Bifrost fait sa rentrée ! - 3

Guide de lecture |

rentree-bifrost-une03.jpgPoursuite de la sélection spécial imaginaire de la rentrée littéraire 2012 par les amis et collaborateurs de Bifrost. Au programme de ce troisième billet : de l’évasion, avec une aventure interdimensionnelle et un remix littéraire condensant cent ans de space opera, le réussi retour aux affaires de Greg Digson, et les traductions très attendues du premier roman de Carol Gerritsen et du post-apo déjanté de G. Heargraves.

Les Enfants de Terre Zéro

Gérard Davier – Robert Laffont, coll. « Ailleurs & Demain » – septembre 2012 (roman inédit - 678 & 546 pp. GdF. 24,50 € chaque)
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Il n’y a pas de planète habitable ailleurs, ou alors à des distances si considérables que l’homme n’a aucune chance d’y accéder un jour. Il a manqué le coche de l’espace, mais il lui reste une dernière chance pour quitter sa planète à bout de souffle, se rendre dans des univers parallèles où les terres vierges à profusion permettent d’ériger un empire démesuré. La Terre d’origine n’a pas délivré le secret de l’accès aux dimensions parallèles, d’abord parce que les colons occupés à construire un monde ne pouvaient disposer immédiatement de la technologie, ensuite parce que les modes de vie adoptés ont trop vite divergé pour coïncider avec la culture d’origine. En effet, le passage d’une dimension à l’autre revient à franchir des distances équivalentes à des années-lumière, de sorte qu’un décalage temporel toujours plus grand éloigne les nouveaux mondes colonisés. Débordés, les administrateurs de Terre Zéro, exécutent des missions de maintien des relations et de partage des connaissances à un rythme effréné.

On pourrait croire que la trame d’un empire s’effondrant sous son propre poids, le décalage temporel se résumant ici à un éloignement spatial, déboucherait sur un classique space-opera. Mais avec la maestria qu’on lui connaît, Gérard Davier bâtit une intrigue qui va bien au-delà de ses prédécesseurs, même du Asimov de Fondation. Délaissant l’administration du pouvoir, l’auteur se montre plus que jamais décidé à interroger la nature des sociétés humaines.

Egon Ghar-Koïne, chargé de répertorier les œuvres que les Émissaires ramènent de chaque expédition, est dépassé par une moisson qui occupe la surface de plusieurs villes, faite de dessins, sculptures, écrits, artefacts façonnés dans des matériaux exotiques, œuvres de l’esprit conservés sur des supports variés, avec les technologies de décodage idoines. C’est pour administrer une bibliothèque de Babel plus surprenante que celle de Borges qu’il réclame de nouveaux assistants, lesquels sont recrutés sur les mondes visités.

Le personnage principal est un de ces adolescents issu d’une société de style hellénistique, qui découvre que les dieux se présentant chaque siècle pour recueillir des présents et dispenser oracles et bienfaits sont des humains semblables à lui. Devenu un Émissaire, on voit à travers ses yeux un maelström de civilisations bigarrées, dignes d’un Vance, qui pousse à s’interroger sur le sens d’une telle profusion, une version de la « Culture » de Banks dépourvue de règle commune liant les sociétés entre elles.

L’intrigue de base, un État totalitaire déterminé à s’emparer de la technologie donnant accès aux univers parallèles, n’est que le prétexte à l’exploration de cet univers buissonnant. Parallèlement, d’autres questions surgissent : pourquoi tous les mondes parallèles découverts sont-ils vierges de vie intelligente ? Pourquoi aucune civilisation n’a accédé à l’espace ? Et quelle est la nature réelle de ce nouvel Élu, terme donné sur certains mondes aux recrues choisies pour vivre sur Terre Zéro, qui menace les fondements même de la diaspora humaine ? La réponse qui permettrait de contrer celle-ci se trouve peut-être quelque part dans les archives ramenées de centaines de mondes, les immortels chefs-d’œuvre qu’Egon Ghar-Koïne qu’exhume en pleurant d’impuissance, tel un Sisyphe terrassé par tant de beauté.

Davier ne cède pas à la facilité : ses civilisations sont originales et surprenantes par de multiples aspects font regretter qu’on ne s’y attarde pas et son écriture témoigne de la même exigence, usant de procédés différents pour refléter chaque type de société. Le lecteur à son tour happé par tant de méditations parallèles n’a qu’une envie au sortir de la lecture : reprendre cet imposant pavé depuis le début.

Claude Ecken

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As read in the Soulwax Library – Pt.1

Stephan et David Dewaele – Inculte, coll. « Afterpop » – septembre 2012 (roman (?) inédit (?) traduit (?) de l’anglais par Claro 750 pp. GdF. 25 €)

« C’était à Mégalaxie, banlieue de Iota Aurigae, dans les ranches spatiaux d’Hassaleh. La fusée descendait à travers l’espace. Elle venait des étoiles et des vertiges noirs, des scintillantes orbites et des silencieux golfes interstellaires. C’était une nouvelle machine ; elle recelait du feu dans ses entrailles et des hommes dans ses cellules métalliques. Elle laissait derrière elle un sillage ardent, net et silencieux. À l’intérieur se trouvaient dix-sept hommes, y compris le capitaine. L’appareil n’était plus qu’à une centaine de mètres au-dessus des séracs, quand un avertissement parvint à Kasar.

« Attention, capitaine !… À onze heures !… »

Kasar regarda dans la direction indiquée : un chasseur fonçait vers eux, de toute la puissance de ses réacteurs… »

As read in the Soulwax Library - Pt. 1

On aura peut-être reconnu là les incipits de Salammbô et de « La Troisième expédition », nouvelle de Bradbury figurant au sommaire des Chroniques martiennes, s’enchaînant avec le dix-septième chapitre d’Opération Chevalier Noir, 123e volume des aventures de Bob Morane. C’est ainsi que débute As read in the Soulwax Library Pt. 1, et tout le roman est à l’aune de ces premières lignes. À savoir : un remix littéraire insensé, à côté duquel Hypérion de Dan Simmons fait figure d’aimable plaisanterie. Savoir que les auteurs, les frères Stephen et David Dewaele, sévissent en musique sous le nom de 2 Many DJ’s (quand ils sont en duo) ou Soulwax (en groupe) avec à leur actif des dizaines d’heures de remixes, peut aider à comprendre le projet.

Ce premier « roman » — avec tous les guillemets qui s’imposent — de S. et D. Dewaele a donc pour particularité de ne contenir aucune phrase dont l’un ou l’autre des deux frères ne soit l’auteur. Toutes sont l’œuvre d’autres auteurs de science-fiction, des plus connus à ceux tombés (in)justement dans l’oubli. On y retrouve les mots d’Isaac Asimov, Alain Le Bussy, Arthur C. Clarke, Lester Del Rey, Greg Egan, Hugo Gernsback, Robert A. Heinlein, Howard P. Lovecraft, Thierry Martens, Larry Niven, Edgar Poe, Rosny Aîné, Jacques Sternberg, Henri Verne, Jacques Van Herp, Stanley Weinbaum, E. Zamiatine… Avec un nombre conséquents d’auteurs belges dans le lot. Un index en fin de volume permet de rendre à chaque auteur ses mots : il occupe près de la moitié du livre. Les tractations avec les agents, d’après la postface des Dewaele, a été un véritable cauchemar juridique, et le roman a régulièrement dû être repensé et réécrit (façon de parler) en regard des refus. Pour ce qui est du défi représenté par la traduction de ce roman, il fallait bien quelqu’un de la carrure de Claro, un habitué des challenges de ce genre (c’est à lui que l’on doit les versions françaises d’O Révolutions de Mark Z. Danielewski et de Mason & Dixon de Thomas Pynchon).

Si les frères Dewaele n’ont pas écrit un seul mot de As read…, l’histoire est en revanche leur œuvre. Dans un futur lointain, dans une Galaxie peuplée d’une myriade de races extraterrestres, un jeune individu se retrouve mêlé à un imbroglio qui le lancera à la poursuite d’un artefact mystérieux, avec comme enjeu la persistance de l’Univers face à une menace non moins mystérieuse. On l’aura compris, l’originalité n’est pas le point fort de ce roman, qui rassemble et condense tous les poncifs du space opera, nouveau ou bien old school. Fort curieusement, ce roman est très lisible et, surtout, très fun. Même si assez vain. Il n'empêche, l’enfant de onze ans que l’on a été et qui découvre la SF pourra y prendre son pied. Et il y a de quoi rester ébahi face à la vision syncrétiste des deux frères. S’ils n’inventent rien, S. et D. Dewaele recréent néanmoins avec autant de bonheur que de brio le space opera. Promis, l’on jettera un œil attentif aux autres romans promis par le duo, décidé à remixer la fantasy, le western, l’érotisme, le roman d’espionnage et le roman de guerre…

Erwann Perchoc

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Void

Gregory R. Digson – Bantam Spectra – avril 2012 (roman inédit – 432 pp. GdF. $25.99)
Void

On avait cessé d’y croire et pourtant, miracle : au printemps dernier est paru outre-atlantique Void, roman très attendu après plus de dix ans de silence de son auteur, Gregory R. Digson. Les plus jeunes lecteurs de Bifrost ignoreront sans doute jusqu’au nom de Digson, aussi convient-il de commencer cette recension par un rappel biographique.

Né en 1961 à Cincinnati, issu d’une famille d’apiculteurs, l’auteur américain se passionne très jeune pour la SF. Dès son premier livre, Over the Rainbow (1986)1[1], considéré par les connaisseurs comme l’un des dix plus grands romans de science-fiction en alexandrins de tous les temps, il révolutionne le genre du space opera. Dans cette œuvre fulgurante et sans concession, l’humanité lutte pour la suprématie dans la galaxie contre des entités immortelles, immatérielles et inconcevables, dont la nature est si éloignée de la nôtre qu’il est même impossible d’être tout à fait certain qu’elles existent réellement : les Probablithiques.

Révolutionnaire et iconoclaste, ce premier roman décrochera l’année même de sa parution une demi-douzaine de récompenses littéraires dont deux prix Nebula — fait unique dans l’histoire de la SF et dû à la particularité qu’Over the Rainbow, pesant très exactement 40.000 mots, put concourir à la fois dans les catégories novel et novella (exploitant une faiblesse du règlement qui a depuis été corrigée).

Entre 1988 et 1996 paraîtront pas moins de neufs romans situés dans le « Rainbowverse » dont plusieurs suites, deux prequels, un sidequel, un reboot et trois spin-off parmi lesquels on peut citer : Rainbow’s Sons (1988), Rainbow Warrior (1989), Looking Through The Rainbow (1991), Rainbow 0 : First blood (1992), Double Rainbow (1994) ainsi que le méconnu Aristotle Reincarnated (1995)[2]. Pointé par ses détracteurs comme « un moyen pour Digson de payer ses impôts », ce cycle unique en son genre est pour les initiés l’objet d’un véritable culte, une épopée littéraire dont l’ampleur ne se dévoile qu’après la lecture attentive des neufs volumes.

En 1999, après trois ans d’exil en Polynésie, Digson surprend en publiant son premier roman hors du « Rainbowverse »(quoique certains obstinés essayent toujours de l’y rattacher). Whispers of a Dying Bumblebee[3] constitue le récit à la première personne d’un jeune Ukrainien sourd-muet, paraplégique, bègue et daltonien qui, durant l’invasion de l’Armée Rouge en 1920, croit deviner dans les reflets d’une assiette à soupe la tentative de communication d’une forme d’intelligence inconnue. Dans plusieurs interviews, Digson confie que ce changement radical de style est dû à une révélation mystique d’envergure qui l’a incité à « reconsidérer de fond en comble [sa] vie et [son] œuvre et porter plus d’attention aux petites choses du quotidien ».

Mais ce récit humaniste d’amitié entre un handicapé et une soupière peine à convaincre les fans de la première heure, lesquels attendent avec impatience la conclusion du cycle « Rainbow »(le mythique Rainbow’s End, annoncé mais jamais paru, censé apporter, enfin, la réponse à la question de l’existence ou non des Probablithiques). Whispers…, encensé par quelques critiques avertis, est un flop commercial, ce que Digson et son éditeur vivent très mal. Après l’abandon du projet secret d’adaptation au cinéma d’Over the Rainbow par David Lynch et H. R. Giger, l’auteur sombre dans la dépression et disparaît des rayons des librairies. Tout au plus l’aperçoit-on de temps à autre dans les conventions américaines de SF, hagard, hirsute, le regard halluciné, interrompant les conférenciers par des questions cryptiques au sujet de la « déification de l’anaphore », thématique philosophico-littéraire mystérieuse dont il s’est fait le héraut et qui, prétend-il, traverse toute son œuvre[4].

C’est donc avec une certaine excitation que les membres de la rédaction de Bifrost (du moins ceux de bon goût) ont appris l’année dernière la parution d’un nouveau roman de Gregory R. Digson. À présent que nous avons la version originale entre les mains, qu’en dire ? Gardons-nous des bons mots de la critique américaine jouant sur la signification du titre (Void signifie « vide » en anglais) pour pointer la prétendue inconsistance du roman. Gardons-nous aussi d’en révéler l’intrigue, laquelle est si ténue, si subtile, si parfaite en somme, qu’en dévoiler le moindre mot pourrait gâcher au lecteur le plaisir de sa découverte. Il lui suffira de savoir que Void déploie tout le prisme des qualités de l’auteur : l’humanisme et la profondeur de caractérisation des personnages de Whispers… mêlés aux vertigineuses interrogations philosophiques du cycle « Rainbow ». Et que ceux qui resteraient perplexe face à la fin de Void soient ici rassurés : sont d’ores-et-déjà annoncées deux suites : Vacuum (2013) et Nothing (2014).

Il fallait un éditeur de l’ambition et de l’envergure du Bélial’ pour oser traduire Void en français[5] et défendre un roman de science-fiction exigeant au sein de nos rayons éternellement envahis par la fantasy et la bit-lit. Reste à espérer que le succès mérité soit au rendez-vous et permette la réalisation de cet autre grand projet : la publication de l’intégrale du cycle « Rainbow » (en clair l’équivalent du Rainbowmnibus américain) dans sa prestigieuse et remarquable collection Kvasar.

[1] Le Vaisseau qui rétrécit (J’ai Lu SF, 1988), réed. en 1991 sous le titre Au-delà de l’arc-en-ciel.

[2] Les Fils de l’arc-en-ciel(J’ai Lu SF, 1989), Les Guerriers de l’arc-en-ciel (J’ai Lu SF, 1990), Visions de l’arc-en-ciel (J’ai Lu SF, 1992), Rainbow : premier sang (Fleuve Noir, 1999), les autres titres sont inédits en français.

[3] Les Bourdons se cachent pour mourir, projet de traduction annoncé par Le Diable Vauvert en 2001, dont on est malheureusement sans nouvelle.

[4] Et au sujet de laquelle il a annoncé récemment préparer un essai.

[5] Sa parution en septembre 2013, si ce n’est pas déjà le cas au moment de la parution de cet article, devrait être annoncé sous peu.

Clément Latzarus

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Cash Machine & Warning Signs

Carolyn Gerritsen - Actes Sud – septembre 2012 (roman traduit de l’anglais [US] par Gilles Goullet – 257 pp. GdF. 19 €)
CMWS

Parmi les quelques six cent cinquante romans annoncés en cette rentrée littéraire 2012, on citera la présence inattendue de l’américaine Carolyn Gerritsen avec son cultissime Cash Machine & Warning Signs dont l’histoire éditoriale est assez mouvementée. Premier roman de la new-yorkaise paru en 2000 et immédiatement propulsé au rayon best-seller, CMWS (comme le net l’a baptisé depuis) aura attendu plus de dix ans avant de sortir sous nos longitudes dans une traduction (impeccable) de Gilles Goullet. Après l’arrêt de la collection Interstices où le texte aurait dû normalement paraître en 2011, pas moins de quatre éditeurs se sont disputés les droits, mais c’est finalement Actes Sud qui a remporté le morceau de haute lutte. CMWS y gagne au passage une préface à quatre mains signées par Claro et Fabrice Colin, dans laquelle les deux auteurs font plus que présenter Carolyn Gerritsen au public français. Ils se livrent pendant plus d’une trentaine de pages à une véritable analyse de l’œuvre à venir, recontextualisent le présent ouvrage, balancent quelques flèches bien senties au milieu littéraire new-yorkais et justifient le maintien du titre en anglais dans son édition française (« "Caisses enregistreuses et panneaux d’avertissement ?" franchement, qui voudrait lire un truc pareil ? » pour citer Claro). On peut ensuite aborder le roman en lui-même en toute connaissance de cause, et c’est tant mieux, notamment en raison de certaines références plus ou moins obscures pas toujours accessibles au lectorat français non initié. Si le texte de Gerritsen se mérite, il peut aussi se lire comme un simple roman de gare, c’est là sa très grande force. L’auteur y développe une histoire presque stéréotypée, mais la tord, la secoue, la pervertit et y instille finalement un sous-texte d’une violence rarement vue en littérature. Rien de sanglant là-dedans, bien entendu, juste une acuité et une finesse qui font mal, surtout quand on s’aventure sur le terrain toujours changeant des rapports humains. L’histoire ? La voilà : CMWS s’articule autour de la vie d’une jeune journaliste de Los Angeles mariée à un riche producteur d’Hollywood à qui tout réussit. Résumé ainsi, on peut légitimement craindre le pire, mais ce serait méconnaître la précision stylistique de Gerritsen qui se livre à un authentique travail d’entomologiste en disséquant les rapports homme / femme, pouvoir / argent, sexe / frustration avec un humour à la fois hilarant et terrifiant. La presse américaine a parlé de « tendre ironie » sur le malaise postmoderne des jeunes gens riches et créatifs en Californie. Les journaux français auront du mal à trouver quelque chose de similaire, mais c’est en bonne voix. Fabrice Pliskin, par exemple, note dans Le Nouvel Observateur que « Cash Machines & Warning Signs est une formidable transcription de la réalité applicable au petit monde des happy fews français ». Il en profite aussi pour louer la traduction de Claro (preuve qu’il n’a pas lu le livre et s’est contenté de la fiche rédigée opportunément par un stagiaire non payé) et s’éloigne ensuite du sujet en évoquant tour à tour BHL et Christine Angot. Autant dire que Bifrost a fort à faire pour démêler le vrai du faux dans l’immense ramassis d’imbécillités que la sortie de CMWS ne manquera pas de susciter. Oui, le roman de Carolyn Gerritsen est un texte naturaliste et froid (chaleureusement froid, pourrait-on dire) sur l’altérité et l’amour. Non, ce n’est pas le énième roman sur la violence de la normalité. Cash Machine & Warning Signs est beaucoup plus que ça. Sous son verni de simplicité, l’histoire distille une petite musique qui persiste longtemps après lecture, et l’inquiétude ironique qui hante chaque page ne tarde pas à convaincre le lecteur que rien n’est à sa place. C’est d’ailleurs en ce sens que le texte prend des allures de page turner proche du polar. On se surprend à lire de plus en plus vite pour savoir qui a tué qui — pardon, pour savoir qui a dit quoi, et l’ensemble s’approche parfois de l’enquête policière pure et simple. Celle que l’on ferait sur sa propre existence à la toute fin, pour savoir précisément où on s’est trompé, pourquoi tout s’est effondré et ce que ça aurait donné si on avait fait d’autres choix. Sur la fin, le premier roman de Carolyn Gerritsen prend des allures de tragédie et gagne encore en profondeur, preuve, s’il en fallait une, que l’on tient quelque chose et que l’auteur a beaucoup de choses à dire. Ça tombe bien, six romans attendent leur traduction française. Aux dernières nouvelles, deux sont en chantier. De quoi avoir confiance en l’avenir.

Patrick Imbert

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Seul, nu, hagard dans les ruines du temps

Gideon Heargreaves – Éditions des Orphelins – septembre 2012 (roman inédit traduit par Gilles Goullet et Pierre-Paul Durastanti – 346 pp. GdF. 18 €)
Seul, nu, hagard dans les ruines du temps

Les éditions des Orphelins poursuivent la publication des œuvres complètes de l’auteur le plus déjanté que l’Angleterre ait produit depuis Jeff Lint avec ce roman qui date de 1994, le premier du diptyque des « Ruines du temps ». On y découvre les aventures post-apocalyptiques de deux personnages, Soren et Erin, enfants sauvages dont on suit le passage à l’adolescence et la découverte progressive du sexe, de la jalousie, de la (presque) trahison dans un décor de débris et de ruines mêlant toutes les époques du passé depuis la création de la Terre. L’arrière-plan qui nous est proposé entremêle donc dinosaures et empire romain, restes de la conquête spatiale américaine et russe des 50’s au Moyen-Âge européen. Un des protagonistes peut ainsi marcher sur une tablette tactile cassée, sorte de proto Ipad, devant ce qui reste du temple de l’Acropole, à quelques pas des vestiges de Cap Kennedy. Comme si J. G. Ballard s’était amusé à déconstruire Xenozoic Tales. Un décor dont on ne connaît l’origine, sur fond de ciel éternellement gris, peuplé de créatures étranges et de personnages venus de tous les horizons, de toutes les époques. On pense autant au Fleuve des Dieux par le foisonnement d’humains qui nous est proposé (sans que l’on rencontre de grandes figures historiques) qu’à la nouvelle « Breckenridge et le Continuum » de Robert Silverberg pour cette façon de convoquer des mythes en les pervertissant, mais sans leur ôter leur portée universelle.

Si l’on ne sait rien sur l’origine de ce monde, on ne connaît rien non plus sur les deux personnages principaux lorsque débute le livre. Et le roman ne nous en dévoilera guère plus. Tout juste sait-on qu’ils se sont rencontrés à l’âge de six ans et qu’ils errent depuis, ensemble, dans cet univers délabré, comme si rien n’avait existé pour eux avant qu’ils se croisent. Pas de parents dont ils se souviennent, pas de vie avant l’autre. Pour autant, l’atmosphère n’est pas vraiment celle du Lagon bleu. Le monde développé par Heargreaves est cruel, peuplé de salauds obligés de se surpasser dans l’abjection pour survivre (les cannibales ne sont pas rares), mais aussi de génies philosophes, de chercheurs incompris, de poètes quasi invisibles. Un mélange qui n’est pas sans rappeler la double face de l’auteur lui-même. À l’époque (début des années 90), véritable pop star des lettres anglaises, ses frasques faisaient la une des tabloïds tandis qu’il parvenait, on ne sait comment avec 3 heures de sommeil par nuit (les drogues sans doute), à écrire des petits bijoux comme Seul, nu, hagard dans les ruines du temps. Car oui, ce roman, sans être un monument ni un chef d’œuvre, est un de ces textes qui, une fois lus, ne sortent jamais véritablement de la mémoire et peuplent le cortex d’images qui le hanteront des années.

L’intrigue ? Il n’y en a pas, ou presque. Soren et Erin font des rencontrent, s’aiment, se déchirent, finissent par baiser, par ne plus baiser et, comme il se doit, ont un destin tragique. Heargreaves, que beaucoup comparaient déjà à Samuel Delany, fait sans doute son Dahlgren, mais le fils adoptif de Michael Heargreaves (pape, dans les 60’s, de la revue de SF Forgotten Universe) y appose sa patte, sa marque ; celle d’un homme perdu dans son temps et qui s’applique minutieusement à déconstruire les récits qu’il connaît, à défaut de parvenir à leur donner un sens. Comme on « processe » sa journée avant de s’endormir, Heargreaves se repasse le fil de ses lectures sans chercher à les ordonner, et les couche sur le papier, sur un décor universel, des ruines du temps qui peuvent être celles de la mort. Ou de la pré-vie.

Ou tout à fait autre chose. L’important, dans le livre, n’est pas le sens, ni l’origine, mais le parcours, l’édifice, la reconstruction mentale que chacun fera des éléments qu’on lui propose. Un effort collaboratif, en somme. Un puzzle de huit millions de pièces dont chaque lecture va assembler, au mieux, deux pièces. Mieux qu’un chef d’œuvre parfait et bien construit, élégant et fascinant.

Un condensé d’humanité…

Laurent Queyssi

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