« La Reine de l’Air et des Ténèbres / était enveloppée de peur,/ d’éclairs et de beauté… » En attendant la parution en numérique le 13 septembre du Chant du Barde, recueil rassemblant les meilleures novellae de Poul Anderson, retrouvez « La Reine de l’air et des ténèbres », texte couronnée par — excusez du peu — les prix Nebula 1971, Hugo 1972 et Locus 1972. Où l’on explore, aux confins de la Galaxie, la planète Roland et ses sombres territoires que l’on prétend hantés par le Petit Peuple…
La Reine de l'air et des ténèbres
Cette nouvelle de Poul Anderson , parue originellement dans Le Chant du Barde, vous est proposée gratuitement à la lecture et au téléchargement du 1er au 30 septembre 2012. Retrouvez chaque mois une nouvelle gratuite dans la rubrique Interstyles.
« In The Beginning »
CC-BY 2.0 Liamfm
Les dernières lueurs du dernier couchant se prolongeraient presque jusqu’au milieu de l’hiver, mais il n’y aurait plus de jour et Septentrion se réjouissait. Les bourgeons des buissons ardents éclataient ; flamboyantes, les fleurs d’acier bleues pointaient dans le tapis de pluviantes qui recouvrait toutes les collines, les ne-m’embrassez-pas, tout blancs, émergeaient timidement dans les vallons. Les mousquilles aux ailes iridescentes filaient d’une fleur à l’autre. Un bouquetin couronné secoua ses cornes et brama. D’un horizon à l’autre, le ciel virait du violet au noir. Les deux lunes, presque à leur plein, dérivaient dans le ciel, altières, parant les feuilles et les eaux d’un étincelant frémissement de gel. Une aurore polaire brouillait les ombres, immense et ondoyant rideau de lumière tendu sur le firmament. Au-delà, brillaient les premières étoiles.
Un garçon et une fille étaient assis sous le dolmen dominant le Tertre de Wolund. Leurs cheveux flottant sur leurs reins étaient d’un blanc singulier, comme délavés par l’été. Leurs corps, encore hâlés, se confondaient avec la terre, les buissons et les rochers, car ils ne portaient que des guirlandes de feuilles en guise de vêture. Lui soufflait dans une flûte d’os et elle chantait. Ils étaient amants depuis peu. Ils avaient environ seize ans, mais ils ne le savaient pas car ils se considéraient comme des Audelants. Aussi étaient-ils indifférents au temps et se rappelaient-ils fort peu, pour ne pas dire pas du tout, qu’ils avaient jadis habité les terres des hommes.
Les notes froides de la flûte se tressaient autour de la chanson que chantait la fille :
Jette un sort,
Tisse-le bien
De poussière et de rosée,
De nuit et de toi.
Près du tertre funéraire, un ruisseau, emportant les reflets des lunes vers la rivière que cachaient les collines, répondait à la chanson de rapide en rapide. Une volée de chauves-souris d’enfer glissa, toute noire, sous les voiles de l’aurore polaire.
Une silhouette sautillante surgit sur la Lande Nuage. Elle avait deux bras et deux jambes, mais c’étaient des jambes démesurées se terminant par des pieds garnis de griffes, et elle était couverte de plumes du bout de la queue à la pointe de ses vastes ailes. Ses yeux constituaient le trait le plus frappant de son visage à demi-humain. Si Ayoch avait été capable de se tenir tout droit, il serait arrivé à l’épaule du garçon.
« Il porte quelque chose », dit la fille en se levant. Sa vision n’était pas faite pour la lumière crépusculaire, car ce n’était pas une Septentrionale, mais elle avait appris à utiliser tous les signaux que captaient ses sens. Outre qu’un puck se déplaçait généralement en volant, il y avait une certaine lourdeur dans la démarche précipitée de celui-ci.
« Et il vient du sud. » L’excitation monta chez le garçon, aussi brutalement que la flamme verte qui zébra soudain la constellation de Lyrth. Il se précipita en bas du tertre en criant : « Oï, oï, Ayoch ! Moi ici… Flocon-de-Brume !
– Et Ombre-d’un-Rêve », dit la fille en riant et en se précipitant derrière lui.
Le puck s’arrêta. Sa respiration était plus forte que le bruissement des plantes du marécage environnant. Une odeur de yerba écrasée montait de l’endroit où il se tenait.
« Bienvenue à l’orée hivernale, sifflota-t-il. Aidez-moi à apporter ceci à Carheddin. »
Il leur présenta ce qu’il tenait. Ses yeux étaient des lumignons. La chose bougeait en vagissant.
« Mais c’est un enfant ! s’exclama Flocon-de-Brume.
– Tu as été ainsi, fils, tu as été ainsi. Oh, oh ! quelle belle prise ! fanfaronna Ayoch. Ils étaient toute une troupe dans le camp du Bois en Friche, avec des armes, des machines de guet et de gros chiens épouvantables qui rôdaient pendant leur sommeil. Mais je suis arrivé par les hauteurs, car je les avais espionnés et je savais qu’une poignée de poussière de rêve…
– Le pauvre petit ! » Ombre-d’un-Rêve prit l’enfant et le serra contre sa poitrine naissante. « Tu dors encore d’un profond sommeil, n’est-ce pas ? » L’enfant tâtonna à l’aveuglette à la recherche d’un sein. Elle sourit derrière le voile de ses cheveux. « Non, je suis trop jeune et, toi, tu es déjà trop grand. Mais rassure-toi : quand tu te réveilleras à Carheddin, sous la montagne, tu te régaleras.
– Yo-ah, dit Ayoch d’une voix très douce. Elle est sortie. Elle a entendu, elle a vu. Elle approche. » Il s’accroupit, ailes repliées. Flocon-de-Brume s’agenouilla, puis Ombre-d’un-Rêve l’imita, mais sans lâcher l’enfant.
La haute silhouette de la Reine se détachait devant les lunes. Pendant quelques instants, elle contempla les trois êtres et leur butin. Ils cessèrent d’avoir conscience des bruissements de la colline et des marais pour ne plus entendre que le chuintement de l’aurore polaire.
« Ai-je bien fait, Mère des Étoiles ? demanda enfin Ayoch dans un souffle.
– Si tu as volé un bébé dans un camp empli de machines, répondit la voix mélodieuse, c’étaient des gens venus du Sud qui accepteront peut-être la chose avec moins de résignation que les fermiers.
– Mais que peuvent-ils faire, Faiseuse de Neige ? demanda le puck. Comment pourraient-ils nous traquer ? »
Flocon-de-Brume leva la tête et dit fièrement : « D’ailleurs, à présent, ils ont peur de nous, eux aussi.
– Et il est adorable, murmura Ombre-d’un-Rêve. Nous avons besoin d’enfançons comme lui, n’est-ce pas, Céleste Dame ?
– Il fallait bien que cela arrive, un crépuscule ou l’autre, répliqua la souveraine. Prenez-le et occupez-vous de lui. Par ce signe, ajouta-t-elle en faisant un geste, il est propriété des Habitants. »
Ils s’abandonnèrent à leur joie. Ayoch se laissa rouler le long de la pente jusqu’à ce qu’un frémissant arrête sa course. Alors, il en escalada le tronc, rampa jusqu’à une maîtresse branche et, à moitié caché par le feuillage mouvant, il se mit à pousser des croassements. Le garçon et la fille prirent à petits bonds le chemin de Carheddin. L’allure souple et légère, ils chantaient :
Wahaï, Wahaï !
Wayala laï !
Prends l’aile du vent,
Escalade le ciel,
Hurle et crie,
Tombe avec les flèches de la pluie,
Tombe dans le tumulte,
Glisse jusqu’aux arbres que gercent les frimas des lunes,
Jusqu’aux ombres de rêve qu’ils plaquent,
Et confonds-toi avec le clapotis des vaguelettes sur le lac,
Où se noient les rayons des étoiles.
En entrant, Barbro Cullen éprouva un sentiment de consternation qui lui fit presque oublier son chagrin et sa colère. La pièce était mal tenue. Sur toutes les tables s’entassaient des revues, des bandes magnétiques, des codex, des fichiers, des papiers griffonnés. Une couche de poussière recouvrait la plupart des rayonnages et des moutons traînaient dans les coins. On avait calé contre un mur une paillasse de laboratoire, avec un microscope et des instruments d’analyse. Un matériel compact et efficace, certes, mais qu’on ne s’attendait pas à trouver dans un bureau et qui dégageait une vague puanteur chimique. Le tapis était élimé, le mobilier délabré.
Était-ce là sa dernière chance ?
Puis Eric Sherrinford surgit. « Bonjour, Mrs. Cullen. » Son ton était guilleret, sa poignée de main ferme. Barbro Cullen n’était pas offusquée à la vue de sa combi fanée. Elle-même n’attachait que peu d’importance à sa propre apparence, sauf dans les grandes occasions. (Et y en aurait-il encore pour elle si elle ne retrouvait pas Jimmy ?) En ce qui concernait sa personne, remarqua-t-elle, Sherrinford était d’une propreté féline.
Son sourire creusa des pattes d’oie à la commissure de ses paupières. « Pardonnez ce capharnaüm de célibataire. Sur Beowulf, nous avons — nous avions, tout du moins — des machines qui s’occupaient du ménage et je n’ai jamais pris l’habitude de le faire moi-même. En outre, je ne veux pas qu’un domestique mette la pagaille dans mes accessoires. Il est plus pratique pour moi de travailler dans mon appartement que dans un bureau séparé. Vous ne voulez pas vous asseoir ?
– Non, merci, murmura-t-elle. Je ne pourrais pas.
– Je comprends. Mais, si vous voulez bien m’excuser, mon rendement est meilleur quand je suis dans une position relaxée. » Il se laissa choir dans un fauteuil, croisa ses jambes interminables, sortit une blague et une pipe qu’il se mit en devoir de bourrer. Barbro s’étonna de le voir employer une méthode aussi antique pour consommer son tabac. En principe, Beowulf était doté d’équipements dernier cri qu’on n’avait pas encore les moyens de fabriquer sur Roland. Enfin, certaines coutumes désuètes perduraient encore, d’une manière ou d’une autre. C’était plus ou moins la règle dans les colonies, se rappelait-elle avoir lu. Si les gens prenaient la route des étoiles, c’était dans l’espoir de préserver des choses aussi démodées que leur langue maternelle, le gouvernement constitutionnel ou la civilisation technorationnelle…
La voix de Sherrinford la fit sortir de l’état de confusion mentale où la plongeait la fatigue : « Il faut que vous me donniez des détails, Mrs. Cullen. Tout ce que vous m’avez dit, c’est qu’on a enlevé votre fils et que les autorités locales refusent d’agir. En dehors de cela, je n’ai que des données élémentaires — je sais, par exemple, que vous êtes veuve et non divorcée, que vous êtes issue d’une famille de pionniers de la terre Olga-Ivanoff, qui maintient néanmoins d’étroites relations par télécommunications avec Christmas Landing, que vous avez fait des études de biologie et que vous vous êtes récemment remise à travailler dans cette branche après une interruption de plusieurs années. »
Bouche bée, elle fixa le jeune homme aux pommettes hautes, au nez aquilin, aux cheveux noirs et aux yeux gris. Eric Sherrinford fit claquer son briquet et la flamme parut embraser la pièce tout entière. Le silence régnait sur les hauteurs de la ville et le crépuscule hivernal s’infiltrait par les fenêtres. « Comment pouvez-vous savoir tout cela, au nom du cosmos ? » s’entendit-elle demander.
Il haussa les épaules et adopta une posture de conférencier qui devait lui être familière. « Noter les détails et les emboîter les uns aux autres, tout mon travail est là. Après avoir passé un peu plus d’un siècle sur Roland, au cours duquel ils ont eu tendance à se grouper en fonction de leurs origines et de leur mentalité, les gens ont développé des accents régionaux. On décèle chez vous une trace du grasseyement d’Olga mais vous vocalisez les voyelles comme on le fait dans ce secteur bien que vous viviez à Portolondon, ce qui permet de supposer que votre enfance s’est passée au contact du parler métropolitain. Vous avez fait partie, m’avez-vous dit, de l’expédition Matsuyama et votre fils vous a accompagnée. Cette autorisation n’aurait pas été accordée à une simple technicienne : donc, il fallait bien que vous soyez suffisamment précieuse pour obtenir cette dérogation. Il s’agissait de recherches écologiques : j’en conclus que vous êtes spécialisée dans les sciences de la vie. Pour la même raison, vous possédiez par la force des choses une expérience préalable du travail sur le terrain. Mais vous avez le teint clair et votre peau ne présente pas cet aspect racorni causé par une exposition prolongée à notre soleil. Par conséquent, vous avez dû rester longtemps sédentaire avant d’entreprendre ce malheureux voyage. Quant au fait que vous êtes veuve… vous ne m’avez jamais parlé d’un éventuel mari, mais il y a eu dans votre vie un homme auquel vous étiez si attachée que vous portez encore l’alliance mais aussi la bague de fiançailles qu’il vous a données. »
La vision de Barbro Cullen se brouilla et elle sentit ses yeux la piquer. Ces derniers mots avaient fait renaître en elle le souvenir de Tim — colossal, éclatant de santé, jovial et si doux. Il fallait qu’elle se détourne, qu’elle regarde au-dehors. « Oui, vous avez raison », dit-elle, les yeux fixés sur la fenêtre.
L’immeuble s’élevait sur une colline dominant Christmas Landing. La ville s’étageait au loin en un fouillis de murs, de toits, de cheminées archaïques et de rues illuminées par les lampadaires, ainsi que par des feux follets qui n’étaient autres que les phares des véhicules à conduite humaine, jusqu’au port, jusqu’à la courbure de la baie de Venture, que sillonnaient les navires en partance ou de retour des îles du Soleil ou autres régions plus reculées de l’océan Boréal, et que les derniers feux de Charlemagne faisaient scintiller comme du mercure. Olivier, disque moucheté d’orange d’un diamètre apparent d’un degré, montait à une vitesse accélérée dans le ciel ; au plus près du zénith, qu’il n’atteignait jamais, il aurait l’éclat de la glace. Aude, de moitié moins grosse, était un mince croissant dans les parages de Sirius. Barbro Cullen se rappela que Sirius était proche de Sol, mais Sol n’était visible qu’au télescope…
« Oui », répéta-t-elle, la gorge nouée, « mon mari est mort il y a quatre ans environ. J’étais enceinte de notre premier enfant quand il a été tué par un monocère furieux. Nous étions mariés depuis trois ans. Nous avions fait connaissance à l’université — vous savez que les télécours du Central pédagogique ne donnent qu’une formation élémentaire. Nous avons constitué notre propre équipe pour effectuer des études écologiques à façon… est-il possible d’implanter une population dans tel ou tel secteur sans déranger l’équilibre de la nature ? quels types de cultures y pousseront ? quels risques courra-t-on ?… des questions de ce genre. Et puis, après, j’ai été employée comme laborantine dans une coopérative de pêche à Portolondon. Mais la monotonie de cette existence, l’impression de… de vivre claustrée me pesaient. Le professeur Matsuyama m’a proposé de rejoindre l’expédition qu’il organisait pour explorer la terre Commissaire-Haunch. J’ai pensé… Dieu me pardonne, j’ai pensé que Jimmy… Tim avait décidé de l’appeler James quand les tests ont indiqué que ce serait un garçon, en l’honneur de son père et parce que Jimmy rimait avec Timmy… Oh ! j’ai pensé que Jimmy pourrait m’accompagner sans danger. Je ne supportais pas l’idée de le laisser pendant plusieurs mois, pas à cet âge. On s’arrangerait pour qu’il ne sorte jamais du camp, il n’y avait pas de difficultés. Qu’aurait-il eu à craindre à l’intérieur de l’enceinte ? Je n’avais jamais cru à ces histoires d’Audelants qui volent des enfants humains. Je considérais que c’était une excuse derrière laquelle s’abritaient des parents négligents, que les petits disparus s’étaient perdus dans les forêts, qu’ils avaient été attaqués par des hordes de satans ou… Je sais maintenant que je me trompais, monsieur Sherrinford. La vigilance des gardes robots a été mise en échec et on avait drogué les chiens. Quand je me suis réveillée, Jimmy n’était plus là. »
Sherrinford examina la visiteuse à travers la fumée de sa pipe. Barbro Endahl Cullen était une grande femme d’une trentaine d’années (attention : l’année rolandienne, égale à quatre-vingt-quinze pour cent de l’année terrestre, n’était pas la même que l’année beowulfienne), bien découplée, les jambes longues, la poitrine pleine, la démarche souple. Le visage large, le nez droit, des yeux noisette au regard direct, une bouche lourde mais mobile. Ses cheveux châtains tirant sur le roux, coupés court, dégageaient ses oreilles. Sa voix était rauque et elle portait des vêtements de ville. Voyant qu’elle se tordait les mains et désireux de la calmer, il lui demanda d’un air sceptique : « Et maintenant, croyez-vous aux Audelants ?
– Non. Sauf que… ma conviction n’est plus aussi inébranlable. » Elle fit demi-tour pour lui lancer un coup d’œil chargé de défi. « Et on a trouvé des vestiges.
– Des fragments de fossiles, acquiesça-t-il. Quelques objets de facture néolithique mais apparemment très anciens, comme si ceux qui les avaient fabriqués étaient morts depuis des éternités. Les recherches les plus poussées n’ont apporté aucun indice réel prouvant qu’ils auraient survécu.
– Jusqu’à quel point peut-on parler de recherches poussées dans le désert polaire avec ses étés de tempêtes et ses hivers de ténèbres ? riposta-t-elle. Alors que nous sommes… combien ? un million sur cette planète, dont la moitié entassée dans cette seule ville ?
– Et l’autre moitié répartie sur ce continent, le seul qui soit habitable, objecta-t-il.
– Arctica couvre une superficie de cinq millions de kilomètres carrés, rétorqua-t-elle. La zone arctique proprement dite en représente le quart. Nous n’avons pas l’infrastructure industrielle requise pour édifier des stations de guidage de satellites, construire des avions capables de voler dans cette région, ouvrir des routes dans ces maudites terres nocturnes, établir des bases permanentes pour apprendre à les connaître et à les domestiquer. Les pionniers isolés affirment connaître l’existence de Grisegonelle depuis des générations et ce n’est que l’année dernière qu’il a pu être observé par un savant digne de ce nom !
– Cependant, vous continuez à douter de la réalité des Audelants ?
– Il pourrait s’agir d’un culte secret né de l’isolement et de l’ignorance, pratiqué par des humains vivant en pleine nature et dont les sectateurs, quand ils le peuvent, volent des enfants pour… » Elle avala péniblement sa salive et baissa la tête. « Mais l’expert, c’est vous.
– D’après ce que vous m’avez dit au visiophone, les autorités de Portolondon doutent de la véracité du rapport de votre groupe. Elles vous tiennent en bloc pour une bande d’hystériques, prétendent que vous n’avez pas pris les précautions qui s’imposaient et que l’enfant s’est éloigné du camp et égaré dans la nature. »
La sécheresse de ce compte rendu chassa l’accablement qui l’habitait et, soudain écarlate, elle rétorqua sur un ton mordant : « Comme n’importe quel gosse de colons ? Non. Je ne me suis pas contentée de brailler. J’ai consulté les archives. Les cas analogues enregistrés sont un peu trop nombreux pour que l’hypothèse de l’accident soit vraiment plausible. Et doit-on aussi négliger les terrifiants récits de réapparitions ? Mais quand je me suis adressée à elles, les autorités m’ont opposé une fin de non-recevoir. Et, si vous voulez mon avis, ce n’est pas uniquement à cause du manque d’effectifs. Je crois que ces gens-là ont peur, eux aussi. Le personnel est recruté à la campagne et Portolondon n’est pas loin de la frontière au-delà de laquelle commence l’inconnu. »
Son énergie s’était dissipée, à présent, et ce fut sur un ton misérable qu’elle acheva : « Il n’y a pas de forces de police centralisée sur Roland. Vous êtes mon dernier espoir. »
L’homme lâcha une bouffée de fumée qui se perdit dans la lumière crépusculaire avant de dire sur un ton radouci : « Ne vous faites pas trop d’illusions, Mrs. Cullen. Je suis le seul détective privé de cette planète. Je ne dispose que de mes propres moyens et, de surcroît, je suis un nouveau venu.
– Depuis quand êtes-vous ici ?
– Douze ans. À peine le temps de me familiariser avec les zones côtières relativement civilisées. Vous autres, colons depuis guère plus d’un siècle, connaissez-vous même l’intérieur d’Arctica ? »
Il poussa un soupir. « J’accepte de me charger de cette affaire, en grande partie à cause de la nouveauté de l’expérience, et je ne vous réclamerai que les honoraires de rigueur. Mais à une condition : si pénible que cela puisse être pour vous, vous me servirez de guide et d’assistante.
– Mais bien sûr ! Ce que je redoutais le plus, c’était d’attendre sans rien faire. Mais pourquoi moi ?
– Recourir aux services de quelqu’un d’aussi qualifié que vous serait d’un coût prohibitif sur une planète de pionniers où chacun a mille tâches urgentes sur les bras. De plus, vous êtes motivée. Et j’aurai besoin de vous. Je suis terriblement conscient de notre désavantage, à nous qui sommes nés sur un monde aussi totalement étranger à Roland que Roland est étranger à notre mère la Terre. »
La nuit s’épaississait sur Christmas Landing. Il faisait toujours aussi doux, mais les scintillants tentacules de brouillard qui envahissaient les rues donnaient une impression de froid, et plus froide encore paraissait l’aurore polaire qui frémissait entre les lunes. La femme se rapprocha de l’homme dans la pièce assombrie et ne s’en rendit compte que lorsque celui-ci alluma le panneau fluorescent. Tous deux étaient habités par la même solitude, une solitude propre à Roland.
Eu égard aux distances galactiques, une année-lumière, ce n’est pas grand-chose. Une promenade à pied de quelque deux cent soixante-dix millions d’années, commençant au milieu de l’ère permienne, quand les dinosaures appartenaient encore à un lointain futur, pour s’achever à l’époque actuelle, où les astronefs parcourent des distances encore plus importantes. Mais, dans notre proche environnement, les étoiles sont en moyenne situées à neuf années-lumière les unes des autres, il y en a à peine une sur cent qui possède des planètes habitables par l’homme, et les vitesses de ces astronefs sont inférieures à celle de la lumière. La contraction relativiste du temps et l’animation suspendue ne sont pas d’un très grand secours. Elles abrègent les voyages mais, sur la planète de départ, l’histoire ne s’arrête pas.
Aussi les migrations de soleil à soleil seront-elles toujours rares. Les colons seront toujours des gens ayant des raisons extrêmement impérieuses pour partir. Ils emportent avec eux du plasma germinatif en vue de la culture exogène de plantes et d’animaux domestiques — et des nourrissons afin que la population puisse croître assez rapidement pour échapper à la mort par dérive génétique. Car, après tout, ils ne peuvent pas espérer une autre immigration. Deux ou trois fois par siècle, peut-être, on voit arriver un vaisseau en provenance d’une autre colonie. (Mais pas de la Terre. La Terre s’est depuis longtemps refermée sur ses préoccupations.) Ces astronefs viendront de quelque ancienne colonie. Les plus récentes ne sont en mesure ni de construire ni d’armer des navires interstellaires.
Leur survivance même, et a fortiori leur éventuelle modernisation, demeure problématique. Les pères fondateurs ont été obligés de tirer le meilleur parti possible d’un univers qui n’était pas particulièrement conçu pour l’homme.
Considérons Roland, par exemple. C’est l’une des rares réussites — un monde où les humains peuvent vivre, respirer, manger certains végétaux et animaux, boire de l’eau, aller nus s’ils en ont envie, semer, faire paître le bétail, exploiter des mines, élever leurs enfants et leurs petits-enfants. Ça vaut la peine de franchir trois quarts d’un siècle-lumière pour préserver certaines valeurs que l’on chérit et plonger de nouvelles racines dans le sol de Roland.
Mais Charlemagne est une étoile de type F9, plus brillante que Sol de quarante pour cent, encore plus agressive dans la gamme ultraviolette, et émettant un vent de particules chargées encore plus furieux. La planète a une orbite excentrique. Au milieu du bref mais terrible été boréal qui coïncide avec le périgée, l’insolation globale est plus du double de celle de la Terre et, au cœur du long hiver nordique, elle est à peine inférieure à la moyenne terrestre.
La vie indigène pullule partout. Mais faute d’équipements sophistiqués, l’homme, qui n’est encore économiquement capable de construire qu’au bénéfice d’une poignée de spécialistes, ne peut supporter les hautes latitudes. Conséquence de l’inclinaison axiale de dix degrés et de l’excentricité de l’orbite, le soleil cesse d’éclairer la zone septentrionale du continent arctique pendant la moitié de l’année. Un océan désert entoure le pôle Sud.
D’autres différences par rapport aux normes terrestres pourraient, à première vue, sembler plus importantes. Roland possède deux lunes, petites mais proches, qui déterminent des marées antagonistes. Sa période de rotation de trente-deux heures perturbe en permanence et de façon subtile des organismes que l’évolution a habitués à un rythme de révolution plus rapide. La météorologie est sans comparaison avec celle de la Terre. Le globe n’a que 9 500 kilomètres de diamètre ; l’intensité de la pesanteur à la surface est de 0,42 x 980 cm/s2 ; la pression atmosphérique au niveau de la mer est légèrement supérieure à une atmosphère terrestre. (Car, en fait, c’est la Terre qui est le phénomène : l’homme existe uniquement parce qu’un accident cosmique a chassé la quasi-totalité de l’enveloppe gazeuse qu’un corps céleste de cette taille aurait dû conserver comme l’a fait Vénus.)
Cependant, Homo mérite vraiment d’être qualifié de sapiens quand il pratique sa spécialité — à savoir le fait de ne pas être spécialisé. Les multiples tentatives qu’il a faites pour s’incruster dans un moule répondant à toutes les questions, une culture, une idéologie — que l’on appelle ça comme on voudra —, se sont chaque fois soldées par un désastre. Mais assignez-lui la tâche prosaïque de se débrouiller pour vivre, et il s’en tirera en général de façon plutôt satisfaisante. Il s’adapte dans de larges limites.
Ces limites sont fixées par des facteurs tels que le besoin qu’il a de la lumière solaire et de s’intégrer, nécessairement et définitivement, à la vie où il est plongé, d’en faire partie et d’être une créature de l’esprit qui l’habite.
Portolondon projette ses docks, ses bateaux, ses entrepôts, ses machines dans le golfe de Polaris. Derrière s’agglutinent les demeures de cinq mille résidents permanents : murs de béton, parevent, toits de tuiles pointus. Leurs couleurs enjouées ont quelque chose de désolé au milieu des luminaires ; la ville est située au-delà du cercle arctique.
Cela n’empêcha pas Sherrinford de lancer avec entrain : « C’est gai, hein ? C’est pour ce genre de choses que je suis venu m’installer sur Roland. »
Barbro ne répondit pas. Ronger son frein à Christmas Landing pendant qu’Eric faisait ses préparatifs l’avait épuisée nerveusement. Sans doute faisait-il allusion à la luxuriance de la forêt et des prés bordant la route, à l’éclat et à la phosphorescence des fleurs dans les jardins, aux claquements des ailes au-dessus de leurs têtes — à tout ce qu’elle apercevait à travers le dôme panoramique du taxi qu’ils avaient pris en débarquant de l’hydroglisseur pour les conduire en ville. Contrairement à la flore terrestre des climats froids, la végétation arctique de Roland utilise chaque heure d’ensoleillement pour se développer et emmagasiner de l’énergie avec frénésie. Les plantes ne fleurissent et ne portent leurs fruits que lorsque la fièvre estivale cède la place à la douceur de l’hiver ; les animaux en estive quittent leurs tanières et les oiseaux migrateurs reviennent.
La vue était splendide, il fallait bien le reconnaître : au-delà des arbres, le sol s’élève à la rencontre des cimes lointaines que poudrent d’argent une lune, une aurore polaire, la clarté diffuse d’un soleil juste derrière l’horizon.
C’était beau, songeait-elle. Aussi beau qu’un satan en chasse — et aussi terrible. C’était cette nature sauvage qui avait enlevé Jimmy. Et leur serait-il donné de trouver au moins ses os graciles pour qu’ils puissent reposer près de son père ?
Elle réalisa soudain qu’ils étaient à leur hôtel et que c’était de la ville qu’Eric parlait. Il devait y être venu souvent puisque c’était la cité la plus importante après la capitale. La foule se pressait dans les rues animées ; les enseignes clignotaient, des bouffées de musique s’échappaient des boutiques, des tavernes, des restaurants, des centres de sport, des dancings ; les véhicules imbriqués se traînaient à une allure d’escargot ; les bâtiments administratifs, hauts de plusieurs étages, étaient illuminés. Portolondon était le maillon reliant un immense arrière-pays au monde extérieur. Le fleuve Gloria y amenait des trains de bois flotté, du minerai, les produits des fermes dont les propriétaires s’employaient patiemment à domestiquer la vie rolandienne, la viande, l’ivoire et les fourrures que les prospecteurs recueillaient dans les montagnes par-delà la Dent du Troll. De la mer affluaient les caboteurs, la flottille de pêche, les richesses des îles du Soleil, le butin de continents entiers où s’aventuraient les plus audacieux, loin au sud. Portolondon riait aux éclats, fanfaronnait, plastronnait, trafiquait, volait, prêchait, bâfrait, s’enivrait, peinait, rêvait, se débauchait, construisait, détruisait. Des enfants naissaient, on était heureux, on s’emportait, on était triste, cupide, vulgaire, amoureux, ambitieux. On était humain. Ni le soleil éblouissant qui régnait ailleurs ni le crépuscule qui s’appesantissait ici pendant la moitié de l’année — au cœur de l’hiver, la nuit était totale — n’intimideraient l’homme.
C’était, du moins, ce que disait tout le monde.
Tout le monde sauf ceux qui s’étaient établis dans les terres nocturnes. Barbro considérait comme acquis qu’ils élaboraient des coutumes, des légendes et des superstitions étranges qui s’étioleraient quand on aurait entièrement cadastré et contrôlé les zones vierges. Mais, maintenant, elle en était moins sûre. Peut-être à cause du changement d’attitude de Sherrinford depuis qu’il avait commencé ses recherches préliminaires.
Ou peut-être simplement parce qu’elle avait besoin de penser à autre chose qu’à Jimmy, Jimmy tel qu’il était la veille de sa disparition, lorsqu’elle lui avait demandé s’il préférait du pain blanc ou du pain de seigle, et qu’il lui avait répondu d’un air solennel — il commençait à apprendre l’alphabet : « Je veux du pain qui commence par la lettre P. »
Ce fut à peine si elle s’était rendu compte que le taxi s’était arrêté, qu’elle avait signé le registre de l’hôtel, qu’on l’avait conduite dans une chambre à l’ameublement rudimentaire. Mais après avoir défait ses bagages, elle se rappela que Sherrinford avait suggéré une conférence discrète. Elle traversa le hall et toqua à sa porte. Ses phalanges lui parurent faire moins de bruit que son cœur.
Il ouvrit, mit son doigt sur ses lèvres et désigna un coin de la pièce. La colère s’empara de Barbro quand elle reconnut le visage du commissaire Dawson sur l’écran du visiophone. Sherrinford l’avait sans doute appelé et il avait sûrement une raison pour ne pas souhaitait la voir s’encadrer dans le champ de la caméra. Elle s’assit et attendit en enfonçant ses ongles dans ses genoux.
Le détective replia sa silhouette dégingandée. « Excusez l’interruption. C’était un type qui s’était trompé de chambre. Ivre, apparemment. »
Dawson ricana. « Ce ne sont pas les poivrots qui manquent ici. » Barbro se remémora qu’il avait la langue bien pendue. Tiraillant sur sa barbe — une barbe de pionnier bien qu’il fût un citadin —, il enchaîna : « En règle générale, ils ne sont pas méchants. Ils ont seulement besoin de décharger la tension qu’ils ont accumulée durant des semaines, quand ce ne sont pas des mois, dans les terres nocturnes.
– J’ai cru comprendre que cet environnement, qui diffère de mille façons, importantes ou minimes, de celui qui a créé l’homme, affecte la personnalité de manière singulière. » Sherrinford tassa le tabac dans sa pipe. « Vous savez, bien entendu, que mon expérience se limite aux secteurs urbains et suburbains. On a rarement besoin d’un enquêteur privé dans les zones isolées. Mais il semble que la situation se soit modifiée. C’est pour vous demander conseil que je vous ai appelé.
– Je serai heureux de pouvoir vous rendre service. Je n’ai pas oublié l’aide que vous nous avez apportée lors du meurtre de Tahoe. Le mieux serait que vous m’exposiez d’abord votre problème », ajouta Dawson avec circonspection.
Sherrinford alluma sa pipe et l’arôme de la fumée se mêla aux odeurs de végétation qui s’infiltraient avec la rumeur de la circulation par la fenêtre ouverte sur le crépuscule — et pourtant, des kilomètres de pavés les séparaient des bois les plus proches. « Il s’agit d’une mission scientifique plutôt que d’une enquête ayant pour but de retrouver un débiteur en fuite ou un espion industriel. Je suis placé devant deux possibilités : ou bien il existe depuis longtemps une organisation criminelle, religieuse ou je ne sais quoi, qui enlève des enfants en bas âge ; ou bien les Audelants ne sont pas un mythe mais une réalité.
– Hein ? » Barbro lut dans les traits de Dawson autant de consternation que de surprise. « Vous ne parlez pas sérieusement !
– Croyez-vous ? » Sherrinford sourit. « On ne peut pas balayer d’un revers de main des rapports accumulés depuis plusieurs générations. Surtout quand ils ont tendance à se multiplier au lieu de diminuer à mesure que le temps passe. On ne peut pas non plus tenir pour nulles et non avenues les disparitions attestées de bébés et de jeunes enfants. On en a recensé plus d’une centaine et on n’a jamais retrouvé leurs traces. Enfin, certaines découvertes démontrent qu’une espèce intelligente a jadis habité Arctica et qu’elle hante peut-être encore l’intérieur du continent. »
Dawson se pencha en avant comme s’il voulait sortir de l’écran. « Qui vous a engagé ? La mère Cullen ? Nous sommes désolés pour elle, naturellement, mais ses déclarations étaient sans queue ni tête et quand elle s’est mise à tenir des propos franchement outrageants…
– Ses compagnons, qui sont des scientifiques réputés, confirment-ils sa version ?
– Il n’y a rien à confirmer. Voyons ! Leur camp était bourré de détecteurs et de signaux d’alarme, et ils avaient des molosses. C’est la procédure habituelle dans une zone où l’on peut recevoir la visite d’un sauroïde affamé ou de Dieu sait quoi. Rien ni personne n’aurait pu entrer en passant inaperçu.
– Au sol, peut-être. Mais si un engin aérien s’était posé au milieu du camp ?
– Un homme en hélico-harnais aurait réveillé tout le monde.
– Une créature ailée aurait fait moins de bruit.
– Une créature ailée capable d’enlever un petit garçon de trois ans ? Ça n’existe pas.
– Ça n’existe pas dans la littérature scientifique, voulez-vous dire, commissaire. Rappelez-vous Grisegonelle ; rappelez-vous que nous savons bien peu de choses sur Roland. Une planète, un monde entier ! Il y a des oiseaux de ce genre sur Beowulf — et sur Rustum, je l’ai lu. J’ai calculé le rapport local entre la densité de l’air et la pesanteur, et il y a une faible chance pour que ce soit également possible ici. L’enfant a pu être enlevé et franchir une courte distance avant que la fatigue musculaire oblige la créature à se poser. »
Dawson eut un grognement de mépris. « D’accord, elle se pose et pénètre dans la tente où dorment la mère et l’enfant. Ensuite, elle repart en emportant le petit et ne peut bientôt plus voler. Cela ressemble-t-il au comportement d’un oiseau de proie ? Et la victime ne crie pas, les chiens n’aboient pas !
– À vrai dire, ces contradictions constituent justement les aspects les plus intéressants et les plus probants de toute l’affaire. Vous avez raison, un ravisseur humain n’aurait pas pu s’introduire dans le camp sans se faire remarquer et un volatile assimilé à un aigle n’aurait pas opéré de cette manière. Mais ces arguments tombent si nous avons affaire à un être ailé intelligent. L’enfant a pu être drogué. Tout indique que les chiens l’ont été.
– Tout indique qu’ils ont dormi comme des souches. Rien ne les a réveillés. Et, en se promenant, l’enfant ne les aurait pas dérangés. Il n’y a rien à supposer sauf trois choses : primo, le jeune Jimmy ne dormait pas ; secundo, les systèmes d’alarme avaient été installés de façon un peu insouciante — c’est normal : aucun danger venant de l’intérieur même du camp n’était prévisible — et le gamin ne les a pas déclenchés ; tertio… je suis désolé mais il faut bien le dire… ce malheureux marmot est sans doute mort de faim ou s’est fait massacrer. »
Dawson ajouta après un silence : « Si nous avions davantage d’effectifs, nous aurions pu consacrer plus de temps à cette affaire. Et nous l’aurions fait, naturellement. Nous avons effectué une reconnaissance aérienne en risquant la vie des pilotes. Si le gamin était vivant, les instruments l’auraient repéré dans un rayon de cinquante kilomètres. Vous savez combien les capteurs thermiques sont sensibles. Nous avons fait chou blanc sur toute la ligne. Et nous avons des tâches plus importantes que de rechercher les fragments éparpillés d’un cadavre.
» Si Mrs. Cullen vous a engagé, conclut-il sur un ton brusque, trouvez une excuse pour laisser tomber : voilà mon conseil. Ce sera également dans l’intérêt de votre cliente. Il faut qu’elle regarde la réalité en face. »
Barbro se mordit la langue pour étouffer le cri qui montait à ses lèvres.
« Oh ! ce n’est jamais que la dernière en date de toute une série de disparitions », dit Sherrinford. Barbro Cullen ne comprenait pas comment il arrivait à conserver ce ton léger alors que Jimmy était perdu. « Simplement, les détails de l’événement sont plus précis que dans les cas précédents, et cela rend la chose d’autant plus suggestive. La plupart du temps, les gens du cru font un compte rendu éploré mais vague de la disparition de leur enfant qu’ils pensent volé par le Vieux Peuple. Parfois, des années plus tard, ils jurent avoir entraperçu l’enfant devenu grand et qui n’est plus vraiment humain. Ils l’ont entrevu un instant dans l’obscurité, pendant qu’il regardait par une fenêtre ou qu’il commettait quelque menu larcin. Comme vous le dites, pas plus les autorités que les scientifiques ne disposent du personnel ni des moyens nécessaires pour entreprendre les investigations adéquates. Mais croyez-moi, ça vaut selon toute vraisemblance la peine d’enquêter. Et je ne doute pas qu’un privé comme je le suis puisse apporter une contribution utile.
– Écoutez-moi… Nous autres, policiers, avons pour la plupart été élevés dans les terres vierges. Nous ne nous bornons pas à y patrouiller et à répondre aux appels urgents. Nous y retournons pour nos congés, pour des réunions de famille. Si un gang de… de sacrificateurs humains y opérait, nous le saurions.
– J’en suis convaincu. Et je suis tout aussi convaincu que la population dont vous êtes issu croit fermement, croit profondément à l’existence d’êtres non-humains dotés de pouvoirs surnaturels. Beaucoup de ces gens observent effectivement des rites et font des offrandes propitiatoires pour les apaiser.
– Je vois où vous voulez en venir, ricana Dawson. Moi aussi, j’ai entendu des dizaines d’amateurs de nouvelles à sensation raconter ça. Les Audelants, ce sont des aborigènes. Je vous aurais cru plus avisé. Vous avez certainement visité deux ou trois musées, lu la littérature de planètes habitées par des indigènes… mais sacré nom d’une pipe ! vous êtes-vous jamais servi de votre logique ? »
Il agita le doigt. « Réfléchissez… Qu’avons-nous découvert, en fait ? Quelques bouts de pierre taillés, quelques mégalithes peut-être artificiels, des graffiti gravés sur des rochers qui semblent représenter des plantes et des animaux, encore qu’aucune culture humaine ne les aurait figurés de la sorte, des traces de feu et des os brisés, des fragments d’ossements ayant peut-être appartenu à des êtres pensants, ayant peut-être eu des pouces opposables ou ayant peut-être contenu des cerveaux volumineux. Si tel est le cas, ces êtres ne ressemblaient en rien à des hommes. Et pas davantage à des anges. Zéro sur toute la ligne ! La reconstitution la plus anthropoïde que j’ai vue évoque une espèce d’alligator bipède.
» Attendez… laissez-moi terminer ! Les récits d’Audelants — oh ! je les ai entendus, moi aussi, j’en connais des quantités et j’y croyais quand j’étais gosse — ces récits nous expliquent qu’il y en a de différentes sortes. Certains sont ailés et d’autres pas, certains sont à moitié humains et d’autres le sont entièrement sauf, peut-être, qu’ils sont d’une trop grande beauté. Ce sont les mêmes contes de fées que ceux de la Terre. Non ? Un jour, pour en avoir le cœur net, j’ai compulsé les microfilms de la Bibliothèque du Patrimoine et je veux bien être pendu si je n’y ai pas retrouvé, sous une forme presque identique, les histoires que racontaient les paysans des siècles avant la conquête de l’espace !
» Rien de tout cela ne concorde ni avec les rares vestiges dont nous disposons — à supposer que ce soient des vestiges —, ni avec le fait qu’une région de la dimension d’Arctica n’a pu produire une douzaine d’espèces intelligentes différentes, ni… avec la façon dont le bon sens vous dit que des aborigènes se seraient comportés à l’arrivée des humains, par tous les diables ! »
Sherrinford acquiesça. « Bien entendu. Mais, contrairement à vous, je suis ne suis pas aussi sûr que le bon sens de créatures non humaines fonctionne exactement comme le nôtre. J’ai trop vu de variations en ce domaine au sein de la race humaine. Cela dit, je reconnais que vos arguments sont convaincants. Les trop rares scientifiques de Roland ont des soucis plus urgents que de rechercher la source de ce qui est à vos yeux la résurgence d’une superstition médiévale. »
Sherrinford contempla le fourneau rougeoyant de sa pipe qu’il serrait entre ses deux mains et poursuivit placidement : « La question qui m’intéresse le plus est peut-être de savoir pourquoi à travers le gouffre des siècles, à travers le rempart d’une civilisation mécanique et une image du monde diamétralement antinomique, sans aucune continuité dans les traditions… pourquoi des colons à la tête solide, dotés d’une organisation technologique et raisonnablement instruits ont ressorti de sa tombe la croyance dans le Vieux Peuple ?
– Si jamais l’université crée cette section d’études psychologiques dont on nous rebat les oreilles, je suppose que quelqu’un finira par tirer une thèse de votre question. » Dawson avait parlé d’une voix hachée et il avala de travers quand Sherrinford répondit :
« Je me propose de commencer sur-le-champ. Dans la terre Commissaire-Haunch, puisque c’est là que s’est produit le dernier incident en date. Où puis-je louer un véhicule ?
– Euh… il ne sera peut-être pas facile de…
– Allons, allons ! Je suis peut-être un bleu, mais on ne me la fait pas ! Dans une économie de pénurie, rares sont les gens possédant de l’équipement lourd. Pourtant lorsqu’il en faut, on le trouve. J’ai besoin d’un minibus tout-terrain. Et je voudrais qu’on y installe certains matériels que j’ai apportés. La bâche arrière sera remplacée par une tourelle porte-canon susceptible d’être manœuvrée depuis la place du conducteur. Les armes, je m’en charge. Outre mes fusils et pistolets personnels, je me suis arrangé pour me faire prêter de l’artillerie par l’arsenal de la police de Christmas Landing.
– Hein ? Avez-vous vraiment l’intention de… de partir en guerre… contre un mythe ?
– Disons que je prends des précautions — des précautions qui ne sont pas terriblement onéreuses — en prévision d’un événement improbable. Outre le minibus, j’aimerais qu’on mette à ma disposition un de ces avions légers air-sol utilisés pour les reconnaissances.
– Non, rétorqua Dawson sur un ton plus catégorique que précédemment. Ce serait chercher la catastrophe. Nous pourrons vous conduire jusqu’à un camp de base à bord d’un appareil lourd quand les conditions météo seront favorables. Mais le pilote devra redécoller immédiatement avant que le temps se détériore. La météorologie est une science sous-développée sur Roland. À cette période de l’année, les courants aériens sont particulièrement perfides et nous ne sommes pas outillés pour construire des avions capables d’affronter victorieusement les caprices du climat. » Il soupira. « Avez-vous une idée de la rapidité avec laquelle les tourbillons se forment, de la violence avec laquelle les tempêtes de grêle peuvent surgir alors que le ciel est dégagé, des… Non, mon vieux, une fois là-bas, ne quittez surtout pas le sol. C’est en partie à cause de cela, ajouta-t-il après une hésitation, que nous sommes si mal renseignés sur les terres vierges et que les pionniers qui y sont établis sont tellement isolés. »
Sherrinford exhala un rire lugubre. « Eh bien, dans ce cas, si je veux des détails, je vais être obligé de faire tout le chemin en rampant.
– Vous perdrez beaucoup de temps. Et je ne parle pas de l’argent de votre cliente. Écoutez-moi… Je ne peux pas vous interdire de partir à la chasse aux fantômes, mais… »
La discussion se prolongea près d’une heure. Enfin, l’écran s’éteignit. Sherrinford se leva, s’étira et s’approcha de Barbro qui remarqua sa démarche particulière. Il était venu d’une planète dont la gravité était de vingt-cinq pour cent supérieure à celle de la Terre sur un monde où elle était de moins de la moitié. Ce garçon volait-il dans ses rêves ?
« Excusez-moi de vous avoir mise sur la touche, lui dit-il. Je ne pensais pas le joindre tout de suite. Il ne mentait pas en disant qu’il est surchargé de travail. Mais une fois le contact établi, je ne tenais pas trop à vous rappeler à son bon souvenir. Il peut hausser les épaules et qualifier mon projet de rêverie puérile à laquelle je renoncerai bientôt. Mais il aurait fait de l’obsctruction et nous aurait peut-être même mis des bâtons dans les roues s’il avait compris à quel point nous sommes déterminés.
– Qu’est-ce que ça peut lui faire ? demanda Barbro avec amertume.
– Il a peur des conséquences, même s’il refuse de l’admettre, des conséquences d’autant plus terrifiantes qu’elles sont imprévisibles. » Le regard de Sherrinford se posa tour à tour sur l’écran et sur le ciel que l’on voyait de la fenêtre, où palpitait l’immensité d’un bleu glacé marbré de blanc par la lointaine aurore polaire. « Comme vous l’avez sans doute remarqué, cet homme été terrifié. Derrière le vernis du mépris et du conformisme, il croit aux Audelants. Oh ! oui, il y croit ! »
Les pieds agiles de Flocon-de-Brume voltigeaient au-dessus des yerbas, distançant les herbes flottantes que charriait le vent. À ses côtés, noir et difforme, tanguait le nicor balourd dont le poids faisait trembler le sol et qui laissait sur ses pas un sillage de végétation écrasée. Derrière, les fleurs lumineuses des buissons ardents luisaient à travers les contours flous et évanescents de Morgarel le spectre.
Là, la Lande Nuage jaillissait dans un bouillonnement de collines et de buissons. De temps en temps, le hurlement d’une bête, assourdi par la distance, brisait le silence. Il faisait plus sombre que d’ordinaire au seuil de l’hiver car les lunes n’étaient pas levées. Au-dessus des montagnes septentrionales barrant l’horizon palpitait le reflet blême d’une aurore polaire. Mais les étoiles n’en étaient que plus intenses. Elles fourmillaient dans le ciel et la Voie Fantôme étincelait parmi elles comme si, à l’instar du feuillage, elle scintillait de rosée.
« Là-bas », beugla Nagrim en levant ses quatre bras. Ils avaient atteint le faîte d’une éminence. Au loin brasillait une étincelle. « Hoah, hoah ! Quoi nous faire ? Écrabouiller eux ? Ou déchirer ? »
Nous ne ferons rien de tel, cervelle d’os. La réponse de Morgarel s’insinuait dans leur tête. Sauf s’ils nous attaquent, et ils ne nous attaqueront que si nous trahissons notre présence. L’ordre qu’elle nous a donné est de les espionner pour découvrir leur but.
« Grrrum ! Moi connaître leur but. Abattre arbres, fendre terre avec charrue, semer leurs grains maudits dans glèbe. Si nous ne pas rejeter eux dans eaux amères, bientôt, bientôt eux être trop forts pour nous.
– Pas trop forts pour la Reine », protesta Flocon-de-Brume, scandalisé.
Pourtant, ils ont des pouvoirs nouveaux, lui rappela Morgarel. Nous devons les sonder prudemment.
« Et après, nous écraser eux prudemment ? » demanda Nagrim.
La question fit sourire Flocon-de-Brume malgré le malaise qui l’étreignait. Il envoya une claque sur l’échine écailleuse de son compagnon. « Ne parle pas, tu me casses les oreilles. Et ne pense pas non plus : ça te ferait mal à la tête. Viens ! Cours ! »
Du calme, le tança Morgarel avec mépris. Tu as trop de vitalité, petit d’homme.
Flocon-de-Brume fit la moue, mais obéit néanmoins au spectre en ralentissant l’allure et en se dissimulant de son mieux derrière la végétation. Car il avait entrepris ce voyage au nom de la Très Belle afin d’apprendre ce qui avait conduit un couple de mortels à faire des recherches en ces lieux.
Étaient-ils en quête du garçon qu’Ayoch avait volé ? (Et qui continuait à réclamer sa mère en pleurant, mais de moins en moins souvent à mesure qu’il s’ouvrait aux merveilles de Carheddin.) Un engin-oiseau les avait déposés avec leur véhicule sur le site maintenant abandonné du camp, et, de là, ils avaient sillonné les parages en décrivant une spirale. Mais bien qu’ils n’aient pas trouvé de traces du petit à une distance raisonnable, ils n’avaient pas demandé qu’on vienne les rapatrier. Et non point parce que le temps interdisait aux ondes porte-mots de voyager comme cela arrivait fréquemment. Non, le couple s’était, au contraire, dirigé vers les monts de la Corne de Lune. Cet itinéraire les conduirait au-delà des quelques comptoirs d’envahisseurs installés à demeure dans des régions que ceux de leur race n’avaient encore jamais foulées.
Il ne s’agissait donc point d’une mission de reconnaissance ordinaire. Mais de quoi d’autre ?
Flocon-de-Brume comprenait maintenant pourquoi Celle qui Règne voulait que les enfants mortels qu’elle adoptait apprennent — ou retiennent — le pauvre langage de leurs parents. C’était là une corvée dont il avait horreur, quelque chose de totalement étranger aux mœurs des Habitants. Mais, bien sûr, on obéissait et on s’apercevait avec le temps que grande était sa sagesse…
Bientôt, il laissa Nagrim derrière un rocher — le nicor ne serait utile que s’il y avait combat — et se mit à ramper de buisson en buisson jusqu’à se retrouver à quelques longueurs d’homme seulement des humains. Une pluviante s’égouttait sur lui ; ses feuilles étaient douces sur sa peau nue et elles l’enveloppaient d’une couverture de nuit. Morgarel s’envola jusqu’à la cime d’un frémissant dont les mouvements incessants dissimuleraient mieux son impalpable silhouette. Lui non plus ne pourrait pas être d’une très grande utilité. Et c’était précisément le plus troublant, le plus terrifiant. Les spectres ne se bornaient pas à capter et à émettre des pensées : ils pouvaient aussi évoquer des illusions. Mais, cette fois, avait-il annoncé, un invisible mur glacial entourant le véhicule semblait faire obstacle à son pouvoir.
En dehors de cela, le mâle et la femelle n’avaient ni machines de garde ni chiens. Sans doute pensaient-ils ne pas en avoir besoin puisqu’ils couchaient dans le grand véhicule à bord duquel ils étaient venus. Mais on ne pouvait tolérer un tel mépris pour la puissance de la Reine, n’est-ce pas ?
Des reflets de métal luisaient faiblement à la lumière de leur feu de camp. Ils étaient assis de part et d’autre du brasier, enveloppés dans des manteaux pour se protéger d’une fraîcheur que Flocon-de-Brume, nu, trouvait douce. Le mâle buvait de la fumée. La femelle aux yeux étincelants scrutait le crépuscule qui devait lui faire l’effet de ténèbres opaques. Ses formes se détachaient nettement sur les flammes dansantes. Oui, à en juger par le récit d’Ayoch, c’était la mère du nouveau jeune.
Ayoch aurait voulu venir, lui aussi, mais la Resplendissante le lui avait interdit. Un puck n’aurait pas tenu assez longtemps pour une telle mission.
L’homme suçotait sa pipe. Ses joues se creusaient en trous d’ombre tandis que la lueur des flammes jouait sur son nez et sur son front. Ainsi, il ressemblait de façon inquiétante à un fouaille-bec prêt à fondre sur sa proie.
« Non, Barbro, je vous le répète, je n’ai pas de théories, était-il en train de dire. Quand les faits sont insuffisants, élaborer des théories est au mieux ridicule, au pire trompeur.
– Vous devez quand même avoir une idée de ce que vous faites. » Il était évident qu’ils avaient déjà — et souvent — débattu de cette question. Jamais un Habitant n’aurait été aussi acharné qu’elle, aussi patient que lui. « Tout ce matériel que vous avez emporté, ce générateur que vous avez mis en route…
– J’ai une ou deux hypothèses de travail qui m’ont conduit à sélectionner un certain équipement.
– Pourquoi ne voulez-vous pas me les expliquer ?
– Étant donné leur nature même, il serait peu judicieux de les évoquer pour le moment. Je suis encore en train de chercher mon chemin dans le labyrinthe et je n’ai pas eu le temps de tout vérifier. À vrai dire, nous ne sommes réellement protégés que d’influences dites télépathiques…
– Quoi ? » Elle sursauta « Voulez-vous dire que… les légendes selon lesquelles ils sont également capables de lire dans les pensées… » Elle laissa sa phrase en suspens. Son regard se perdit à nouveau dans l’obscurité.
Il se pencha en avant. Son ton perdit toute sécheresse pour se faire doux et grave. « Cessez de vous torturer, Barbro. Cela n’aidera en rien Jimmy s’il est vivant, et il se pourrait bien que nous ayons grand besoin de vos forces par la suite. Nous avons une longue route à faire, tâchez de vous mettre ça dans la tête. »
Elle acquiesça d’un coup de menton saccadé et se mordilla longuement les lèvres avant de répondre : « J’essaie. »
Il sourit sans abandonner sa pipe. « Je vous fais confiance. Vous me donnez l’impression de n’être ni une lâcheuse, ni une pleurnicheuse, ni une masochiste. »
Elle posa sa main sur le pistolet fixé à sa ceinture et sa voix fusa comme une lame sortie du fourreau : « Quand nous les trouverons, ils apprendront ce que je suis. Ce que sont les humains.
– Ravalez aussi votre colère. Nous ne pouvons pas nous permettre de céder à la passion. Si les Audelants sont réels, et, comme je vous l’ai dit, c’est mon postulat de départ, ils ne font que défendre leurs foyers. » Il ménagea une brève pause avant d’ajouter : « J’aurais tendance à croire que si les premiers explorateurs avaient découvert des indigènes vivants, jamais on n’aurait entamé la colonisation de Roland. Mais il est trop tard, maintenant. On ne peut pas revenir en arrière, même si on le voulait. Nous menons une lutte à outrance contre un ennemi si habile qu’il a même réussi à nous dissimuler qu’il nous fait la guerre.
– Est-ce vraiment une guerre ? Je veux dire, se cacher dans la nature, enlever à l’occasion un enfant…
– Cela fait partie de mon hypothèse. Je me demande si ce ne sont pas là des manœuvres de harcèlement, une tactique qui a sa place dans une stratégie d’une subtilité à vous donner des frissons. »
Le feu crachotait. Les étincelles crépitaient. Avant de poursuivre, l’homme médita un long moment en tirant sur sa pipe.
« Je ne voulais pas susciter en vous des espoirs ou un énervement prématurés alors que vous étiez obligée de vous reposer sur moi, à Christmas Landing d’abord, à Portolondon ensuite. Par la suite, nous avons eu fort à faire pour établir avec certitude que Jimmy avait été emmené si loin du camp qu’il n’aurait pu parcourir tout seul une telle distance. Aussi ce n’est qu’à présent que je puis vous confier que j’ai étudié de façon approfondie le matériel dont on dispose concernant le… le Vieux Peuple. D’ailleurs, au début, mon objectif était d’éliminer toutes les possibilités imaginables, si absurdes soient-elles. Je n’escomptais rien d’autre que d’arriver à une réfutation définitive. Mais j’ai tout examiné — vestiges, analyses, récits, articles de journaux, monographies. J’ai parlé avec des pionniers que le hasard avait amenés en ville, avec des savants qui s’étaient d’une manière quelconque intéressés à cette question. J’ai l’esprit rapide et je me flatte d’être devenu l’égal de n’importe quel spécialiste — encore qu’il n’y ait vraiment pas assez de connaissances à glaner dans ce domaine pour mériter le nom de spécialiste. En outre, étant relativement nouveau sur Roland, il se peut que j’aie envisagé le problème avec un œil neuf. Toujours est-il que j’ai vu une trame se dessiner.
» Si les aborigènes étaient éteints, pourquoi avaient-ils laissé aussi peu de vestiges ? Arctica n’est pas immense et c’est une région fertile selon les normes rolandiennes. Elle aurait dû pouvoir subvenir aux besoins d’une population produisant des objets manufacturés, lesquels auraient dû s’accumuler au cours des millénaires. À en croire mes lectures, c’est grâce au hasard plutôt qu’au travail des archéologues qu’on a exhumé sur la Terre les haches paléolithiques par dizaines de milliers — littéralement.
» Très bien. Supposons que les vestiges et les fossiles aient été délibérément soustraits entre le départ de la dernière mission d’exploration et l’arrivée des premiers colons. J’ai trouvé dans les journaux de bord des explorateurs originels des indications venant à l’appui de cette hypothèse. Ils étaient trop occupés par leur tâche — déterminer si la planète était habitable — pour établir l’inventaire des monuments primitifs. Toutefois, d’après leurs notes, il semblerait qu’ils aient vu beaucoup plus de choses que ceux qui les ont suivis. Supposons donc que nos trouvailles se limitent aux vestiges que les déménageurs ont négligé ou omis de camoufler.
» Cela accrédite l’idée d’une intelligence évoluée, capable de faire des prévisions sur le long terme, n’est-ce pas ? Et il faut en conclure que le Vieux Peuple ne se réduisait pas à une tribu de chasseurs ou d’agriculteurs néolithiques.
– Mais personne n’a jamais vu d’édifices, de machines ni quoi que ce soit de ce genre, objecta Barbro.
– En effet. Très vraisemblablement, l’évolution des indigènes a suivi une autre direction que celle de l’homme, métallurgique et industrielle. Il y a d’autres voies concevables. Il est possible que, loin d’aboutir aux sciences et aux techniques de la biologie, leur civilisation se soit au contraire fondée sur elles. Développant de ce fait les potentialités latentes de son système nerveux qui étaient peut-être supérieures à celles de l’homme. Vous n’ignorez pas que nous possédons nous-mêmes des facultés de cet ordre, du moins jusqu’à un certain point. Les sourciers, par exemple, détectent le champ magnétique local d’une nappe d’eau souterraine. Toutefois, chez nous, de tels talents sont d’une rareté insigne et d’un maniement délicat. Alors, nous nous sommes dirigés ailleurs. A-t-on besoin d’être… disons, télépathe quand on a inventé le visiophone ? Il est possible que le Vieux Peuple ait pris la direction opposée, que les produits de sa culture aient été et soient encore non identifiables en tant que tels par les hommes.
– Ces gens auraient quand même pu se manifester. Pourquoi ne l’ont-ils pas fait ?
– Je peux imaginer plusieurs raisons. Par exemple, qu’ils aient déjà eu au cours de leur histoire une expérience déplaisante avec des visiteurs interstellaires. Il est douteux que notre espèce soit la seule à posséder des astronefs. Mais, je vous l’ai dit, je ne bâtis pas de théories a priori. Contentons-nous d’admettre que le Vieux Peuple, s’il existe, nous est étranger.
– Pour un penseur rigoureux, c’est un fil rudement fragile que vous êtes en train de tresser.
– Ce n’est là qu’une hypothèse entièrement provisoire, j’en ai conscience. » Il plissa les yeux pour la regarder à travers la fumée du feu de camp. « Barbro, vous êtes venue me voir en affirmant que votre fils avait été enlevé, n’en déplaise aux autorités, mais votre histoire de ravisseurs sectaires était ridicule. Pourquoi répugnez-vous à admettre la réalité d’êtres non humains ?
– Alors que la survie de Jimmy dépend probablement de leur existence, je le sais », soupira-t-elle. Elle frissonna. « Peut-être parce que je n’ose pas l’admettre.
– Jusqu’ici, je ne vous ai rien dit qui n’ait déjà été avancé et imprimé. Ce sont là, certes, des spéculations controversées. En un siècle, personne n’a trouvé un seul argument valide tendant à prouver que les Audelants soient autre chose qu’une croyance entachée de superstition. Pourtant, quelques auteurs ont soutenu qu’il était au moins possible que des indigènes intelligents vivent dans la nature.
– Je le sais, répéta-t-elle. Mais je ne comprends pas très bien comment vous en êtes arrivé à prendre du jour au lendemain ces spéculations au sérieux.
– Quand j’ai commencé à réfléchir, grâce à vous, il m’est apparu que les pionniers rolandiens ne sont pas des fermiers médiévaux coupés de tout. Ils ont des livres, des instruments de télécommunication, du matériel électrique, des véhicules à moteur. Et, surtout, ils ont une éducation moderne à fondement scientifique. Pourquoi auraient-ils sombré dans la superstition ? Il a bien fallu une cause. » Il s’interrompit. « Il est préférable que je m’arrête là. Mes soupçons vont plus loin, mais, s’ils sont exacts, il est dangereux de les exprimer à haute voix. »
Flocon-de-Brume sentit ses abdominaux se contracter. Cette tête d’oiseau-fouailleur abritait des périls, c’était sûr et certain. Il fallait prévenir la Ceinte de Guirlandes. L’espace d’un instant, il songea à appeler Nagrim pour qu’il tue le couple. Si le nicor sautait assez vite, leurs armes à feu ne leur seraient d’aucun secours. Mais non… Ils avaient peut-être averti les autres ou… Il tendit à nouveau l’oreille. La conversation avait changé de sujet. « … pourquoi vous vous êtes installé sur Roland », murmurait Barbro.
L’homme se fendit de son mince sourire. « L’existence sur Beowulf manquait de sel. Heorot est… ou plutôt était : n’oubliez pas que cela remonte à des dizaines d’années… Heorot était fortement peuplée, organisée avec efficience et d’une monotonie fastidieuse. En partie à cause de la frontière des terres-basses qui jouait le rôle d’une soupape de sûreté en aspirant les mécontents. Mais je manque de la tolérance à l’oxyde de carbone nécessaire pour rester en bonne santé dans ces régions. On préparait une expédition qui devait faire la tournée d’un certain nombre de planètes coloniales, en particulier celles qui ne disposaient pas de l’équipement voulu pour maintenir des contacts laser. Vous vous souvenez peut-être que son but avoué était de rechercher des idées neuves dans le domaine de la science, des arts, de la sociologie, de la philosophie, chaque fois qu’elles se révéleraient intéressantes. On n’a pas trouvé grand-chose sur Roland qui soit susceptible de convenir à Beowulf, je le crains. Mais moi, qui m’étais débrouillé pour obtenir une place à bord, j’y ai vu personnellement des possibilités et j’ai décidé de m’y établir.
– Vous étiez déjà détective, là-bas ?
– Oui… dans la police officielle. C’est une tradition familiale, chez nous. Peut-être en partie parce que nous tenons ça de nos ancêtres cherokees, si ce nom vous dit quelque chose. Mais nous prétendons aussi descendre par une branche collatérale d’un des premiers enquêteurs privés des annales. Cela date de la Terre… avant la découverte du vol spatial. Vrai ou faux, je l’ignore, mais ce lointain cousin a été pour moi un modèle utile. Un archétype, comprenez-vous ? »
Il se tut et se rembrunit. « Nous ferions mieux d’aller nous coucher. Nous avons une bonne trotte à faire demain matin. »
Elle laissa son regard errer au loin. « Il n’y a pas de matin, ici. »
Ils rentrèrent. Flocon-de-Brume se leva et fit avec précaution quelques exercices d’assouplissement pour chasser l’ankylose qui raidissait ses muscles. Avant de repartir auprès de la Sœur de Lyrth, il se risqua à jeter un coup d’œil par le carreau du véhicule. Les humains étaient étendus côté à côte sur des couchettes. Pourtant, l’homme n’avait pas touché au corps de la femme, et rien de ce qui s’était passé jusque-là ne permettait de penser qu’il en avait l’intention.
Ces horribles humains ! Ils étaient froids et semblables à la glaise. Et ils s’empareraient de ce merveilleux monde sauvage ? Flocon-de-Brume cracha avec dégoût. Il ne fallait pas que cela se produise. Et cela ne se produirait pas. Celle qui Règne en avait fait le serment.
Le domaine de William Irons était immense. Mais c’était parce qu’une baronnie était nécessaire pour le nourrir, lui, sa famille et ses troupeaux, en exploitant des cultures indigènes que l’on ne savait pas encore bien travailler. Il faisait également pousser quelques plantes terrestres, dans ses champs durant l’été et dans des serres le reste du temps, mais elles constituaient un luxe. La véritable conquête de l’Arctica septentrionale, c’étaient le fourrage de yerba, le bois de bathyrhiza, le péricoup et le glycophyllon. Et, plus tard, quand le marché se serait développé avec l’accroissement de la population et le développement de l’industrie, il vendrait ses chalcanthemum aux fleuristes des villes et ses peaux de clabaudeurs d’élevage aux fourreurs.
Mais cela, c’était pour un futur que William Irons n’espérait pas connaître de son vivant. Et Sherrinford se demanda s’il espérait encore son avènement.
La salle était chaude et claire. Le feu craquait joyeusement dans l’âtre. L’éclat des panneaux fluorescents caressait les bahuts, les chaises et les tables de bois sculptés à la main, les tentures chatoyantes, la vaisselle empilée sur les étagères. Le pionnier trônait, silhouette massive sur son haut fauteuil. Ses vêtements étaient frustes et sa barbe flottait sur sa poitrine. Sa femme et ses filles apportèrent le café dont l’arôme se mêlait aux derniers effluves du solide repas qu’il venait d’offrir à ses invités.
Mais, au-dehors, le vent ululait, les éclairs crépitaient, le tonnerre grondait, la pluie giflait le toit et les murs, tourbillonnait en rugissant au milieu des cailloux de la cour. Les hangars et les granges faisaient le gros dos, se recroquevillaient devant l’immensité. Les arbres grognaient et ne distinguait-on pas comme un sinistre éclat de rire spectral derrière le beuglement d’une vache effrayée ? Une volée de grêlons martela les tuiles comme à coups de poing.
Comme on se sentait loin de ses voisins, songeait Sherrinford. Et c’étaient pourtant eux que l’on voyait le plus souvent, avec qui l’on commerçait quotidiennement, de vive voix ou par visiophone (quand une tempête solaire ne brouillait pas leur image et ne transformait pas leurs propos en galimatias), avec qui l’on se réunissait, avec qui l’on échangeait des potins et on nouait des intrigues, avec qui l’on se mariait… Et, au bout du compte, c’étaient eux qui vous enterreraient. Les lumières des villes côtières étaient monstrueusement lointaines.
William Irons était un robuste gaillard. Et pourtant il y avait de la peur dans sa voix quand il demanda : « Vous voulez vraiment gagner la Dent du Troll ?
– Vous voulez dire le plateau Hanstein ? » demanda Sherrinford. C’était plus un défi qu’une question.
« Aucun pionnier ne l’appelle autrement que la Dent du Troll », fit Barbro.
Comment un nom pareil avait-il ressuscité à des années-lumière et à des siècles de l’âge d’obscurantisme de la Terre ?
« Des chasseurs, des trappeurs, des prospecteurs voyagent dans ces montagnes, déclara Sherrinford.
– Dans certaines zones, rectifia Irons. Ils y sont autorisés en vertu d’un pacte conclu jadis entre la Reine et un homme qui avait soigné un lutin blessé par un satan. Les hommes peuvent aller partout où pousse le plumablanca à condition de déposer des offrandes sur les autels de pierre en échange de leurs prises. Il est imprudent d’aller ailleurs. » Le poing de William Irons se crispa fugitivement sur l’accoudoir.
« Pourtant, certains l’ont fait, n’est-ce pas ?
– Oh, oui ! Et quelques-uns sont revenus sains et saufs — du moins c’était ce qu’ils prétendaient, mais j’ai entendu dire que, après, ils n’ont plus jamais eu de chance. D’autres ne sont pas revenus, ils se sont évaporés. Et d’autres encore sont rentrés la bouche débordant de récits de merveilles et d’horreurs, et ils sont restés faibles d’esprit jusqu’à leur dernier soupir. Il y a bien longtemps que quelqu’un n’a eu la témérité de rompre le pacte et de franchir la frontière interdite. » Irons adressa à Barbro un regard presque suppliant. Sa femme, ses filles et ses fils se pétrifièrent. Le vent hurlait derrière les murs, secouait les écrans antitempête. « N’y allez pas.
– J’ai des raisons de croire que mon fils est là-bas, rétorqua-t-elle.
– Oui, vous me l’avez dit et je compatis. On pourra peut-être faire quelque chose. Je ne sais pas quoi, mais je serai heureux de… oh !… de déposer une double offrande sur le tumulus d’Unvar au solstice d’hiver et d’enfouir une prière dans un trou creusé avec un couteau de silex. Possible qu’ils le rendent. » Il soupira. « Mais ils ne l’ont jamais fait de mémoire d’homme. Et son sort pourrait être pire. J’en ai moi-même aperçu qui gambadaient comme des fous dans le crépuscule. Ils paraissent être plus heureux que nous. Renvoyer votre fils dans ses foyers, ce serait peut-être lui faire grand tort.
– Comme dans la chanson d’Arvid », dit Mrs. Irons.
Le pionnier opina. « Ouais… Ou d’autres, si l’on y réfléchit.
– Qu’est-ce que c’est que ça ? » s’enquit Sherrinford. De façon plus aiguë que jamais, il avait l’impression d’être un étranger. C’était un enfant des villes, un enfant des techniques et, surtout, le produit de l’intelligence sceptique. Or, ces gens-là croyaient. Et il y avait une sorte d’assentiment dans le lent hochement de tête de Barbro, ainsi qu’il le constata non sans inquiétude.
« Nous avons la même ballade sur la terre Olga-Ivanoff », lui dit-elle — et il y avait moins de calme dans sa voix que dans les mots. « C’est une de ces ballades traditionnelles dont nul ne sait qui les a composées, et que l’on chante pour rythmer les rondes dansées dans les prés.
– J’ai remarqué que vous avez une multilyre dans vos bagages, Mrs. Cullen », dit la femme d’Irons. Elle souhaitait visiblement détourner la conversation de ce sujet explosif — une expédition qui serait une provocation au Vieux Peuple — et une chanson pourrait faire diversion. « Accepteriez-vous de nous faire la démonstration de vos talents ? »
Barbro, pâle, hocha la tête. L’aîné des fils s’empressa de lancer sur un ton empreint d’importance : « Si nos hôtes en ont envie, je peux la chanter.
– Cela me ferait plaisir, merci. » Sherrinford s’installa plus confortablement et entreprit de bourrer sa pipe. Si cela n’était pas venu spontanément, il aurait orienté la conversation pour aboutir à un résultat analogue.
Il n’avait jamais eu de raisons particulières pour étudier le folklore pionnier et, depuis que Barbro l’avait appelé au secours, n’avait guère eu le temps de méditer sur la maigre littérature existant sur ce sujet, mais il était de plus en plus persuadé qu’il lui fallait comprendre les relations entre les Rolandiens de la frontière et ces êtres qui les hantaient — et pas par le canal d’une enquête anthropologique, mais bien de l’intérieur.
Dans un brouhaha affairé, on changea de place, on remplit à nouveau les tasses de café, on apporta des liqueurs et le garçon expliqua : « Le dernier vers constitue le refrain. Tout le monde le chantera en chœur. D’accord ? » Il espérait ainsi, c’était évident, chasser la tension qui l’habitait lui aussi. La catharsis par la musique ? se demanda Sherrinford. Non : plutôt un exorcisme.
Une des filles plaqua un accord de guitare et son frère se mit à chanter en contrepoint de la tempête :
C’était Arvid le coureur des bois
qui retournait chez soi
chevauchant parmi les collines,
chevauchant dans l’ombre des frémissants,
à travers les saxifrages aux murmures cristallins.
La danse se tresse sous le buisson ardent.
Le vent de la nuit soupirait alentour,
chargé de parfums et d’essences.
Les deux lunes se levèrent tout là-haut
et les collines scintillaient de rosée.
La danse se tresse sous le buisson ardent.
Et rêvant de la femme
qui l’attendait dans le soleil,
il s’arrêta, ébloui par les étoiles,
signant ainsi sa perte.
La danse se tresse sous le buisson ardent.
Car sous un tumulus dressé
qui fendait en deux une lune,
le peuple audelant dansait,
chaussé de verre et d’or.
La danse se tresse sous le buisson ardent.
Le peuple audelant dansait
comme l’eau, le vent et le feu,
aux accents gelés des harpes
et sans connaître la fatigue.
La danse se tresse sous le buisson ardent.
Quittant l’endroit d’où elle regardait la danse,
d’Arvid elle s’approcha,
la Reine de l’Air et des Ténèbres
dont le regard est gercé d’étoiles.
La danse se tresse sous le buisson ardent.
Des astres, l’amour et la terreur
dans son œil immortel,
la Reine de l’Air et des Ténèbres…
« Non ! » D’un bond, Barbro se leva. Ses poings étaient noués et des larmes zébraient ses joues. « Vous ne pouvez pas… dire cela… des monstres qui ont enlevé Jimmy ! »
Elle sortit de la salle en trombe et monta dans la chambre d’hôte qu’on avait mise à sa disposition.
Mais ce fut elle qui termina la chanson. Soixante-douze heures plus tard, alors que Sherrinford et elle avaient dressé leur camp sur les hauteurs escarpées où les coureurs des bois n’osaient pas se rendre.
Ils n’avaient pas dit grand-chose à la famille Irons après que celle-ci les eut à maintes reprises suppliés de ne pas s’enfoncer dans la contrée interdite. Et ils n’avaient guère desserré les lèvres pendant la première partie de leur randonnée vers le nord. Puis, peu à peu, Sherrinford avait commencé à interroger sa compagne sur sa vie et, au bout d’un certain temps, Barbro avait presque oublié son chagrin en évoquant le bon vieux temps. Cela l’avait amenée à faire des découvertes — derrière son vernis professionnel, Eric était un gourmet, un passionné d’opéra et un connaisseur en matière de femmes, et elle-même pouvait encore se montrer sensible aux beautés de cette nature sauvage — et elle avait fini par s’avouer que la vie recelait encore des espoirs pour elle une fois qu’elle aurait retrouvé le fils que Tim lui avait donné.
« J’ai la certitude qu’il est vivant. » Le détective fit la moue. « Franchement, je regrette de vous avoir emmenée. Je croyais que cette expédition serait une simple collecte d’informations, mais c’est une tout autre mission qui nous attend. Si nous avons affaire aux véritables créatures qui l’ont enlevé, elles ne peuvent pas lui faire de mal. Je ferais mieux de gagner la ferme la plus proche et demander qu’on envoie un avion pour vous récupérer.
– C’est absolument hors de question, mon cher. Vous avez besoin de quelqu’un qui connaisse les conditions locales et j’en sais plus long là-dessus que la plupart des gens.
– Hum… en plus, cela nous retarderait considérablement, n’est-ce pas ? Et même abstraction faite de la distance supplémentaire à couvrir, je ne pourrai contacter aucun aéroport avant que la présente interférence solaire qui nous brouille se soit calmée. »
La « nuit » suivante, il installa le reste de son équipement. Barbro identifia une partie des accessoires, comme le détecteur thermique, mais d’autres, que Sherrinford avait fait reproduire en prenant pour modèle certains matériels d’une technologie de pointe utilisés sur sa planète d’origine, lui étaient inconnus. Et Eric s’avérait peu disert sur ce sujet. « Je vous ai expliqué que je soupçonne ceux que nous cherchons d’avoir des facultés télépathiques », s’excusa-t-il.
Barbro ouvrit de grands yeux. « Voulez-vous dire que la Reine et son peuple seraient réellement capables de lire dans l’esprit des gens ?
– C’est un des éléments redoutables de la légende qui les entoure, n’est-ce pas ? En fait, il n’y a rien de terrifiant dans ce phénomène. Il a été étudié et fort bien défini sur la Terre, il y a plusieurs siècles. J’irai jusqu’à affirmer que les données sont à la disposition de tous dans les microfiches scientifiques de Christmas Landing. Simplement, les Rolandiens n’ont pas eu le loisir de s’intéresser à ces documents, pas plus que vous n’avez eu celui de vous interroger sur l’art et la manière de construire des émetteurs d’énergie par rayonnement ou des vaisseaux spatiaux.
– Eh bien, comment fonctionne-t-elle, votre télépathie ? »
Conscient que c’était autant par curiosité que par désir de trouver un réconfort qu’elle posait la question, Sherrinford employa un ton volontairement sec : « L’organisme engendre des radiations de très grande longueur d’onde que le système nerveux est, en principe, capable de moduler. Dans la pratique, la faiblesse de ces signaux et la pauvreté du coefficient d’information émis les rendent difficiles à détecter comme à mesurer. Nos ancêtres préhumains ont préféré s’appuyer sur des sens plus sûrs, comme la vue et l’ouïe. Nos émissions télépathiques sont, dans l’hypothèse la plus favorable, marginales. Mais des explorateurs ont découvert des espèces extraterrestres qui ont trouvé un avantage, au plan de l’évolution, à développer ce moyen de communication compte tenu de leur milieu particulier. J’imagine, entre autres, une espèce relativement privée d’ensoleillement — qui fuirait, en fait, la lumière du jour. Elle pourrait même parvenir à capter les émissions humaines à courte distance et faire entrer les sensations primitives de l’homme en résonance avec leurs propres et puissantes émissions.
– Ce qui expliquerait beaucoup de choses, n’est-ce pas ? chuchota Barbro.
– Le minibus est maintenant protégé par un champ de brouillage, mais sa portée se limite à quelques mètres. Si un de leurs éclaireurs était à l’affût, il pourrait, en écoutant vos pensées, comprendre mon plan si vous en aviez une connaissance précise. J’ai un subconscient bien entraîné qui veille à ce que je pense en français quand je sors du minibus. Pour être intelligible, toute communication doit être structurée, et la structure du français est fort différente de celle de l’anglais. Or, l’anglais est la seule langue humaine parlée sur Roland et le Vieux Peuple l’a forcément apprise. »
Barbro acquiesça. Il lui avait touché deux mots de son plan, en restant dans les généralités, ne lui en dévoilant que les éléments trop évidents pour être dissimulés. Le problème était d’établir le contact avec les non-humains — s’ils existaient. Jusque-là, ceux du Vieux Peuple ne s’étaient manifestés, à de rares intervalles, qu’à quelques coureurs des bois isolés. Le don de projeter des images hallucinatoires devait leur être utile pour cela. Ils se garderaient d’approcher une expédition importante traversant leur territoire, de crainte de ne pouvoir la contrôler. Mais un couple bravant les interdits ne devrait pas leur paraître formidable au point de les faire fuir. Et ce couple serait la première équipe humaine partant de l’hypothèse que les Audelants étaient réels et possédant en outre les ressources de la technologie policière moderne.
Il ne se passa rien, conformément aux prévisions de Sherrinford. À proximité d’un comptoir, le Vieux Peuple se montrait prudent. Sur son propre terrain, il ferait sûrement preuve de davantage de hardiesse.
La « nuit » suivante, le minibus était déjà au cœur du territoire non humain. Sherrinford coupa le moteur quelque part dans une prairie et le silence les enveloppa comme une vague.
Ils mirent pied à terre. Barbro fit la cuisine sur une plaque thermique tandis que son compagnon allait ramasser du bois pour allumer un feu de camp qui leur soutiendrait le moral. Il regardait fréquemment son poignet ; ce n’était pas une montre qu’il portait là, mais un cadran radio qui lui transmettait tout ce que les instruments de bord étaient susceptibles d’enregistrer.
Avait-on besoin d’une montre ici ? Les constellations tournoyaient lentement derrière l’étincelante aurore polaire. La lune Aude argentait le pic qu’elle dominait. Le reste des montagnes était caché par la forêt luxuriante. C’étaient surtout des frémissants et des plumablancas duveteux luisant comme des spectres neigeux dans leur ombre. Quelques buissons ardents scintillaient, grappes de lumignons imprécis, et le sous-bois était gorgé d’odeurs lourdes et suaves. Quelque part, tout proche, un ruisseau gazouillait. Un oiseau s’égosillait.
« C’est ravissant », dit Sherrinford. Ils avaient fini leur repas et ne s’étaient pas encore rassis, n’avaient pas encore allumé le feu.
« Mais étrange, murmura Barbro. Je me demande si ce pays nous était vraiment destiné, si nous pouvons espérer sérieusement en être maîtres. »
Sherrinford brandit le tuyau de sa pipe en direction des étoiles. « L’homme est allé dans des endroits encore plus étranges.
– Croyez-vous ? Je… oh ! c’est sans doute un reste de mon enfance passée en terre sauvage mais, comprenez-vous ? quand je les vois briller là-haut, je n’arrive pas à admettre que les étoiles sont des boules de gaz dont on a mesuré l’énergie, dont on a prosaïquement foulé aux pieds les planètes qui les escortent. Non, elles sont petites, elles sont froides et elles sont magiques. Notre vie est liée aux astres et, quand nous serons morts, ils nous parleront tout bas dans notre tombe. » Elle baissa la tête. « Je sais très bien que je dis des sottises. »
Malgré la pénombre crépusculaire, elle remarqua que le masque de Sherrinford se crispait. « Pas du tout, répondit-il. Émotionnellement parlant, la physique est peut-être une plus grande sottise encore. En fin de compte, vous savez, après un nombre de générations suffisant, la pensée suit le sentiment. L’homme n’est pas fondamentalement rationnel. Il pourrait cesser de croire aux histoires que lui raconte la science si elles ne s’accordaient plus à ses intuitions. »
Il ménagea une pause avant de reprendre sans regarder la jeune femme : « Cette ballade interrompue… pourquoi vous a-t-elle tellement troublée ?
– Je ne pouvais plus supporter de les entendre… comment dire ?… célébrer de cette manière. C’est du moins ce que j’ai ressenti. Je regrette d’avoir causé un tel émoi.
– Je suppose que cette ballade est représentative de beaucoup d’autres ?
– Vous savez, l’idée ne m’est jamais venue de les classer. Sur Roland, nous n’avons pas de temps à consacrer à l’anthropologie culturelle. Plus exactement, avec tout ce qu’il y a d’autre à faire, nous n’y avons jamais pensé. Mais, maintenant que vous en parlez, je suis effectivement frappée par la quantité des chansons et des récits que nous avons sur le thème d’Arvid.
– Seriez-vous capable de me la réciter ? »
Elle fit un effort de volonté pour rire. « Je peux faire encore mieux, si vous voulez. Je vais chercher ma multilyre et vous offrir un tour de chant. »
Toutefois, elle omit le refrain hypnotique, sauf au dernier couplet. Debout, se détachant sur la lune et l’aurore polaire, elle entonna :
… la Reine de l’Air et des Ténèbres
pleurait doucement sous le ciel :
« Mets pied à terre, Arvid le coureur,
et rejoins le peuple audelant.
Plus n’est besoin pour toi
du joug pesant de l’humanité. »
Il eut l’audace de répondre :
« Je ne puis que chevaucher.
Une vierge m’attend en rêvant
sur les terres du soleil.
« Et m’attendent aussi mes compagnons
et des devoirs auxquels je ne puis me soustraire,
car que serait le coureur Arvid
s’il abandonnait ses travaux ?
« Aussi, jette tes sortilèges, Audelante,
et accable-moi de ta colère.
Car si tu peux me tuer,
tu ne peux m’asservir. »
La Reine de l’Air et des Ténèbres
était enveloppée de peur,
d’éclairs et de beauté
et il n’osait trop la regarder.
Soudain, elle rit comme frémit la harpe
et déclara avec dédain :
« Je n’ai point besoin de maléfices
pour te plonger à jamais dans la désolation.
« Je te renvoie chez toi sans rien,
hormis le souvenir du clair de lune,
de la musique audelante,
des vents de la nuit, de la rosée et de moi.
« Et il s’attachera à tes pas,
ombre sur le soleil,
et se couchera près de toi
au terme de chaque jour.
« Dans le travail, les jeux et l’amitié,
ton chagrin te rendra muet
quand tu songeras à ce que tu es
et à ce que tu aurais pu être.
« Cette femme stupide et insensée,
traite-la avec bonté si tu peux.
Retourne chez toi, Arvid le coureur,
libre d’être un homme ! »
Avec des rires vacillants,
le peuple audelant s’évanouit.
Il resta seul au clair de lune
et pleura jusqu’à l’aurore.
La danse se tresse sous le buisson ardent.
Barbro reposa sa lyre. Le vent faisait bruire les feuilles. « Et ce genre de contes fait partie de la vie de tout un chacun dans les terres vierges ? demanda Sherrinford après un long silence.
– C’est en effet une façon de présenter les choses, mais tous ne parlent pas d’événements surnaturels. Certains évoquent l’amour ou l’héroïsme… des thèmes traditionnels.
– Je n’ai pas l’impression que cette tradition-là soit née toute seule, rétorqua-t-il d’une voix morose. À dire vrai, je crois que vos chansons et vos histoires n’ont pas été composées par des êtres humains. »
Il referma la bouche et refusa d’ajouter un mot sur ce sujet. Ils se couchèrent tôt.
Quelques heures plus tard, un signal d’alarme les réveilla.
C’était un vrombissement léger, mais ils furent instantanément en état d’alerte. Ils dormaient en combi afin d’être prêts à toute éventualité. La lueur du ciel filtrait à travers la bâche. Sherrinford bondit à bas de sa couchette, se chaussa et attacha son holster à sa ceinture. « Restez à l’intérieur, ordonna-t-il à Barbro.
– Qu’est-ce qu’il y a ? » Son cœur battait la chamade.
Le détective, les paupières plissées, examinait les voyants de ses instruments et comparait leurs indications avec celles du cadran qui scintillait à son poignet. « Trois animaux. Pas des bêtes sauvages qui auraient surgi par hasard. Un gros homéotherme à en juger par son rayonnement infrarouge, qui se tient immobile à quelque distance. Un autre… hum… température basse, émission diffuse et instable, comme s’il s’agissait plutôt d’un amas de cellules coordonnées je ne sais comment. Il est un peu plus loin, lui aussi, et il flotte entre ciel et terre. Mais le troisième est pratiquement à notre hauteur. Il se glisse à travers les broussailles. Et sa configuration semble humaine. »
Sherrinford tremblait d’excitation et son attitude n’avait plus rien de professoral. « Je vais tâcher d’en capturer un. Quand nous aurons un sujet à interroger… Soyez prête à me laisser rentrer en vitesse. Mais, quoi qu’il arrive, ne prenez pas de risques personnels. Et gardez ça à la main. » Il lui tendit un fusil chargé. Une arme pour le gros gibier.
Il entrebâilla imperceptiblement la porte et une bouffée d’air frais et humide, chargé d’odeurs et de murmures, envahit le minibus. Olivier était maintenant haut dans le ciel et l’éclat des deux lunes était irréel. L’aurore polaire, blancheur et bleu de glacier, bouillonnait.
Sherrinford regarda à nouveau son poignet. L’instrument devait indiquer la direction dans laquelle se trouvaient les guetteurs, à l’affût parmi les feuilles tavelées. Brusquement, il s’élança, passa en courant devant le feu de camp et disparut derrière les arbres. Barbro étreignit la crosse de son arme.
Subitement, le vacarme se déchaîna et deux silhouettes aux prises l’une avec l’autre déboulèrent dans le pré. Sherrinford s’était emparé d’un prisonnier. Sous le prisme de la lueur argentée des lunes, elle distingua le captif : de forme humaine, il était nu et svelte. Plus petit que le détective, il avait des cheveux flottants. Il se battait comme une furie, à coups de pieds, de dents et d’ongles, tout en poussant des hurlements démoniaques.
Barbro eut une brutale illumination : c’était un enfant volé qui avait grandi parmi le Vieux Peuple. Jimmy serait métamorphosé et il deviendrait une créature semblable…
« Ah ! » Sherrinford obligea son adversaire à pivoter et lui planta des doigts raidis dans le plexus solaire. Le garçon exhala un râle et s’affaissa. L’homme entreprit alors de le traîner vers la voiture.
Des bois surgit un géant. Il aurait pu passer pour un arbre noir et rugueux pourvu de quatre longues branches noueuses, mais le sol tremblait, vibrait sous le poids de ses pattes en forme de racines, et le grondement qui s’échappait de sa bouche emplissait le ciel pour résonner jusque sous les crânes.
Barbro poussa un hurlement. Sherrinford fit volte-face, dégaina son pistolet et tira. Les détonations claquèrent sourdement dans la pénombre. Il maintenait toujours l’adolescent. Le troll démesuré tituba sous l’impact, recouvra son équilibre et continua d’avancer, plus lentement, plus prudemment, opérant un mouvement tournant pour bloquer l’accès du minibus à Sherrinford. Celui-ci était dans l’incapacité de déjouer cette tactique. Pour cela, il lui aurait fallu accélérer l’allure, c’est-à-dire lâcher son prisonnier — le seul guide susceptible de le conduire jusqu’à Jimmy…
Barbro se rua hors de la caravane. « Non ! hurla le détective. Ne sortez pas ! » Le monstre grogna et fit le geste de se saisir d’elle. Elle appuya sur la détente : le recul de l’arme lui meurtrit l’épaule. Le colosse vacilla et s’écroula. Néanmoins, il parvint à se relever et marcha sur elle en chaloupant. Barbro battit en retraite et fit feu à deux reprises. La créature gronda. À présent, elle saignait et des gouttes d’aspect huileux pleuvaient sur la rosée. Elle fit demi-tour puis courut chercher refuge dans la forêt obscure tandis que les branches se cassaient sur son passage.
« Rentrez à l’abri ! cria Sherrinford. Vous êtes sortie du champ de brouillage. »
Une chape de brume s’abattit sur Barbro qui s’en rendit à peine compte. C’est alors qu’elle aperçut une autre silhouette à l’orée de la prairie. « Jimmy ! s’exclama-t-elle.
– Maman ! » Il ouvrit les bras. Ses larmes accrochaient des reflets lunaires. Barbro lâcha son fusil et se rua vers lui.
Sherrinford se lança à sa poursuite. Jimmy s’enfuit, plongea dans les broussailles. Barbro se précipita derrière lui sans se soucier des ronces qui la griffaient. Quelque chose s’empara d’elle et l’emporta.
Debout devant son prisonnier, Sherrinford poussa l’éclairage jusqu’à ce que l’on ne puisse plus rien voir à l’extérieur. L’enfant sauvage se tortilla, ébloui par cette lumière incolore.
« Tu vas parler », dit l’homme. Ses traits étaient hagards, mais il s’exprimait calmement.
L’adolescent le considéra à travers les mèches qui lui cachaient les yeux. Une ecchymose violacée ornait son menton. Il était revenu à lui et avait failli s’échapper quand le détective s’était jeté en vain à la poursuite de Barbro : ce dernier était revenu juste à temps pour récupérer son otage. Des renforts pouvant survenir d’un moment à l’autre, Sherrinford n’avait pas eu le loisir de finasser. Il avait dû employer la manière forte : assommant le garçon, il l’avait hissé dans le minibus puis ligoté sur un tabouret.
« Te parler à toi, excrément humain ? » L’adolescent cracha par terre. Mais son épiderme luisait de sueur et, battant des paupières, il ne cessait de regarder les parois de métal qui l’entouraient comme une cage.
« Par quel nom puis-je t’appeler ?
– Tu veux que je te donne mon nom pour me lancer un sortilège ?
– Le mien est Eric. Si tu ne me laisses pas d’autre choix, je t’appellerai… hum… Cervelle-d’Oiseau.
– Hein ? » Si fabuleux fût-il, le captif était encore un adolescent humain. « Bon… eh bien, appelle-moi Flocon-de-Brume. » Son accent chantant soulignait son ton boudeur. « N’importe comment, c’est mon nom courant.
– Parce que tu as un autre nom, un nom secret que tu considères comme le vrai.
– C’est elle. Je ne le connais pas moi-même. Mais elle connaît le vrai nom de tout le monde. »
Sherrinford haussa les sourcils. « Qui ça, elle ?
– Celle qui Règne. Puisse-t-elle me pardonner de ne pouvoir faire le signe de révérence avec les bras liés. Certains envahisseurs la nomment la Reine de l’Air et des Ténèbres.
– Je vois. » Sherrinford prit sa pipe et son tabac. Il l’alluma, laissant durer le silence. Enfin, il enchaîna :
« J’avoue que le Vieux Peuple m’a pris par surprise. Je ne m’attendais pas à rencontrer un adversaire aussi formidable. D’après ce que j’avais pu apprendre, les moyens d’action auxquels il avait recours pour lutter contre ceux de ma race — qui est aussi la tienne, mon garçon — relevaient surtout de la ruse, du subterfuge et de l’illusion. »
Flocon-de-Brume secoua la tête d’un air féroce. « Il n’y a pas très longtemps qu’elle a créé les premiers nicors. Ne crois pas qu’elle n’a que des sortilèges à sa disposition.
– Je ne me leurre pas. N’empêche que les balles blindées ne font pas du mauvais travail, elles non plus, n’est-ce pas ? »
Il continua à mi-voix, comme s’il soliloquait : « Je persiste à croire que ces… comment donc ?... que ces nicors et toutes les souches à demi humaines sont surtout destinés à être vus et non utilisés. La faculté d’induire des mirages doit certainement être limitée sur le plan du rayon d’action et de l’ampleur, comme est limité le nombre des individus qui possèdent ce don. Sinon, elle n’aurait pas besoin d’agir avec autant de lenteur et d’artifice. Même sortie du champ de notre écran mental, Barbro — c’est ma compagne — aurait pu résister. Elle aurait pu demeurer consciente de l’irréalité de ce qu’elle voyait si elle avait été moins émue, moins traumatisée. »
Le visage de Sherrinford disparut derrière un nuage de fumée. « L’expérience que j’ai eue n’avait rien de commun avec la sienne. Je présume que nous avons reçu un ordre : “Tu verras ce que tu désires le plus au monde s’enfuir dans la forêt.” De toute évidence, elle n’avait pas franchi plus de quelques mètres quand le nicor l’a cueillie. Je n’avais aucune chance de les poursuivre. Je ne suis pas un homme des bois arcticain et il n’aurait été que trop facile de me tendre un guet-apens. Aussi suis-je revenu te chercher. Tu es mon trait d’union avec ta suzeraine, conclut-il sur un ton menaçant.
– Parce que tu t’imagines que je te guiderai jusqu’à Starhaven ou Carheddin ? Essaie donc de m’y obliger, guenille humaine !
– Je veux conclure un marché.
– Je suppose que tes intentions sont loin de se résumer à ça. » La réponse révélait une clairvoyance surprenante. « Qu’est-ce que tu raconteras quand tu seras rentré chez toi ?
– Oui, cela pose un problème, n’est-ce pas ? Barbro et moi ne sommes pas des rustres superstitieux. Nous sommes des citadins. Nous avons apporté du matériel d’enregistrement. Nous serons les premiers à faire le récit d’une rencontre avec le Vieux Peuple, et notre rapport sera détaillé et plausible. Il aura des conséquences.
– Tu vois donc que je ne dois pas avoir peur de mourir », répliqua Flocon-de-Brume, bien que ses lèvres tremblassent un peu. « Si je te laisse poursuivre et faire tes choses d’homme à mon peuple, cela ne vaudra plus la peine de vivre.
– Tu n’as rien à redouter dans l’immédiat. Tu n’es qu’un appât. » Il s’assit et considéra le garçon avec une placidité apparente. (Mais un sanglot montait en lui : Barbro ! Barbro !) « Réfléchis. Je vois assez mal ta Reine me laissant repartir avec mon prisonnier pour tout révéler sur les siens. Il faut qu’elle m’en empêche d’une manière ou d’une autre. Je pourrais essayer de me replier en combattant — tu n’as pas idée de l’armement dont dispose ce véhicule —, mais personne ne serait libéré. Alors, je ne bouge pas d’ici. Elle va envoyer des renforts le plus rapidement possible. Je présume qu’ils ne vont pas se précipiter aveuglément sur une mitrailleuse, un obusier, un fulgurateur. Ils commenceront par parlementer, que leurs intentions soient honnêtes ou pas. J’aurai de la sorte le contact que je cherche.
– Comment comptes-tu t’y prendre ? demanda Flocon-de-Brume dans un murmure angoissé.
– D’abord, ceci en guise d’invitation. » Sherrinford tendit le bras et actionna une manette. « Voilà. J’ai neutralisé l’écran qui interdit de lire dans les pensées et de susciter des mirages. Les chefs, j’en suis sûr, sentiront au moins qu’il a disparu. Cela devrait leur donner confiance.
– Et ensuite ?
– Ensuite ? On attendra. As-tu envie de manger ou de boire quelque chose ? »
Après cette conversation, Sherrinford s’efforça d’amadouer Flocon-de-Brume et de l’interroger sur son existence, mais il n’obtint que des réponses laconiques. Il baissa l’éclairage intérieur et s’installa pour surveiller ce qui se passait dehors. Ce furent des heures bien longues.
Et puis, soudain, l’adolescent poussa un cri de joie qui était presque un sanglot : une troupe d’Audelants émergeaient des bois.
Certains étaient plus clairement visibles qu’ils n’auraient dû l’être à la lueur des lunes et des étoiles. Celui qui ouvrait la marche chevauchait un blanc bélier couronné aux cornes ornées de guirlandes. Il avait forme humaine, mais sa beauté n’était pas de ce monde. La chevelure blond platine qui s’échappait de son casque surmonté de bois de cerf encadrait un visage altier et froid. Son manteau flottait derrière lui comme des ailes battantes et sa cotte de mailles couleur de gel sonnait à chaque pas.
En arrière et de part et d’autre de lui avançaient deux créatures armées de glaives qu’auréolaient de courtes flammes tremblotantes. Un essaim d’êtres ailés voletaient dans les airs, riant, lançant des cris perlés, tournoyant au vent. Près d’eux flottait une brume à demi transparente. Les personnages qui se faufilaient entre les arbres derrière leur chef étaient plus malaisés à discerner, mais ils se mouvaient avec l’agilité du vif-argent et comme au son de harpes et de trompettes.
« Le Seigneur Luighaid, fit Flocon-de-Brume d’une voix vibrante de fierté. Son maître de la Connaissance en personne ! »
Sherrinford eut toutes les peines du monde à rester planté devant le panneau de commande, le doigt au-dessus du bouton du générateur de champ — s’abstenant de le presser. Il souleva un pan de la bâche pour que les voix lui parviennent. Le vent lui caressa le visage et il sentit l’odeur des roses dans le jardin de sa mère. Derrière lui, Flocon-de-Brume se tordait dans ses liens pour voir la troupe qui approchait.
« Appelle-les, lui ordonna Sherrinford. Demande-leur s’ils acceptent de parlementer avec moi. »
Il y eut un échange de vocables mystérieux, flûtés et suaves. « Oui, traduisit le garçon. Le Seigneur Luighaid accepte. Mais je peux te dire que l’on ne te permettra jamais de partir. Ne les combats pas. Soumets-toi et viens. Tu ne sauras ce que c’est que de vivre que lorsque tu habiteras Carheddin sous la montagne. »
Les Audelants étaient de plus en plus proches.
Jimmy parut scintiller et il disparut. Deux bras vigoureux serraient Barbro contre une robuste poitrine et le cheval la secouait. Ce devait être un cheval, bien que l’on n’en conservât plus guère dans les fermes, et uniquement pour des tâches spéciales ou par amour. Elle éprouvait l’ondulation de sa peau sous le poil, elle entendait le froissement des feuilles qui s’écartaient, le claquement d’un sabot sur une pierre. Une odeur tiède et vivante montant de l’obscurité l’enveloppait.
« N’aie pas peur, chérie, dit doucement celui qui la portait. C’était une vision. Mais il nous attend et nous allons le rejoindre. »
Elle avait la sensation vague qu’elle aurait dû être terrorisée, ou désespérée, ou quelque chose… Mais toute mémoire l’avait désertée — elle ne savait pas très bien comment elle était arrivée là — et elle s’abandonnait à la certitude d’être aimée. Elle était en paix, en paix, elle voguait dans l’attente sereine de la joie…
Ils atteignirent la lisière de la forêt et traversèrent une prairie semée de rochers d’un gris blanchâtre, sous des lunes dont les ombres se paraient des couleurs imprécises et changeantes que faisait pleuvoir l’aurore polaire. Des mousquilles, telles de minuscules comètes, dansaient parmi les fleurs. Au loin étincelait un pic dont le sommet se perdait dans les nuages.
Comme Barbro laissait son regard errer en avant, elle vit la tête du cheval et pensa avec une placide surprise : Mais c’est Sambo, le cheval que j’avais quand j’étais petite ! Elle leva les yeux vers l’homme. Il portait une tunique noire et le capuchon de sa cape permettait difficilement de distinguer ses traits. Elle ne pouvait pas pleurer tout haut, ici. « Tim ! chuchota-t-elle.
– Oui, Barbro.
– Je t’ai porté en terre… »
Le sourire qu’il lui adressa était chargé d’une tendresse infinie. « Croyais-tu que nous nous limitons à ce qui gît sous terre ? Mon pauvre cœur torturé ! Celle qui nous a appelés est la Guérisseuse universelle. Maintenant, repose-toi et rêve.
– Rêver… » murmura-t-elle — et elle lutta un court moment pour se réveiller. C’étaient de piètres efforts. Pourquoi croire à ces histoires funèbres parlant… d’atomes et d’énergies… du néant qui remplit les abysses interstellaires… des histoires qu’elle ne parvenait pas à se remémorer… alors que Tim et le cheval que lui avait donné son père la conduisaient vers Jimmy ? N’était-ce pas cela, le mauvais rêve ? Un rêve dont, somnolente, elle s’éveillait pour la première fois ?
Comme s’il avait entendu ses pensées, il chuchota : « Il existe une chanson dans le pays des Audelants. La Chanson des Hommes :
Le monde vogue,
poussé par un vent invisible.
La lumière tourbillonne à la proue.
Le sillage est nuit.
Mais les Habitants ignorent ce chagrin.
« Je ne comprends pas », dit-elle.
Il hocha la tête. « Il y a beaucoup de choses que tu devras comprendre, chérie, et je ne pourrai te revoir que lorsque tu auras appris ces vérités. Mais tu seras auprès de notre fils. »
Elle essaya de se hausser vers lui pour l’embrasser, mais il l’en empêcha. « Pas encore. Tu n’as pas été reçue par le peuple de la Reine. Je n’aurais pas dû venir te chercher, mais elle a été trop miséricordieuse pour me l’interdire. Rendors-toi. »
Le temps s’écoulait. Le cheval galopait sans jamais trébucher, lancé à l’assaut de la montagne, infatigable. À un moment donné, elle aperçut fugitivement une troupe qui en descendait le flanc et songea que ces guerriers allaient mener une dernière et étrange bataille contre… contre qui ?… celui qui était enfermé dans le fer et le chagrin. Plus tard, elle se demanderait comment se nommait celui qui l’avait amenée dans le pays de la Vieille Vérité.
Enfin des flèches splendides se dressèrent parmi les étoiles qui sont petites, qui sont magiques et qui nous murmurent des consolations après la mort. Ils entrèrent dans une cour où brûlaient des flambeaux figés, où clapotaient des fontaines, où gazouillaient des oiseaux. L’air embaumait le brok et le péricoup, la saxifrage et les roses, car tout ce que l’homme avait apporté n’était pas affreux. Les Habitants parés de leurs plus beaux atours attendaient Barbro pour l’accueillir. Devant leur alignement majestueux, les pucks cabriolaient dans le crépuscule. Des enfants bondissaient d’arbre en arbre comme des flèches. Des mélodies joyeuses se tressaient aux musiques plus solennelles.
« Nous sommes venus… » Soudain, la voix de Tim était inexplicablement croassante. Barbro ne savait pas très bien comment il avait mis pied à terre sans cesser de la porter. Elle était debout devant lui et elle le vit chanceler.
La peur l’envahit. « Tu te sens mal ? » Elle lui prit les deux mains. Le contact en était froid et rugueux. Où était passé Sambo ? Elle fouilla du regard l’ombre du capuchon. Avec les lumières, elle aurait dû distinguer plus clairement le visage de l’homme. Mais sa figure était floue et ne cessait de changer. « Mais qu’y a-t-il ? Qu’est-il arrivé ? »
Il sourit. Était-ce le sourire qu’elle avait tant chéri ? Elle se le rappelait mal. « Je… je dois partir, bredouilla-t-il d’une voix si faible qu’elle l’entendait à peine. Le moment n’est pas encore venu pour nous. » Il se dégagea de l’étreinte de Barbro et s’appuya contre une forme en robe qui avait surgi à ses côtés. Une brume palpitait au-dessus de leurs têtes. « Ne me regarde pas… retourner dans la terre, supplia-t-il. Ce serait ta mort. Jusqu’à ce que revienne notre heure… Voici notre fils. »
Elle tourna son regard, s’agenouilla et tendit les bras. Jimmy se précipita sur elle, chaud et aussi dense qu’un boulet. Elle lui ébouriffa les cheveux, l’embrassa dans le creux du cou, riant, pleurant, disant des choses sans queue ni tête. Et ce n’était pas un fantôme, ni un souvenir dont on l’aurait dépouillée dans un moment d’inattention. De temps en temps, tout en passant en revue tous les malheurs qui auraient pu échoir à son fils — la faim, la maladie, la peur — sans en constater un seul, elle jetait un coup d’œil alentour. Les jardins s’étaient évanouis. Cela lui était égal.
« Comme tu m’as manqué, maman ! Tu restes ?
– Je te ramène chez nous, mon amour.
– Reste ! C’est amusant, ici. Je te montrerai. Mais tu dois rester. »
Un soupir frémit dans le crépuscule. Barbro se leva, Jimmy cramponné à sa main. La Reine était devant eux.
Elle était très grande dans ses voiles tissés de feux follets, avec ses couronnes d’étoiles et ses guirlandes de ne-m’embrassez-pas. Son maintien rappelait à Barbro la Vénus de Milo dont elle avait souvent vu l’image dans le monde des hommes, à ceci près qu’elle était plus belle, plus majestueuse et que ses yeux étaient bleu de nuit. Les jardins, la cour et les Habitants, les tours qui escaladaient les cieux se matérialisèrent à nouveau.
« Sois la bienvenue, à jamais », dit-elle, et c’était comme si elle chantait.
« Mère des Lunes, fit Barbro malgré sa terreur respectueuse, laisse-nous rentrer chez nous.
– Cela n’est pas possible. »
Barbro rêva qu’elle insistait : « Laisse-nous regagner notre monde petit et chéri, ce monde que nous avons bâti nous-mêmes et que nous choyons pour nos enfants.
– La prison des jours, la colère des nuits, le travail qui s’effrite entre les doigts, l’amour qui pourrit, se pétrifie ou s’en va à vau-l’eau, le deuil, le chagrin et, pour seule certitude, celle de revenir au néant… Non ! Toi aussi, toi qui seras Pied-Errant, tu te réjouiras quand les oriflammes de l’Au-delà flotteront sur les dernières villes et que l’homme naîtra à la plénitude de la vie. Maintenant, va avec ceux qui t’enseigneront. »
La Reine de l’Air et des Ténèbres leva un bras autoritaire. Sa main s’immobilisa et personne ne vint à son appel.
Car un effrayant grondement noyait le friselis des fontaines et les mélodies des voix. Des langues de feu fusaient, des roulements de tonnerre retentissaient. Les armées de la Reine se dispersaient en hurlant devant la chose d’acier tonitruante lancée à l’assaut de la montagne. Les pucks avaient fui dans un tourbillon d’ailes affolées. Les nicors se jetaient à corps perdu contre l’envahisseur non vivant et il fallut que leur Mère leur crie de battre en retraite.
Barbro précipita Jimmy à terre et s’étendit sur lui. Les tours oscillèrent et partirent en fumée. La montagne était pelée sous les lunes glacées, rien que des roches et des ravins, et, là-bas, un glacier lointain reflétant les ondoiements bleutés de l’aurore polaire. Dans la paroi d’une falaise béait la gueule d’une caverne. Le peuple de la Reine s’y engouffrait en quête d’un refuge souterrain. Certains de ces êtres étaient de souche humaine, d’autres étaient grotesques comme les pucks, les nicors et les esprits, mais presque tous étaient étiques et, avec leurs écailles, leurs longues queues et leurs longs becs, ils ne ressemblaient ni à des hommes ni à des Audelants.
L’espace d’un instant, tandis que Jimmy, serré contre elle, sanglotait — autant sous l’effet de la peur que, peut-être, parce que l’enchantement était brisé —, Barbro eut pitié de la Reine, toute seule dans sa nudité. Puis celle-ci s’enfuit à son tour et l’univers de Barbro se délita.
Les canons se turent. Du minibus qui s’était arrêté sauta un jeune garçon qui s’écria frénétiquement : « Ombre-d’un-Rêve, où es-tu ? C’est moi, Flocon-de-Brume. Oh ! Viens ! Viens… » avant de se rappeler que la langue qui leur avait été inculquée n’était pas celle de l’homme. Il continua donc de crier dans cet autre langage jusqu’à ce qu’une jeune fille sorte du fourré où elle s’était cachée. Tous deux se regardèrent à travers la poussière, la fumée et la pâle lueur des lunes. Elle s’élança vers le garçon.
Une autre voix, tonnante, s’éleva, venant du minibus : « Vite, Barbro ! Vite ! »
Il faisait jour à Christmas Landing. En cette saison, les journées sont courtes, mais le soleil brillait, le ciel était bleu, moucheté de nuages blancs, les eaux scintillaient, une brise saline passait sur les rues affairées et un sain désordre régnait dans le studio d’Eric Sherrinford.
Croisant et décroisant les jambes, celui-ci tirait sur sa pipe comme pour tisser un voile. « êtes-vous sûre d’avoir récupéré ? demanda-t-il. Il ne faut pas présumer de vos forces.
– Je vais bien, répondit Barbro Cullen sur un ton néanmoins monocorde. Je suis encore fatiguée, certes, et ça se voit, il n’y apas de doute. On ne se remet pas en huit jours d’une expérience pareille. Mais je suis fraîche et dispose. Et je vous dirai franchement que pour recouvrer mes forces, il faut que je sache ce qui est arrivé et ce qui se passe actuellement. Je n’ai vu de nouvelles nulle part.
– Avez-vous touché mot de cette affaire à quelqu’un ?
– Non. J’ai simplement dit aux visiteurs que j’étais trop exténuée pour parler. Et c’était à peine un mensonge. J’ai supposé qu’il y avait une raison pour que la censure joue. »
Sherrinford eut l’air soulagé. « Félicitations ! C’est moi qui ai insisté pour qu’on fasse le silence là-dessus. Je vous laisse imaginer quelles seront les réactions quand la chose sera rendue publique. Les autorités ont convenu qu’elles avaient besoin de quelque temps pour étudier les faits, réfléchir et débattre dans le calme, et mettre au point un programme à proposer aux électeurs, lesquels commenceront fatalement par céder à l’hystérie. » Sa lèvre supérieure se retroussa légèrement. « De plus, il faut que vos nerfs et ceux de Jimmy soient en bon état quand se déchaînera la tempête journalistique. Comment va-t-il ?
– Très bien. Il continue de me reprocher avec véhémence de ne pas l’avoir laissé s’amuser avec ses amis du Pays des Merveilles. Mais, à cet âge, on s’en remet. Il oubliera.
– Il peut quand même les rencontrer plus tard.
– Comment ? Nous n’avons pas… » Barbro s’agita dans son fauteuil. « Moi aussi, j’ai oublié. Je ne me rappelle presque rien des dernières heures. Avez-vous ramené des humains kidnappés ?
– Non. Le choc était déjà assez brutal sans qu’il faille, en plus, les flanquer directement dans… à l’asile. Flocon-de-Brume, qui est foncièrement un garçon sensé, m’a assuré qu’ils se débrouilleraient, au moins pour ce qui est des impératifs de la survie, jusqu’à ce qu’on puisse prendre les dispositions voulues. » Il hésita. « Je ne sais d’ailleurs pas trop quelles seront ces dispositions. Personne ne le sait pour le moment. Mais elles auront, entre autres, pour but de réintégrer ces changelins dans la société humaine — en tout cas, nombre d’entre eux, et particulièrement ceux dont la croissance n’est pas achevée. Encore qu’ils ne seront peut-être jamais à leur aise dans la civilisation. En un sens, il est possible que ce soit la meilleure solution puisque nous aurons ainsi une liaison avec les Habitants acceptable par toutes les parties. »
Son ton impersonnel était lénifiant pour tous les deux. « Ne me suis-je pas trop conduite comme une folle ? parvint à demander Barbro. Je me rappelle que je braillais en me tapant la tête contre le plancher du minibus.
– Pas du tout ! » Il réfléchit, songeant à l’amour-propre de son interlocutrice, avant de se lever et de lui poser la main sur l’épaule. « Vous avez été mystifiée et prise au piège parce qu’on a habilement joué sur vos nerfs alors que vous étiez plongée dans un atroce cauchemar. Après, quand le monstre blessé vous a emportée, il est évident qu’est intervenu un autre type de créature, capable de vous saturer par un bombardement de forces neuropsychiques à bout portant. Là-dessus, je surgis et la dissipation brutale de toutes les hallucinations a dû vous démolir. Pas étonnant si vous hurliez de douleur ! Mais avant de craquer, vous êtes montée à bord du minibus avec Jimmy et vous n’avez rien fait qui aurait pu entraver mes actions.
– Et de votre côté ?
– Eh bien, j’ai foncé le plus vite possible. Au bout de quelques heures, les conditions atmosphériques se sont améliorées et j’ai pu appeler Portolondon pour demander qu’on nous envoie d’urgence un avion. Ce n’était d’ailleurs pas capital. L’ennemi n’avait pas la moindre chance de nous arrêter — et il n’a même pas essayé. Mais une récupération rapide était évidemment souhaitable.
– J’ai bien pensé que cela avait dû se passer comme ça. » Barbro surprit son coup d’œil. « Non, je voulais dire : comment nous avez-vous localisés ? »
Sherrinford s’éloigna imperceptiblement d’elle. « Mon prisonnier m’a servi de guide. Je crois n’avoir tué aucun des Habitants qui se sont portés à ma rencontre, en vérité. Je l’espère. J’ai seulement lancé le minibus au milieu d’eux après avoir tiré deux coups de semonce et je les ai distancés. De l’acier et du carburant contre de la chair… le combat était inégal. Devant l’entrée de la caverne, j’ai été obligé d’ouvrir le feu sur quelques-uns de ces espèces de trolls. Je n’en suis pas fier. »
Il resta silencieux un moment avant de continuer : « Mais vous étiez captive. Comment savoir ce qu’ils feraient de vous ? » Nouveau silence. « Je ne veux plus de violence.
– Comment vous y êtes-vous pris pour obtenir la coopération… de ce garçon ? »
Sherrinford alla se planter devant la fenêtre et se perdit dans la contemplation de l’océan Boréal. « J’ai coupé l’écran antitélépathie et laissé la bande s’approcher, parée de toutes les splendeurs de l’illusion. Puis j’ai remis le brouilleur en marche et nous les avons vus tels qu’ils étaient en réalité. En cours de route, j’ai expliqué à Flocon-de-Brume comment lui et ses semblables avaient été dupés, exploités, comment on les faisait vivre dans un monde qui, en fait, n’existait pas. Je lui ai demandé s’il voulait que les choses continuent ainsi pour lui et pour ses congénères, vivre jusqu’à leur mort comme des animaux domestiques — courir dans les collines avec une apparente liberté, certes, mais toujours revenir au chenil du rêve. » La pipe de Sherrinford fumait furieusement. « Puissé-je ne plus jamais être témoin d’une telle souffrance ! Il avait été conditionné à se croire libre. »
Dehors, la fièvre de la circulation s’apaisait. Bientôt, Charlemagne se coucherait. Déjà, le ciel s’obscurcissait à l’est.
« Savez-vous pourquoi ? finit par demander Barbro.
– Pourquoi ils enlevaient des enfants et les élevaient de cette façon ? En partie pour alimenter une mythologie que les Habitants avaient délibérément créée à notre intention. En partie pour étudier des membres de notre espèce et se livrer sur eux à des expériences — portant sur l’esprit sinon sur le corps. En partie aussi parce que les humains ont des qualités particulières et utiles — ils sont capables de supporter la lumière du jour, par exemple.
– Mais quel était le but final de tout cela ? »
Sherrinford se mit à marcher de long en large. « Évidemment, les objectifs ultimes des aborigènes ne sont pas clairs. Nous ne pouvons, au mieux, qu’essayer de deviner comment fonctionne leur pensée. Mais nos hypothèses semblent corroborées par les faits.
» Pourquoi se cachaient-ils à la vue des hommes ? Je présume que les indigènes… ou, plutôt, leurs ancêtres, car ce ne sont pas des elfes éthérés, vous savez : ils sont mortels et faillibles, eux aussi… je suppose qu’au début ils étaient seulement méfiants, plus méfiants que des humains primitifs, bien que, sur la Terre, certains de ceux-ci n’aient pas été pressés de signaler leur présence aux étrangers, eux non plus. En espionnant, en écoutant mentalement aux portes, si j’ose dire, les Habitants de Roland ont dû suffisamment se frotter à notre langage pour comprendre plus ou moins combien l’homme était différent d’eux et se faire une idée de sa puissance. Ils ont deviné que d’autres vaisseaux arriveraient avec des colons à leur bord. Ils n’ont pas songé un instant que ceux-ci pourraient leur concéder le droit de conserver leurs terres. Peut-être sont-ils encore plus territoriaux que nous. Et ils ont décidé de combattre à leur manière. À mon avis, dès que nous commencerons à pénétrer leur mentalité, la psychologie scientifique connaîtra sa révolution copernicienne. »
Sherrinford vibrait d’enthousiasme. « Et ce n’est pas la seule chose que nous apprendrons, poursuivit-il. Ils ont nécessairement une science à eux, une science non-humaine née sur une planète qui n’est pas la Terre. Parce qu’ils nous ont observés aussi intensément que nous nous observons nous-mêmes. Parce qu’ils ont mis au point un plan contre nous — un plan qui aurait demandé encore un siècle pour porter ses fruits. Alors, que savent-ils d’autre ? Comment leur civilisation se maintient-elle sans agriculture apparente, sans édifices construits en surface, sans mines… sans rien ? Comment font-ils pour reproduire de nouvelles intelligences à la demande ? Un million de questions, dix millions de réponses !
– Pouvons-nous apprendre quelque chose d’eux ? demanda doucement Barbro. Ou sommes-nous condamnés à les évincer comme ils le craignent, selon vous ? »
Sherrinford s’accouda à la cheminée et répondit en caressant sa pipe : « J’espère que nous saurons nous montrer plus charitables que cela avec un ennemi vaincu. Car ils sont l’ennemi et nous les avons vaincus. Ils ont essayé de nous soumettre, ils ont échoué et, maintenant, nous sommes en un sens contraints de les conquérir. Car il leur faudra bien faire la paix avec la civilisation mécanique qu’ils ont vainement cherché à faire disparaître. Toutefois, ils ne nous ont jamais infligé les atrocités que nous avons jadis infligées à nos propres frères de race. Et, je vous le répète, ils pourront nous apprendre des choses prodigieuses. Nous aussi, nous pourrons leur enseigner des choses quand ils auront accepté d’être moins intolérants devant un mode de vie différent.
– J’imagine qu’on pourra leur attribuer une réserve. » Barbro ne comprit pas pourquoi Sherrinford fit une grimace et répliqua avec une telle brutalité :
« Laissons-leur l’honneur qu’ils ont gagné ! Ils se sont battus pour préserver de ceci… » D’un geste en forme de couperet, il désigna la cité. « … le monde qu’ils ont toujours connu et, si vous voulez mon avis, un peu moins de tout ça, et nous nous porterions mieux ! » Ses épaules s’affaissèrent imperceptiblement et il exhala un soupir. « Pourtant, si le pays des fées l’avait emporté, je suppose que, en fin de compte, l’homme se serait éteint sur Roland. Dans la paix. Voire dans le bonheur. Nous vivons avec nos archétypes, mais pourrions-nous vivre en eux ? »
Barbro secoua la tête. « Excusez-moi, mais je ne comprends pas.
– Quoi ? » Il la regarda avec surprise et son étonnement chassa sa mélancolie. Il se mit à rire. « Quel idiot je fais ! J’ai si souvent expliqué ça depuis quelques jours à tant de politiciens, de scientifiques, de commissaires et Dieu sait quoi encore que j’avais oublié que je ne vous l’avais pas expliqué à vous. Pendant toute l’expédition, j’avais une idée en tête, une idée assez vague et je n’aime pas discuter prématurément de mes idées. Maintenant que nous avons fait la connaissance des Audelants et vu comment ils opèrent, c’est devenu une certitude. »
Il écrasa le tabac dans le fourneau de sa pipe. « Dans ma carrière, j’ai toujours utilisé de façon limitée un archétype, celui du détective rationnel. Ce n’était pas une attitude consciente — enfin, pas trop —, mais simplement une image qui correspondait à ma personnalité et à ma méthode professionnelle. Mais elle détermine une réaction appropriée chez la majorité des gens, même s’ils n’ont jamais entendu parler du modèle originel. Cela n’a rien d’un phénomène exceptionnel. Nous croisons tous les jours des personnes qui, à des degrés divers, nous évoquent le Christ, Bouddha, Mère Nature ou, sur un plan moins exalté, disons… Hamlet ou d’Artagnan. Ces types historiques, romanesques et mythiques cristallisent les aspects fondamentaux de la psyché humaine et, quand nous les rencontrons dans la vie réelle, notre réaction intervient à un niveau plus profond que celui du conscient. »
Il redevint grave. « L’homme crée aussi des archétypes qui ne sont pas des individus. L’Anima, l’Ombre — et, semble-t-il, les Audelants. Un monde magique et enchanté de créatures à demi humaines, les unes semblables à Ariel, d’autres à Caliban, mais toujours affranchies des faiblesses et des peines des mortels — et donc, peut-être, un peu cruelles par insouciance et plus qu’un peu capricieuses. Des Habitants errant dans la pénombre et au clair de lune, pas vraiment des dieux mais obéissant à des maîtres suffisamment énigmatiques et puissants pour être… Oui, notre Reine de l’Air et des Ténèbres savait fort bien quels spectacles montrer aux gens solitaires, de quelles illusions les gratifier de temps en temps, quelles chansons et quelles légendes répandre chez eux. J’aimerais savoir ce qu’elle et ses serviteurs ont glané dans les contes de fées des hommes, ce qu’ils ont imaginé eux-mêmes et combien d’hommes ont tout réinventé à leur insu à mesure qu’ils prenaient conscience de vivre à la lisière du monde. »
La pièce s’assombrissait. Il faisait plus frais et la rumeur de la circulation s’assourdissait. « Mais qu’est-ce que cela pouvait produire ? demanda Barbro d’une voix sourde.
– Le pionnier est revenu par bien des côtés au Moyen-âge. Il a peu de voisins, ne sait guère ce qui se passe au-delà de son horizon, peine pour survivre sur une terre qu’il est loin de comprendre parfaitement, qui, chaque nuit, peut lui apporter d’imprévisibles désastres et qu’encerclent de vastes étendues sauvages. La civilisation mécanique importée par ses ancêtres y est, dans le meilleur des cas, fragile. Il pourrait tout perdre comme les nations du Moyen-âge ont perdu la Grèce et Rome, comme la Terre semble avoir tout perdu. Que l’Au-delà archétypique le travaille assez longtemps, assez fortement et avec assez d’habileté, et il finira par croire dur comme fer que la sorcellerie de la Reine de l’Air et des Ténèbres est plus forte que l’énergie de ses machines ; et il la suivra, dans sa foi puis dans ses actes. Oh ! ce sera un processus lent. Idéalement, il devrait être trop lent pour que les citadins infatués d’eux-mêmes s’en rendent compte. Mais le jour où l’arrière-pays, revenu aux us et coutumes d’antan, sera coupé d’eux, comment vivront-ils ? »
Barbro murmura : « Elle m’a dit que, lorsque leurs oriflammes flotteraient sur nos dernières cités, nous nous en réjouirions.
– À ce moment-là, sans doute, admit Sherrinford. Cependant, je crois que l’on doit choisir soi-même son destin. »
Il se secoua comme pour se débarrasser d’un fardeau, vida le culot de sa pipe et s’étira, décontractant ses muscles un à un. « Eh bien, les choses ne se passeront pas ainsi. »
Elle le regarda droit dans les yeux. « Grâce à vous. »
Les joues creuses du détective s’empourprèrent. « Avec le temps, je suis sûr que quelqu’un d’autre… L’important, c’est de savoir ce que nous allons faire maintenant, et c’est là une décision trop grave pour un individu ou une génération. »
Barbro se leva. « Sauf s’il s’agit d’une décision personnelle, Eric. » Elle se sentit rougir.
Il était curieux de le voir soudain timide. « J’espérais que nous pourrions nous revoir.
– Nous nous reverrons. »
Ayoch était assis sur le tertre de Wolund. Les voiles palpitants de l’aurore polaire étaient si lumineux qu’ils éclipsaient presque les lunes blêmes. Les fleurs des buissons ardents étaient tombées ; quelques-uns luisaient encore autour des racines parmi le brok desséché qui craquait sous le pied et sentait la fumée de bois.
« Adieu, et que la chance vous accompagne ! » cria le puck. Flocon-de-Brume et Ombre-d’un-Rêve ne se retournèrent pas. Comme s’ils n’osaient pas. Ils s’éloignèrent pesamment et disparurent en direction du camp humain dont les feux, au sud, étaient une nouvelle étoile à l’éclat dur.
Ayoch s’attarda. Il songeait qu’il aurait également dû dire adieu à celle qui, récemment, l’avait rejoint pour dormir dans le dolmen. Personne, vraisemblablement, ne se réunirait jamais plus ici, ni pour l’amour ni pour la magie. Mais il ne voyait qu’une seule et ancienne strophe qui puisse faire l’affaire. Il se leva et entonna d’une voix chevrotante :
De son sein
une fleur a jailli.
L’été l’a consumée.
La chanson est finie.
Puis il déploya ses ailes en vue d’un long voyage.