution en numérique de Sous des cieux étrangers, deuxième recueil de novellas de Lucius Shepard paru au Bélial’, le blog vous propose d’entrer dans la Radieuse étoile verte. Radieuse étoile verte, cirque itinérant où le jeune héritier de l’une des plus grandes fortunes du Viêt-Nam a passé toute son enfance, en attendant d’accomplir la mission que lui a confiée sa mère : tuer son propre père…
Radieuse étoile verte
Cette nouvelle de Lucius Shepard , parue originellement dans le numéro 51 de Bifrost puis dans le recueil Sous des cieux étrangers, vous est proposée gratuitement à la lecture et au téléchargement du 1er au 31 décembre 2012. Retrouvez chaque mois une nouvelle gratuite dans la rubrique Interstyles.
« Circus »
CC-BY 2.0 alainlm
Plusieurs mois avant mon treizième anniversaire, ma mère m’a visité en rêve afin de m’expliquer pourquoi elle m’avait envoyé vivre dans un cirque sept ans plus tôt. Sauf erreur de ma part, ce rêve était un Mitsubishi, une biopuce de la gamme Moonflower qui dominait le marché de la pornographie à cette époque ; programmé pour s’activer une fois que ma production de testostérone aurait atteint un niveau déterminé, il présentait une Asiatique au corps sculptural, sur lequel ma mère avait apparemment greffé son visage. J’ai supposé que, pressée par le temps, elle avait été obligée d’utiliser ce qu’elle avait sous la main ; d’un autre côté, vu la complexité machiavélique de notre histoire familiale, je me suis demandé par la suite si elle n’avait pas délibérément choisi une puce porno afin de provoquer en moi un conflit œdipien de nature à souligner l’urgence de son message.
Dans ce rêve, ma mère m’a appris qu’une fois parvenu à l’âge de dix-huit ans, j’étais censé entrer en possession des fonds que m’avait légués mon grand-père maternel, un capital qui ferait de moi l’homme le plus riche du Viêt-nam. En me gardant auprès d’elle, elle craignait que mon père me persuadât de lui céder le contrôle de ces fonds, après quoi il se serait empressé de me tuer. La seule façon pour elle d’assurer ma sécurité était de me confier aux bons soins de son vieil ami Vang Ky. Si tout se passait comme prévu, je disposerais de plusieurs années pour réfléchir à l’alternative suivante : soit revendiquer mon héritage, soit y renoncer et continuer de vivre dans l’anonymat qui, seul, pouvait garantir ma survie. Elle comptait sur Vang pour m’éduquer d’une façon qui me préparerait à bien peser ma décision.
Inutile de dire que je me suis réveillé en larmes. Peu de temps après m’avoir accueilli, Vang m’avait appris que ma mère était morte, probablement par la faute de mon père ; mais cette nouvelle preuve de sa perfidie, délivrée dans une atmosphère de tendresse et de courage enrichie d’un érotisme aussi intense que déconcertant, n’a fait qu’accroître mon amertume et aiguiser mon chagrin. Je n’ai plus fermé l’œil de la nuit, et seul l’étrange chant des rainettes est parvenu à me distraire de mon désespoir, qui semblait frémir dans ma cervelle tel un parasite gélatineux animé d’intentions hostiles.
Le lendemain matin, je suis allé voir Vang pour lui raconter mon rêve et lui demander conseil. Il se trouvait dans la minuscule caravane en désordre qui lui servait de bureau et de domicile, plongé dans l’examen de sa comptabilité : un petit homme frêle, la soixantaine bien sonnée, aux cheveux gris coupés ras, vêtu d’une chemise blanche à col ouvert et d’un pantalon de coton vert. Il avait un visage des plus allongés — en particulier entre les pommettes et les mâchoires — et des traits fort délicats, presque féminins, ce qui lui donnait l’air matois et le faisait ressembler à une sorcière ; mais bien qu’il fût capable de ruse, et que je l’aie parfois soupçonné d’être doué de pouvoirs surnaturels, du moins lorsqu’il s’agissait de me prendre en défaut, l’image que je me faisais alors de lui était celle d’un homme renfermé, qui s’estimait brimé par le monde et n’aimait que le cirque, les livres et la calligraphie. Il lui arrivait de fumer de l’opium, mais c’était peu ou prou son seul vice, et, bien qu’il m’ait souvent parlé de sa famille, de sa carrière de fonctionnaire (il affirmait avoir gardé des contacts avec ses anciens collègues) et de sa vie qu’il jugeait riche de joies mais aussi d’erreurs dictées par la passion, je pense aujourd’hui qu’il avait déjà entrepris de se détacher de tout cela, de se retirer du monde des sens.
« Tu dois étudier la situation. » En prononçant ces mots, il s’est agité sur son siège, ce qui a eu pour effet de faire trembler la cloison derrière lui, et l’une des affichettes empilées dans un placard mural s’est envolée pour atterrir sur le bureau ; il l’a chassée d’un geste et, l’espace d’un instant, elle a flotté dans les airs devant moi, comme brandie par la main d’un esprit, image réaliste aux tons pastel d’un splendide chapiteau — mille fois plus splendide que celui qui abritait nos numéros —, légendée d’un texte rédigé à la main et annonçant l’arrivée imminente du Cirque de la Radieuse Étoile verte.
« Tu dois apprendre tout ce qu’il y a à savoir sur ton père et ses associés, a-t-il repris. Ainsi, tu pourras découvrir ses faiblesses et définir ses forces. Mais avant tout, il faut que tu continues de vivre, car c’est là le plus important. L’homme que tu deviendras devra déterminer la meilleure façon d’exploiter les connaissances que tu auras acquises, et veiller en outre à ce que ses études ne tournent pas à l’obsession, de crainte d’obscurcir son jugement. Bien entendu, tout ceci est plus facile à dire qu’à faire. Pourtant, si tu t’attelles à cette tâche de façon raisonnable, tu parviendras à tes fins. »
Je lui ai demandé comment procéder pour rassembler les informations nécessaires, aussi a-t-il désigné un placard mural fermé par une porte vitrée qui contenait des carnets de notes et des sorties papier ; le placard surplombait une commode où un chat roux dormait sur une radio hors d’usage à côté de photos encadrées représentant son épouse, sa fille et son petit-fils, qui avaient tous péri jadis dans un accident d’avion.
« Commence par chercher ici. Quand tu auras fini, mes amis fonctionnaires nous fourniront les relevés financiers de ton père et diverses archives. »
Comme je m’avançais d’un pas prudent — des piles de journaux, de magazines et de classeurs se dressaient comme autant d’obstacles entre le placard et moi —, Vang m’a arrêté d’un geste de la main. « D’abord, tu dois vivre. Nous t’accorderons quelques heures par jour pour tes études, mais n’oublions pas que tu es avant tout un membre de ma troupe. Fais ton travail. Ensuite, tu viendras me voir et nous élaborerons ensemble ton emploi du temps. »
Devant lui, outre son ordinateur, se trouvaient une tasse de crème au café et une assiette en plastique contenant des tranches de melon. Il m’en a offert une et, les doigts croisés sur le ventre, m’a regardé pendant que je la mangeais. « Souhaites-tu un peu de temps pour honorer la mémoire de ta mère ? Je suppose que nous pouvons nous passer de tes services pendant la matinée.
– Pas maintenant. Plus tard, peut-être… »
J’ai fini mon melon, j’ai posé le bout de peau sur l’assiette et je me suis tourné vers la porte, mais il m’a lancé :
« Philip, je ne puis réparer le passé, mais je puis assurer ton avenir, du moins dans une certaine mesure. J’ai fait de toi mon héritier. Un jour, le cirque t’appartiendra. Tout ce que je possède sera à toi. »
Je l’ai fixé d’un œil intrigué, doutant de la véracité de ses propos bien que ceux-ci aient été dénués d’ambiguïté.
« Ce n’est sans doute pas grand-chose à tes yeux, a-t-il repris. Mais tu découvriras un jour que les apparences sont parfois trompeuses. »
Je me suis confondu en remerciements, mais il m’a enjoint le silence d’une grimace et d’un geste sec — les effusions le mettaient mal à l’aise. Il m’a de nouveau ordonné de faire mon travail.
« Occupe-toi du major dès que possible. Il a eu une nuit difficile. Il sera ravi de te voir, j’en suis sûr. »
*
Le Cirque de la Radieuse Étoile verte ne s’inscrivait pas dans la tradition des grandioses spectacles itinérants du siècle précédent. Durant tout le temps que j’y ai passé, il n’abritait pas plus de huit artistes et une poignée de phénomènes de foire, des animaux devenus fabuleux du fait de modifications génétiques : un couple de tigres miniatures pourvus de mains en guise de pattes, un singe possédant un vocabulaire de trente-sept mots, et cætera. Les numéros que nous présentions n’étaient guère raffinés ; la concurrence n’avait rien à craindre de nous, que ce soit les grands cirques de Hanoi, de Huê ou de Saigon, ni même les petits cirques tournant dans les campagnes. Mais les villageois voyaient en nous un lien avec un passé qu’ils vénéraient, et le charme primitif de nos numéros alimentait leur nostalgie — c’était comme si nous avions transporté les jours enfuis dans nos bagages, et nous tirions profit de cette illusion, limitant nos tournées aux régions les plus rurales qui nous apparaissaient comme des vestiges d’un autre siècle. Même lorsque l’occasion s’en présentait, Vang refusait de planter son chapiteau dans les zones les plus peuplées, prétextant que les autorités locales auraient exigé des taxes et des pots-de-vin prohibitifs. C’est pourquoi je n’ai pas mis les pieds dans une ville durant mes dix-huit premières années d’existence, de sorte que je me suis fait de mon pays l’idée que peut s’en faire un touriste, ne cessant d’en parcourir les routes sans jamais m’éloigner du groupe auquel j’appartenais. Nous sillonnions le nord et le centre du Viêt-nam avec nos trois vieux camions roulant au méthane, dont l’un tractait la caravane de Vang, plantant nos tentes dans des champs, des cours d’écoles et des terrains de football, sans jamais passer plus de quelques jours dans un lieu donné. De temps à autre, à l’occasion d’une fête organisée par quelque riche famille, nous joignions nos forces à celles d’une autre troupe ; mais Vang ne participait qu’à contrecœur à de telles représentations, car la foule plongeait dans l’agitation le plus précieux de nos phénomènes, dont la santé fragile exigeait des ménagements.
Aujourd’hui encore, le major demeure un mystère à mes yeux. Je ne sais pas s’il était bien celui qu’il affirmait être ; je ne pense même pas que lui-même l’ait su — lorsqu’il était question de son identité, ses déclarations se faisaient vagues et floues, et il n’y avait qu’un seul point sur lequel elles ne variaient jamais : il était orphelin, c’étaient son oncle et sa tante qui l’avaient élevé, et, comme il ne s’était jamais marié, il était le dernier de sa lignée. En outre, je ne saurais dire si de telles affirmations relevaient du souvenir, de l’illusion ou de la programmation. Nous affirmions à notre public qu’elles étaient la pure vérité et présentions notre phénomène comme étant le major Martin Boyette, le dernier prisonnier survivant de la guerre contre les Américains, aujourd’hui plus que centenaire et horriblement défiguré, son physique comme sa longévité découlant d’expériences génétiques de type viral — tel était du moins le diagnostic d’un médecin de Hanoi ayant traité le major à l’issue d’une de ses crises. Comme l’Asie du Sud-Est avait servi de théâtre à quantité d’expériences illégales au début du xxie siècle, cette conclusion n’avait rien de farfelu. Le major Boyette ne conservait cependant aucun souvenir des épreuves qui avaient fait de lui un monstre, qui plus est doué d’une exceptionnelle longévité — du moins à l’en croire.
*
Ce jour-là, le cirque faisait étape près du village de Cam Lo, et nous avions dressé la tente abritant le major à la lisière de la jungle. Il aimait bien la jungle, pour ses bruits, sa pénombre et le réconfort de son huis clos — son angoisse était telle à l’idée de s’avancer à découvert que, pour gagner le chapiteau au moment d’entrer en piste et pour en revenir à l’issue de sa représentation, il avait besoin d’une escorte armée d’ombrelles pour le protéger du ciel et des regards, de Dieu comme des hommes. Pourtant, une fois sur la piste, comme si les exigences de son numéro neutralisaient sa terreur de l’espace et des yeux posés sur lui, il s’avançait d’un pas conquérant et s’approchait tout près des gradins, si bien que les enfants se détournaient et les femmes se voilaient la face. Sa peau pendait à sa carcasse en épais replis noirs (c’était un Afro-américain) qui, lorsqu’il levait les bras, se déployaient comme des ailes de chauve-souris ; son visage, à moitié dissimulé par ce qui ressemblait à une voilette de cuir, évoquait ces faces fantasmagoriques qu’on croit voir émerger du dessin de l’écorce d’un arbre, une forme vaguement humaine mais animée d’une force plus primitive que l’âme humaine, moins consciente d’elle-même. Des éclats phosphorescents piquetaient les profondeurs de ses yeux noirs. Il ne portait pour tout vêtement qu’une robe grise et élimée et s’aidait pour marcher d’une canne taillée dans du bois de papayer — on l’aurait aisément pris pour un prophète réchappé de l’enfer, tout imprégné encore d’une odeur de soufre, de magie et de destinée. Mais lorsqu’il prenait la parole de sa voix de basse éraillée, se lançant dans des récits de la guerre contre les Américains, relatant les exploits des infortunés héros du Viêt-cong qui avaient mobilisé des forces surnaturelles, il cessait d’exsuder la souffrance et la menace, et sa laideur devenait partie intégrante de sa puissance, comme s’il était un poète ayant sacrifié des charmes superficiels afin d’exprimer sa beauté intérieure avec plus d’éloquence. Les spectateurs étaient conquis, leur inquiétude tournait au ravissement et ils lui réservaient des ovations enthousiastes… mais ils ne le voyaient jamais comme je l’ai vu ce matin-là : un colosse décrépit en proie à un délire sénile, cédant à une terreur aveuglante chaque fois que résonnait un bruit au-dehors. Vautré dans ses propres déjections, trop faible ou trop abruti pour seulement bouger.
Lorsque je suis entré dans sa tente, réagissant par une grimace à la puanteur qui y régnait, il a passé la tête sous son épaule et tenté de se draper dans les replis fétides de sa peau. Je lui ai parlé d’une voix douce, comme à un animal effaré, et j’ai réussi à le convaincre de se lever. Une fois qu’il a été debout, je l’ai lavé avec soin, versant plusieurs baquets d’eau chaude sur son épiderme convulsionné ; quand j’ai été satisfait du résultat, j’ai apporté des branches fraîchement coupées dont je lui ai fait une paillasse. Il s’est assis dessus tant bien que mal et a attaqué le bol de riz et de légumes qui lui faisait office de petit déjeuner, roulant chaque portion en boule avant de l’insérer au fond de sa bouche — il avait souvent des problèmes pour déglutir.
« C’est bon ? » Il m’a répondu par un grondement affirmatif. Je distinguais dans la pénombre le semis de lumière qui éclairait ses yeux.
Je détestais m’occuper du major (raison pour laquelle, sans doute, Vang m’avait confié cette tâche). Sa condition physique ne m’inspirait que répugnance et, bien que la guerre contre les Américains ait cessé d’être une question brûlante, je lui en voulais de représenter une certaine réalité historique — comme j’étais mi-américain, mi-vietnamien, l’époque dont il était issu m’était doublement douloureuse. Mais ce matin-là, sans doute affranchi de mes préjugés par le message de ma mère, je me suis retrouvé littéralement fasciné par sa présence. C’était comme si j’assistais au repas d’une créature mythologique, une chimère ou une manticore, et j’ai cru percevoir en lui l’âme d’un conteur inspiré, une lumineuse parcelle d’essence vitale persistant à brûler sous cette ruine ravagée qu’était son visage.
« Sais-tu qui je suis ? » lui ai-je demandé.
Il a dégluti et m’a fixé de ses yeux hantés et scintillants. J’ai répété ma question.
« Philip. » Il a prononcé mon nom d’une voix atone, comme s’il s’agissait d’un mot qu’il avait appris sans le comprendre.
Je me suis demandé s’il était bien — ainsi que le supposait Vang — un homme ordinaire que l’on avait transformé en monstre, le bourrant jusqu’à la gueule de souvenirs factices et de légendes glorieuses, soit pour le punir d’un crime indéterminé, soit pour satisfaire à un caprice. Se pouvait-il qu’il soit bien celui qu’il prétendait être ? Une aberration de l’Histoire, un messager du passé dont les récits recelaient un fond de vérité, à l’image de cette biopuce qui contenait la vérité de ma mère ? Tout ce que je savais avec certitude, c’était que Vang l’avait acheté à un autre cirque, dont le propriétaire l’avait trouvé dans la jungle de Quan Tri, soigné et nourri par des villageois qui le considéraient comme une manifestation spirituelle.
Une fois qu’il eut mangé son riz, je lui ai demandé de me parler de la guerre et il s’est lancé dans l’un de ses récits mystiques ; mais j’y ai coupé court en disant : « Parle-moi de la vraie guerre. Celle où tu t’es battu. »
Il s’est tu et, lorsqu’il a fini par reprendre la parole, ce n’était pas avec la voix tonnante qu’il adoptait devant le public, mais dans un murmure malaisé.
« La compagnie était au complet… quand on a débarqué à la base. Dix mai. Mille neuf cent soixante-sept. Les gars du génie venaient tout juste de l’édifier et… et… il y avait encore… » Une pause pour reprendre son souffle. « La base était située près de la frontière laotienne. Surplombant une plantation d’hévéas défoliée. Devant nous, une grande plaine rouge… et des barbelés. Mais derrière nous… la jungle… elle était bien trop près. On l’a nettoyée grâce à notre artillerie. Nos batteries étaient réglées au micropoil. Tous les arbres se sont effondrés dans la même direction… comme balayés par… une main invisible. »
Sans se départir de ses accents éraillés, sa voix a pris de l’assurance et il a esquissé quelques gestes pour illustrer son propos, arrachant des bruissements sourds aux replis caoutchouteux de sa peau ; les éclats qui luisaient dans ses yeux se sont faits plus intenses, et on aurait cru qu’ils allaient s’ouvrir sur un champ de bataille en pleine nuit, un lieu incroyablement lointain dans l’espace comme dans le temps.
« On avait donné à la base le nom de Rubis à cause de cette terre rouge. Mais ce rouge-là ne devait rien au rubis, c’était la couleur du sang séché. On a tenu bon pendant des mois, sans trop rencontrer de résistance. Pourtant, on s’attendait à en baver, et ça faisait tout drôle de rester là sans rien faire, à part envoyer les patrouilles réglementaires. J’ai bien tenté d’imposer un peu de discipline, mais c’était sans espoir. Tout le monde tirait au flanc. Tout le monde se droguait. Si j’avais appliqué le règlement à la lettre, tous les gars l’auraient senti passer. Mais à quoi bon ? On ne faisait pas vraiment la guerre. On tenait une position, c’est tout. On appliquait une politique aberrante ou inexistante. Alors, je me suis contenté de faire respecter un semblant de discipline, mais la volonté des hommes succombait peu à peu à la chaleur de l’été et à la mousson.
» Octobre est arrivé, et la pluie s’est un peu calmée. Toujours aucun signe côté ennemi, mais j’avais l’impression qu’il se préparait quelque chose. J’en ai discuté avec le commandant de mon bataillon. Il était de mon avis. D’après nos services de renseignements, l’ennemi préparait une campagne pour l’automne et l’hiver prochains, avec la fête du Têt pour point culminant. Mais personne ne prenait cette hypothèse au sérieux. Ni moi, ni les autres. J’étais un soldat professionnel qui s’emmerdait ferme depuis six mois, et j’avais envie d’en découdre. J’étais tellement pressé de me battre que j’en ai oublié toute jugeote. Je n’ai pas vu les signes avant-coureurs, je… j’ai refusé… je… »
Il s’est tu et a donné un coup de patte dans l’air — pour repousser une apparition quelconque, je présume ; puis il a poussé un cri d’angoisse, s’est pris la tête entre les mains et s’est mis à trembler, comme soudain saisi de fièvre.
Je suis resté auprès de lui jusqu’à ce que, totalement épuisé, il sombre dans un état de fugue, fixant le sol d’un œil éteint. Son immobilité était telle que, si j’étais tombé sur lui en pleine jungle, je l’aurais pris pour un hideux amas de racines anthropomorphe. Seul son souffle rauque et graillonnant démentait cette impression. Je ne savais quoi penser de son récit. De par son style brut, il était fort différent de ceux qu’il faisait dans le cadre de son numéro, ce qui lui conférait une certaine crédibilité ; mais je me suis rappelé qu’il recourait au même registre lorsqu’on l’interrogeait sur son identité. Toutefois, le caractère ambigu de sa tragédie personnelle ne diminuait en rien la fascination que m’inspirait ce nouveau mystère. C’était comme si, en époussetant un vase sur une étagère, je l’avais retourné pour la première fois, découvrant au-dessous de lui le plan d’un labyrinthe qui attirait irrésistiblement mon regard et me promettait, pour peu que je parvienne à déchiffrer le glyphe inscrit en son centre, la révélation de quelque ultime savoir, sinistre autant que séduisant. Non point un secret, mais plutôt la source de tous les secrets. Non point la vérité, mais les fondations même de la vérité et du mensonge. Je n’étais qu’un enfant — une moitié d’enfant, même —, aussi ne pourrais-je dire comment je suis parvenu à cette conclusion, si illusoire fût-elle. Mais je peux affirmer avec certitude pourquoi elle me paraissait si importante : je me sentais intimement lié au major et pressentais par là même que son mystère n’était pas sans rapport avec le mien.
*
Exception faite de mes nouvelles études, destinées à me faire découvrir les activités de mon père, et de la nouvelle dimension de ma relation avec le major Boyette, auprès duquel je me rendais à la moindre occasion, ma vie est plus ou moins restée la même au cours des années suivantes, se partageant entre le voyage et la piste (je travaillais comme clown tout en apprenant le lancer de couteaux), sans parler des autres plaisirs et aléas de la Radieuse Étoile verte. Ces années ont connu leur content de changements, bien entendu. Vang est devenu encore plus frêle et plus renfermé, la santé mentale du major s’est détériorée et quatre membres de la troupe sont partis et ont été remplacés. Nous avons recruté deux acrobates, Kim et Kai, deux jolies sœurs coréennes âgées de sept et dix ans — des orphelines élevées dans un autre cirque —, et un clown du nom de Tranh, un quadragénaire au visage lunaire dont le ventre proéminent ne diminuait ni la souplesse, ni l’énergie. Mais, à mes yeux, le plus important de ces nouveaux éléments n’était autre que Tan, la propre nièce de Vang, une jeune fille mince venue de Huê dont je suis immédiatement tombé amoureux.
Tan avait près de dix-sept ans lorsqu’elle nous a rejoints, soit un an de plus que moi, une différence qui paraissait insurmontable à ma sensibilité d’adolescent. Ses cheveux d’un noir luisant lui descendaient jusqu’à la taille, sa peau avait la couleur du santal lustré d’or et son visage était un superbe camée où se mêlaient modestie et sensualité. D’une santé fragile, son père s’était fait télécharger, ainsi que son épouse, dans une communauté virtuelle gérée par l’IA Sony — Tan était alors devenue la pupille de son oncle. Bien que n’ayant aucun talent de forain, elle faisait sa part de travail, se vêtant de tenues aguicheuses, dansant, participant aux numéros comiques et servant de cible à notre lanceur de couteaux, Dat, un jeune homme taciturne dont le nom de scène était James Bond Cochise. Lorsqu’il faisait équipe avec Mei, sa partenaire habituelle — une jeune femme grassouillette d’origine taïwanaise qui nous servait aussi d’infirmière, du fait de sa maîtrise de la médecine par les plantes —, les couteaux de Dat se plantaient à un centimètre de sa chair ; mais lorsque Tan prenait sa place sur le chevalet, il faisait montre d’une grande prudence et respectait une marge de sécurité de vingt centimètres, un contraste qui déclenchait l’hilarité du public.
Durant les mois qui ont suivi l’arrivée de Tan, c’est à peine si je lui ai adressé la parole, et je ne l’ai fait que pour des questions pratiques ; j’étais trop timide pour engager la conversation avec elle. Je souhaitais de tout mon cœur atteindre mes dix-huit ans et devenir majeur, supposant qu’il m’échoirait tout naturellement une assurance d’adulte. Quoi qu’il en soit, mon manque de confiance en moi me condamnait à l’admirer de loin, à imaginer de tendres conversations et autres moments d’intimité, à brûler de frustration comme tout bon amoureux transi. Puis, un jour, alors que je m’étais assis près de la caravane de Vang pour examiner des documents portant sur les investissements de mon père, elle s’est approchée de moi, vêtue d’un chemisier blanc et d’un pantalon noir flottant, et m’a demandé ce que je faisais.
« Je te vois lire tous les jours. Tu es vraiment concentré sur tes études. Tu te prépares à entrer à la fac ? »
Nous avions monté nos tentes à l’extérieur de Bien Pho, un village situé une centaine de kilomètres au sud de Hanoi, sur les berges herbeuses d’un grand fleuve sinueux dont les eaux viraient au noir du fait d’un ciel couleur d’étain. Des collines vert foncé hérissées de rochers nous entouraient de toutes parts et quelques arbres étiques, aux branches torses s’achevant par un plumet de feuillage, nous fournissaient de l’ombre avec parcimonie. Dressé au pied de la colline la plus proche, le chapiteau était surmonté d’une bannière frappée de l’emblème de notre troupe. Tous les autres membres de celle-ci se préparaient à la représentation de la soirée. Une scène paisible, quoique légèrement oppressante, qui évoquait une antique peinture chinoise, mais je lui étais totalement indifférent : le monde pour moi se limitait à la bulle d’herbe et d’air qui nous englobait tous les deux.
Tan s’est assise près de moi, les jambes croisées dans un début de position du lotus, et j’ai senti son odeur. Pas son parfum, mais la senteur naturelle de sa chair. J’ai fait de mon mieux pour lui expliquer le but de mes études, et les mots se sont déversés de ma bouche comme si je lui avouais un terrible secret. Ce qui était plus ou moins le cas. Vang excepté, personne n’était au courant de mes activités, et comme il jouait auprès de moi le rôle d’un tuteur et non d’un confident, je me sentais étouffé, isolé par mon fardeau de responsabilité. Il me semblait qu’en révélant les tristes faits afférents à ma vie, je contribuerais à réduire leur emprise sur moi. Espérant parvenir à les exorciser, j’ai dit à Tan tout ce que je savais de mon père.
« Il s’appelle William Ferrance. » Je me suis empressé de préciser que j’avais adopté le patronyme de Ky. « Son père a émigré en Asie durant les années 1990, à l’époque du doi moi, la perestroïka vietnamienne, et il a fait fortune à Saigon en adaptant les taxis à la consommation de méthane. Son fils — mon père, donc — a voulu diversifier l’entreprise familiale. Il a investi dans plusieurs projets immobiliers, qui se sont tous révélés déficitaires. Il traversait une mauvaise passe lorsqu’il a épousé ma mère, dont l’argent lui a servi à acheter un casino à Da Nang. Cela lui a permis de compenser le plus gros de ses pertes. Depuis lors, il a tissé des liens avec les triades, les syndicats des jeux malais et le Bambou uni taïwanais. C’est aujourd’hui un homme très influent, mais il ne peut disposer de sa fortune comme il l’entend. Il a une marge de manœuvre très réduite. S’il met la main sur le capital de mon grand-père, plus rien ne l’arrêtera.
– Tout cela est très impersonnel, a déclaré Tan. Tu ne conserves aucun souvenir de lui ?
– Rien que de vagues impressions. Pour autant que je le sache, je ne l’intéressais guère… sauf en tant qu’instrument potentiel. En vérité, c’est à peine si je me souviens de ma mère. Je ne garde d’elle que quelques images. Je la revois debout devant une fenêtre. J’entends sa voix quand elle chantait. Et je conserve une impression d’ensemble de sa personnalité. C’est à peu près tout. »
Tan s’est tournée vers le fleuve ; des enfants du village couraient sur la berge et un cargo à la voile jaune se préparait à accoster. « Je me demande ce qui est le pire : se rappeler ceux qui nous ont quittés ou bien ne plus se souvenir d’eux ? »
J’ai deviné qu’elle pensait à ses parents et je me suis creusé la cervelle en quête de paroles consolatrices, mais le téléchargement d’une intelligence, d’une personnalité, était si étranger à ma vie quotidienne que je craignais de paraître ridicule.
« Je vois ma mère et mon père chaque fois que j’en ai envie, a-t-elle repris en baissant les yeux. Il me suffit d’entrer dans un relais Sony et de composer le code d’accès. Quand ils apparaissent, ils sont tels que je me les rappelle, en apparence comme en paroles, mais je sais que ce n’est pas eux. Tout ce qu’ils me disent sonne… juste. Mais il manque quelque chose. Une énergie, une qualité. » Elle s’est tournée vers moi et, en découvrant ses splendides yeux noirs, je me suis senti presque en apesanteur. « Quelque chose est mort. Je le sais ! Nous ne nous réduisons pas à des impulsions électriques, nous ne pouvons pas vivre à l’intérieur d’une machine. Quelque chose est mort, quelque chose d’important. Ce qui se retrouve dans la machine, ce n’est rien. Ce n’est que l’ombre colorée de notre être.
– Je n’ai guère d’expérience en matière d’ordinateurs.
– Mais tu as l’expérience de la vie ! » Elle a posé sa main sur la mienne. « Tu ne le sens pas en toi ? J’ignore comment appeler cela… une âme ? Je n’en sais rien… »
À ce moment-là, il m’a semblé que je sentais la chose dont elle parlait qui se mouvait dans mon torse, dans mon sang, dans mon corps tout entier, liée à mon esprit, à ma chair, par un insaisissable lien, aussi présente en moi que le souffle dans une flûte, ce souffle qui engendre une note si belle et si éphémère, un son unique qui se diffuse ensuite dans l’océan de l’atmosphère. Chaque fois que je pense à Tan, que je la revois telle qu’elle était ce matin-là, j’éprouve cette même sensation, ténue et trémulante, temporaire tout autant qu’éternelle, occupant l’espace même que j’occupe.
« Tout ceci est trop sérieux, a-t-elle dit. Excuse-moi. Je pense trop à mes parents ces temps-ci. » Elle a rejeté ses cheveux en arrière, affiché un sourire. « Est-ce que tu joues aux échecs ?
– Non, ai-je avoué.
– Il faut que tu apprennes ! Ce jeu te sera utile si tu as l’intention de faire la guerre à ton père. » Le regret s’est peint sur son visage, comme si elle se rendait compte qu’elle était allée trop loin. « Et même si tu… je veux dire… » Le rouge aux joues, elle a agité les mains comme pour dissiper son embarras. « C’est un chouette jeu. Je vais te l’enseigner. »
*
J’étais trop distrait par mon professeur d’échecs pour prêter attention à ses leçons, de sorte que je n’ai guère progressé. Mais je rends néanmoins grâce à ce jeu, aux mouvements de ses reines et de ses cavaliers, car la patience de Tan était à la hauteur de ma maladresse, et nous avons passé tellement d’heures tête contre tête que nos cœurs ont fini par se rapprocher. Jamais nous n’avions été de simples amis — dès notre conversation initiale, il était évident que nous choisirions un jour de sauter le pas et d’explorer plus à fond notre relation, et pas un instant je n’ai entretenu de crainte sur ce point ; lorsque Tan se sentirait prête, elle me le dirait, j’en avais la certitude. Pour le moment, nous cultivions une sorte d’amitié amplifiée, passant ensemble tous nos moments de loisir, mais nous contentant de nous tenir par la main et de nous embrasser sur la joue. Non que j’aie toujours réussi à respecter ces limites. Un soir, alors que nous contemplions les étoiles, allongés sur le toit de la caravane de Vang, j’ai succombé à son odeur, à la chaleur de son épaule contre la mienne, et, me redressant sur le coude, je l’ai embrassée sur la bouche. Elle ne m’a pas résisté et j’ai déboutonné son chemisier en douce, lui dénudant les seins. Avant que j’aie pu aller plus loin, elle s’est vivement redressée, la main refermée sur sa boutonnière, et m’a lancé un regard peiné ; puis elle est descendue du toit pour disparaître dans la nuit, me laissant en proie à une grande consternation, sans parler de mon érection douloureuse. J’ai mal dormi cette nuit-là, redoutant d’avoir gâché notre relation de façon irrémédiable, mais, le lendemain, elle s’est comportée comme si de rien n’était et les choses sont redevenues comme avant — sauf que je la désirais plus que jamais.
Vang, quant à lui, s’est montré moins indulgent. Comment a-t-il su que j’avais pris des libertés avec sa nièce, je n’en étais pas sûr — peut-être n’était-ce qu’un effet de ses pouvoirs intuitifs ; je ne peux imaginer que Tan le lui ait dit. Quoi qu’il en soit, il est venu me trouver à l’issue de la représentation du lendemain soir, alors que je m’entraînais au lancer de couteaux, utilisant comme cible un panneau de contreplaqué sur lequel étaient dessinés en rouge les contours d’un corps humain, et il m’a demandé si j’avais cessé de le respecter au point de déshonorer la fille de sa sœur.
Il s’était assis au premier rang, affalé sur le banc, les coudes reposant sur celui du deuxième rang, et me fixait d’un œil méprisant. Rendu furieux par sa désinvolture, j’ai attendu avant de répondre d’avoir lancé un nouveau couteau, qui s’est planté entre le bras et la taille de ma cible. Puis je me suis dirigé vers le panneau, j’ai arraché le couteau et, sans me retourner, j’ai dit : « Je ne l’ai pas déshonorée.
– Mais c’est bien ton intention. »
Incapable de contenir ma colère, je me suis retourné pour lui faire face. « Vous n’avez jamais été jeune ? Vous n’avez jamais connu l’amour ?
– L’amour. » Il est parti d’un petit gloussement. « Puisque tu en sais tellement sur l’amour, aie l’obligeance de m’éclairer sur sa nature. »
J’aurais bien aimé pouvoir lui décrire les sentiments que j’éprouvais pour Tan, la sensation de sécurité que m’apportait sa présence, les nuances de la tendresse qui régnait entre nous, du souci que je me faisais pour elle et de la peine qui me saisissait quand elle était loin de moi, la complexité du couple que formaient nos cœurs, et celle du désir que j’avais de son corps, car, bien que j’aie ardemment souhaité posséder celui-ci, je voulais aussi célébrer son âme, l’amener à s’épanouir, la purger de la tristesse qui parfois semblait l’abattre et me purger grâce à elle de celle qui dominait ma vie — tout cela était possible, je le savais. Mais j’étais trop jeune et trop colérique pour formuler de tels sentiments.
« Aimes-tu ta mère ? » a demandé Vang. Avant que j’aie eu le temps de répondre, il a repris : « Ainsi que tu en conviens, tu ne gardes d’elle que quelques souvenirs épars. Sans parler de ce rêve, bien entendu. Et pourtant, tu as choisi de consacrer ta vie à exécuter les instructions contenues dans ce rêve, à honorer les souhaits exprimés par ta mère. Ça, c’est de l’amour. Comment oses-tu comparer ce sentiment au béguin que tu as pour Tan ? »
Frustré, j’ai levé les yeux au ciel, ne rencontrant que la toile grise et reprisée, sur laquelle se détachaient les anneaux de métal auxquels Kai et Kim se suspendaient tous les soirs. Lorsque je me suis à nouveau tourné vers Vang, j’ai vu qu’il s’était levé.
« Penses-y. S’il vient un jour où tu éprouves la même dévotion pour Tan, eh bien… » Il a agité les doigts d’un air méprisant, me signifiant par là qu’une telle éventualité lui paraissait bien improbable.
Me tournant vers la cible, j’ai levé mon couteau une nouvelle fois. Soudain, j’ai eu l’impression de faire face à un danger, à un mal anonyme au visage grenu et à la peau écarlate et, comme je levais le bras, la colère que m’inspirait Vang s’est fondue dans celle, incomparablement plus intense, que m’inspiraient les forces anonymes qui avaient façonné mon existence, et j’ai planté ma lame en plein milieu de la tête de la cible — il m’a fallu mobiliser toutes mes forces pour l’en retirer. Levant les yeux, j’ai constaté à ma grande surprise que Vang m’observait depuis l’entrée. Je pensais qu’il avait regagné sa caravane après m’avoir dit son fait. Il est resté là durant quelques secondes, sans rien laisser paraître de ses sentiments, mais j’ai eu l’impression qu’il était satisfait.
*
Quand elle n’avait rien à faire, Tan m’aidait à effectuer mes corvées : nourrir les animaux fabuleux, nettoyer leurs cages et prendre soin du major, bien que celui-ci ne lui inspirât que de l’aversion. Je le confesse, sa fréquentation m’était de moins en moins agréable ; si je me sentais toujours lié à lui, et par là même désireux d’en savoir davantage sur son passé, sa désintégration mentale s’était tellement aggravée qu’il m’était pénible de l’approcher. Il insistait souvent pour parler de la base Rubis, mais c’était toujours pour céder à la terreur et au chagrin arrivé au même point de son récit. Apparemment, c’était une histoire de son cru, qu’on ne lui avait ni apprise, ni inculquée par programmation, et, en matière d’invention, son esprit n’était plus capable que de performances fragmentaires. Un jour, cependant, alors que nous achevions de nettoyer sa tente, il a repris son récit là où il avait l’habitude de l’interrompre, parlant sans la moindre hésitation de la voix grave et éraillée qu’il adoptait lors de ses numéros.
« Octobre a fini par arriver. Les averses étaient moins violentes, les serpents restaient dans leurs trous pendant la journée et les toiles d’araignées capturaient beaucoup moins d’insectes que pendant la mousson. J’avais de plus en plus l’impression qu’il se préparait quelque chose de sinistre et, quand j’en parlais à mes supérieurs, ils me disaient que les renseignements s’attendaient à voir l’ennemi intensifier son activité, sans doute en préalable à une offensive majeure prévue pour la fête du Têt. Mais je n’accordais pas plus de foi aux barbouzes qu’à ma propre intuition. J’étais un soldat professionnel et ça faisait plus de six mois que je lanternais dans un bunker, à scruter une désolation de terre rouge et de barbelés. Je voulais me battre. »
Il était assis dans un nid de palmes, inondé par une cascade de lumière jaune — nous avions entrouvert le toit de la tente afin de l’aérer —, et on eût dit que ces feuilles dessinaient une île dérivant au sein d’un néant infini et enténébré, une île où un être spirituel aurait trouvé refuge après avoir été frappé par un feu cosmique.
« Le soir du quatorze, je me suis retiré dans mon bunker après avoir supervisé le départ des patrouilles habituelles. J’étais assis à mon bureau et je bouquinais en sirotant du whiskey. Au bout d’un temps, j’ai posé mon bouquin pour écrire une lettre à ma femme. J’étais un peu bourré, alors, au lieu de lui servir le baratin sentimental qui me permettait de la rassurer, je me suis lâché et je lui ai dit tout ce que j’avais sur le cœur, l’absence totale de discipline, mes craintes d’une attaque ennemie, le dégoût que m’inspirait la conduite de cette putain de guerre. Je ne lui ai rien caché de ma haine pour le Viêt-nam. La corruption endémique, la stupidité du gouvernement sud-vietnamien. La puanteur du nuoc-mâm, tous ces légumes vénéneux. Ce pays servait de champ de bataille depuis si longtemps qu’il n’était bon à rien d’autre. Je n’arrêtais pas de picoler et mes inhibitions cédaient l’une après l’autre. Je me suis répandu sur l’armée régulière sud-vietnamienne, infestée de traîtres et de crétins, sans parler de ces connards qui passaient pour des généraux dans nos propres forces.
» J’étais toujours en train de gratter quand, vers vingt et une heures, quelque chose m’a distrait de ma tâche. Je ne sais pas exactement ce que c’était. Un bruit… ou alors une vibration. Mais je savais qu’il se passait quelque chose. Je suis sorti dans le couloir et j’ai entendu un cri. Les Viêts avaient franchi les barbelés. À la lueur des projecteurs, j’ai vu plusieurs douzaines d’hommes et de femmes minuscules, vêtus de pyjamas noirs, qui couraient dans tous les sens, crachant des étoiles blanches avec leurs armes. J’en ai descendu un bon paquet. Je n’arrivais pas à comprendre comment ils avaient pu franchir barbelés et champs de mines sans alerter les sentinelles, puis, alors que je continuais à les canarder, j’ai vu la tête d’un homme surgir du sol et j’ai compris qu’ils avaient creusé des tunnels. Durant cet interminable été, ils n’avaient cessé de ramper sous terre comme des termites. »
À ce moment-là, le major a semblé sur le point de succomber à une nouvelle crise, et je me suis préparé à le soutenir moralement, tâche ardue s’il en fut, mais Tan s’est agenouillée près de lui, l’a pris par la main et lui a dit : « Martin ? Martin, écoutez-moi. »
Personne n’appelait le major par son prénom, sauf pour le présenter au public, et ça faisait sans doute fort longtemps qu’une femme ne s’était pas adressée à lui avec une telle gentillesse. Il a brusquement cessé de trembler, comme si les nerfs qui l’avaient trahi venaient d’être sectionnés, et il a tourné vers Tan des yeux émerveillés. Dans leurs profondeurs, des soleils gros comme des têtes d’épingle naissaient et mouraient sans répit.
« D’où venez-vous, Martin ? » a-t-elle demandé, et le major, tout étonné, lui a répondu : « D’Oakland… Oakland, en Californie. Mais je suis né à Santa Cruz.
– Santa Cruz, a répété Tan d’une voix cristalline. C’est un bel endroit, Santa Cruz ? On le dirait bien, à entendre ce nom.
– Ouais… c’est joli. Il y a de gigantesques séquoias pas loin de la ville. Et puis il y a l’océan. La côte est vraiment jolie. »
À mon grand étonnement, Tan et le major ont alors entamé une conversation cohérente — quoique rudimentaire — et je me suis rendu compte que jamais il ne s’était exprimé de cette façon. La simplicité de sa syntaxe et l’accent perçant dans sa voix m’étaient également inconnus. J’ai supposé que l’approche tout en douceur de Tan avait fendu l’armure de sa psyché, lui permettant soit d’atteindre son moi intime, le véritable Martin Boyette, soit de mettre au jour une nouvelle strate d’illusion. Comme il était curieux de l’entendre évoquer des sujets aussi banals que le brouillard, le jazz et la cuisine mexicaine, tous présents en abondance dans la région de Santa Cruz, du moins à l’en croire. Bien qu’il souffrît encore de tics nerveux, son visage était paré d’une nouvelle placidité. Mais cela n’a pas duré, bien entendu.
« Je ne peux pas », a-t-il lâché, abandonnant sans prévenir le sujet du moment ; il a secoué la tête, ramenant des replis de peau sur son cou et ses épaules. « Je ne peux pas retourner là-bas. Plus jamais.
– Ne vous inquiétez pas, Martin, a dit Tan. Vous n’avez aucune raison de vous faire du souci. Nous resterons auprès de vous, nous…
– Je ne veux pas que vous restiez. » Il a enfoui la tête au creux de son épaule, dissimulant son visage sous une excroissance de peau. « Il faut que je retourne à ce que je faisais.
– Que voulez-vous dire ? ai-je interrogé. Qu’étiez-vous en train de faire ? »
Une espèce de grognement cadencé est sorti de sa gorge — un rire étouffé qui se prolongeait trop pour exprimer une quelconque gaieté. À mesure qu’il prenait du volume et montait dans les aigus, son instabilité devenait de plus en plus criante.
« Je cherche à comprendre, a-t-il dit. Voilà ce que je fais. Allez-vous-en maintenant.
– Mais à comprendre quoi ? » J’étais intrigué à l’idée — fort improbable au demeurant — que le major puisse avoir une vie mentale autre que chaotique, que son incohérence de façade ne soit que la conséquence indirecte d’une intense concentration, telle la fumée montant d’une feuille morte frappée par un rayon de soleil.
Il n’a pas daigné me répondre et Tan m’a pris par la main, me signifiant que nous devions prendre congé. Comme je me baissais pour sortir de la tente, le major a soudain lâché : « Je ne peux pas retourner là-bas et je ne peux pas rester ici. Alors qu’est-ce que je peux faire, hein ? »
*
La signification de ces propos énigmatiques demeurait obscure, mais les paroles du major ont éveillé quelque chose en moi, faisant remonter à la surface les conflits que j’avais enfouis pour mieux me concentrer sur mes études et ma relation avec Tan. Lors de mon arrivée à l’Étoile verte, j’étais fragilisé sur le plan émotionnel, terrifié, déboussolé, arraché à ma mère. Mais, même une fois calmé, j’étais persuadé d’avoir perdu ma place en ce monde, et pas seulement parce que j’avais été littéralement déraciné : j’avais toujours éprouvé ce sentiment, et les turbulences de mes émotions n’étaient qu’un écran de fumée occultant l’un des éléments essentiels de mon existence. Ceci s’expliquait en partie par ma condition de métis. Bien que l’opprobre affligeant les enfants nés d’un père américain et d’une mère vietnamienne (les « poussières de vie », comme on les appelait jadis) ait quasiment disparu depuis la fin de la guerre, elle était encore en vigueur dans les coins les plus reculés du pays et, où que nous plantions notre chapiteau, je remarquais que certains me lançaient des regards méprisants et m’évitaient ostensiblement dès qu’ils remarquaient la pâleur de ma peau et la forme de mes yeux. Ce sentiment découlait également du peu de souvenirs que je conservais des années ayant précédé mon arrivée auprès de Vang. Chaque fois que Tan évoquait son enfance, elle se remémorait des amies, des anniversaires, des oncles et des cousins, des séjours à Saigon, des cours de danse, bref, des centaines de détails et d’anecdotes qui faisaient paraître ma mémoire anémique par comparaison. La faute à mon traumatisme, pensais-je. Le fait que ma mère m’ait abandonné, même pour de bonnes raisons, avait brisé les murs de mon entrepôt mental, en dispersant le contenu aux quatre vents. Par-dessus le marché, je n’avais que six ans à ce moment-là, de sorte que je n’avais pas accumulé de souvenirs cohérents comme ceux qui donnaient texture et couleur à l’enfance de Tan. Mais cette explication, si satisfaisante fût-elle, ne dissipait nullement mon malaise et j’étais persuadé que, quelle que fût la nature de la foudre qui avait annihilé mon passé, jamais je ne parviendrais à me guérir du handicap qu’elle m’avait causé, que je ne pourrais au mieux qu’en apaiser les symptômes — ce qui aurait pour effet de renforcer cette maladie jusqu’à la rendre incurable, tant et si bien qu’elle finirait par me posséder corps et âme et que nulle part je ne me sentirais chez moi.
Je n’avais d’autre remède à ces angoisses que de me plonger dans mes études avec une intensité accrue, mais ma colère croissait elle aussi par voie de conséquence. Assis devant l’ordinateur de Vang, dont l’écran affichait une photo de mon père, j’imaginais à notre histoire des résolutions d’une grande violence. Je ne pensais pas qu’il me reconnaîtrait ; je ressemblais surtout à ma mère et n’avais que peu de points communs avec lui, une bénédiction génétique dont je me félicitais : il n’était pas particulièrement beau, même s’il était assez imposant, mesurant environ deux mètres et pesant près de cent vingt kilos — chiffres de son dernier check-up en date —, et il apparaissait plus massif que vraiment obèse. Il se rasait régulièrement le crâne et portait sur sa joue gauche un tatouage vert et bleu marine reproduisant le logo de son entreprise — un poisson volant —, entouré de trois dessins plus petits correspondant à ses associés en affaires. Sur sa nuque était fixée une plaque d’argent dissimulant plusieurs ports lui permettant d’être connecté à un ordinateur. Chaque fois qu’il posait pour une photo, il arborait une expression qu’il jugeait sans doute pleine de noblesse, mais son large visage était tellement disproportionné par rapport à ses traits constitutifs — ses yeux bleu-gris, son nez, sa bouche — que ces derniers ne parvenaient que faiblement à traduire sa personnalité et ses émotions, un peu comme le relief d’une planète lointaine observée au télescope, tant et si bien qu’il paraissait tout simplement bouffi de suffisance. Sur les photos volées le montrant en compagnie de l’un ou l’autre de ses partenaires sexuels, en majorité des femmes, il était visiblement ivre ou drogué.
Il possédait à Saigon une vieille demeure coloniale mais passait le plus clair de son temps dans sa maison de Binh Khoi, une cité fleurie — on appelait ainsi les communautés bâties au début du siècle pour l’agrément des Vietnamiens aisés dont l’orientation sexuelle n’était pas conforme à la morale communiste. À présent que le communisme — ainsi d’ailleurs que le concept de morale sexuelle —, était devenu une curiosité du passé, une pittoresque relique de l’Histoire dont les touristes étaient friands, on aurait pu croire que ces communautés avaient perdu leur raison d’être ; mais elles perduraient néanmoins. Leurs habitants composaient une sorte d’aristocratie gay, qui dictait les tendances de la mode et jouissait par ailleurs d’une indéniable influence politique. Bien que Binh Khoi constituât un club des plus sélects, et bien que la bisexualité de mon père s’expliquât en grande partie — du moins à mon avis — par des considérations de statut, il avait réussi à s’introduire dans la place en graissant quelques pattes et, pour autant que je puisse en juger, il lui était sincèrement attaché.
C’étaient les photos prises à Binh Khoi qui me mettaient le plus en rage — je détestais le voir rire et sourire. Tandis que je les fixais du regard, je sentais bouillir ma colère, et on aurait cru que des rayons allaient jaillir de mes yeux pour embraser l’objet de mon ressentiment. Le jour venu, je n’aurais aucune peine à prendre ma décision, songeais-je. Toute l’histoire de mon père, sa violence et son avidité, me donnaient une irrésistible impulsion spirituelle. Lorsque viendrait mon heure, je saurais venger ma mère et revendiquer mon héritage. Et je savais exactement comment procéder. Mon père ne redoutait que ceux qu’il considérait comme ses supérieurs — si l’un de ses inférieurs osait s’en prendre à lui, les représailles étaient terribles — et savait qu’il serait futile de résister à une tentative d’assassinat commanditée par plus puissant que lui ; en conséquence, il bénéficiait d’une protection exceptionnelle sans être pour autant parfaite. Si ma situation était unique, c’était parce qu’en le tuant je deviendrais plus puissant que lui et que n’importe lequel de ses associés ; c’est donc sans la moindre hésitation que j’ai commencé à préparer son meurtre sur deux terrains à la fois, Binh Khoi et Saigon — je m’étais procuré les plans de ses deux maisons et les diagrammes de leurs systèmes de protection. Mais j’étais si occupé à ourdir sa mort que j’ai négligé de suivre des événements susceptibles de modifier les conditions dont dépendait ma décision.
Un soir, peu de temps après mon dix-septième anniversaire, alors que je travaillais sur l’ordinateur dans la caravane de Vang, celui-ci m’a rejoint et s’est assis doucement devant moi, chassant le chat roux qui s’était endormi sur son siège. Il portait un cardigan gris élimé et le pantalon gris d’un vieux complet, et tenait dans ses mains une mince chemise de plastique. Concentré sur les mouvements bancaires de mon père, je n’ai accordé à Vang qu’un bref hochement de tête en guise de salut. Au bout de quelques instants, il a rompu le silence pour me dire : « Excuse cette intrusion, mais j’aimerais que tu me consacres une ou deux minutes de ton temps. »
J’ai compris qu’il était en colère, mais ma propre colère primait sur toutes les autres. Non seulement j’étais furieux contre mon père, mais j’avais fini par me lasser de l’attitude hautaine de Vang, qui ne cessait de me harceler et exigeait de moi le respect sans songer un instant à me rendre la pareille. « Qu’est-ce qu’il y a ? » ai-je marmonné sans quitter l’écran des yeux.
Il a lancé la chemise sur le bureau. « Ta tâche vient de devenir plus problématique. »
Cette chemise contenait le dossier d’une femme séduisante du nom de Phuong Anh Nguyen, que mon père venait d’engager comme garde du corps. La plupart des informations portaient sur son expertise considérable en matière d’armements et sur ses réflexes des plus remarquables — conséquence évidente de manipulations génétiques. Ses sens étaient si affûtés qu’elle parvenait à capter chez un sujet donné des variations de température cérébrale, de pression artérielle et de rythme cardiaque, sans parler du diamètre de sa pupille et de la fluidité de son élocution — bref, tous les signes susceptibles de trahir un assassin potentiel. Les informations relatives à son histoire personnelle étaient au mieux fragmentaires. Quoique d’origine vietnamienne, elle était née en Chine et avait passé ses seize premières années d’existence dans le centre de formation d’une agence de sécurité où elle était devenue une garde du corps d’élite. Durant les cinq années suivantes, elle avait tué seize personnes, hommes et femmes confondus, pour le compte de divers employeurs. Quelques mois auparavant, elle avait racheté le contrat qui la liait à son agence pour en signer un avec mon père. Elle était bisexuelle, comme lui, et tout comme lui, la majorité de ses partenaires étaient des femmes.
J’ai levé les yeux du dossier pour constater que Vang me fixait avec quelque impatience. « Alors, qu’en penses-tu ?
– Elle n’est pas mal », ai-je répondu.
Il a croisé les bras et poussé un soupir de dégoût.
« Bon, d’accord. » J’ai tourné les pages du dossier. « Mon père améliore sa sécurité. Cela signifie qu’il se prépare à de grandes choses. Sans doute espère-t-il bientôt s’emparer de mon pactole.
– C’est tout ce que tu peux conclure de ces documents ? »
Du dehors nous parvenaient des cris et des rires. Ils se sont estompés. Mei et Tranh, ai-je songé. Il faisait frais, une odeur de pluie flottait dans l’air. La porte était entrouverte et j’apercevais de fines volutes de brume. « Qu’y a-t-il d’autre ?
– Sers-toi de ta cervelle ! » Vang a penché la tête en avant et fermé les yeux — signe d’exaspération de sa part. « Phuong avait besoin d’une petite fortune pour racheter son contrat. Plusieurs millions, au bas mot. Ses émoluments sont confortables, mais, même en s’imposant de vivre dans la pauvreté, ce qui n’est pas le cas, il lui faudrait une dizaine d’années pour économiser une telle somme. Alors, d’où l’a-t-elle sortie ? »
Je n’en avais aucune idée.
« De la poche de son nouvel employeur, évidemment, a conclu Vang.
– Mon père ne dispose pas de telles liquidités.
– Apparemment, si. Seul un homme très riche peut s’offrir les services de Phuong Anh Nguyen. »
J’ai passé en revue ce que je savais des finances de mon père, mais je ne voyais pas comment il avait pu rassembler de tels fonds.
« On peut raisonnablement supposer que cet argent ne provient pas de ses entreprises licites, a repris Vang. Nous sommes trop bien informés sur leurs comptes. Il nous faut donc conclure qu’il l’a volé, directement ou indirectement. » Le chat a sauté sur ses cuisses et s’est mis à les pétrir. « Comme je ne tiens pas à ce que tu te tortures les méninges, je vais te dire ce que je pense. Il a pioché dans ton pactole, comme tu dis. Celui-ci est trop important pour être géré par un seul fondé de pouvoir, et il est fort possible qu’il ait réussi à corrompre l’une des personnes concernées.
– Vous n’en avez pas la certitude.
– Non, mais j’ai l’intention de contacter mes amis fonctionnaires pour leur suggérer d’ouvrir une enquête. Si ton père a agi comme je le soupçonne, cela l’empêchera de commettre d’autres dégâts. » Le chat s’était installé sur ses cuisses ; il lui a caressé la tête. « Mais le problème n’est pas là. Même si ton père t’a volé de l’argent, il s’est sûrement contenté de la somme qui lui était nécessaire pour s’assurer les services de cette femme. Dans le cas contraire, l’homme qui m’a transmis ce dossier… » Il désigna la chemise. « … aurait détecté les traces d’autres mouvements. Il te reste suffisamment d’argent pour devenir un homme puissant. Le problème, c’est Phuong Anh Nguyen. Il te faudra la tuer avant de pouvoir éliminer ton père. »
Le cri d’un oiseau de nuit a brisé le silence. Un forain équipé d’une lampe torche traversait le champ où était parquée la caravane, et un rayon lumineux a balayé l’herbe et les buissons, transperçant les bancs de brume. J’ai suggéré à Vang qu’une femme ne me poserait sûrement pas trop de problèmes, si douée fût-elle pour la violence.
Il a fermé les yeux une nouvelle fois. « Tu n’as jamais eu l’occasion d’observer ce genre de professionnels en action. Ils ne connaissent pas la peur et sont totalement voués à leur tâche. Et ils finissent par avoir une sorte de sixième sens en ce qui concerne leurs clients ; ils tissent avec eux un véritable lien. Tu devras faire preuve de circonspection avec elle.
– Peut-être est-elle hors de portée de mes capacités, ai-je remarqué au bout d’un temps. Peut-être ne suis-je pas à la hauteur. Je devrais sans doute renoncer et me consacrer pleinement à l’Étoile verte.
– Agis comme tu l’entends. »
Vang a continué d’afficher un masque stoïque, mais je l’ai senti se raidir et j’ai vu qu’il était surpris. Après avoir demandé à l’ordinateur de se mettre en veille, je me suis carré dans mon siège en calant mon pied contre le bureau. « Inutile de faire semblant. Tu veux que je le tue, je le sais. Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi. »
J’ai attendu une réponse et, voyant qu’elle ne venait pas, j’ai poursuivi : « Tu étais l’ami de ma mère — cela peut expliquer que tu souhaites la mort de son assassin, je suppose. Mais jamais je n’ai eu le sentiment que tu étais mon ami. Tu m’as… tu m’as tout donné. Une vie. Un foyer. Un but. Mais chaque fois que j’essaie de te remercier, tu ne veux rien savoir. Au début, je mettais cela sur le compte de la timidité, de la simple réserve. Maintenant, je n’en suis plus si sûr. Parfois, j’ai l’impression que ma gratitude te semble répugnante… ou embarrassante, mais d’une façon qui n’a rien à voir avec la timidité. C’est comme si… » J’ai cherché mes mots avec soin. « Comme si tu haïssais mon père pour une raison que tu me caches encore. Une raison qui te fait honte. Ou alors c’est autre chose, une information que tu détiens et qui te donne un tout autre point de vue sur la situation. »
Lui parler ainsi, avec franchise, m’emplissait à la fois de terreur et d’allégresse — comme si je venais de violer un tabou — et je me suis soudain retrouvé essoufflé et pris de vertige, doutant de mes propos alors que, l’instant d’avant, j’étais convaincu de leur justesse. « Pardon, ai-je dit. Je n’ai aucune raison de douter de toi. »
Il a esquissé un geste sec, de ceux par lesquels il concluait d’ordinaire une conversation qui le mettait mal à l’aise, mais il s’est ravisé et a préféré caresser le chat. « En dépit de notre différence de condition, j’étais très proche de ta mère, a-t-il déclaré. Et de ton grand-père. Comme je n’avais plus de famille, ils ont plus ou moins pris sa place dans mon cœur. Lorsqu’ils sont morts l’un après l’autre… tu vois, c’était la présence de ton grand-père, sa richesse, qui protégeait ta mère, et, une fois qu’il a disparu, ton père n’a plus hésité à s’en prendre à elle. » Il a laissé échapper un bruyant soupir, évoquant un cheval qui renâcle. « Lorsqu’ils sont morts, j’en ai eu le cœur brisé, littéralement. J’avais déjà tant perdu que je n’avais plus la force de supporter un nouveau chagrin. Je me suis retiré du monde, j’ai renié mes émotions. Je me suis éteint, pour ainsi dire. » Il a porté une main à son front et, bien qu’ainsi il me dissimulât ses yeux, j’ai vu qu’il était troublé et je m’en suis voulu d’avoir réveillé en lui ses peines d’antan. « Je sais que tu as souffert en conséquence, a-t-il repris. Tu as grandi sans l’affection d’un parent, et il n’y a rien de plus cruel. J’aimerais pouvoir revenir en arrière pour changer cela. J’aimerais pouvoir changer ce que je suis, mais l’idée de me remettre en danger, de courir le risque de perdre une troisième fois tout ce qui m’est cher… c’est insupportable. » Sa main commençait à trembler et il a serré le poing pour le porter à son visage. « C’est moi qui devrais te faire des excuses. Pardonne-moi, s’il te plaît. »
Je l’ai assuré qu’il n’avait nul besoin de mon pardon, que je l’honorais et le respectais. J’avais envie d’ajouter que je l’aimais et, à ce moment-là, c’était la pure vérité — en témoignant de l’amour que lui inspirait ma famille, en exauçant le souhait de ma mère, il avait prouvé son amour pour moi. Dans l’espoir de le distraire de son chagrin, je lui ai demandé de me parler de mon grand-père, dont je ne savais quasiment rien hormis qu’il avait connu en affaires une réussite considérable.
Vang a paru surpris de cette question, mais, après avoir marqué une brève pause pour reprendre sa contenance, il m’a dit : « Je ne sais pas s’il t’aurait plu. C’était un homme d’une grande force, qui, pour parvenir à ses fins, n’hésitait pas à sacrifier ce qu’un homme ordinaire aurait chéri plus que tout. Mais il aimait ta mère et il t’aimait aussi. »
Ces détails n’étaient pas de ceux qui m’intéressaient le plus, mais Vang était encore visiblement secoué et j’ai décidé qu’il valait mieux me retirer. Alors que je passais derrière lui, j’ai posé une main sur son épaule. Il a frémi, comme si mon contact l’avait brûlé, et j’ai cru qu’il allait poser sa main sur la mienne. Mais il s’est contenté d’opiner du chef en émettant un bruit de gorge. Je suis resté quelques instants sans bouger, cherchant en vain quelque chose à lui dire, puis je lui ai souhaité une bonne nuit et suis parti dans les ténèbres à la recherche de Tan.
*
Environ un mois après que nous avons eu cette conversation, alors que le cirque se trouvait dans une petite ville côtière du nom de Vung Tao, Dat nous a quittés à l’issue d’une dispute avec Vang et j’ai été contraint le soir même de devenir James Bond Cochise. L’idée d’exécuter la totalité du numéro devant le public — jusqu’ici, je n’avais fait que quelques apparitions aux côtés de Dat — n’était pas sans m’angoisser, mais j’avais confiance en mes capacités. Tan a fait quelques retouches à la veste de smoking de Dat afin que je ne flotte pas dedans et m’a aidé à m’appliquer des peintures de guerre sur le visage, si bien que, lorsque Vang s’est placé au centre de la piste pour m’annoncer, ne tarissant pas d’éloges sur mon habileté à l’arme blanche, je me suis avancé dans la douce lueur jaune du chapiteau, tout imprégné de l’odeur de sciure et de bouse de vache (avant notre arrivée, un petit troupeau paissait dans le champ que nous occupions), les bras levés pour brandir la ceinture où étaient passés mes haches et mes couteaux, savourant les applaudissements qui m’étaient adressés. Les sept gradins étaient pleins à craquer, en majorité de pêcheurs et de travailleurs du tourisme, accompagnés de leurs familles, avec çà et là quelques touristes, des routards pour la plupart ; mais aussi un groupe de femmes russes obèses, venues depuis leur hôtel assez éloigné dans des cyclo-pousse tirés par de minuscules Vietnamiens. Ce public était d’humeur fort joyeuse, grâce au numéro de clowns interprété par Tan et Tranh, elle en fille de ferme et lui en idiot du village amoureux, dont le désir était concrétisé par un bâton télescopique fixé à son bassin et dissimulé par son pantalon, d’une longueur pouvant atteindre près de quarante centimètres.
Mei, vêtue d’un costume à paillettes rouge qui faisait ressortir ses seins mais lui boudinait les cuisses, s’est placée devant le chevalet, jambes écartées, et le silence s’est fait sur les gradins. Assis sur son siège au centre de la piste, Vang a lancé la musique, le thème d’un vénérable film de James Bond. Brandissant un couteau vers les spectateurs, j’ai visé et tiré, plantant la lame deux centimètres au-dessus de la tête de Mei. Les quatre ou cinq premiers lancers se sont déroulés à la perfection, suivant les contours de la tête et des épaules de Mei. Des cris d’admiration montaient des gradins chaque fois que la lame se plantait dans le bois. Investi d’une suprême assurance, je me suis mis à esquiver des balles imaginaires tout en lançant mes couteaux, réagissant à chaque détonation figurant dans la bande son, n’hésitant pas à me jeter à terre puis à me relever d’un bond… jusqu’à ce que je commette une légère erreur d’appréciation, et mon couteau est passé trop près de Mei, lui éraflant le gras du bras. Poussant un cri, elle s’est écartée du chevalet, portant une main à sa plaie. Après être restée figée un instant, fixant sur moi des yeux horrifiés, elle a couru vers la sortie. Les spectateurs étaient muets de saisissement. Vang s’est levé d’un bond, le micro pendu à la main. Je suis moi aussi resté figé pendant une seconde, ne sachant que faire. La musique tonitruante m’isolait du monde ainsi que l’aurait fait une barrière, aussi, lorsque Tranh l’a stoppée, cette barrière s’est effondrée et j’ai senti sur moi la pression d’un millier de regards. Incapable de la supporter, j’ai couru vers la nuit sur les talons de Mei.
Le chapiteau était dressé au sommet d’une dune surplombant une baie et une plage de sable. La nuit était tiède, venteuse, et, alors que j’émergeais au-dehors, une bourrasque est venue aplatir les hautes herbes sur la crête. J’ai entendu retentir la voix de Vang, que le bruit du vent et le fracas des vagues ne parvenaient pas à étouffer : il priait les spectateurs de ne pas quitter leur place et les assurait que le spectacle allait reprendre incessamment. La lune presque pleine était occultée par les nuages, bariolant d’argent une montagne de cumulus, de sorte que je n’ai pas vu Mei tout de suite. Puis l’astre nocturne a fait son apparition, projetant une éclatante avenue sur les eaux noires, badigeonnant de phosphore l’écume des déferlantes, illuminant le sable, et j’ai aperçu Mei — reconnaissable à son costume rouge — qui se trouvait une dizaine de mètres en contrebas, en compagnie de deux autres personnes ; ces dernières semblaient occupées à la soigner.
J’avais à peine commencé à descendre que je trébuchais et tombais dans le sable. Comme je me relevais, j’ai vu Tan qui gravissait la dune dans ma direction. Elle m’a agrippé par les revers de ma veste, manquant me faire choir une nouvelle fois, et nous nous sommes étreints pour ne pas tomber. Elle avait passé une veste de nylon par-dessus son costume, le même que celui de Mei à un détail près : il était de couleur bleu paon et décoré d’étoiles d’argent. Ses cheveux noirs étaient ramenés en chignon sur sa nuque, des boucles en cristal luisaient à ses oreilles, ses yeux noirs se perlaient de lumière. Elle semblait sculptée dans le clair de lune, une illusion qui se dissiperait dès qu’un nuage viendrait occulter l’astre nocturne. Mais ce n’est pas sa beauté qui m’a le plus troublé. J’avais toujours conscience de ses multiples facettes, car elle pouvait devenir d’un instant à l’autre une petite écolière sage, une séductrice épanouie ou une jeune femme sérieuse, de sorte que je n’étais nullement surpris par cette nouvelle incarnation, celle de la Devi d’un monde éphémère et appelé à disparaître à brève échéance… Non, c’est son calme qui m’a ébranlé. Il m’a enveloppé, il s’est déversé sur moi, et, avant même qu’elle ait pris la parole, voyant qu’elle ne prononçait pas le nom de Mei, comme si l’accident n’avait rien de grave, ne risquait pas de me faire perdre toute confiance en moi chaque fois que j’empoignerais un couteau… avant même qu’elle ait dit un seul mot, j’étais convaincu que tout était normal, que nous ne venions de vivre qu’un banal incident et qu’il était grand temps de retourner sous le chapiteau, car Vang serait bientôt à court de blagues.
« Mei… » ai-je soufflé alors que nous montions vers la crête, et Tan a répondu : « Même pas une égratignure. » Elle m’a pris par le bras et m’a guidé vers l’entrée du chapiteau, avançant d’un pas vif mais sans se presser.
J’avais l’impression d’être hypnotisé — pas par les modulations d’une voix ni les oscillations d’un pendule, mais par un surcroît de perception, comme si je captais mieux que jamais le pouls régulier du temps, toutes les cadences profondes de l’univers. J’étais empli d’un calme immaculé, loin de la foule et de la musique tonitruante. J’avais moins la sensation de lancer des couteaux que de les insérer dans des fentes, laissant à la rotation terrestre le soin de les porter jusqu’au chevalet où ils se plantaient dans un bruit sec, dessinant une silhouette d’acier un rien plus large que le corps de douce chair cuivrée et de soie bleu paon qu’elle enveloppait. Jamais Dat n’avait eu droit à un tel triomphe — les spectateurs, jugeant sans doute que la sortie de Mei n’était qu’un truc conçu pour faire monter le suspense, nous ont témoigné leur enthousiasme en se levant pour nous applaudir pendant que Tan et moi nous inclinions devant eux, puis nous dirigions vers la sortie. Une fois dehors, elle s’est collée contre moi, m’a embrassé sur la joue et m’a donné rendez-vous un peu plus tard. Puis elle a filé à l’autre bout du chapiteau afin de se changer en vue du final.
En temps normal, je me serais alors occupé du major, mais, ce soir-là, déconnecté comme je l’étais, privé en outre de la présence apaisante de Tan et toujours sous le coup de la blessure de Mei, je suis allé me promener sur la dune, marchant jusqu’à ce que je tombe sur un fossé où j’ai pu m’abriter du vent, qui soufflait avec force et imprégnait l’air de sable. Assis parmi les hautes herbes, j’ai contemplé la plage doucement incurvée. Quinze mètres au nord, le sable laissait la place aux galets et la terre montait en plan incliné vers des collines recouvertes d’une épaisse végétation. À demi dissimulées par le feuillage, des maisons aux toits de tuiles inclinés, flanquées de vérandas à ciel ouvert, déversaient par leurs fenêtres des flots de lumière jaune qui illuminaient les vaguelettes en contrebas. La lune, qui flottait haut dans le ciel, avait perdu son éclat argenté et ressemblait à un plat de porcelaine tendre boursouflé et marbré de taches noires, et elle surplombait un château de stuc rose qui paraissait allongé dans un hamac de cocotiers à la pointe de la baie : l’hôtel où logeaient les touristes qui venaient d’assister à notre numéro. Je distinguais des fourmis humaines allant et venant sur le croissant de sable brillamment éclairé qui s’étendait devant lui et le vent m’apportait la musique presque inaudible qui en émanait. Par-delà les récifs, la mer était noire comme l’opium.
Loin de s’attarder sur l’accident de Mei, mes pensées se portaient sur la performance que j’avais accomplie avec Tan. Le numéro s’était déroulé à toute vitesse, un jeu de lames et de lumière, mais je me rappelais à présent plusieurs détails : le contact froid du métal sous mes doigts ; le regard inquiet de Vang ; le tourbillon bleuté d’une hachette se plantant entre les jambes de Tan. Mais le plus saisissant des souvenirs que je gardais, c’était celui de ses yeux. Ils semblaient me transmettre des instructions, orchestrer mes mouvements avec une telle force que j’aurais pu les croire capables d’infléchir la trajectoire d’une lame si jamais j’avais commis une erreur de visée. Vu les sentiments que j’avais investis en elle, la certitude absolue que j’avais de notre avenir commun — dont nous n’avions pourtant jamais discuté —, il m’était facile de lui attribuer un tel pouvoir sur moi. Facile et par conséquent troublant, car jamais nous ne pourrions coexister sur un pied d’égalité si elle contrôlait ainsi toutes les facettes de notre relation. Une fois parvenu à cette conclusion, comme si celle-ci avait valeur de sentence définitive, mon esprit s’est peu à peu engourdi pour sombrer dans l’abattement.
J’ignore depuis combien de temps je me trouvais assis là lorsque Tan a fait son apparition sur la plage, écartant de son visage ses cheveux ébouriffés par le vent. Elle était vêtue d’une chemisette d’homme et d’un short trop grand pour elle et portait une couverture. Comme j’étais caché par les hautes herbes et me sentais tellement détaché du monde que ma solitude me semblait des plus acceptables, j’avais à moitié envie de ne pas lui signaler ma présence ; mais elle a fait halte et a prononcé mon nom, et j’ai répondu à son appel par pur réflexe. Dès qu’elle m’a repéré, elle s’est dirigée vers moi en pressant le pas. Une fois à mes côtés, elle a déclaré, sans une once de reproche dans la voix : « Tu es allé bien loin. Je n’étais pas sûre de pouvoir te retrouver. » Étalant la couverture sur le sol, elle m’a invité à l’y rejoindre. Je me sentais un peu coupable des pensées cliniques que je venais d’entretenir à son propos et à celui de notre relation — souiller par des considérations pratiques ce que je voyais avant tout comme une union magique, participant du dharma et de la destinée, me semblait une indignité, et je me suis retrouvé incapable de dire un mot. Le vent a soufflé de plus belle au-dessus des eaux et Tan s’est mise à frissonner. Je lui ai demandé si elle voulait ma veste et elle m’a répondu par la négative. Elle a pincé les lèvres et, d’un mouvement brusque, elle s’est à demi détournée de moi, se présentant de trois quarts dos. J’ai cru que je l’avais offensée sans le vouloir et cela m’a tellement troublé que je n’ai pas vu tout de suite qu’elle déboutonnait sa chemisette. Elle s’en est débarrassée d’un haussement d’épaules, l’a tenue un instant roulée en boule contre sa poitrine puis l’a posée sur la couverture ; elle m’a jeté un coup d’œil par-dessus l’épaule, me captivant du regard. J’ai vu qu’elle avait recouvré son calme habituel — c’était comme si elle s’en emplissait sous mes yeux — et j’ai compris que ce calme n’était pas seulement le sien, qu’il nous habitait tous les deux, une conséquence de notre confiance mutuelle, et que si nous avions fait des prouesses sous le chapiteau, ce n’était pas parce qu’elle avait pris le contrôle de mon corps pour me sauver de la panique, mais parce que chacun de nous deux était investi de la force de l’autre, transformant la crainte et la nervosité en certitude et en précision. Comme nous le faisions en ce moment même.
J’ai embrassé sa bouche, ses petits seins, savourant le goût salé des embruns et de la sueur dont ils étaient imprégnés. Puis je l’ai allongée sur la couverture et ce qui a suivi, en dépit de ma maladresse et de mes hésitations occasionnelles, s’est révélé à la fois chaste et féroce, l’apex naturel de deux années de désirs, de non-dit et d’accommodements. Après, serrés l’un contre l’autre, drapés dans la soie et la chaleur d’une splendide satiété, tandis que nous nous murmurions des promesses et des secrets antiques et pourtant étonnamment neufs, nous confiant des choses que nous n’avions jamais osé nous avouer, je me rappelle avoir pensé que je ferais tout pour elle. Ce n’était pas là une idée abstraite, pas plus que la réaction atavique d’un homme éprouvant pour la première fois une sensation de maîtrise, bien que je ne puisse nier avoir entretenu un tel sentiment — le sexe et la violence sont issus de la même source —, mais une prise de conscience fondée sur une juste appréciation des épreuves que j’aurais à surmonter et du sang que je devrais faire couler, afin de la préserver du malheur dans ce monde où le meurtre d’une épouse pouvait être une source de profit et le parricide un acte de légitime défense. Elle me paraît aujourd’hui bien étrange, cette profonde révérence avec laquelle je me déclarais prêt, dans mon for intérieur, à accomplir toutes sortes d’actes, du sacrifice de soi à la gratification la plus égoïste, en passant par la perpétration de crimes si abominables qu’ils me hanteraient jusqu’à la fin de mes jours.
*
L’aube venue, les nuages ont envahi le ciel, le vent est retombé et la mer s’est adoucie. De temps à autre, un pâle soleil émergeait du coton, appliquant sur les eaux ce qui ressemblait à une couche de peinture grise. Nous sommes montés au sommet de la dune où nous nous sommes assis, sans cesser de nous étreindre, répugnant à l’idée de regagner le chapiteau, de briser ce moment qui s’étirait comme un élastique ancré dans la nuit. Les herbes figées, les eaux molles et le ciel mort, tout cela nous donnait l’impression que le temps lui-même était encalminé. Devant l’hôtel rose, la plage était déserte et jonchée de détritus. On aurait pu croire que nous avions vidé le monde en faisant l’amour. Mais nous avons bientôt aperçu Tranh et Mei qui se dirigeaient vers nous, Kim et Kai trottinant sur leurs talons. Ils étaient tous vêtus d’un short et d’un tee-shirt, et Tranh portait un sac de supermarché qui — ainsi que je l’ai vu alors qu’il escaladait la dune en trébuchant — contenait des sandwiches et de l’eau minérale.
« Que faisiez-vous donc ici ? » nous a-t-il lancé d’un air exagérément soucieux.
Mei lui a donné un coup de coude et, après nous avoir fixés un instant, comme s’il venait seulement de comprendre la situation, Tranh a porté une main à sa bouche et pris un air choqué. Kai et Kim sont parties d’un gloussement puis ont filé sur la plage. Mei a tiraillé sur le tee-shirt de Tranh, mais il l’a ignorée et s’est agenouillé devant moi. « Tu dois être mort de faim », a-t-il dit en se fendant d’un sourire édenté. Il m’a donné un sandwich enveloppé dans une serviette en papier. « Mange ! Tu vas sans doute avoir besoin de toutes tes forces. »
Implorant d’un regard l’indulgence de Tan, Mei s’est agenouillée à son tour ; elle a déballé quelques sandwiches et débouché deux bouteilles d’eau minérale. Comme elle croisait mon regard, elle a plissé le front, désigné son bras et agité l’index dans ma direction comme si j’étais un enfant dissipé. « La prochaine fois, ne danse pas comme ça, a-t-elle lâché en feignant de saupoudrer quelque chose sur les sandwiches. Sinon, j’assaisonnerai ton dîner avec des herbes à ma façon. » Tranh ne cessait de nous fixer tour à tour, Tan et moi, son visage rond fendu par un sourire débile, et Tan a fini par le pousser en riant, le faisant choir sur la couverture. Sur la plage, Kai et Kim tentaient de faire des ricochets sur la mer, avec une maladresse de filles. Mei les a appelées et elles ont couru vers nous, faisant osciller leurs tresses ; elles se sont jetées à plat ventre sur le sable puis, une fois redressées en position assise, ont entrepris d’attaquer leurs sandwiches.
« Ne mangez pas aussi vite ! a averti Mei. Vous allez être malades. »
Kim, la cadette, lui a fait la grimace et a englouti la moitié de son sandwich. Tranh s’est mis de la partie, se touchant le nez avec la lèvre inférieure, et Kim a été prise de fou rire, recrachant des bouchées de pain et de poisson frit. Tan lui a dit que son attitude était indigne d’une dame. Aussitôt, les deux fillettes se sont calmées, se redressant et mangeant avec plus de tenue — elles étaient toujours sensibles à ce genre d’argument dans la bouche de Tan.
« Vous n’avez apporté que du poisson ? ai-je demandé en inspectant le contenu de mon sandwich.
– Peut-être qu’on aurait dû ouvrir des huîtres, dit Tranh. Ou alors moudre de la corne de rhinocéros, ou encore…
– Ces trucs-là, c’est pour les vieux comme toi, ai-je rétorqué. Moi, le beurre de cacahuète me suffit amplement. »
Une fois le repas terminé, Tranh s’est allongé en posant sa tête sur les cuisses de Mei et nous a raconté l’histoire d’un lézard parlant qui avait convaincu un fermier qu’il était le Bouddha. Kim et Kai se sont nichées l’une contre l’autre, prêtes à une sieste digestive. Tan s’est blottie contre mon torse et je lui ai passé un bras autour des épaules. Je me suis alors rendu compte — peu à peu et sans soudaineté aucune, comme si je m’immergeais doucement dans le bain de la connaissance — que je me sentais chez moi pour la première fois de ma vie — ou, à tout le moins, de ma vie telle que je me la rappelais. Ces gens-là étaient ma famille et la sensation d’isolement qui pesait sur moi depuis des années s’était évaporée. J’ai fermé les yeux et enfoui mon visage dans les cheveux de Tan, cherchant à m’accrocher à ce sentiment, à le sceller dans mon crâne afin de ne jamais l’oublier.
Deux hommes en tee-shirt et maillot de bain avançaient sur la plage dans notre direction. Arrivés au niveau de la dune, ils l’ont gravie pour nous rejoindre. Ils étaient à peine plus âgés que moi et, en découvrant leur mollesse et leur embonpoint, je me suis dit que ce devaient être des Américains ; cette impression a été confirmée par les propos de l’un d’eux, un type aux mâchoires carrées et aux cheveux tressés ornés de centaines de perles blanches. « Vous êtes avec le cirque, pas vrai ? »
Mei, qui n’aimait pas les Américains, l’a gratifié d’un regard noir, mais Tranh, qui avait l’habitude de les considérer comme une source de revenus, lui a répondu par l’affirmative. Kai et Kim ont échangé murmures et gloussements, et Tranh a demandé à l’Américain ce qu’étudiait son ami — plus mince que lui, et dépourvu de perles, il était coiffé d’un casque complexe et ouvrait sur le monde des yeux atones et une bouche flasque.
« Le parachute ascensionnel. On va faire du parachute ascensionnel… à condition que le vent se lève et que le programme tienne la route. J’ai failli le laisser à l’hôtel, mais ce programme nous a déjà lâchés. Je ne voulais pas qu’il se retrouve tout seul au cas où il aurait des convulsions. » Il a sorti de sa poche de poitrine une bande de plastique ; chacun des carrés qui la composaient recelait une capsule de gélatine en forme de gemme qui contenait un fluide bleu. « Vous voulez prendre votre pied ? » Il a agité la bande devant nous, comme si nous étions des enfants qu’il voulait amadouer avec des sucreries. Voyant que personne n’était intéressé, il a haussé les épaules et remballé sa marchandise ; puis il s’est tourné vers moi. « Hé ! ce truc avec les couteaux… ça faisait partie du plan, hein ? En particulier quand t’as tranché dans le vif de Petite Fleur grassouillette. » Il a désigné Mei du pouce puis s’est mis à fixer la mer d’un air captivé, comme s’il recevait une transmission provenant du large. « Okay, a-t-il fait. Okay. C’est peut-être la drogue, mais j’entends une voix intérieure m’affirmer que mes manières d’étranger peuvent sembler grotesques… voire insultantes. Peut-être que je suis moi-même franchement grotesque, d’ailleurs. Et comme je suis pas mal défoncé, je dois bien supposer que j’ai insulté quelqu’un. »
Tranh s’est empressé de le détromper, Mei a poussé un grognement, Kim et Kai l’ont regardé sans comprendre et Tan lui a demandé s’il était en vacances.
« Merci, lui a-t-il répondu. Belle dame. Le don de la courtoisie a toujours droit à ma reconnaissance. Non, mon ami et moi — ainsi que deux autres types —, nous jouons à l’hôtel. Nous sommes musiciens. » Il a attrapé son portefeuille, qu’il avait glissé dans la ceinture de son short, et en a sorti une fine carte dorée de la taille d’un timbre-poste ; il l’a tendue à Tan. « Vous connaissez ces trucs ? C’est le dernier cri… un nouveau genre de souvenir. On ne peut les faire jouer qu’une fois, mais ça vous donnera une idée. Pressez-le jusqu’à ce que la musique démarre. Ensuite, lâchez-le — ça chauffe vite et fort. »
Tan a fait mine d’appliquer ses instructions, mais l’Américain a ajouté : « Non, attendez qu’on soit partis. Je préfère imaginer que ça vous plaît. Et si ça vous a plu, passez donc ce soir à l’hôtel après votre représentation. Je vous invite.
– C’est une de vos chansons ? » lui ai-je demandé, curieux de mieux le connaître à présent qu’il m’apparaissait comme plus complexe que je ne l’aurais cru.
Il m’a répondu par l’affirmative.
« Quel est son titre ? s’est enquis Tranh.
– On l’a pas encore trouvé », a dit l’Américain ; puis, après une brève pause : « Comment s’appelle votre cirque ?
– Radieuse Étoile verte, avons-nous répondu à l’unisson.
– Parfait. »
Une fois que les deux hommes ont été hors de portée de voix, Tan a pressé la petite carte dorée et il en est sorti une musique entêtante, à la structure simple mais ornementale, avec une multitude de couches — guitares, cuivres, synthés — développant thèmes et contrepoints, le tout composant une mélodie à la fois intense et insidieuse. Kai et Kim se sont levées pour entamer une danse. Tranh s’est mis à hocher la tête et à taper du pied, et Mei elle aussi est tombée sous le charme, oscillant doucement en fermant les yeux. Tan m’a embrassé et, sous nos yeux, un fin plumet de fumée blanche est monté de la carte, qui se racornissait doucement, et je me suis étonné de constater, pour la énième fois, que les choses n’étaient pas toujours ce qu’elles semblaient être, m’émerveillant de l’étrange confluence de possibilités qui avait rassemblé toute notre petite troupe — celle-ci se composait de nous six et de personne d’autre, car Vang n’en avait jamais vraiment fait partie, et quant au major, eh bien, il demeurait toujours en coulisse, une ombre à la lisière de notre esprit… Que nous soyons réunis tous les six, en ce point de l’espace et du temps où un homme — un homme qui n’avait rien de remarquable — apparaissait sur une plage déserte pour nous offrir un carré doré diffusant une chanson baptisée du nom de notre cirque, une chanson qui évoquait de façon stupéfiante le mélange d’exotisme et de banalité caractérisant la vie au sein de la Radieuse Étoile verte, une musique de fumée qui s’élevait dans les airs, éphémère, pour être aussitôt emportée par le vent… eh bien, c’était magique, c’était inéluctable.
*
Durant les mois qui ont suivi, si Vang m’avait demandé de lui parler de l’amour, j’aurais été capable de tenir plusieurs heures sur le sujet, non pas en lui sortant des définitions, des principes et des homélies, mais en lui évoquant des exemples, des instants et des anecdotes. J’étais heureux. En dépit de la mélancolie de mon âme, je ne voyais pas d’autre terme pour qualifier mon état d’esprit. Bien que j’aie continué d’étudier mon père, de suivre ses allées et venues, ses manœuvres commerciales et ses initiatives en matière de vie sociale, j’étais désormais certain que jamais je ne tenterais de l’affronter, de revendiquer mon héritage. J’avais tout ce qu’il me fallait dans la vie et je ne souhaitais qu’une chose : protéger mes proches du danger et des soucis.
Comme Tan et moi ne faisions rien pour dissimuler notre relation, je m’attendais à ce que Vang me reproche cette transgression. Sans doute n’hésiterait-il pas à me chasser du cirque, raisonnais-je, aussi me suis-je préparé à cette éventualité. Mais il ne m’a pas dit un mot. J’ai cependant remarqué que l’atmosphère se rafraîchissait entre nous. Il me réprimandait plus souvent et, parfois, refusait même de m’adresser la parole ; mais ses manifestations de colère s’arrêtaient là. J’ignorais comment réagir à son attitude. Soit il avait exagéré la valeur qu’il attachait à Tan, soit il s’était tout simplement résigné à l’inévitable. Toutefois, cette explication ne suffisait pas à me satisfaire. Je le soupçonnais d’avoir une idée derrière la tête, de me dissimuler un secret si important que mes relations avec sa nièce n’étaient que broutilles en comparaison. Et un jour, sept mois environ après que Tan et moi étions devenus amants, il a fini par confirmer mes soupçons.
Ce jour-là, pensant que Vang était en ville, je suis entré dans sa caravane en milieu d’après-midi. Nous nous trouvions sur les plateaux centraux du pays, entre Buôn Ma Thuôt et la frontière cambodgienne, et nous campions à la lisière d’une forêt, sur un espace de terre rouge d’un demi-hectare. La veille d’une représentation, Vang passait en général sa journée à placarder des affiches et je comptais profiter de son absence pour travailler sur l’ordinateur ; mais, en entrant dans sa caravane, je l’ai trouvé debout devant son fauteuil, sur lequel était posée une valise ouverte, occupé à plier une chemise. Je lui ai demandé ce qui se passait et il m’a tendu une grande enveloppe, qui contenait les titres de propriété du cirque et les autorisations afférentes à une activité foraine. « J’ai signé l’acte de cession, a-t-il déclaré. Si tu as des problèmes, contacte mon avocat.
– Je ne comprends pas, ai-je dit, interloqué. Tu pars ? »
Il s’est penché sur la valise pour y ranger sa chemise. « Vous pouvez emménager ici dès ce soir. Tan et toi. Elle parviendra sans peine à mettre un peu d’ordre. Comme tu l’as sans doute remarqué, sa manie de la propreté confine à l’obsession. » Il s’est redressé et, comme frappé d’une vive douleur, a porté une main à ses reins. « La comptabilité, le planning de la tournée de l’an prochain… tout ça est sauvegardé dans l’ordinateur. Quant au reste… » Il a désigné les placards muraux. « Tu sais où ça se trouve. »
Bouleversé à l’idée de me retrouver seul responsable de l’Étoile verte, et de devoir dire adieu à l’homme autour duquel ma vie tournait depuis des années, j’étais incapable d’appréhender la situation. « Pourquoi pars-tu ? »
Il a tourné vers moi son visage renfrogné. « Je suis très malade, si tu veux le savoir.
– Mais pourquoi partir comme ça ? Nous allons…
– Je ne guérirai pas », a-t-il annoncé d’une voix atone.
Je l’ai examiné avec attention, cherchant à déceler les signes de son mal, mais il ne me semblait ni plus maigre, ni plus gris que précédemment. Sentant monter en moi des sentiments dont il ne goûterait guère la démonstration, je les ai refoulés. « Nous pouvons te soigner ici. »
Il a entrepris de plier une autre chemise. « J’ai l’intention de rejoindre ma sœur et son époux dans ce qu’ils appellent… » Un claquement de langue. « … le paradis. »
Je me suis rappelé mes conversations avec Tan, vivement opposée au téléchargement de l’intelligence, de la personnalité. Si le vieil homme se mourait, ce processus ne présentait plus aucun risque pour lui. Toutefois, ce concept de transfiguration électronique me mettait mal à l’aise.
« Tu n’as pas d’avis sur la question ? Tan, elle, s’est montrée des plus loquaces.
– Tu lui en as parlé ?
– Évidemment. » Il a inspecté la chemise qu’il était en train de plier et, y découvrant un trou, l’a mise de côté. « Nous avons fait nos adieux. »
Il a continué de s’affairer et, comme je le regardais traîner les pieds entre les piles de journaux et de magazines, faisant choir livres et boîtes de documents et soulevant sur son passage un nuage de poussière, j’ai senti la souffrance qui m’étreignait le cœur monter le long de ma gorge. J’ai filé sur le seuil de la caravane pour fixer le paysage sans rien voir de celui-ci, laissant mes émotions se buriner à la chaleur du soleil. Lorsque je me suis retourné, Vang se tenait tout près de moi, sa valise dans une main. Dans l’autre, il tenait un bout de papier plié en quatre qu’il m’a tendu. « Voici le code qui te permettra de me contacter une fois que j’aurai été… » Petit rire sec. « “Traité” est le mot qui convient, j’imagine. Quoi qu’il en soit, j’aimerais que tu m’informes de ta décision en ce qui concerne ton père. »
J’étais à deux doigts de lui dire que je n’avais aucune intention d’affronter celui-ci, mais, redoutant de le décevoir, je me suis contenté de lui répondre que je n’y manquerais pas. Nous sommes restés face à face, au sein d’une atmosphère prégnante de non-dit, parcourue de vibrations communiquant toute une histoire faite de moments semblables, silencieux et malaisés. « Si je veux me promener une dernière fois sous le soleil, a-t-il lâché au bout d’un temps, il faudra que tu me laisses passer. »
Qu’arrivé au terme de son existence il persiste à me considérer comme un obstacle mineur — voilà qui me mettait en rage. Mais je me suis rappelé que c’était là le seul sentiment à sa portée. Sans même lui demander la permission, je l’ai serré dans mes bras. Il m’a doucement tapoté le dos et m’a dit : « Je sais que tu t’occuperas de tout. » Puis il m’a écarté de son chemin et a pris la direction de la ville, disparaissant derrière l’un de nos camions.
Je suis allé au fond de la caravane, dans le compartiment cloisonné qui servait de chambre à Vang, et me suis assis sur sa couchette. La taie de son oreiller était décorée d’une sérigraphie représentant une superbe Vietnamienne, avec la légende suivante : honey lady te câline toutes les nuits. Le placard de chevet contenait un réveil cassé, un petit buste en plâtre de Hô Chi Minh, quelques livres, un paquet de bonbons et un porte-clés en plastique en forme de papillon. L’existence misérable qu’attestaient ces objets m’a profondément peiné et j’ai bien cru que j’allais pleurer, mais c’était comme si, en remplaçant Vang à la tête de l’Étoile verte, j’avais subi à son image une atrophie de mes sentiments naturels, et mes yeux sont restés secs. Je me sentais étrangement détaché de moi-même, relié à mon corps comme à mon esprit par une sorte de conduit par lequel étaient transmises par intermittence des impressions du monde qui m’entourait. Quand je repensais aux années que j’avais passées auprès de Vang, je ne parvenais pas à leur trouver un sens. Il m’avait certes nourri et éduqué, mais la somme de tous les efforts qu’il avait consentis — et qu’aucune affection n’avait jamais rendus cohérents — se réduisait à des souvenirs épars qui, à mes yeux, étaient encore moins nets, moins compréhensibles, que ceux que je gardais de ma mère. Des miettes substantielles mais dénuées de saveur… exception faite d’un arrière-goût amer que j’associais au deuil et à la déception.
Je n’avais envie de parler à personne et, faute de mieux, je me suis assis au bureau pour commencer à examiner les comptes, travaillant sans relâche jusqu’à la tombée de la nuit. Une fois que je me fus assuré de leur bonne tenue, je me suis intéressé au planning de notre prochaine tournée. Rien d’extraordinaire. Les villages habituels, un festival de temps à autre. Mais lorsque je suis entré dans le fichier correspondant au mois de mars, j’ai vu que, durant la semaine du 17 au 23 — je fêterais mon anniversaire dix jours après cette date —, nous étions censés participer au festival de Binh Khoi.
J’ai d’abord cru à une erreur — sans doute Vang pensait-il à Binh Khoi et à mon père au moment où il avait enregistré une réservation, ce qui expliquait, ai-je conclu, qu’il ait entré un nom erroné. Mais il m’a suffi d’ouvrir le contrat pour constater que je me trompais. Cette étape allait nous rapporter une forte somme d’argent, suffisamment pour nous garantir une année bénéficiaire, mais je ne pensais pas que Vang avait agi dans un but uniquement financier. Voyant la façon dont évoluait ma relation avec Tan, il avait dû se dire que jamais je ne lui ferais courir de risques afin de venger un crime commis près de vingt ans auparavant… aussi avait-il décidé de m’obliger à affronter mon père. Pris de rage, j’ai d’abord envisagé de rompre ce contrat ; mais, une fois calmé, je me suis rendu compte qu’en agissant ainsi, je nous mettrais tous en danger : les citoyens de Binh Khoi n’étaient réputés ni pour leur générosité, ni pour leur souplesse, et, si je n’honorais pas l’engagement pris par Vang, ils porteraient sûrement l’affaire devant les tribunaux. Et je n’aurais pas la moindre chance de gagner. La seule chose à faire était de participer au festival en m’efforçant de me blinder à la présence de mon père. Peut-être se trouverait-il ailleurs, peut-être ne daignerait-il pas assister à nos humbles prouesses. Quoi qu’il en soit, je me suis juré de ne pas me laisser prendre à ce piège et, une fois passé mon dix-huitième anniversaire, je me ferais un plaisir de me rendre au relais Sony le plus proche pour dire à Vang — ou à ce qu’il en resterait — que son plan avait échoué.
J’étais encore assis devant l’ordinateur, occupé à me demander si Vang, en signant ce contrat, espérait me fournir des éléments susceptibles de m’aider à prendre une décision ou bien s’il agissait uniquement dans son propre intérêt, lorsque Tan est entrée dans la caravane. Elle était vêtue d’un tablier écossais sans manches, la tenue qu’elle portait quand elle faisait du nettoyage, et il était évident qu’elle avait pleuré — ses yeux étaient rougis et ses paupières bouffies. Mais elle avait retrouvé sa contenance et, perchée sur le bureau, elle m’a patiemment écouté lui exposer les actes de Vang et les réflexions qu’ils m’avaient inspirées.
« Peut-être que ça vaut mieux ainsi, a-t-elle déclaré lorsque j’ai eu fini. De cette façon, tu seras sûr de faire ce que tu dois faire. »
J’étais surpris par sa réaction. « Veux-tu dire qu’à ton avis, je devrais tuer mon père… que je devrais envisager cette éventualité ? »
Un haussement d’épaules. « C’est à toi d’en décider.
– J’ai déjà pris ma décision.
– Alors, il n’y a pas de problème. »
Sa neutralité appuyée m’intriguait. « Tu penses que je n’irai pas jusqu’au bout, c’est ça ? »
Elle a porté une main à son front, se voilant la face — un geste qui m’a rappelé Vang. « Je pense que tu n’as pas encore pris de décision et que tu ne dois pas encore en prendre… pas avant d’avoir vu ton père. » Elle s’est pincé le nez, puis a levé les yeux vers moi. « Ne parlons plus de cela pour le moment. »
Le silence s’est prolongé une trentaine de secondes, durant lesquelles chacun de nous suivait le cours de ses pensées ; puis elle a plissé les narines et dit : « Ça sent mauvais ici. Tu n’as pas envie de prendre l’air ? »
Nous sommes montés sur le toit de la caravane et avons contemplé la forêt enténébrée à l’ouest et la masse du chapiteau devant elle, sous un ciel empli d’une telle profusion d’étoiles que les constellations familières s’effaçaient au profit de nouvelles configurations, plus complexes et plus cosmiques : un visage de Bouddha avec un diamant sur le front, une tête de tigre, un palmier — un semis structuré de têtes d’épingle sur une toile bleu nuit s’étirant d’un horizon à l’autre. Le vent nous apportait une douce odeur de pourriture et le parfum plus subtil d’un plat en train de mijoter. Quelqu’un a allumé une radio sous le chapiteau ; un orchestre chinois s’est mis à geindre et à cliqueter. J’avais l’impression d’avoir à nouveau seize ans, l’âge où j’avais connu Tan, et j’ai songé que, si nous avions choisi d’occuper ce lieu où nous avions passé tant d’heures avant de devenir amants, c’était peut-être parce qu’ici nous pourrions bannir les obligations insistantes du présent, les menaces de l’avenir, et redevenir des enfants. Mais bien que deux ans à peine nous aient séparés de ce temps-là, nous avions pour toujours brisé les illusions réconfortantes comme les limitations frustrantes de l’enfance. Je me suis allongé sur le toit d’aluminium, qui conservait encore un rien de la chaleur du jour, et Tan a retroussé son tablier pour me monter à califourchon, prenant appui des deux mains sur mon torse tandis que je la pénétrais. Encadrée par la foule des étoiles, le visage à demi occulté par la cagoule noire de ses cheveux, elle me semblait aussi lointaine et irréelle que les créatures de mon zodiaque ; mais cette illusion s’est également brisée lorsqu’elle a commencé à onduler des hanches avec une passion experte et a levé son visage vers le ciel, transfigurée par une expression de désir exalté et quasi dolent, évoquant un de ces anges de la Renaissance, naufragé sur un bout de nuage peint, qui vient d’être survolé par quelque créature fabuleuse, un miracle riche de promesses lumineuses et trop parfait pour être appréhendé. Elle a violemment secoué la tête en jouissant, et ses cheveux en s’envolant sur le côté ressemblaient à la bannière flottant sur le chapiteau, signal noir de l’extase, puis elle s’est effondrée sur mon torse. Je me suis accroché à ses hanches, continuant de pousser jusqu’à ce que j’aie expulsé la boule de chaleur qui m’incendiait le bas-ventre, et qui a laissé en moi un résidu de paix noire où étaient subsumées les bribes de mes pensées.
La sueur séchait sur nos peaux et nous restions là, conscients tous les deux — du moins je le crois — qu’une fois que nous serions descendus du toit, le monde se refermerait autour de nous, nous emportant à nouveau dans son inquiétante révolution. Le possesseur de la radio a changé de station, se calant sur un programme de musique cambodgienne — plus douce, plus susurrante. Quelqu’un a toussé tout près de nous et je me suis redressé sur le coude afin de voir qui c’était. Appuyé sur son bâton, le major avançait péniblement sur la zone de terre dégagée. La lueur des étoiles conférait un certain anonymat à sa silhouette grotesque — il aurait pu passer pour une figurine de jeu de plateau, un vieux magicien dans la dèche, enveloppé dans une lourde cape élimée, ou bien un mendiant parti en quête. Il a fait quelques pas supplémentaires avant de tomber à genoux, tremblant de tous ses membres. Après être resté immobile quelques secondes, il a ramassé une poignée de terre rouge et s’en est maculé le visage. Et je me suis rappelé que Buôn Ma Thuôt se trouvait à proximité de l’emplacement de la base qu’il avait inventée — ou dont il ne conservait que des souvenirs fragmentaires. La base Rubis. Édifiée sur la terre rouge d’une plantation défoliée.
Tan s’est assise à côté de moi et a murmuré : « Qu’est-ce qu’il fait ? »
J’ai porté un doigt à mes lèvres pour lui intimer le silence ; j’étais persuadé que le major n’aurait pas bravé la terreur que lui inspirait le ciel s’il n’avait pas été mû par une force plus terrifiante encore, et j’espérais que ses actes ou ses paroles allaient révéler en partie les soubassements de son mystère.
Laissant la terre glisser entre ses doigts, il a tenté de se relever. Mais il a échoué et s’est retrouvé sur le cul. Sa tête est tombée en arrière et il a levé une main grande ouverte, comme pour se protéger de la lueur des étoiles. La voix chevrotante qui émanait de lui m’a fait penser à un drapeau réduit en lambeaux sur le champ de bataille. « Revenir ! Ô mon Dieu ! Mon Dieu ! Revenir ! »
Durant les quatre mois suivants, je n’ai guère eu la chance de m’inquiéter d’une éventuelle rencontre avec mon père. La gestion quotidienne de l’Étoile verte mobilisait le plus gros de mon temps et de mon énergie, et, chaque fois que je me ménageais quelques instants de répit, Tan était là pour m’aider à les meubler. Ainsi donc, lorsque nous sommes arrivés à Binh Khoi, je n’étais guère parvenu à m’adapter à la possibilité de me retrouver face à face avec l’assassin de ma mère.
Dans un sens, Binh Khoi était le lieu idéal pour nous, car cette ville, à l’instar de notre cirque, était conçue pour ressembler à un fragment d’une autre époque. Située près du col des Nuages océaniques, dans la cordillère de Truong Son, à une quarantaine de kilomètres au nord de Da Nang, elle offrait à la plupart de ses habitants une vue imprenable sur les collines vertes descendant vers la plaine côtière. Le matin de notre arrivée, ces mêmes collines étaient à demi submergées dans un épais brouillard blanc, les plaines étaient invisibles et les étroites ruelles envahies par une fine brume pâle qui nimbait les lieux d’une aura sinistre et enchanteresse. Bien que les maisons les plus anciennes ne datassent que d’une cinquantaine d’années, elles ressemblaient toutes à ces demeures du xixe siècle que l’on trouve encore dans certaines quartiers de Hanoi : bâties en pierre, hautes de deux ou trois étages, peintes en gris, en jaune pâle et autres tons sobres, avec des toits fortement inclinés de tuiles vert foncé et des jardins clos par de hauts murs où poussaient bougainvillées, papayers et bananiers. N’eussent été les réverbères des boulevards et les tenues excentriques des piétons, on se serait cru ramené près de deux siècles en arrière ; mais je savais que cette façade pittoresque dissimulait des systèmes de sécurité dernier cri qui nous auraient pulvérisés si nous étions entrés sans les autorisations idoines.
Le plus étonnant à Binh Khoi, c’était le silence. Jamais je n’avais vu une ville si peuplée où régnait un tel calme, sans que l’on perçoive aucun des bruits naturels d’un environnement humain. Pas une poule pour caqueter ni un chien pour aboyer, pas un scooter pour vrombir ni une voiture pour rugir, et pas un enfant pour crier ni jouer. On ne trouvait qu’un seul lieu où se déroulait une activité approchant la normale : le marché, qui occupait une rue non pavée donnant sur la grand-place. Des hommes et des femmes coiffés de chapeaux de coolie se tenaient accroupis auprès de sacs contenant des jaques, des chiles, des aulx, des pommes cannelles, des durians, des geckos et des poissons séchés ; sous les toiles tendues, on vendait aussi de la viande, des chiots et des singes en cage, et quantité d’autres denrées ; les chalands, le plus souvent des couples masculins, marchandaient avec les vendeurs, se lamentant à grands cris de leurs prix prohibitifs… alors que chacun d’eux avait les moyens de se payer la totalité des marchandises proposées à la vente sans écorner son budget. Bien que notre troupe pratiquât comme eux l’immersion dans un passé factice, je n’ai pu m’empêcher de juger leur attitude un tantinet perverse. Tandis que je roulais prudemment au sein de cette foule compacte, les habitants du lieu me jetaient des regards en douce par les fenêtres des maisons — me laissant entrevoir des visages que les tatouages, les implants et les coiffes métalliques, tissées de fils argentés et de voyants lumineux, rendaient aussi exotiques qu’indéchiffrables — et j’ai cru percevoir l’amusement que leur inspirait notre caravane, ersatz miteux de l’élégante illusion qu’ils avaient créée. Je crois que je les aurais haïs en les voyant ainsi barguigner avec les pauvres vendeurs pour des sommes ridicules, faisant montre à mes yeux d’une profonde vulgarité, si je ne les avais déjà détestés du simple fait qu’il s’agissait des amis et des associés de mon père.
Une fois passé le dernier bâtiment de la rue, celle-ci débouchait sur un pré herbeux entouré d’un muret blanchi à la chaux. Les bananiers et les palmiers poussant sur trois des côtés de l’enceinte étaient décorés de guirlandes lumineuses, et j’ai remarqué que plusieurs sentiers s’enfonçant dans la jungle étaient éclairés de semblable manière. Quant au quatrième côté, il donnait sur un petit ravin, à présent noyé dans la brume, de l’autre côté duquel, à une cinquantaine de mètres du muret, se dressait une falaise de roche avec à son sommet un vieux temple en ruine qui semblait surgir des nuées — une vision si nette, si saisissante, détaillée jusqu’à la dernière feuille de palmier, jusqu’à la dernière pousse de lierre, jusqu’à la dernière pierre décolorée, que je me suis demandé si ce n’était pas une projection, un simple élément du décor de Binh Khoi.
Nous avons passé la matinée et le début de l’après-midi à nous préparer et, une fois assuré que tout était prêt, je suis parti en quête de Tan, pensant lui proposer une promenade ; mais elle s’affairait à retoucher le costume de Kai. Je suis allé sous le chapiteau et, pour ne pas perdre mon temps, j’ai vérifié que la sciure était correctement étalée. Kai se balançait dans les hauteurs, suspendue à une corde passée à l’anneau métallique de l’apex, et l’un de nos tigres miniatures avait grimpé à une seconde corde, à laquelle il s’accrochait de sa main velue, cherchant à toucher la fillette chaque fois qu’elle passait à sa portée. Tranh et Mei jouaient aux cartes sur les gradins et Kim se promenait main dans la main avec notre singe parleur, bavardant avec lui comme s’il avait pu la comprendre — de temps à autre, il tournait vers elle son visage blanc et lui couinait un « je t’aime », un « j’ai faim » ou une autre phrase toute faite. Debout près de l’entrée, je me suis senti envahi de sentiments paternels à l’égard de ma petite famille ainsi rassemblée sous les projecteurs, et je me demandais si je n’allais pas retourner auprès de Tan, pensant qu’elle avait peut-être fini sa tâche, lorsqu’une voix de baryton a lancé derrière moi : « Où puis-je trouver Vang Ky ? »
Mon père se tenait à quelques mètres de là, vêtu d’une chemise grise taillée dans une matière chatoyante, les mains dans les poches de son pantalon noir. Il avait l’air plus mou et plus épais que sur ses photos, et l’exocet sur sa joue était à présent entouré de plus d’une demi-douzaine de tatouages, autant d’emblèmes de ses associés en affaires. Avec sa grosse tête et son crâne rasé brillant à la lueur des projecteurs, il ressemblait lui-même à un emblème, celui de quelque entité monumentale et dépourvue d’âme. À ses côtés se tenait une Vietnamienne d’une très grande beauté, plus petite que lui de trente centimètres, avec de longs cheveux noirs et une tenue assortie à la sienne : Phuong Anh Nguyen. Elle me fixait avec la plus grande attention.
Saisi par le choc, j’ai réussi à dire que Vang n’était plus avec nous, et mon père a répliqué : « Comment est-ce possible ? C’est lui le propriétaire, non ? »
Le choc laissait en moi la place à la colère, une colère si vive que je parvenais à peine à la contenir. Mes mains tremblaient. Si j’avais eu l’un de mes couteaux sur moi, je l’aurais planté sans réfléchir dans le torse de cet homme. M’efforçant de dissimuler mes émotions, je l’ai éclairé sur le sort de Vang ; mais j’avais l’impression, en dressant à nouveau le catalogue de ses traits — une ride de souci, un lobe d’oreille rougi, un pli à son cou charnu —, qu’on était en train de m’injecter en intraveineuse un puissant composé chimique.
« Bon Dieu ! » s’est-il exclamé en levant les yeux vers la toile ; il semblait en pleine détresse. « Merde ! » Il s’est à nouveau tourné vers moi. « Vous avez son code d’accès ? Ils ne sont plus les mêmes une fois qu’ils entrent au paradis. Je ne suis pas sûr qu’ils aient conscience de ce qui leur arrive. Mais je n’ai sans doute pas le choix.
– Je ne crois pas qu’il serait d’accord pour que je donne son code à un inconnu, ai-je dit.
– Nous ne sommes pas des inconnus l’un pour l’autre. Vang était mon beau-père. Nous nous sommes fâchés après le décès de mon épouse. J’espérais que la présence du cirque ici me permettrait de faire la paix avec lui. Il n’y a aucune raison pour que nous restions en froid. »
Ce qui m’a le plus étonné dans ses propos, sans doute, c’est d’apprendre que Vang était son beau-père, et par conséquent mon grand-père. J’ignorais ce que je devais en penser ; je ne voyais aucune raison qui l’aurait poussé à me mentir, mais cette révélation apportait avec elle son lot de questions troublantes. Et quant à la façon dont il niait implicitement toute responsabilité dans la mort de ma mère… avec quelle aisance il y parvenait ! La haine m’a refroidi peu à peu, m’aidant à me calmer et me permettant, dans une certaine mesure, de contrôler ma colère.
Phuong s’est avancée vers moi pour poser une main sur mon torse ; les battements de mon cœur se transmettaient à sa paume. « Quelque chose qui ne va pas ?
– C’est… la surprise. Rien de plus. J’ignorais que Vang avait un gendre. »
Elle avait un maquillage sévère, les lèvres peintes en mauve et les yeux cernés de la même couleur, mais, de par la finesse de ses traits et l’ovale de son visage, elle présentait avec Tan une légère ressemblance.
« Pourquoi êtes-vous aussi furieux ? » m’a-t-elle demandé.
Mon père l’a écartée de moi. « C’est normal. Je me suis imposé d’une telle façon — il a bien le droit d’être en colère. Écoute, tous les deux… comment vous appelez-vous, mon garçon ?
– Dat », ai-je répondu, quoique je fusse fort tenté de lui dire la vérité.
« Dat et moi, on va avoir une petite conversation, a-t-il dit à Phuong. Je te retrouve à la maison. »
Nous sommes sortis et Phuong s’est éloignée à contrecœur, se dirigeant vers la caravane. Le crépuscule approchait et la brume commençait à tomber. On avait allumé les ampoules multicolores qui matérialisaient l’enceinte du champ et le tracé des sentiers ; chacune d’elles était nimbée d’un halo flou et leur ensemble conférait à la jungle envahissante un étrange petit air de fête, comme si les esprits égarés dans le feuillage vert foncé préparaient une soirée. Nous nous sommes arrêtés devant le muret, sous la grande colline qui émergeait des volutes de brume, et mon père a tenté de me convaincre de lui livrer le code. Voyant que je m’y refusais, il m’a proposé de l’argent, et comme je persistais dans mon refus, il m’a décoché un regard mauvais et m’a dit : « Visiblement, vous ne comprenez pas la situation. Il me faut ce code. Que dois-je vous donner pour l’obtenir ?
– Peut-être que c’est vous qui ne comprenez pas. Si Vang avait souhaité que vous possédiez ce code, il vous l’aurait donné. Mais c’est à moi qu’il l’a confié, et à personne d’autre. Je m’en considère comme le dépositaire, et je ne le céderai pas, sauf s’il m’en donne l’ordre. »
Il s’est tourné vers la jungle, passant une main sur son crâne et poussant un soupir de frustration. Sans doute n’avait-il pas l’habitude qu’on le contrarie et, même si ma colère n’était pas tout à fait apaisée, j’étais ravi de lui avoir tenu tête. Puis il a éclaté de rire. « Vous êtes soit un excellent homme d’affaires, soit un homme honorable. Voire les deux à la fois. Un concept terrifiant. » Il a secoué la tête, un geste que j’ai interprété comme une acceptation résignée. « Pourquoi ne pas contacter Vang ? Demandez-lui s’il accepterait de me parler. »
Je ne comprenais pas comment une telle chose était possible.
« Quel type d’ordinateur avez-vous ? » m’a-t-il demandé.
Je le lui ai dit et il a répliqué : « Ça ne marchera pas. Voilà ce qu’on va faire. Venez chez moi ce soir, après la représentation. Vous utiliserez mon ordinateur pour le contacter. Je vous défraierai, ne vous inquiétez pas. »
J’ai senti mes soupçons s’éveiller. Il semblait s’offrir à moi, se rendre vulnérable, et je ne pensais pas que cela fût dans sa nature. Ce désir de parler à Vang était peut-être un faux prétexte. Et s’il avait découvert mon identité et décidé de m’attirer dans un piège ?
« Je ne sais pas si je pourrai m’échapper, ai-je dit. Ça devra sans doute attendre demain matin. »
Il avait l’air mécontent. « Très bien. » Pêchant une carte de visite dans sa poche, il me l’a tendue. « Mon adresse. » Puis il m’a glissé dans la main ce qui ressemblait à un cristal. « Surtout, ne le perdez pas. Ayez-le sur vous à tout instant. Sinon, vous serez interpellé et conduit dans un lieu fort déplaisant. »
Dès son départ, je me suis précipité vers la caravane afin de discuter de tout cela avec Tan. Elle était sortie et s’était assise sur un fauteuil pliant, baignée d’une lumière jaune se déversant par la porte ouverte. Elle avait la tête basse, le chemisier déchiré, et il lui manquait deux boutons. Lorsque je lui ai demandé ce qui se passait, elle a secoué la tête et refusé de me regarder en face. Mais comme j’insistais, elle a dit : « Cette femme… celle qui travaille pour ton père…
– Phuong ? Elle t’a fait mal ? »
Bien qu’elle refusât toujours de lever la tête, j’ai vu son menton trembler. « Je suis tombée sur elle alors que je venais te retrouver. Elle a engagé la conversation. Je croyais qu’elle cherchait seulement à se montrer aimable, et puis elle a tenté de m’embrasser. Et comme je lui résistais… » Tan a désigné son chemisier déchiré. « … elle en est venue aux mains. » Tan s’est ressaisie. « Elle m’a ordonné de la rejoindre cette nuit. Si je refuse, elle dit que ça ira mal pour nous. »
Il m’était impossible de haïr mon père avec encore plus d’intensité, mais cette nouvelle insulte, cette menace à l’encontre de Tan, a peaufiné ma haine, l’a parée d’une ultime couche, telle celle dont le peintre gratifie son chef-d’œuvre. Je suis resté sans bouger durant un long moment, les yeux rivés sur la colline — en moi semblait se dresser l’équivalent de ce sinistre temple, une construction immense et inébranlable. J’ai entraîné Tan dans la caravane, l’ai obligée à s’asseoir au bureau et lui ai préparé du thé ; puis je lui ai répété tout ce qu’avait dit mon père. « Est-il possible que Vang soit mon grand-père ? » ai-je lancé en guise de conclusion.
Elle a pris la tasse dans ses mains, a soufflé sur le thé bouillant et en a bu une gorgée. « Je ne sais pas. Dans ma famille, on a toujours aimé le secret. Mes parents m’ont dit que Vang avait jadis été très riche et très heureux en famille, et qu’il avait ensuite tout perdu.
– S’il était mon grand-père, cela signifie que nous sommes cousins. »
Elle a reposé la tasse et l’a fixée d’un air navré, comme si les profondeurs du liquide recelaient une condamnation sans appel. « Ça m’est égal. Si nous étions frère et sœur, ça me serait encore égal. »
Je l’ai attirée vers moi, je l’ai prise dans mes bras, et elle s’est pressée contre mon torse. J’avais l’impression de me trouver au centre d’un nœud effroyablement compliqué, dont j’étais de surcroît trop minuscule pour percevoir tous les tours et les détours. Si Vang était mon grand-père, pourquoi tant de froideur de sa part ? Peut-être que la mort de ma mère lui avait pétrifié le cœur, peut-être était-ce là l’explication. Mais, sachant que Tan et moi étions cousins, ne nous aurait-il pas dit la vérité en nous voyant devenir si proches l’un de l’autre ? Ou bien était-il traditionaliste au point de ne rien trouver à redire à une union entre deux cousins ? Mon père avait menti, c’était l’hypothèse la plus raisonnable. Je le voyais à présent, clair comme de l’eau de roche. C’était la seule explication sensée. Et s’il avait menti, cela signifiait qu’il savait qui j’étais. Et s’il savait qui j’étais…
« Je dois le tuer, ai-je annoncé. Ce soir… oui, ce soir même. »
J’étais prêt à étayer ma décision, à exposer les raisons pour lesquelles il serait risqué de choisir l’inaction, à énumérer pour le bénéfice de Tan tous les dangers potentiels de la situation, mais elle m’a doucement poussé en arrière, juste assez pour me regarder en face, et m’a dit : « Tu n’y arriveras pas tout seul. Cette femme est une professionnelle de l’assassinat. » Elle a collé son front au mien. « Je vais t’aider.
– Ridicule ! Si je…
– Écoute-moi, Philip ! Elle est capable de déchiffrer les signaux physiologiques, de repérer les individus en colère. Ou rongés par l’anxiété. Si elle me trouve en colère, elle n’en sera pas surprise. Quant à mon anxiété… Eh bien, elle y verra du ressentiment… de la peur et rien d’autre. Je n’aurai aucune peine à l’approcher.
– Et à la tuer ? Tu t’estimes capable de la tuer ? »
Tan s’est arrachée à mon étreinte pour aller se planter sur le seuil, les yeux perdus dans la brume. Ses cheveux dénoués tombaient en cascade sur ses épaules et son dos, le ruban qui les avait naguère tenus semblait un fleuve bleu roi sinuant à travers des terres de soie noire.
« Je demanderai à Mei de me donner un truc. Elle a des herbes qui endorment. » Un coup d’œil dans ma direction. « Après avoir tué ton père, tu devras effectuer certaines démarches pour assurer ta sécurité. Nous devrions en discuter tout de suite. »
Sa froideur me laissait sans voix — avec quelle facilité elle s’était remise de sa détresse ! « Je ne peux pas te demander de faire ça.
– Tu ne me demandes rien. Je me porte volontaire. » J’ai perçu dans sa voix une nuance de tristesse distraite. « Tu en ferais au-tant pour moi.
– Évidemment, mais sans moi, jamais tu n’aurais été impliquée dans cette histoire.
– Sans toi, a-t-elle répondu avec une tristesse encore plus perceptible, je ne serais impliquée dans rien. »
*
La première partie de la représentation — l’entrée de la troupe au son d’une marche militaire, avec à sa tête une Mei vêtue d’un uniforme rouge et blanc de majorette, lançant son bâton tournoyant sans toujours le rattraper, les tigres gambadant sur ses talons ; puis deux numéros comiques ; puis le numéro d’acrobates de Kai et Kim, qui volaient allègrement dans les airs, vêtues de leurs costumes dorés à paillettes ; puis un autre numéro comique, avec Tranh en clown jongleur feignant l’ébriété et rattrapant jusqu’à la dernière de ses quilles sans cesser de tituber… tout cela fut accueilli par les spectateurs en majorité masculins avec un certain degré de détachement ironique. Ils riaient de Mei, échangeaient murmures et ricanements quand les clowns officiaient, fixaient Kim et Kai avec indifférence et tournaient Tranh en dérision. De toute évidence, ils étaient venus nous dénigrer afin de valider leur propre sentiment de supériorité. J’ai noté leur attitude, mais j’étais tellement concentré sur la suite de la soirée qu’ils me semblaient irréels, futiles, et j’ai dû faire appel à toute ma discipline pour me concentrer sur mon numéro, qui a brusquement été interrompu lorsqu’un couteau lancé depuis les gradins est venu se ficher entre les jambes de Tan. Le public a applaudi avec enthousiasme et, en me retournant, j’ai aperçu Phuong à dix mètres de moi, en train de s’incliner devant l’assistance : c’était elle qui avait fait le coup. Elle m’a adressé un regard souligné d’un haussement d’épaules, montrant le peu de cas qu’elle faisait de mon adresse, et a levé les bras pour saluer son public. J’ai cherché mon père du regard, mais il ne se trouvait pas à ses côtés.
Les spectateurs ne cessaient de murmurer, ravis que l’un des leurs ait connu un tel triomphe, mais lorsque Mei et Tranh ont conduit le major sur la piste, ils se sont tus en découvrant sa carcasse sombre et convulsive. Appuyé sur son bâton, il a longé le premier rang, s’arrêtant parfois sur un visage comme s’il espérait le reconnaître, puis, gagnant le centre de la piste, il a commencé à raconter l’histoire de la base Rubis. D’abord inquiet, j’ai constaté qu’il s’exprimait avec lyrisme et éloquence, adoptant un style à cent lieues de celui dont il était coutumier, captivant son public sans la moindre difficulté. Lorsqu’il a évoqué la lettre qu’il avait écrite à son épouse, et où il déversait son fiel sur le Viêt-nam et les Vietnamiens, un murmure hostile a parcouru l’assistance et les sourires fascinés ont fait place aux rictus ; puis il est passé à autre chose et, quand il a décrit l’assaut des Viêt-cong, les spectateurs ont paru se détendre et se concentrer à nouveau sur son récit.
« À l’éclat phosphoré des fusées éclairantes, disait-il, j’ai vu le sol rouge sang qui s’étendait devant moi. Par-delà les buissons de ronces métalliques, des hommes et des femmes vêtus de noir surgissaient de la jungle, aussi rapides et nombreux que des fourmis en marche, et, à l’intérieur de l’enceinte de barbelés, d’autres encore émergeaient de leurs tunnels secrets, telles des pousses démoniaques issues d’une pluie infernale. Mes hommes se mouraient tout autour de moi, et, en dépit de la peur qui me paralysait, je me suis soudain senti empli d’un grand calme, comme si les chapelets de petits bouddhas que les ennemis serraient entre leurs dents au moment de l’assaut avaient eu le pouvoir d’invoquer leur modèle, comme si, au-dessus des explosions, un gigantesque visage issu de la matière noire du ciel nous considérait d’un œil serein et approbateur.
» On ne tiendrait pas très longtemps — c’était évident. Mais je n’avais aucune intention de me rendre. Ivre de whiskey et d’adrénaline, j’étais consumé par l’idée de la mort, la mienne et celle des autres, et, quoique terrorisé, je n’ai pas agi poussé par la terreur mais bien par la folie du combat et une sorte de communion avec la mort, un désir pervers de voir la mort croître, se multiplier et finir par triompher. Je me suis réfugié dans le bunker des communications et j’ai ordonné au caporal de garde de transmettre les coordonnées de la base Rubis et de demander une frappe aérienne. Voyant qu’il renâclait, je lui ai collé le canon de mon revolver sur la tempe jusqu’à ce qu’il ait obtempéré. Puis j’ai vidé mon chargeur sur la radio pour qu’on n’envoie pas de contrordre, ni lui ni personne d’autre. »
Le major a incliné la tête et écarté les bras, comme en préparation à une apothéose de magie ; puis sa voix a résonné de nouveau, évoquant celle d’une bête parlant depuis l’intérieur d’une grotte, une voix issue d’une gorge déchiquetée. Ses yeux étaient des pépites de phosphore brûlant dans l’écorce d’un tronc pourri.
« Quand les explosions ont commencé, j’arrosais le périmètre depuis le toit du bunker des communications, planqué derrière des sacs de sable. Les Viêts qui sortaient de la jungle ont ralenti leur avance, fait mine de battre en retraite, et ceux qui se trouvaient dans l’enceinte ont levé des yeux terrifiés vers les jets qui nous survolaient en hurlant, si bas que je distinguais les étoiles sur leurs ailes. La victoire s’écrivait dans le ciel en sillages de roquettes. Des gouttes de flamme sont tombées sur la terre rouge, ouvrant les tunnels à l’air libre. Les détonations se confondaient les unes avec les autres, la terre tremblait comme une feuille de contreplaqué attaquée au marteau. Des nuages de fumée marbrée de feu ravageaient la terre, s’agglomé-raient pour former un second ciel sinistre de noir et d’orangé, et je me suis levé, terrifié mais ravi, stupéfié par l’énormité de la destruction que j’avais suscitée. Puis je suis tombé à la renverse. Des sacs de sable ont chu sur mes jambes, un corps venu de Dieu sait où m’a atterri sur le dos, me coupant le souffle, et, un instant avant de perdre conscience, j’ai humé la riche puanteur du napalm.
» Le lendemain matin, je me suis réveillé pour découvrir un visage sanguinolent, à la mâchoire arrachée, dont les yeux bleus étaient tout proches des miens, comme s’ils cherchaient encore à me transmettre un ultime message de désespoir. Je me suis extirpé de ce cadavre et, en me relevant, j’ai constaté que j’étais le souverain d’une terre de mort, d’une balafre rouge vif jonchée de cadavres et entourée d’une forêt carbonisée. Je suis descendu du bunker pour errer parmi les morts. De toutes parts montait le bourdonnement des mouches. Partout gisaient des bras, des jambes et autres reliques macabres impossibles à identifier. Engourdi comme je l’étais, je n’étais capable d’éprouver qu’un seul sentiment : une vague satisfaction à l’idée d’avoir survécu. Mais à mesure que je marchais parmi les morts, observant les effroyables formes d’intimité que leur imposait le sort — une douzaine de petits cadavres blottis dans un cratère, aussi anonymes qu’un nid d’insectes grillés ; une femme horriblement brûlée, avec les fesses à l’air, tendant une main griffue vers les lèvres d’une tête sans corps —, ces scènes, que je voyais se multiplier autour de moi, m’ont fait prendre conscience de ma responsabilité. Ce n’est pas de la culpabilité que j’ai alors ressenti. Un tel sentiment était totalement déplacé. Nous sommes tous coupables, les morts et les vivants, les bons et ceux qui ont renié Dieu. La culpabilité est notre part inévitable des troubles de ce monde. Non, ce qui m’a bouleversé, c’est de me rendre compte qu’au moment où j’avais compris que la guerre était perdue — la guerre ou, à tout le moins, la part que j’y prenais —, j’avais choisi non pas de limiter mes pertes mais de m’aligner sur une force si basse, si négative, que nous refusons d’admettre la place qui est la sienne dans la nature humaine, préférant l’habiller d’oripeaux magiques et l’appeler Satan ou Shiva afin de la distinguer de nous-mêmes. Peut-être que ce choix est la prérogative du soldat, mais il m’est désormais impossible de l’envisager sous cet angle. » Il s’est tapé le torse avec l’extrémité de son bâton. « Jamais je n’affirmerai que mes ennemis étaient justes, mais il y a néanmoins une justice dans le sort que j’ai enduré depuis ce jour. Tous les hommes sont des pécheurs, tous les hommes font le mal. Et le mal s’affiche sur notre visage. » Il a pointé son bâton sur les spectateurs, passant d’un visage à l’autre, comme pour souligner les mauvaises actions apparentes sur chacun d’eux. « Ce que vous voyez de moi n’est pas l’homme que j’étais mais la chose que je suis devenue à l’instant de mon choix. Prenez mon histoire comme vous l’entendrez, mais comprenez bien ceci : si je suis unique, c’est en ce sens que mon jugement est inscrit non seulement sur mon visage, mais aussi sur chaque pouce de mon corps. Nous sommes tous des monstres qui attendons d’être invoqués par un instant de folie et de fierté. »
Lorsque Tranh et moi l’avons reconduit vers sa tente, foulant une herbe déjà humide, le major était excité au point d’en perdre toute cohérence, mais c’était moins à cause des ovations du public que parce qu’il avait enfin réussi à achever son récit. Il me tiraillait la manche, sans cesser de bafouiller en dodelinant de la tête, mais je ne lui prêtais aucune attention, car je me faisais du souci pour Tan que j’avais vue parlant à Phuong sur les gradins. Et lorsqu’elle est sortie en courant du chapiteau, un anorak enfilé par-dessus son costume de scène, j’ai chassé le major de mon esprit.
« Nous n’irons pas tout de suite chez ton père, m’a-t-elle dit. Elle veut d’abord m’emmener dans un club. J’ignore à quelle heure nous rentrerons.
– Ce n’est peut-être pas une si bonne idée. Je pense qu’il vaut mieux attendre demain matin.
– Tout ira bien. Rends-toi chez ton père et, une fois que tu en auras fini avec lui, fais exactement ce que je t’ai dit. Quand tu nous entendras arriver, reste hors de vue. Ne fais rien jusqu’à ce que je vienne te chercher. C’est compris ?
– Je ne sais pas », ai-je dit, intrigué par la façon dont elle prenait la direction des opérations.
« S’il te plaît ! » Elle m’a agrippé par les revers de ma veste. « Promets-moi que tu feras ce que je t’ai dit ! S’il te plaît ! »
Je me suis exécuté, mais, alors que je la regardais s’éloigner dans les ténèbres, j’ai à nouveau éprouvé la sensation de détachement qui m’était familière, et, bien que je n’aie pas vraiment écouté le récit du major, préoccupé comme je l’étais par mes propres soucis, l’entendre bafouiller et glousser près de moi, plus ravi que jamais d’avoir recouvré la mémoire, ou d’avoir peaufiné sa fiction, peu importe, m’a poussé à m’interroger sur la nature de mon propre choix et sur le récit que je ferais plus tard de cette journée.
*
La maison de mon père était sise dans la rue Yen Phu — deux niveaux de pierre grise et vérolée, avec des volets verts et une porte de la même couleur, ornée d’un heurtoir en forme de crâne de buffle. Je suis arrivé peu après minuit et me suis mis à l’abri du grand mur blanchi à la chaux qui entourait son jardin. Une fine pluie avait chassé la brume et on ne voyait presque personne dans les rues. Une lumière oblique se déversait à travers les fentes d’un volet de l’étage, en contrebas duquel était garé un vélo dont le panier contenait une douzaine de lis blancs aux tiges enveloppées dans du papier de boucher. Sans doute mon père s’était-il rendu au marché d’un coup de pédale, oubliant de prendre ses fleurs lorsqu’il avait monté ses autres achats. Leur pâleur était pour moi comme un sinistre présage, un emblème stérile de la sinistre tâche qui m’attendait.
L’idée de tuer mon père ne me terrifiait en rien — c’était un acte que j’avais accompli cent fois en pensée, que j’avais planifié dans les moindres détails — et, comme je marquais une pause, j’ai senti le passé se former derrière moi, telles les voitures d’un train s’étirant sur dix-huit années, la mort de ma mère lançant une impulsion qui alimentait l’engin trépidant de l’instant que j’allais bientôt vivre. Tous les doutes qui avaient pu me tourmenter se sont soudain évanouis, à la façon de la brume cédant devant la pluie. J’étais sûr de ma haine et de ma résolution, convaincu que mon père représentait une menace qui jamais ne me lâcherait.
J’ai traversé la rue, j’ai toqué à la porte et, au bout de quelques secondes, il m’a fait entrer dans un vestibule brillamment éclairé, flanqué sur la droite d’une pièce obscure. Il était vêtu d’un immense peignoir de soie verte et, comme il me précédait en direction de l’escalier situé à gauche de l’entrée, la vision de son corps en forme de cloche, de son crâne chauve et de la plaque d’argent sur sa nuque… tout cela, ajouté à l’odeur d’encens parfumé au jasmin, m’a donné l’impression qu’un eunuque m’escortait vers quelque mystérieuse figure religieuse qui daignait m’accorder une audience. L’escalier débouchait sur une étroite pièce blanche, meublée de deux fauteuils en chrome rembourrés placés face à un écran mural, ainsi que d’un bureau sur lequel étaient posés des chemises de documents, un vase décoratif, un vieux coupe-papier et un bouddha de bronze de trente centimètres de haut. Mon père s’est assis, il a activé l’écran en mode informatique au moyen d’une lampe stylo et entrepris d’accéder à l’IA Sony, passant d’un menu à l’autre tout en faisant la conversation — il était navré d’avoir raté le spectacle de ce soir, il espérait bien assister à celui du lendemain, et comment trouvais-je Binh Khoi, c’était certes une cité a priori peu accueillante, mais je m’y sentirais comme chez moi avant la fin de la semaine. Je n’avais apporté aucune arme, de crainte qu’elle ne soit détectée par la sécurité. Le coupe-papier ferait l’affaire, ai-je songé. Mais c’est sur le bouddha que ma main s’est refermée. Ce serait plus propre. D’un coup, d’un seul. J’ai saisi la statuette, je l’ai soulevée. Le moment venu, je m’étais dit que je tiendrais sûrement à m’identifier, afin de savourer la consternation qui s’emparerait de mon père ; mais j’ai compris en cet instant que cela n’avait plus d’importance, que je souhai-tais seulement le voir mourir. Quoi qu’il en soit, vu qu’il connais-sait probablement la vérité à mon sujet, l’intensité dramatique d’une telle révélation serait grandement amoindrie.
« C’est une pièce thaï du xve siècle, a-t-il dit en montrant la statuette d’un signe de tête. Splendide, n’est-ce pas ?
– Oui », ai-je fait.
Puis, sans plus réfléchir, car j’avais déjà suffisamment réfléchi à la question, de sorte que l’acte lui-même était une conséquence automatique, l’aboutissement d’un parcours de dix-huit années, je me suis placé derrière lui et je l’ai violemment frappé à la nuque. Je m’attendais à entendre un craquement, mais le bruit de l’impact s’est révélé plutôt étouffé, évoquant celui d’un poing s’écrasant sur un oreiller. Poussant un grognement explosif, il s’est effondré en pivotant légèrement sur lui-même, se retrouvant sur le flanc après avoir rebondi contre le mur. Il y avait tellement de sang que, sur le moment, je l’ai cru mort. Puis il a gémi, ouvert les yeux et s’est redressé sur les genoux. J’ai vu que j’avais atteint la plaque d’argent fixée à sa nuque. Si le sang coulait d’abondance, le métal avait amorti le choc. Son peignoir s’était entrouvert et, avec son ventre pâle et tavelé saillant de la soie verte, les filets de sang sur sa gorge et ses traits renfrognés dans une grimace de douleur et de perplexité, il me semblait obscène et pitoyablement clownesque. Il a levé une main tremblante pour parer un second coup. Ses lèvres ont frémi et il a émis un son ressemblant à « Qui… » ou à « Quoi… » Je ne saurais le dire avec certitude. Mais je n’étais pas d’humeur à m’expliquer. Sans doute n’aurais-je pas été déstabilisé par une mort propre et rapide, mais de savoir que j’avais transformé un être vivant en cette répugnante chose à demi morte qui rampait à mes pieds… cela ébranlait mes fondations morales, dépouillait mon acte de tous les oripeaux romantiques de la vengeance pour le réduire à une simple boucherie, et, lorsque je l’ai frappé une seconde fois, saisissant la statuette des deux mains pour lui fracasser le crâne, j’étais en proie à la même terreur qu’un enfant qui aurait blessé un oiseau avec une pierre et tenterait de dissimuler son crime au regard de Dieu en jetant sa victime sur un tas de cendres. Mon père s’est effondré, pissant le sang par le nez et la bouche. Sentant une odeur de fèces, je me suis écarté en titubant, et le bouddha m’a échappé des mains. À présent que j’étais parvenu à mon but, à l’instar d’une abeille mourant après avoir planté son dard dans la chair de son ennemi, je me sentais vide de tout poison, tout surpris de ne pas être gratifié par mon triomphe.
La lampe stylo avait roulé sous le second fauteuil. Je l’ai ramassée et, conformément aux instructions de Tan, j’ai contacté via l’ordinateur une agence de sécurité de Da Nang. Une femme blonde est apparue sur l’écran et m’a sèchement demandé ce que je souhaitais. Je lui ai exposé la situation où je me trouvais, sans chercher à atténuer la nature de mon crime — ma fortune me garantirait l’immunité —, et je lui ai donné le numéro de l’avocat de Vang, ainsi que quelques précisions sur la nature du legs qui était le mien, établissant ainsi mon crédit auprès de son entreprise. La femme s’est évaporée, pour être remplacée par une animation abstraite aux tons pastel, et, au bout de plusieurs minutes, j’ai vu s’afficher un contrat au bas duquel pulsait un voyant bleu, sur lequel j’ai apposé mon pouce. La femme a refait son apparition, se montrant bien plus aimable, et m’a conseillé de rester là où je me trouvais. Une équipe armée m’aurait rejoint dans moins d’une heure, m’a-t-elle assuré. Pour conclure, elle m’a conseillé d’essuyer le sang qui me maculait le visage.
La présence du cadavre — la réalité de cette viande — me mettait mal à l’aise. J’ai ramassé le coupe-papier et regagné le rez-de-chaussée, avançant à tâtons dans la pièce obscure jusqu’à ce que je trouve un fauteuil depuis lequel j’aurais vue sur la porte d’entrée. Assis seul dans les ténèbres, j’ai senti croître la torpeur qui m’affligeait et, quoique j’aie perçu de troublantes dissonances dans les événements qui venaient de se produire, je n’étais pas suffisamment alerte pour y voir autre chose qu’une série de contrariétés. Une dizaine de minutes s’étaient écoulées lorsque j’ai vu la porte s’ouvrir sur une Phuong hilare, qui s’est engouffrée dans le vestibule, suivie de Tan qui portait une jupe bleue et un chemisier à carreaux. Refermant la porte d’un coup de pied, Phuong a plaqué Tan contre le mur et l’a embrassée, insinuant une main sous sa jupe. Puis elle a vivement redressé la tête et s’est tournée vers moi, alors que je me croyais invisible dans l’obscurité.
Avant que j’aie pu réagir, avant même que j’aie pu m’assurer qu’elle m’avait repéré, Tan l’a frappée d’un atémi à la gorge, l’envoyant s’écraser sur le mur, puis lui a décoché un coup de pied dans le ventre. Phuong s’est écartée pour se mettre en posture de combat. Elle a crié le prénom de mon père : « William ! » Je n’aurais su dire si elle voulait l’avertir ou le pleurer, ayant compris ce qui lui était arrivé. Les deux femmes sont passées à l’action. Leur affrontement n’a pas duré plus de trente secondes, mais la vitesse et la grâce de leurs mouvements étaient prodigieuses : on eût dit deux sorcières aux doigts démesurément longs exécutant une danse de charme et de mort dans un espace échappant à la gravité. Étourdie par les coups de Tan, Phuong était sur la défensive, mais elle n’a pas tardé à se ressaisir et à remonter son handicap. Je me suis rappelé le coupe-papier dans ma main. C’était une arme piètrement équilibrée, et la rapidité de Phuong ne me facilitait pas la tâche, mais, voyant qu’elle marquait une pause avant de repartir à l’attaque, j’ai lancé cet ersatz de couteau de toutes mes forces, le plantant entre ses omoplates. Cette blessure n’avait rien de mortel — la lame était bien trop émoussée —, mais elle l’a déstabilisée. Poussant un petit cri, elle a voulu saisir le coupe-papier par son manche et, comme elle se penchait, Tan s’est glissée derrière elle et lui a sauvagement brisé la nuque. Laissant choir son cadavre, elle s’est dirigée vers moi, ombre parmi les ombres. Il m’était impossible de reconnaître en elle la femme que j’avais connue sur la plage de Vung Tau, et j’ai senti une bouffée de peur.
« Est-ce que tu vas bien ? a-t-elle demandé en s’arrêtant à quelques pas de moi.
– Est-ce que je vais bien ? » J’ai éclaté de rire. « Qu’est-ce qui se passe ici ? »
Comme elle ne répondait rien, j’ai repris : « Apparemment, tu n’as pas utilisé les herbes de Mei.
– Si tu avais fait ce que je t’ai dit, si tu étais resté caché, il n’aurait pas été nécessaire de la tuer. » Elle a avancé d’un pas. « Tu as appelé l’agence ? »
J’ai acquiescé. « C’est à Huê que tu as appris à te battre comme ça ?
– Non, en Chine.
– Dans une agence de sécurité privée. Comme Phuong.
– Oui.
– J’en déduis que tu n’es pas la nièce de Vang.
– Mais si. Il a consacré ses fonds de roulement à me faire entraîner afin d’assurer ta protection. Il devait être rongé par l’amertume… pour user ainsi de sa propre famille.
– Et je suppose que c’est pour mieux me protéger que tu as couché avec moi. »
Elle s’est agenouillée près du fauteuil, m’a posé une main sur la nuque et m’a regardé d’un air implorant. « Je t’aime, Philip. Je ferais n’importe quoi pour toi. Comment peux-tu en douter ? »
Touché par sa sincérité, je n’ai cependant pu m’empêcher de la traiter avec une certaine froideur. C’était comme si une valve venait de se fermer en moi, bloquant toutes mes émotions. « C’est vrai. Vang m’a dit que les créatures de ton espèce étaient conditionnées pour tisser des liens avec leurs clients. »
J’ai vu que mes paroles la choquaient, et son visage s’est briève-ment paré de tristesse, pour redevenir aussitôt impassible, comme une mare après qu’on y eut jeté un caillou. « Est-ce si important ? Est-ce que ça change le fait que tu sois tombé amoureux de moi ? »
J’ai fait celui qui n’entendait pas, bien que j’aie été tenté de lui répondre par la négative. « Si ta mission était de me protéger, pourquoi Vang a-t-il découragé notre liaison ? »
Elle s’est levée, le visage indéchiffrable, pour faire quelques pas en direction du vestibule ; elle semblait fixer le corps de Phuong, qui gisait en pleine lumière. « Je crois qu’il a eu envie de moi à une certaine époque. C’est peut-être l’explication.
– Phuong a vraiment tenté de te lever ? ai-je demandé. Ou bien…
– Je ne t’ai jamais menti. Sauf par omission, en ne te disant pas tout ce que je savais sur Vang. Mais je lui devais obéissance. Comme tu l’as dit, j’ai été conditionnée. »
J’avais d’autres questions à lui poser, mais j’étais incapable d’en formuler une seule. Le silence de la maison semblait engendrer un bourdonnement ténu, et je me sentais oppressé par une sinistre idée : Tan et moi étions des analogues vivants des deux cadavres, l’opulence qui allait m’échoir en conséquence de nos actes nous amènerait un jour à mourir séparés l’un de l’autre dans une maison silencieuse, tandis que deux créatures semblables à nous mais plus jeunes s’éloigneraient insidieusement l’une de l’autre, obnubilées par leur avenir. J’aurais voulu chasser cette idée de mon esprit, concevoir une réalité plus puissante, et j’ai rejoint Tan et l’ai obligée à me faire face. Elle refusait de me regarder dans les yeux, mais je lui ai doucement levé le menton et je l’ai embrassée. Comme un amant son amante. Je lui ai caressé les seins — comme on caresse un trésor. Mais si ferme et si doux fût ce baiser, il n’était pas exempt d’un aspect cérémonial : par lui, nous scellions un accord dont nous ne comprenions pas entièrement les termes.
*
Six mois et quelques après mon dix-huitième anniversaire, je me suis retrouvé dans une salle du relais Sony à Saigon, un réduit moquetté aux murs noirs décorés de vues encadrées d’argent du fleuve des Parfums et de la mer de Chine méridionale, et Vang s’est affiché sur le mur du fond. Sans doute me voyait-il tel que je le voyais, comme une visitation, une figure d’un autre temps se manifestant à lui en rêve. Apparemment, il n’avait pas changé d’un iota depuis le jour où il avait quitté le cirque — mince et grisonnant, vêtu de fringues usées —, et son attitude elle aussi était restée la même, à savoir distante. Je lui ai raconté ce qui s’était passé à Binh Khoi et il a dit : « Je pensais que tu aurais la tâche moins facile. William croyait disposer d’un atout dans sa manche — il était sûr d’avoir réglé le problème Tan. Du coup, il a baissé sa garde. Il ne te craignait pas comme il l’aurait dû. »
J’ai jugé sa logique assez simpliste, mais, plutôt que de poursuivre sur ce terrain, je lui ai posé la question la plus importante à mes yeux : pourquoi ne m’avait-il pas dit qu’il était mon grand-père ? J’avais découvert pas mal de choses sur mon passé à mesure que je me familiarisais avec les affaires de Vang, mais je tenais à savoir toute la vérité.
« Parce que je ne suis pas ton grand-père, m’a-t-il déclaré. William était mon gendre, mais… » Il m’a lancé un regard amusé. « Je pensais que tu aurais fini par comprendre. »
Je ne voyais rien de drôle à cette situation. « Explique-moi.
– Comme tu voudras. » Il s’est écarté de moi pour observer l’une des photos encadrées. « C’est à cause de William que ma fille et mon petit-fils sont morts dans un accident d’avion. Lorsque je me suis retrouvé seul, il a voulu me faire mettre sous tutelle pour cause d’incapacité mentale, espérant bien s’emparer de toutes mes entreprises. J’ai simulé un suicide pour échapper à ses griffes. Une simulation des plus efficaces. J’ai utilisé un clone que j’avais fait fabriquer en guise de réserve d’organes. J’ai conservé suffisamment d’argent pour faire tourner l’Étoile verte et financer la formation de Tan. Tu connais le reste.
– Pas tout à fait. Tu ne m’as pas dit qui je suis.
– Ah ! oui. » Il s’est écarté de la photo et m’a adressé un sourire affable. « Je suppose que cela peut t’intéresser. Ta mère s’appelait Tuyet. Tuyet Su Vanh. C’était une actrice spécialisée dans les médias pornographiques. La femme que tu as vue en rêve… c’était elle. Nous avons eu une liaison durant plusieurs années, puis nous nous sommes perdus de vue. Elle est venue me voir peu de temps avant que je ne perde ma famille, pour m’apprendre qu’elle se mourait. Un virus VIH mutant. Elle affirmait avoir eu un enfant de moi. Un fils. Elle m’a supplié de prendre soin de toi. Je ne l’ai pas crue, bien entendu. Mais, comme elle m’avait procuré du plaisir, j’ai créé un fonds dont tu étais le bénéficiaire. Un fonds des plus modestes.
– Et puis tu as décidé de te servir de moi.
– William avait si bien entamé mon autorité qu’il m’était impossible de l’affronter directement. J’avais besoin d’une flèche pour la lui planter en plein cœur. J’ai dit à ta mère que si elle acceptait de coopérer avec moi, je t’adopterais, je verserais toute ma fortune dans le fonds établi pour ton bénéfice et je ferais de toi mon légataire universel. Elle m’a autorisé à te faire effacer la mémoire. Je voulais une coquille vide afin de l’emplir de mes propres objectifs. Une fois ta rééducation achevée, elle m’a aidé à élaborer des souvenirs fragmentaires qui ont été implantés en toi au moyen d’une biopuce. Néanmoins, tu étais un enfant difficile à modeler. Je ne pouvais pas être sûr que tu t’attaquerais à William, et comme je me sentais vieux et fatigué, sur le point de gagner le paradis, j’ai feint d’être malade pour me retirer du monde. Cela m’a permis de préparer une confrontation sans courir le moindre risque. »
J’aurais dû haïr Vang, mais après six mois passés à gérer ses affaires, à considérer le monde dans une position de contrôle et de direction, je le comprenais trop bien pour le haïr — même si, en prenant conscience des prérequis et des protocoles glacés que nécessitait une telle position, je me sentais devenir plus dur que si j’avais cédé à la haine la plus noire. « Qu’est devenue ma mère ? lui ai-je demandé.
– Je me suis arrangé pour qu’elle reçoive des soins palliatifs dans un hôpital australien.
– Et cette histoire de filiation… est-ce que tu l’as tirée au clair ?
– Pourquoi aurais-je pris cette peine ? Cela n’avait aucune importance. Un homme dans ma position ne pouvait se permettre de reconnaître un fils illégitime et, une fois que j’ai eu décidé de renoncer à ma vie d’antan, la question devenait sans objet. Si elle te préoccupe, tu n’as qu’à consulter ton dossier médical.
– Je préfère que cela reste un mystère, je crois bien.
– Tu n’as aucune raison de m’en vouloir. J’ai fait de toi un homme riche. Et qu’est-ce que ça t’a coûté ? Quelques souvenirs. »
J’ai changé de position sur mon siège, croisant les doigts sur mon ventre. « Est-ce que tu es vraiment convaincu que mon… que William a fait tuer ta famille ? À l’en croire, toute cette histoire n’était qu’un malentendu.
– Foutaises ! Si tu me demandes si j’ai des preuves formel-les… la réponse est non, évidemment. William ne laissait jamais de traces derrière lui.
– Donc, toutes tes actions reposaient uniquement sur des soupçons.
– Non ! Elles reposaient sur la connaissance que j’avais de cet homme. » Il a adouci le ton. « Quelle importance à présent ? Seuls William et moi connaissions la vérité, et il est mort. Si tu mets ma parole en doute, si tu décides de creuser la question, jamais tu ne seras satisfait.
– Tu dois avoir raison, ai-je dit en me levant.
– Tu t’en vas déjà ? » Il a pris un air chagriné. « J’espérais que tu me parlerais un peu de Tan… et de l’Étoile verte. Que devient mon petit cirque ?
– Tan va bien. Quant à l’Étoile verte, je l’ai donnée à Mei et à Tranh. »
J’ai ouvert la porte et Vang a esquissé un geste comme pour me retenir. « Reste encore un peu, Philip. S’il te plaît. Tan et toi êtes les seules personnes avec lesquelles j’ai une connexion émotionnelle. Ça me fait du bien de passer du temps avec toi. »
J’ai marqué une pause en l’entendant décrire notre relation en ces termes. Cela m’a rappelé la conversation que j’avais eue avec Tan, qui affirmait qu’on perdait quelque chose d’essentiel le jour où on était téléchargé au paradis — cette évocation d’une dette émotionnelle, si étrangère au caractère de Vang, me poussait à croire qu’il n’était plus qu’une ombre colorée, ainsi que Tan avait qualifié ses parents, une imitation fort habile de l’original, mais rien de plus. J’espérais bien me tromper ; j’espérais bien qu’il était toujours lui-même.
« Il faut que j’y aille, lui ai-je dit. Les affaires, tu sais ce que c’est. Mais j’ai des nouvelles qui risquent de t’intéresser.
– Ah bon ? a-t-il fait avec enthousiasme. Lesquelles ?
– J’ai investi de grosses sommes chez Sony et, à l’issue de négociations fructueuses, j’ai obtenu que l’une de tes sociétés — Intertech de Hanoi — soit chargée de la supervision de cet environnement virtuel. Tu ne vas pas tarder à observer certains changements dans ton petit coin de paradis. »
D’abord interloqué, il a soudain semblé inquiet. « Que comptes-tu faire ?
– Moi ? Rien du tout. » Je lui ai souri, et en souriant, j’ai perdu toute retenue — je n’étais pas encore passé maître dans l’art du négociant —, laissant la colère percer dans ma voix. « Il est bien plus agréable de laisser un autre faire le sale boulot, tu ne crois pas ? »
*
De temps à autre, Tan et moi réussissons à raviver une intimi-té qui nous rappelle l’époque où nous sommes devenus amants, mais cela ne dure jamais longtemps et notre relation souffre de ces rechutes dans la neutralité ou — pire — l’indifférence qui sont la plaie des couples ayant plus de dix ans au compteur. Dans notre cas, ces rechutes s’accompagnent le plus souvent de crises d’autodestruction. Apparemment, nous cherchons à nous punir d’avoir fait l’expérience d’un bonheur que nous jugeons immérité. Même nos liaisons adultérines ont tendance à verser dans le dégradant. Je comprends cela. La plage de Vung Tau, jadis fondation de notre union, a été remplacée par la nuit dans la rue Yen Phu, à Binh Khoi, et jamais un édifice bâti sur une pierre aussi viciée ne pourra échapper aux lézardes et à l’affaissement. Néanmoins, nous savons tous deux que nous sommes condamnés à chercher ensemble le peu de contentement que nous pourrons trouver en ce monde.
Il m’arrive parfois de recevoir un message de Vang. Il a mauvaise mine et sa voix passe du geignard au cajolant. Je me dis qu’il a assez souffert et que je devrais lui restituer la pseudo-vie qu’il a acquise par contrat ; mais c’est là un vœu que je ne me sens pas obligé de respecter. S’il est exact que quelque chose en nous périt lorsque nous gagnons le paradis, alors ce quelque chose s’est déjà éteint chez moi, et c’est Vang qui l’a tué.
Sept ans après ma conversation avec Vang, Tan et moi avons assisté à une représentation de l’Étoile verte dans le village de Loc Noi. Le cirque avait un nouveau James Bond Cochise, Kai et Kim étaient devenues de jolies adolescentes, Tranh et Mei avaient tous deux maigri, mais, à part ça, pas grand-chose n’avait changé. Nous sommes restés sous le chapiteau après le spectacle pour évoquer de vieux souvenirs. Mes gardes du corps effrayaient un peu les forains — Mei en particulier —, mais ces retrouvailles ont été fort plaisantes.
Au bout d’un temps, je me suis éclipsé pour aller voir le major. Il s’était blotti au fond de sa tente, visible à ses seuls yeux piquetés d’étranges lueurs, mais, à mesure que je scrutais l’obscurité, j’ai distingué la cagoule de sa tête se détachant sur la toile. À en croire Tranh, le pauvre n’en avait plus pour très longtemps, et, à présent que je l’approchais de près, j’ai constaté que son infirmité était quasi palpable, qu’elle se lisait jusque dans son souffle éraillé. Je lui ai demandé s’il savait qui j’étais, et, comme bien des années auparavant, il a répondu d’une voix atone : « Philip. » J’avais espéré le trouver plus animé, car je me sentais toujours lié à lui, comme si nous étions rapprochés par le caractère énigmatique de nos deux existences, et je pensais qu’il avait jadis perçu cette parenté, qu’il avait eu une vague no-tion des choix auxquels j’étais confronté, et qu’il avait composé l’histoire de la base Rubis à ma seule intention, me lançant une sorte d’avertissement — que je n’avais d’ailleurs pas capté. Mais peut-être faisais-je trop de cas de ce qui n’était qu’une simple coïncidence. J’ai posé ma main sur la sienne et il a retenu son souffle un instant, pour frissonner et laisser échapper ce qui ressemblait à un sanglot. Il ne restait plus en lui que quelques histoires, quelques heures sous les projecteurs. J’ai cherché quoi lui dire pour apaiser ses derniers jours, mais je savais que la mort était pour lui la seule miséricorde qui fût.
Mei nous a invités à passer la nuit dans la caravane — en souvenir du bon vieux temps, a-t-elle ajouté —, et ni Tan ni moi n’étions d’humeur à refuser une telle offre. Ce bon vieux temps nous manquait à tous deux, bien que nous l’ayons su enfui à jamais. En regardant Tan se préparer à aller au lit, j’ai eu l’impression qu’elle était devenue trop belle pour ce lieu aussi terne, à la fois plus voluptueuse et plus sophistiquée. Mais lorsqu’elle s’est allongée à mes côtés, et que nous avons commencé à faire l’amour sur cette couchette grinçante, les années se sont enfuies et elle est redevenue une jeune fille entre mes bras, trémulante et innocente de tels jeux, et j’ai de nouveau pris conscience de ses charmes. Ensuite, elle s’est endormie doucement, la tête reposant sur mon torse, et tandis que je gisais là, respirant en silence afin de ne point la réveiller, j’ai songé que le passé et l’avenir étaient joints au sein des ténèbres qui nous enveloppaient, deux rivières noires coulant de concert, et j’ai compris que même si le cirque et nous devions le matin venu suivre des chemins distincts, ces deux rivières-là étaient également jointes pour l’éternité — nous partagions un confluent et un cours sinueux, une preuve éphémère triomphant des dénégations du monde, et nous formerions à jamais une troupe, Kim et Kai, Mei et Tranh, Tan et moi, et le major… ce fantôme vivant qui, tout comme moi, était le fragment d’un tragique passé qu’il n’avait jamais connu, ou — s’il l’avait en fait connu — avec lequel il ne pourrait jamais se réconcilier. C’était là un lien qui ne pouvait point nous sauver, ni de nos ennemis ni de nous-mêmes, mais il recelait l’espoir d’une gloire toute simple, une promesse plus vraie que le paradis. Illusoires ou non, toutes nos guerres se poursuivraient jusqu’à ce que leur cause soit engloutie dans l’oubli sous la bannière de la Radieuse Étoile verte.