Julien Bétan, déjà co-auteur chez le même éditeur d'un traité des zombies de belle facture, livre ici un opus assez foutraque. Il s'agit d'un recueil de trois longs articles assez disparates, sinon qu'ils sont consacrés à des films scabreux, qualifiés ici d'« extrêmes ». Cet extrême n'est pas un extrême d'intensité : l'amateur sera par exemple surpris d'y trouver les survivals (La colline a des yeux, Eden Lake), assez sobres en horreur. « Extrême » doit s'entendre ici comme dans « Extrême-Orient » : les films examinés franchissent les frontières de la normalité et dépeignent des comportements aberrants, violents, cruels ou pervers.
Julien Bétan nous invite à jeter un regard sur un pan du cinéma guère connu que des amateurs de films d'horreur et de films étranges, mais infusant aujourd’hui dans des productions grand public : du mondo des années 60 au zapping de Canal + ; du rape and revenge à Irréversible ; de Massacre à la tronçonneuse à Saw. Ce qui faisait scandale hier s’invite quasiment dans les familles à l’heure du film du soir. C'est un des enjeux de cet essai. Il faut souligner que la prolifération des représentations violentes est un phénomène général. En 2006, Paul Ardenne le constatait dans le domaine de l'art contemporain (Extrême : esthétique de la limite dépassée, Flammarion), de même Christian Biet dans celui du théâtre (introduction à Théâtre de la cruauté et récits sanglants, en France : XVIè-XVIIe siècle, Robert Laffont).
Au fil des articles l’auteur va assez loin dans l’histoire et l’analyse de cas particuliers du film « extrême », et si la promenade n’est pas désagréable, le lecteur peine à y trouver une pensée poursuivant un but raisonné. De ce côté décousu, l'auteur est tout à fait conscient, et a décidé de passer outre. Il y a en revanche une unité dans l'approche. Il ne s’agit pas d’un panorama du cinéma « extrême » à l'intention des curieux, ce qu’on peut trouver dans Gore : autopsie d’un cinéma, de Marc Godin (presque 20 ans d’âge maintenant) ; il ne s’agit pas non plus d’un traité d’esthétique horrifique, ce qu’est par exemple Le cinéma d’horreur et ses figures, d’Eric Dufour ; ni d’une étude philosophico-psychologique de l’horreur, on renverra ici à La cruauté : essai sur la passion du mal, de Michel Erman. L’approche est sociétale, voire politique. Elle s'appuie sur des travaux donnés en annexe, à 99 % de langue anglaise. On a donc à faire à un livre bien informé et à une réflexion assez avancée sur notre société et certains spectacles outranciers qu'elle a engendrés.
Or donc, le film « extrême » serait l'expression d'angoisses contemporaines (ce qui n'est pas en soi une idée bouleversante.) Ainsi les snuff movies,des captations clandestines de mises à mort, vendues sous le manteau ; qui n'existent que dans les fantasmes, aucune enquête n'ayant apporté la preuve du contraire. Mais qui perdurent depuis les années 70 comme légende urbaine, sont régulièrement pris comme thème de film (8 mm) ou comme forme (certains films ont même tenté de passer pour d'authentiques snuffs.). Ce pouvoir de fascination qui ne se dément pas viendrait de notre sourde peur « du meurtre en tant que business. (…) Nous constatons régulièrement que la vie humaine ne vaut pas cher face au profit de quelques-uns. »
Certains films « extrêmes » traduisent un ébranlement plus profond. On y trouve l'idée que la société « n'est soudée que par les intérêts convergents de ses membres, mais également que le mince vernis de la civilisation est susceptible de s'écailler à tout moment pour laisser place à la véritable nature de l'homme, violente, sauvage et foncièrement individualiste. » Vision particulière de l'individu et de la société, formulée dès le 17ème siècle par le philosophe Thomas Hobbes, qui trouve une forme aigue dans les survivals, récits de la lutte pour la vie d'individus confrontés à une humanité dégénérée en milieu hostile (Massacre à la tronçonneuse),et les rapes and revenges, récits de viols et de vengeances subséquentes (I spit on your grave). Des spectacles qui mettent en scène la destruction des solidarités et des protections de la civilisation, renvoient l'individu à la solitude et au salut par une violence débridée. On pourrait d'ailleurs joindre ici deux tendances lourdes de la science-fiction des années 70 et 80, le post-apocalyptique et le cyberpunk.
Mais le film « extrême » ne serait pas seulement l'expression d'angoisses contemporaines, il pourrait aussi s'y jouer quelque chose de pervers. Le premier chapitre du livre aborde les mondos, une vague aujourd’hui retombée de documentaires compilant des curiosités humaines scabreuses, lancée en 1963 par Mondo cane (1963), suivie par la série des death films (Face à la mort, 1981), des compilations de scènes de mort. Les mondos se caractérisaient par l'alliage douteux du documentaire et du spectacle, par la confusion délibérée entre l'archive et la reconstitution. L'auteur affirme que « si aujourd'hui le mondo a disparu, c'est simplement parce qu'il a intégré l'ensemble de notre culture ». Le relais a été pris depuis par la télé-réalité, les documentaires frelatés, les zappings, certaines chaines spécialisées, ou les sites web du genre de rotten.com. Si le problème n'est pas tant de désirer voir les aspects violents et scabreux des sociétés humaines, ou de contempler la mort, ce qui peut ressortir d'une démarche philosophique (« philosopher, c'est apprendre à mourir » disaient Cicéron et Montaigne), que penser de leur transformation en divertissement ? De la prolifération de ces images ?
Étonnante aussi la mythification du tueur maniaque dans les années 1990 (Le silence des agneaux), suivie par la popularité des sadiques du torture-porn des années 2000 (les 7 opus de Saw). Julien Bétan avance que « la structure de ces films permet une double identification. (…) Le spectateur s'identifie assez naturellement aux victimes, (…) mais aussi avec le bourreau, ce « surhomme » omniscient qui même après sa mort parvient à manipuler les autres par personnes interposées. » Il met en parallèle le succès des serial-killers et du torture-porn avec une perversion croissante des rapports sociaux réels, notamment au travail, où la pression économique peut amener à choisir entre perdre son travail ou sacrifier son intégrité : « « du point de vue du spectateur ce caractère ambivalent [des torture-porns] permet une forme d'exutoire qui consisterait, en se libérant de la troisième contrainte (celle qui nous retient prisonnier), à faire subir à d'autres ce que nous vivons nous-mêmes, en ayant le loisir de projeter dans le siège du supplicié, ce ou ceux que nous identifions comme la source de nos tourments. »
Julien Bétan cite également une analyse de Denis Duclos: « il semble que les plaisirs pervers, même violents, servent à se rassurer, à s'assurer d'un objet de jouissance, en « tenant autrui », alors que le monde s'ouvre et que les repères classiques de l'identité volent en éclat. Au prix de se faire peur, et en affichant une légitime horreur vis-à-vis d'actes d'extrême violence, on conserve l'accès à une certaine volupté de la colère. »
Nous vivrions dans une société qui suscite l'angoisse et la colère, le besoin de réassurance et l'appétit de destruction, et qui produirait les exutoires adéquats en exploitant « une forme de violence qui ne dérange pas le spectateur, mais en outre le conforte dans ses opinions ». Violence désormais visible dans les spectacles grand public depuis les années 90 (à suivre l'auteur), qui de surcroit masquerait la violence réelle dont le spectateur est victime. Elle serait la version démocratiquement correcte du « quart d'heure de la haine » du 1984 de George Orwell : on se décharge de l'oppression et de son cortège de colère et d'angoisse en lâchant ses chiens sur des objets imaginaires conçus par l'oppresseur.
En somme Julien Bétan relie l'exploitation de la violence et de la cruauté à l'instauration du libéralisme économique comme horizon indépassable. Non pas selon la thèse traditionnelle de l'exploitation des bas instincts du public par des marchands sans scrupules, lâchés par le libéralisme tels des renards dans le poulailler, mais en montrant que le film « extrême » peut être un reflet et un soutien du libéralisme.
La thèse est convaincante, mais incomplète. Il se pourrait que le libéralisme ait noyé la morale dans les eaux glacées du calcul égoïste... Mais le film d'horreur, et autres films « extrêmes », n'ont pu s'épanouir que dans une société contrainte de relâcher la censure sous la pression d'une opinion qui n'entendait plus qu'on lui dicte ce qui est bon pour elle : il est devenu interdit d'interdire. En outre, des heures glorieuses de l'avant-garde culturelle on a gardé dans les milieux autorisés l'habitude de n'estimer une oeuvre qu'à condition qu'elle se veuille subversive, transgressive, en rupture. Elle est fade si elle ne joue pas la sensation, l'émotion, jusqu'au trip, fut-il nauséeux : c'est l'esthétique de la montagne russe... Ainsi donc, camarade Bétan, il faut bien le dire : l'orgie d'images outrancières que fait notre société vient aussi de son versant libertaire.
Il y a conjonction entre le libéralisme et le libertarisme. On peut se demander jusqu'à quel point les films extrêmes, en se plaisant à mettre en scène une humanité déplorable fondamentalement mue par les égoïsmes, ne participent pas à l'extension de la vision libérale de la société. Il se pourrait que la dérégulation libérale et l'anarchisme libertaire s'entendent dans le fond sur le terrain de la destruction de la société d'avant, bourgeoise, paternaliste, rigoriste, hiérarchique (mais aussi humaniste et progressiste) qui a prévalu jusqu'aux années 60, pour instaurer notre société actuelle, finalement pas libérale, mais libérale-libertaire. On s’étonne moins de la faculté du libéralisme à récupérer les formes de la culture alternative.
Le cinéaste Pier Paolo Pasolini avait compris très tôt la confusion et la complicité qui s'instaurait entre libertarisme et libéralisme, motivation pour produire le film le plus extrême jamais tourné, Salo ou les 120 journées de Sodome (1975), conçu sur la conviction que la nouvelle économie capitaliste allait s’emparer de la sexualité et des corps. Il tendait à la société libérale-libertaire le miroir le plus sordide possible.
Le film est cité par Julien Bétan dans le troisième et dernier chapitre du livre parmi ces films « extrêmes » qui ne joueraient pas de la fascination pour la violence et la transgression, mais qui les mettraient en question ou en feraient un instrument critique. Des films où « la violence est au contraire montrée dans son intégralité. Pas seulement à travers des scènes explicites ou transgressives qui ne sont désormais plus l'apanage du genre horrifique, mais aussi en la (re)connectant à un contexte détaillé, où les causes et les conséquences de la violence, chez les victimes comme chez ceux qui la perpétuent, ne sont pas évacuées au profit de son seul spectacle. »
L'hypothèse d'une société libérale-libertaire n'est pas contradictoire avec les thèses de Julien Bétan, mais rend épineuse cette distinction entre film d'exploitation et film radical. A mesure que les verrous de la société sautent sous la poussée du libéralisme et du libertarisme, des effets gores gentiment transgressifs passent dans les spectacles grand public, conduisant certains artistes pour être pris au sérieux à devenir méchamment transgressifs, d'où la montée du film trash qui peut passer pour radical. Il n'est pas certain que les titres et les auteurs donnés par Julien Bétan comme radicaux soient autre chose que bêtement trash. Il n'est pas sûr qu'un Gaspard Noé, aussi doué soit-il, soit soucieux de produire autre chose que des effets. En revanche, sur la question de la critique de la violence, citer Orange mécanique aurait été bienvenu.
Souvenons-nous d'ailleurs de ce qu'il advient d'Alex, l'atroce héros d'Orange mécanique, lorsque le traitement Ludovico inhibe en lui les pulsions violentes : un pantin qui subira toutes les humiliations. La violence est humaine, et chacun de nous doit vivre avec des hantises et des tentations parfois bien scabreuses. Si notre société libérale-libertaire en fait des spectacles, hors l'échelle de diffusion de ces spectacles elle n'est pas particulièrement novatrice, voir la littérature décadente de la fin du 19è siècle ou le théâtre du Grand-Guignol de 1900 à 1960. Le spectacle extrême n'est pas une invention de notre temps. Est-il aujourd'hui dévoyé ? La question est singulière concernant un domaine de tout temps si complaisant avec les perversions en tout genres. Mais il est certain que l'absurde est en passe d'être atteint lorsqu'un tueur maniaque devient héros de série télévisée (Dexter), ou qu'un plasticien expose une oeuvre composée d'une tête de vrai foetus plantée sur un corps de mouette (Xiao Yu, 1999) ; les noces de Woodstock et de Wall Street s'achèvent dans la nausée. L'analyse qu'en fait Julien Bétan est-elle juste ? Oui en partie, mais encore encombrée de ce post-modernisme qui a engendré les effets dénoncés.