Voilà un mois, jour pour jour, que j’ai appris le décès de Roland Wagner. En arrivant à Jouangrand après avoir été coupé de tout pendant une dizaine de jours. Accueilli par une simple remarque d’Annie : « Tu es au courant pour Roland Wagner ? ». Moi : « Au courant de quoi ? ». Sauf que vu le ton profondément attristé sur lequel Annie a demandé cela, il n’y avait guère à s’interroger sur la nature de ce qui était arrivé.
Journal d'un homme des bois, 11 septembre 2012
Voilà un mois, jour pour jour, que j’ai appris le décès de Roland Wagner. En arrivant à Jouangrand après avoir été coupé de tout pendant une dizaine de jours. Accueilli par une simple remarque d’Annie : « Tu es au courant pour Roland Wagner ? ». Moi : « Au courant de quoi ? ». Sauf que vu le ton profondément attristé sur lequel Annie a demandé cela, il n’y avait guère à s’interroger sur la nature de ce qui était arrivé. Je suis allé voir mes mails. Il y en avait un de Pascal Thomas titré « c’est arrivé près de chez toi ». Le seul, visiblement, qui faisait référence au décès de Roland. Je l’ai lu. Alors voilà : le lendemain de mon départ, Roland Wagner est venu mourir sur la RN 10, au niveau de mon village. La nouvelle a circulé à toute allure sur le net – sauf que, là où j’étais, je n’avais pas le net. La nouvelle a été reprise dans la presse nationale et régionale – sauf que, là où j’étais, je n’avais pas la presse. La nouvelle s’est répandue dans les boîtes mail de toute la communauté SF et au-delà – sauf dans la mienne, parce que personne n’a cru utile de me le dire ; sans doute parce que tout le monde était persuadé que j’étais déjà au courant, puisque c’était arrivé pour ainsi dire devant ma porte ; peut-être parce que tout le monde pense que je fréquente les forums SF alors que je n’y ai jamais mis les pieds. De toutes façons, je n’ai même pas de téléphone portable – alors je ne suis pas quelqu’un qu’on prévient, n’est-ce pas ? Personne, disais-je, sauf Pascal Thomas donc, mon plus ancien (et tout premier) compagnon d’armes en terre science-fictive – nous avons l’un et l’autre connu Roland Wagner en mai 1977, je crois, quelques semaines après le lancement de notre fanzine Ailleurs & Autres, et de fait notre entrée dans ce monde du fandom où Roland nous avait précédés d’une petite longueur. Pascal Thomas m’a appris qu’il y avait eu une cérémonie dans le village à côté du mien (où on ne célèbre plus guère d’enterrement), une cérémonie pour laquelle de nombreuses personnes avaient fait, parfois de loin, le déplacement – une cérémonie à laquelle je n’ai pas assisté. Je me demande ce que certains ont pu penser de mon absence : moi qui vis au village d’à côté ; moi qui connaissait Roland depuis trente-cinq ans ; moi qui ai partagé en pointillés, pendant neuf ans, la vie de la femme qui a, ensuite et pendant bien plus longtemps, partagé la sienne pour de vrai. Un couple heureux, doué, bien assorti. Dont l’existence – si proche et si lointaine à la fois – me confortait et m’aidait à me pardonner, à me réconcilier avec moi-même. Et puis non, je ne me le demande pas ! Je me moque de ce que les uns ou les autres ont pu penser. Je ne suis pas le sujet de cette histoire. Ce drame est celui de ceux qui restent, comme on dit. De sa compagne, de sa fille, de ses amis – et je n’étais plus de ses amis, pour des raisons sans raison. Simplement, nous nous évitions. Et lorsqu’il n’était pas possible de s’éviter, il y avait quelques mots, futiles et sans réelle importance. La dernière fois que j’ai communiqué avec Roland, c’était après l’avoir vu en photos sur le net, avec un look que je lui ignorais – je lui ai juste passé un petit mot, histoire de faire coucou, histoire de dire que nous avions été copains, dans une autre vie… un petit mot léger, pour lui dire que sa photo m’avait fait penser à John Mayall, que nous avons aimé l’un comme l’autre. C’était compliqué. Il n’y avait pas que lui et moi. « Valéry n’était même pas là ! ». Oui : même pas… « Tu es au courant pour Roland Wagner ? » a demandé Annie. Et puis j’ai commencé à boire, à griffonner des mots sur un papier, à boire, à griffonner des notes sur une partition, à boire encore, à chercher des sons sur le SE90, à boire (c’est fou ce qu’on parvient à dénicher dans les recoins, et à descendre discrètement sous couvert d’apéro avec les copains), à enregistrer piste après piste dans un état d’absence au monde… jusqu’à ce que je m’effondre enfin dans les bras de ma compagne au bout de plusieurs jours, que je parvienne à dire ma douleur, la perte d’un vieux copain sans l’avoir revu, et qu’elle me dise en retour que continuer de jouer ce morceau en boucle n’était peut-être pas la meilleure manière de surmonter cette épreuve. Pas faux. Mais moi, je ne sais pas faire autrement : je n’ai que les mots et les notes pour dire ce que je ressens ; je n’ai jamais rien au d’autre ; je n’ai jamais appris autrement. Handicapé du sentiment. C’est court, le texte d’une chanson : je ne t’ai pas dit tout ce que j’aurais voulu te dire, mon ami. Et puis je ne suis pas sûr que tu aurais aimé cette musique : trop de nappes de synthé, trop de violoncelle… sauf peut-être la strato, quand ses pleurs saturés déchirent la nuit, à la fin ? Aucune guitare ne sait dire la souffrance mieux qu’une stratocaster – surtout si elle est blanche. Je ne parviens pas à admettre que tu sois mort, désolé, qu’on ne soit jamais parvenu à nous reparler, de toi à moi, de moi à toi, comme avant. Ma faute. Juste ma faute. Pas chic planète.