Afin de prolonger quelque peu les vacances, période propice à l’évasion, le blog Bifrost vous invite à l’exploration d’un continent littéraire méconnu : le Cycle des Contrées de Jacques Abeille, un ensemble de romans et nouvelles publié sur une trentaine d’années. Les Contrées, où l’on arpente les étranges Jardins statuaires, où l’on suit les hordes barbares, où l’on visite la décadente Terrèbre et où l’on part en quête des Mers perdues…
Voyage dans les Contrées
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Niché dans un recoin des vastes étendues de l’imaginaire francophone existe un continent, si ce n’est caché, du moins méconnu : le Cycle des Contrées de Jacques Abeille, un ensemble de romans et nouvelles dont l’historique de publication est à lui seul d’une histoire.
Le Cycle des Contrées, ce sont cinq romans, trois recueils de nouvelles, un roman graphique et quelques projets avortés, publiés (ou non) entre 1982 et 2011 — et pas toujours dans l’ordre chronologique de l’histoire. Des textes existant tout à la fois dans le monde réel et dans les Contrées, dans un fascinant jeu d’intertextualité.
Tectonique éditoriale
« Est-on jamais assez attentif ? » s’interroge Jacques Abeille dans Les Jardins statuaires, texte fondateur de cet ensemble romanesque. C’est à craindre que non. Au commencement, il y ace roman singulier, qui paraît en 1982 chez Flammarion sous la direction du poète et romancier Bernard Noël — et dans une relative indifférence. Cela n’empêche pas le même éditeur de publier quatre ans plus tard la suite de ces Jardins : Le Veilleur du jour.
Changement d’éditeur pour ce qui est alors désigné comme le troisième volume du Cycle : La Clef des Ombres paraît chez Zulma en 1991. Deux ans plus tard, ce sont Les Carnets de l’explorateur perdu chez Ombres, petit éditeur toulousain, un court volume contenant des textes publiés entre 1980 et 1993. En 1995, c’est le recueil érotique Les Chroniques scandaleuses de Terrèbre qui voit le jour chez Obliques. Hormis la parution éparses de nouvelles chez Deleatur, plus rien dans les Contrées pendant quelques années. Jusqu’en 2004, quand Les Jardins statuaires est réédité aux Éditions Joëlle Losfeld, dans un superbe silence.
Quelques années plus tard, c’est au tour des éditions Gingko/Deleatur de reprendre le flambeau. Cet éditeur avait déjà publié, sous la forme de livrets, certains des textes qui composent Les Voyages du Fils. Ordonné, Gingko réédite d’abord Le Veilleur du Jour en 2007, puis ces Voyages du Fils en 2008, suivi d’une édition augmentée des Chroniques scandaleuses de Terrèbre. Un quatrième volume du cycle est prévu : Un homme plein de misère. Un cinquième aussi, L’Explorateur perdu. Ces deux titres sont annoncés pour 2009 dans la bibliographie de Jacques Abeille présente dans Les Voyages du Fils. Mais pour Gingko, l’aventure s’arrête avec les Chroniques scandaleuses….
À l’été 2010, Les Jardins statuaires connaît sa troisième édition aux éditions Attila, sous une superbe couverture de François Schuiten, et obtient enfin une reconnaissance loin d’être indue. Simultanément paraît Les Mers perdues, collaboration aussi inattendue que réussie entre Abeille et Schuiten pour ce qui forme la coda du Cycle des Contrées. La coda, mais nullement la fin. En 2011, Attila publie la suite des Jardins statuaires, Les Barbares, roman suivi dans la foulée de La Barbarie.
En mai 2012 enfin, Les Jardins statuaires sort en volume de poche chez Folio, étendant ainsi le lectorat du confidentiel Jacques Abeille. En attendant une possible suite au Cycle des Contrées ?
(Tableau synoptique de la publication des ouvrages composant le Cycle des Contrées. Cliquer pour agrandir.)
Les Contrées
Que sont les Contrées ? Un monde, séparé du nôtre par, comme l’écrit Lucius Shepard, « la plus infime marge de possibilité ». L’onomastique, la technologie (tout juste évoquée), quelques références disséminées çà et là rapprochent les Contrées de la France, peut-être, et jettent le trouble.
Au cœur des Contrées, il y a ce pays où l’on cultive des statues comme d’autres cultivent des pommes de terre : la province des Jardins statuaires. À l’ouest s’étendent les terres de l’Empire de Terrèbre, dont la capitale du même nom est sise au bord d’un océan sans fin. Au nord, ce sont des steppes glacées ; au sud, un désert brûlant. Et à l’est ?
(Carte des Contrées par Pauline Berneron in Les Voyages du Fils. Cliquer pour agrandir.)
Ce monde imaginaire, qui serait bien imprécis dans sa géographie n’eût été la carte ci-dessus, est proche en l’idée d’autres mondes pas moins irréels : la Marina dans Sur les falaises de marbre d’Ernst Jünger, l’empire d’Orsenna dans Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq, et le Désert des Tartares n’est sûrement pas bien loin. Ce sont là des Contrées bien plus méconnues que les autres sus-citées — des Contrées dont on se transmet l’emplacement comme celui d’un trésor.
Au cœur d’entre elles, les Jardins statuaires, donc…
En attendant les barbares
Les Jardins statuaires
« J’étais entré dans la province des jardins statuaires. »
Ainsi commence le récit d’un voyageur anonyme. Celui-ci est un simple observateur, curieux de la culture des statues, et mené par un guide de domaine en domaine avant d’entreprendre des voyages de sa propre initiative. Néanmoins, celui qui observe finit à son tour par être observé avec curiosité, ses voyages suscitant l’intérêt, d’autant que ce voyageur ne reste pas inactif et, peu à peu, se permet d’agir. Dans cette province, plusieurs populations cohabitent sans se voir : les jardiniers qui cultivent les statues, les hordes barbares au loin dans les steppes, et les femmes, au cœur même des jardins. Au nord, le voyageur rencontre le prince des barbares, apprend son intention d’envahir la province des Jardins. Peu à peu, le roman y gagne une tension bienvenue et qui ne cesse de croître, jusqu’à la fin, abrupte.
Entretemps, l’intrigue se sera déployée à un rythme quasi minéral, à peine plus rapide que celui auquel croissent les statues. De fait, le roman est semblable à une statue, tant dans sa forme que sa genèse. La genèse, c’est celle d’un texte destiné à être court mais qui a grandi, grandi, grandi… La forme, c’est un texte quasiment taillé d’un seul bloc, dont les unités logiques sont séparées par un simple saut de ligne.
Un texte proche de l’allégorie. Les personnages y sont le plus souvent innommés : on y rencontre un guide, un doyen, un aubergiste… Quelques noms propres apparaissent, celui de la compagne du narrateur, puis, vers la fin, celui d’un autre voyageur, prédécesseur du narrateur dans ces Contrées et protagoniste du Veilleur du Jour.
S’il faut rattacher Les Jardins statuaires à une parenté littéraire, ce sont des romans comme Le Désert des Tartares ou En attendant les barbares de J.M. Coetzee qui viennent à l’esprit, avec l’attente inquiète de ces envahisseurs qui ne semblent jamais vouloir déferler. Le Rivage des Syrtes et Sur les falaises de marbre, quoique avec une écriture moins brumeuse que celle de Gracq ou Jünger. Autre parenté possible, Ursula K. Le Guin, dans cette description ethnologique de ce peuple de jardiniers aux coutumes étranges : l’enfermement des femmes au cœur même des jardins, l’écriture de livres qui croissent, avec l’ajout de commentaires, à la manière des statues.
Et comme dans Le Désert des Tartares, les barbares finissent par arriver. À la différence du roman de Buzzati, l’événement n’est pas relégué hors-champ : c’est le sujet du très pertinemment titré Les Barbares.
Les Barbares et la Barbarie
Contournant dans un premier temps la contrée des Jardins statuaires, les barbares ont déferlés sur l’Empire de Terrèbre. Et Terrèbre la décadente est tombée.
« Je sais bien que vous n’êtes pas près, vous, les victimes, d’avouer finalement que c’est vous qui avez appelé les barbares et que nous sommes venus vers vous parce que le vent portait sur nos steppes désolées et lointaines l’inlassable écho de votre lassitude. » C’est ce que déclare le Prince de ces envahisseurs, lesquels ne sont pas forcément les monstres sanguinaires attendus. L’un d’entre eux dit : « à Terrèbre, sur ce point en particulier, les mœurs des hommes des steppes paraissent tout à fait barbares, parce que vous ne savez faire aucune relation entre des richesses comme des couvertures ou des chevaux et un deuil. Vous pensez comme des marchands de sorte que votre pensée laisse échapper ce qu’on ne peut mesurer, comme le chagrin et la douleur que finalement vous ne savez comment considérer. »
Nomades des plaines, les barbares ne sont tout simplement pas des citadins et, bien vite, s’ennuient dans la ville. Le Prince lance une ultime campagne contre les Jardins statuaires. Peu de temps après leur conquête, un cavalier dépose à un professeur un manuscrit intitulé Les Jardins statuaires. Ce livre-là, quoiqu’incomplet, est probablement le dernier livre qu’il reste de la contrée des Jardins et qui, seul, permet de comprendre la culture désormais disparue du peuple des jardiniers. Il faut faire œuvre de sauvegarde, le traduire en terrébrin. Une tâche qui va attirer l’intérêt du Prince des barbares.
Alors que les hordes barbares peu à peu refluent, les unes regagnant les steppes, les autres s’installant dans les alentours de Terrèbre, le Prince décide de retourner dans ce qu’il reste des Jardins statuaires. Le traducteur des Jardins statuaires fait partie, bon gré, mal gré, de sa troupe. Car le souverain a rencontré jadis l’auteur inconnu du manuscrit et veut à tout prix le retrouver. Mais ce mystérieux anonyme est-il encore en vie. A-t-il jamais existé tout simplement ?
Le titre originel des Barbares était Un homme plein de misères, en droite provenance de cette phrase de Pascal : « Un roi sans divertissement est un homme plein de misères. » Ce roi sans divertissement, c’est le Prince, conquérant qui est parvenu à réunir sous sa bannière les nomades des steppes, à soumettre Terrèbre et à détruire les Jardins statuaires. Pourtant, à la recherche d’un fantôme, il va tout perdre.
Tout perdre, c’est ce qui arrive aussi au traducteur des Jardins statuaires. Après des années passées loin de Terrèbre en compagnie du Prince, il revient dans la capitale de l’Empire. Bien des choses y ont changé : après les dégâts causés par les cavaliers des steppes, la ville a été reconstruite, la monnaie a changé… les mœurs aussi.
À grand-peine, il retrouve un poste à l’Université. Parmi ses étudiants, un certain Ludovic Lindien, porteur d’un manuscrit impubliable, car recelant des révélations sur les jours qui ont précédé la chute de Terrèbre, notamment un complot remontant jusqu’aux plus hautes sphères… Si le narrateur trouve amitié en la personne de Ludovic, il est néanmoins en butte à l’administration terrèbrine, devenue un monstre de tatillonnerie. Bientôt, le voilà accusé de haute-trahison. Son crime : avoir traduit (ou bien écrit) Les Jardins statuaires.
Malgré les titres similaires, il ne faut pas s’y méprendre : Les Barbares et La Barbarie sont de ton très différent.
Les Barbares contient les échos des Jardins statuaires et quelques références aux volumes publiés dans l’intervalle. Ce roman peut se lire à la suite des Jardins statuaires, mais on conseillera d’avoir lu au préalable les tomes intermédiaires que sont Le Veilleur du Jour et Les Voyages du fils (que l’on verra plus loin).
À la différence des Jardins statuaires, texte monolithique aux lents déploiements, Les Barbares est porté par le souffle de l’aventure. Lors de la première moitié du récit, l’on traverse les Contrées à la suite du Prince ; dans la seconde, c’est une nouvelle exploration des Jardins statuaires, triste envers de l’opulence minérale décrite dans le premier livre.
La Barbarie est la conclusion glaçante du diptyque. L’épopée intimiste cède la place à un cauchemar kafkaïen. La barbarie, ici comme chez Coetzee (En attendant les barbares), est administrative, c’est celle d’une société neuve, prompte à revisiter son passé sous son jour le moins défavorable. « Il faut procéder à un grand remembrement de la culture », déclare l’un des zélateurs de ce régime. Le narrateur est des plus lucide : « Je crois qu’on se trompe sur le sens des événements ; nous ne nous éloignons pas de la barbarie, nous y allons. »
Du côté de la concordance, La Barbarie fait le lien, avec le personnage de Ludovic Lindien, avec les tomes intermédiaires (Le Veilleur du Jour et Les Voyages du fils), et permet également de comprendre pourquoi l’histoire de Barthélemy Lécriveur est si volontiers élusive. Le narrateur des Barbares, « maître indigne » de Ludovic, conseille en effet à ce dernier d’édulcorer son récit afin d’éviter de potentiels ennuis judiciaires.
La conclusion de La Barbarie, orwellienne au possible, n’est toutefois pas dépourvue de tout espoir, avec une marginalia des plus énigmatiques et qui, développée, pourrait amener ce très minéral Cycle des Contrées vers une direction plus organique.
Barthelémy Lécriveur
Entre Les Jardins statuaires et Les Barbares/La Barbarie, un personnage va jouer un rôle aussi discret qu’essentiel à Terrèbre : Barthelémy Lécriveur.
Le Veilleur du Jour
Avant les barbares, c’est Barthélemy Lécriveur, ce voyageur sans mémoire, qui arrive à Terrèbre. Le tenancier de l’auberge où il a élu domicile lui dégote un boulot : une société d’archéologues (ou de gens se faisant passer pour tels) a besoin de quelqu'un pour garder l’entrée d’un cimetière redécouvert lors de fouilles. Un lieu à garder de jour, car il est dit qu’un homme — un héros — viendra précisément en journée. Derrière le cimetière se dresse un gigantesque mausolée , édifié par un peuple disparu et composé de vingt-deux salles. Au cours de ses longues journées, Lécriveur écrit, et fait la connaissance d’une jeune étudiante, Coralie Délimène. Avec elle, il va nouer une liaison amoureuse et poursuivre plus avant l’exploration des secrets de cet entrepôt.
Dans le même temps, Molavoine, un inspecteur de police des plus ternes, enquête sur ce qui est peut-être un complot politique, dans l’indifférence de ses supérieurs. Un complot qui concernerait la chancellerie de Terrèbre et la toute puissante guilde des hôteliers.
Roman déroutant, Le Veilleur du Jour semble parfois s’égarer, introduisant des personnages ou des péripéties étranges, jusqu’à la toute fin du récit. Tout à la fois roman policier, roman d’énigmes, romance, Le Veilleur du Jour aurait pu être une enquête placée sous le patronage de Kafka, Borges et Umberto Eco ; c’est au final un texte qui contient tout cela en germe mais qui préfère demeurer aussi allusif qu’élusif, bifurquant volontiers dans des directions inattendues. Les énigmes irrésolues trouveront néanmoins réponses dans un volume ultérieur du Cycle.
Celui qui s’attend à retrouver dans ce roman l’aspect ethnologique qui faisait le charme des Jardins statuaires sera déçu, de même que celui qui cherche la description intégrale du fouillis d’une ville — Terrèbre, double de Bordeaux comme s’en explique l’auteur dans ses interviews, n’est pas la Nouvelle-Crobuzon de Miéville. C’est une ville qui ressemble aux nôtres, quoique hors du temps, traversée de secrets, et dont les perspectives sont étrangement faussées dans les dessins de Michel Guérard qui ponctuent ce Veilleur du Jour.
Les Voyages du Fils
Vingt ans après les événements du Veilleur du Jour, alors que Terrèbre est en reconstruction, Ludovic Lindien, fils de Barthelémy Lécriveur, prend la plume : ses écrits forment les huit nouvelles des Voyages du Fils. Ludovic n’a jamais connu son père, disparu avant sa naissance, et part à la recherche de sa véritable identité — un mystère qu’il espère résoudre dans les Hautes Brandes, contrée séparant l’empire de Terrèbre des Jardins.
Les premières nouvelles des Voyages du Fils racontent le trajet de Ludovic jusqu’aux Hautes Brandes et sa rencontre avec les différentes peuplades qui habitent ces collines boisées. Y vit non seulement un peuple de bûcherons, mais également des charbonniers aux mœurs en apparence barbares. « L’Homme nu », « Les Lupercales forestières » et « Les Champignons de sang » sont donc l’occasion pour Ludovic d’entendre différents récits sur les origines de son père, récits comportant tous des parts d’ombre et contradictoires entre eux, et de découvrir les us et coutumes des habitants des Hautes Brandes.
Les deux dernières nouvelles du recueil racontent le retour de Ludovic à Terrèbre : c’est là qu’il connaîtra le fin mot de l’histoire paternelle. Dans la chambre d’auberge occupée jadis par son père, le jeune homme trouve un courrier qui contient une demi-douzaine de récits scabreux. Il s’agit des comptes rendus de l’inspecteur Molavoine, lorsqu’il filait Barthélemy Lécriveur et Coralie Délimène (textes qui formeront l’essentiel des Chroniques scandaleuses de Terrèbre). Désireux de publier ces textes, Ludovic finit par rentrer en contact avec un pornographe, qui se révèle très vite être le frère de Barthelémy Lécriveur et, donc, l’oncle de Ludovic.
Entre l’oncle et son neveu naît une vive amitié, le second voyant dans le premier un substitut pour ce père qu’il n’a jamais connu. Cette relation fait l’objet de la dernière nouvelle du recueil, « L’Oncle Léo ». Le vieil homme révèle la véritable identité de Lécriveur et explicite les énigmes irrésolues du Veilleur du Jour — pourquoi Barthélemy Lécriveur est-il cet homme sans mémoire que Coralie Délimène et sa mère, Éponine, semblent avoir connu en un autre temps ? Dans ce même temps, l’oncle Léo rédige également une nouvelle, « L’Histoire d’Éponine Délimène », que l’on retrouvera au sommaire des Chroniques scandaleuses…
Au final, Les Voyages du Fils se révèle un recueil assez inégal. La première moitié des textes est de loin la plus intéressante, poursuivant dans la veine ethnologique des Jardins statuaires. La seconde moitié, si elle élucide les mystères des premiers volumes du cycle, manque d’attraits, et la répétition de figures imposées, comme les amours ancillaires, peut finir par lasser. La mise en abyme des Chroniques scandaleuses… est plaisante, à condition d’avoir ce livre-là à ses côtés. Plus embarrassants sont ces passages consacrés à l’« Histoire d’Éponine Délimène », lorsque Ludovic Lindien et l’oncle Léo dissertent sur les qualités de cette nouvelle — on croirait voir l’auteur se jeter tour à tour des fleurs et des orties, et la mise en abyme s’abîme quelque peu.
Les Chroniques scandaleuses de Terrèbre
Petit récapitulatif : Les Chroniques scandaleuses de Terrèbre est un recueil publié sous le nom de Léo Barthe, mais dont les textes sont présentés comme les comptes rendus de l’inspecteur Molavoine transmis à Barthélemy Lécriveur et mis en forme par Ludovic Lindien…
Scandaleuses, ces Chroniques le sont pour part du fait de leur nature : si l’on reste dans les mauvais genres, sont ici abandonnées la fantasy ethnologique et le polar urbain au profit de l’érotisme. Scandaleuses, car les saynètes qu’elles racontent sont toutes des violations des conventions régnant à Terrèbre. Nuitamment dans les rues de la ville, un couple aime s’envoyer en l’air. Aussi discrets qu’ils soient, leurs ébats ne passent pas inaperçus : une clocharde ancienne fille de joie, un pharmacien veuf, un nain en fauteuil roulant qui erre dans les allées d’un parc, un prêtre tourmenté par la chair, une servante dans un hôtel de passes… Autant de témoins pour ces batifolages érotiques, des témoins ayant en commun d’être des solitaires qui nouent, l’espace de quelques instants, une relation voyeuriste avec le couple. Ces jeux de regard qui se tissent entre les amants et les témoins vont crescendo, tout comme le scabreux.
Toutes les nouvelles de ces Chroniques scandaleuses… font écho, à divers degrés, au Veilleur du Jour. De fait, on aura reconnu dans le couple anonyme les personnages de Barthelémy Lécriveur et Coralie Délimène. Ce sont là des chapitres intercalaires que le lecteur pourra s’amuser à replacer dans le récit du Veilleur de Jour. Hormis le dernier texte du recueil, « L’Histoire d’Éponine Délimène » qui met en scène, lors de leur jeunesse, la mère de Coralie et le futur chancelier de Terrèbre, ces Chroniques scandaleuses de Terrèbre n’éclairent néanmoins pas d’un jour nouveau l’histoire de Barthelémy et Coralie. Il s’agit plutôt là d’intermèdes érotiques que chacun appréciera comme il le souhaitera.
L'Explorateur perdu
Ethnographe et narrateur des Voyages du Fils, Ludovic Lindien ne s’est pas contenté de retracer le mystère entourant la vie de son père, mais a également étudié les Contrées et leurs mythes. L’œuvre de Ludovic comporte deux autres opuscules. Le premier est Les Carnets de l’explorateur perdu.
Ce recueil, fort court, se compose de cinq nouvelles. Autant de textes à visée ethnologique, de la main de Ludovic Lindien. Le premier de ces textes, « Les Cavalières », s’intéresse à cette mystérieuse peuplade, entraperçue dans Les Jardins statuaires et Les Barbares, au travers de cinq témoignages de soldats. Cinq courts récits, allant du plus brutal au plus érotique, qui ne permettent guère de lever le voile sur ces guerrières qui accompagnèrent les barbares lors de leur chevauchée vers Terrèbre mais qui jamais ne se mêlèrent à eux.
Quant aux autres textes, ce sont de là de véritables études. « Contact de civilisations entre les steppes et les jardins statuaires » évoque un peuple fort discret des Contrées, qui se surnomme les derniers venus et dont la culture n’est pas sans avoir quelque ressemblance avec celle des Jardins statuaires. « Deux mythes du désert » propose une double origine à la parole et aux images, partant l’écriture, du côté du désert d’Inilo. Enfin, toujours dans ce même désert, « Bonda la lune » s’attache à la description des mythes solaires et lunaires chez ces mêmes peuplades. Bien qu’intéressants, ces derniers textes s’avèrent cependant d’une approche plus ardue. Une « Note de l’éditeur » achève d’inscrire ces cinq textes dans l’œuvre de Ludovic Lindien.
À noter que cet opuscule est agrémenté de dessins de Jacques Abeille. Destinés à l’origine à illustrer « Contacts de civilisations… », ils ornent chacun des textes et entretiennent une ressemblance étrange avec les sculptures que l’on voit dans Nogegon, troisième tome de la série des Terres creuses de Luc et François Schuiten.
« Le désert est ma vocation » écrit Ludovic Lindien dans Les Voyages du Fils. L’Écriture du désert est un nouvel essai se situant dans la même veine ethnographique que les textes concluant Les Carnets de l’explorateur perdu. Lindien s’intéresse de nouveau à cette peuplade du désert, les enfants d’Inilo, et leur étrange rapport à la parole et à l’écriture. Écriture tracée dans le sable, soumise au jeu des vents, ou gravée sur des stèles placées à l’écart des routes, devant lesquelles le voyageur viendra méditer. Dans L’Écriture du désert, l’on s’attache dans un premier temps à détailler quelques-uns des caractères de ce langage, symboles basés sur les éléments, aussi évidents que multivoques, puis l’on entreprend le déchiffrage d’une stèle, texte sibyllin qu’on le lise dans un sens ou l’autre.
Peut-être plus anecdotiques que le reste des textes du Cycle, ce Carnet… et L’Écriture du désert développent les Contrées sous un angle qui n'en reste pas moins intéressant, celui de l’étude.
En marge des Contrées
Le Cycle des Contrées comporte également deux autres textes s’y rattachant à la marge, un roman et une nouvelle.
Le premier, La Clef des Ombres, a un temps fait partie du Cycle des Contrées, dont il constituait le troisième volume lors de sa parution chez Zulma, avant d’en être extrait lors de la réédition des Jardins statuaires chez Attila, pour figurer désormais dans le mystérieux Cycle des Chambres, cycle qui comprend pour l’heure cet unique livre. La ville de Journelaime, où se déroule l’action, figurant néanmoins sur la carte des Contrées, permettons-nous de l’accoler au Cycle qui nous intéresse.
Journelaime, donc. Brice travaille comme archiviste à la sous-préfecture de cette ville de province. Homme simple, menant une vie frustre, sans grand contact avec la gent féminine, Brice passe ses journées à classer les dossiers du « foutoir », le grenier de la sous-préfecture, où des années de laisser-aller ont amené la paperasse à se muer en un véritable chaos. Brice doit y retrouver un dossier en particulier : c’est la mission que lui a confié un inconnu, que l’archiviste croise lors de rencontres nocturnes dont il ne garde aucun souvenir au réveil. Sauf une nuit entre toutes…
La Clef des Ombres se situe dans la lignée du Veilleur du Jour, autant pour ses liens avec l’histoire de Barthélemy Lécriveur, que dans sa thématique opposant ombre et lumière, mystères et révélations évasives. Force est de s’étonner alors de l’actuelle mise à part de ce volume, qui éclaire partiellement certains points demeurés obscurs dans Le Veilleur du Jour. Ce roman connaît aussi à peu près les mêmes défauts, s’il en est, que le deuxième volume du cycle — une intrigue louvoyante, où mystères, complots et amour des femmes s’entremêlent. L’on croirait parfois lire du Flaubert, avec cette description minutieuse d’une petite bourgeoise provinciale fonctionnaire. La Clef des ombres contient aussi en germes La Barbarie, avec cette description d’une bureaucratie obtuse, ainsi qu’un personnage, amené à jouer un petit rôle dans le sixième roman du cycle.
À noter que la couverture de ce livre est signée François Schuiten, preuve que les accointances des univers de l’écrivain et du dessinateur ne remontent pas à la re-réédition des Jardins statuaires. Un buste féminin, des carnets d’écriture… deux des thèmes qui parcourent les Contrées.
Assez anecdotique est la nouvelle Louvanne, parue chez Deleatur, texte encore plus en marge des Contrées. La Louvanne, c’est tout à la fois le nom d’une forêt du côté des Hautes Brandes et celui d’une louve mangeuse d’hommes, qui apparaît au cours des siècles. Elle est réapparue, laissant derrière elle les cadavres mutilés de ses victimes. À la recherche de son meilleur ami, le narrateur, homme humble, va découvrir la véritable nature de ce loup.
Louvanne tient de la nouvelle horrifique, sans omettre de faire la part belle aux thèmes chers à Jacques Abeille : l’étrange, la femme, l’érotisme. Et une conclusion des plus glaçantes.
Le Cycle des Contrées pourrait s'achever là, n'eût été une coda : Les Mers perdues.
Coda : Les Mers perdues
Très longtemps après les événements narrés dans les volumes précédents du Cycle… Un milliardaire engage un aventurier devenu chasseur de pigeons, une jeune géologue, un dessinateur au talent inemployé et un écrivain désœuvré. Leur mission : aller loin vers l’est, à la recherche des Mers perdues.
À la frontière des Contrées avec les steppes inconnues et non-cartographiées, la petite équipe rejoint une tribu de pygmées, les Hulains. Ceux-ci accompagnent les explorateurs, et se chargent de ramener dessins et comptes rendus à Terrèbre. Bientôt, voilà les voyageurs sur le lit d’une mer asséchée. Plus loin, un rivage. Plus loin encore, les ruines d’une cité industrielle. Toujours plus loin, d’immenses statues commencent à émerger du sol. Et les membres de l’expédition de se perdre, de douter des raisons et des buts de leur périple. Le narrateur s’interroge : « Les mers perdues n’étaient peut-être ainsi qualifiées que dans leur pouvoir d’égarement. »
À mesure que l’expédition avance plus avant dans ces terres inconnues (mais le sont-elles : « Toujours, où que nous allions, un voyageur a déjà précédé nos pas et il y a beau temps que ne subsiste plus aucune contrée vierge. »), Les Mers perdues touche au sublime, dans le sens romantique du terme — cet émerveillement teinté de crainte et de respect, à la vue de ces cités dévastées par des statues aux tailles inhumaines.
Les Mers perdues se présente sous la forme d’un roman épistolaire. Le narrateur, anonyme, écrit à l’attention d’un ami, lui aussi innommé, ces lettres où il détaille son voyage. C’est un texte à deux voix, l’autre étant celle du dessinateur dont les croquis ornent le roman. Textes et images, superbes, se répondent harmonieusement.
« S'il est indéniable que Les Jardins statuaires ont enfanté Les Mers perdues, il est désormais tout aussi certain que Les Mers perdues forment la terre matricielle de Jardins statuaires » annonce Postface des Mers perdues.
De fait, l’origine des Jardins sera révélée au cours de cette expédition vers ces improbables mers perdues. Une explication, de celles qui amènent davantage de questions encore. Quelques-unes trouveront réponse.
Avec Les Mers perdues et ses échos aux Jardins statuaires, Jacques Abeille semble clore définitivement le Cycle des Contrées (quand bien même La Barbarie laisse entrevoir la possibilité, ténue, d’une suite). La boucle est bouclée, et l’on peut se prendre à chercher les connexions et correspondances entre les différents volumes du Cycle. De fait, celui-ci est traversé de constantes : les voyages, les femmes, l’écriture, et la barbarie.
L’un des aspects les plus frappants de cet ensemble est son extrême cohérence. Bien que composé sur plus d’une trentaine d’années, il ne semble souffrir d’aucun faux raccord. Et les rappels et références internes, rarement gratuits, en renforcent la cohésion. À croire que Les Jardins statuaires, œuvre fondatrice s’il en est, contenait déjà en germe tous ses développements futurs. Telle une statue, ce Cycle a crû jusqu’à, peu à peu, prendre la forme de son auteur.
L’auteur, justement : qui est-ce ? Qui a écrit Cycle des Contrées ? Sûrement pas Jacques Abeille. La bibliographie placée à la fin de L’Écriture du désert fait d’Abeille le directeur d’ouvrage du Cycle, nullement son auteur. Ludovic Lindien le dit au sujet du manuscrit des Jardins statuaires :
« À vrai dire, quand on prend sur ces écrits un point de vue général, on est contraint de constater qu’à évoquer certains faits énigmatiques la personne des auteurs se dérobe et se dissout pour ne plus laisser place qu’à une voix anonyme dont l’autorité, celle du livre-même, excède les bornes de la condition de chacun pour laisser celle-ci inachevée. Savoir qui a écrit ceci ou cela est une question qui se pose avec insistance mais dans un grand vide et sans attendre de réponse. » (« Préparatif de départ » in Les Voyages du fils.)
De fait, les livres qui composent le Cycle ont été écrits ou traduits par Barthélemy Lécriveur, Ludovic Lindien, quelques auteurs anonymes, sans oublier Léo Barthe, seul de ces auteurs à voir ses textes exister dans le monde réel sous son propre nom. Des livres traduits du terrèbrin par un certain Georges Le Gloupier[1]. Léo Barthe, auteur de textes scabreux, qui a lui-même écrit son premier texte sous le pseudonyme très melvillien de Bartleby — Et comment ne pas encore penser au « scrivener » de Herman Melville avec ce nom, Lécriveur ?
Une dernière constante dans le Cycle des Contrées est cette étrange tendance qu’ont les nombreux manuscrits à ne pas être destinés à la lecture mais plutôt à l’oubli ou la destruction. Dans ce monde qui est le nôtre, on ne peut que leur souhaiter le contraire : être lus et découverts par le plus grand nombre possible.
Car les Contrées valent la peine qu’on les explore.
Bibliographie
(À l’exception des Carnets de l’explorateur perdu, tous les titres sont encore disponibles en librairie.)
Les Jardins statuaires, Flammarion, 1982 ; rééd. Joëlle Losfeld, 2004 ; rééd. Attila, 2010.
Le Veilleur du Jour, Flammarion, 1986 ; Deleatur, coll. « La Compagnie des Indes oniriques », 2007.
Les Voyages du fils, Deleatur, coll. « La Compagnie des Indes oniriques », 2008.
Chroniques scandaleuses de Terrèbre [Léo Barthe], Le Magasin universel/Obliques, 1995 ; rééd. Deleatur, coll. « La Compagnie des Indes oniriques », 2008.
Les Barbares, Attila, 2011.
La Barbarie, Attila, 2011.
La Clef des ombres, Zulma, 1991.
Les Carnets de l’explorateur perdu, Ombres, coll. « Blanches », 1993.
Louvanne, Deleatur, coll. « La Compagnie des Indes oniriques », 1999.
L’Écriture du désert, Deleatur, coll. « La Compagnie des Indes oniriques », 2003.
Les Mers perdues, Attila, 2010.
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Davantage d'informations bibliographiques :
exliibris ;
nooSFère ;
Wikipédia.
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Ils en parlent aussi :
le blog de Kalev ;
la Taverne du Doge Loredan.
[1] Ce surnom est aussi celui du fameux Noël Godin, « l’Entarteur ». Une manière discrète d’insuffler de l’humour à une œuvre à l’imperturbable sérieux ?