Langon est une petite ville située non loin de Bordeaux. Chaque année, en cette saison, y est organisée une série d’événements culturels dont l’intitulé donne un avant-goût du contenu : "Les nuits atypiques de Langon". L’Estanquet est un des hauts-lieux de l’atypisme langonais (langonien ?). Situé un peu à l’écart de la ville, il s’agit d’un ensemble architectural constitué de deux longs bâtiments en vis-à-vis et fermé aux extrémités, ce qui ainsi délimite une cour intérieure bien abritée…
Journal d'un homme des bois, 4 mai 2012
Langon est une petite ville située non loin de Bordeaux. Chaque année, en cette saison, y est organisée une série d’événements culturels dont l’intitulé donne un avant-goût du contenu : "Les nuits atypiques de Langon". L’Estanquet est un des hauts-lieux de l’atypisme langonais (langonien ?). Situé un peu à l’écart de la ville, il s’agit d’un ensemble architectural constitué de deux longs bâtiments en vis-à-vis et fermé aux extrémités, ce qui ainsi délimite une cour intérieure bien abritée. L’un de ces bâtiments était à l’origine une grange, avec un étage sans doute utilisé pour stocker du foin – il ne reste pour l’évoquer qu’une série d’entailles à mi-hauteur des murs de pierre dans lesquels s’inséraient des chevrons et des poutres. C’est aujourd’hui une grande salle à l’aménagement minimaliste et modulaire – elle peut donc être utilisée comme galerie d’art, salle de spectacles, salle de réception, etc. Le seul aménagement qui paraît fixe est un bar, à droite de l’entrée – il y a aussi une mezzanine tout au fond de la salle. L’autre bâtiment qui paraît moins haut et cloisonné en plusieurs pièces était sans doute un lieu d’habitation – à travers des portes vitrées on voit qu’il s’agit aujourd’hui d’un atelier (au moins partiellement). Des œuvres d’art sont présentées à demeure dans la cour et le long du mur de ce second bâtiment – voire "dans" le mur, telle cet impressionnant magma de visages humains diversement expressifs et qui sont littéralement englués dans la muraille : une œuvre forte et qui interpelle le visiteur. Mais revenons à l’ancienne grange. Plusieurs expositions y sont installées, toutes de qualité. Ce soir, c’est l’inauguration ! Des plateaux de grignoteries généreuses – et rustiques dans le bon sens du terme – sont à disposition sur des tables et le bar sert de quoi se désaltérer ; curieusement, il n’y a pas grand monde : sans doute arrivons-nous tardivement ? L’exposition qui retient le plus mon attention est celle des Imachinasons de Patrick Deletrez. Il s’agit de dispositifs sonores construits de bric et de broc, certains intégrés au sein de compositions sculpturales, d’autres plus simples : ça tourne, ça roule, ça frotte, ça frappe, ça cogne, ça vibre, ça résonne… et chaque dispositif intègre un système d’éclairage qui lui est propre. L’ensemble forme un véritable orchestre bruitiste – comme le précise fort justement la fiche technique : "le bruit devient son par l’intentionnalité qui l’anime". Pierre Schaeffer n’aurait pas mieux dit. Les Imachinasons sont partout : le long des murs, derrière la scène, sur la mezzanine… il y en a des dizaines (cinquante ? soixante ? davantage ?) ; toutes sont alimentés par des câbles électriques (mouvement et éclairage) et l’ensemble est dirigé via le clavier d’un vieux piano acoustique transformé en table de mixage, chaque touche actionnant un contacteur dissimulé en-dessous. Patrick Deletrez est aux commandes de ce poste de pilotage, dispositif central d’une bulle provenant d’un univers décalé, à la fois cyberpunk et post-cataclysmique. Cette esthétique éminemment science-fictive est renforcée par les œuvres exposées dans la partie bar/réception de la salle – et s’il en était encore besoin par les instruments qui sont sur la scène. Car ce soir, il y a bien sûr un concert – plus exactement une performance – et c’est pour cela que nous sommes venus. Les Imachinasons sont installées à l’Estanquet pour tout le mois de mai. Chaque vendredi et samedi, soit à huit reprises au cours du mois, des artistes invités viennent se produire en compagnie de Patrick Deletrez. Ce soir, pour le premier concert, les musiciens présents sont Pascal Lefeuvre, joueur de vielle à roue, et Giörgy Kurtag Jr., compositeur-chercheur et claviériste. J’ai déjà parlé du premier dans ce blog – il est sans doute un des praticiens de la vielle à roue parmi les plus intéressants, sur le plan international. Lefeuvre intervient au sein de diverses formations ; son éclectisme est impressionnant et sa discographie en témoigne. Membre fondateur de l’Ensemble Tre Fontane qui a consacré une douzaine de CDs à la musique médiévale, fondateur et longtemps leader du Viellistic Orchestra qui a contribué à revitaliser certaines traditions populaires, Lefeuvre s’intéresse également au jazz, aux musiques du monde – en particulier semble-t-il à la tradition arabo-andalouse – ou encore à la musique contemporaine : il a consacré un CD à Stockhausen ! Le vielliste apprécie la scène et il se produit volontiers dans des formations réduites pour de nouvelles expériences – parmi ses dernières rencontres, on citera John Kenny, maître ès-trombone et chercheur impliqué dans la reconstruction d’instruments à vent antiques : tout un programme ! Bref, Pascal Lefeuvre est un de ces véritables créateurs qui me font me sentir un peu moins seul, moi qui n’ai jamais été capable de m’intéresser à autre chose qu’à tout à la fois, tant dans mon parcours d’écrivain que dans celui de musicien. J’aime ces gens qu’il est impossible d’étiqueter autrement que d’un seul mot : artiste (rappelons qu’il ne s’agit pas d’un gros mot, juste l’expression dénuée de la moindre arrogance d’un simple choix de vie). Ce soir, Lefeuvre intervient avec G. Kurtag Jr., avec qui il a signé au moins un opus titré Premiers pas. Kurtag est un hongrois d’origine, diplômé de l’Académie Frantz Liszt de Budapest, et membre de l’I.R.C.A.M. Outre ses nombreuses compositions, Kurtag s’intéresse également à la création d’instruments nouveaux ainsi qu’à l’analyse et à la captation des gestes de l’instrumentiste – une démarche s’inscrivant bien dans une époque où l’on redécouvre (et popularise) des dispositifs comme le théremin et on l’on entend à nouveau et un peu partout des Ondes Martenot. Et c’est parti pour une heure de performance à trois : Deletrez assis à son piano-mixeur, Lefeuvre avec sa vieille à roue connectée à une wha-wha Morley, et Kurtag debout entre ses synthétiseurs et face à des pads de percussion. Et là, difficile de raconter avec des mots le ressenti sonore et visuel. Dans les meilleurs moments, j’ai le sentiment de vivre une expérience qui entre en résonance avec des ressentis plus anciens – ma découverte au début des années septante des premiers disques de Frank Zappa sur Bizarre Records puis de l’œuvre d’Edgar Varèse dirigée par Pierre Boulez, les concerts bordelais de Stockhausen et ceux de Magma à la fin des années septante… Dans les moments moins mémorables, on se dit que les uns et les autres peinent à se rejoindre – mais c’est la règle du jeu de ce type d’événement. La recherche d’une harmonie et l’instauration d’un nécessaire équilibre entre les instruments est parfois un peu laborieuse – les machines de Deletrez sont peut-être trop présentes et j’aurais apprécié quelques plages de silence de leur part, afin de laisser la vielle proposer des thèmes. Il y eu une magnifique mais trop brève envolée arabisante au cours de laquelle on put apprécier la légèreté, l’aisance, l’élégance de Lefeuvre. Difficile également pour un instrument monophonique et limité dans sa tessiture de s’exprimer au sein des nappes synthétiques, et confronté qui plus est à une production bruitiste parfois trop complexe. A dire vrai, il m’a semblé que Kurtag a davantage – trop ? – tiré son épingle du jeu ; à moins que Lefeuvre ne se soit volontairement placé en retrait ? L’exercice est des plus difficiles. En tout cas, ce fut une soirée vraiment intéressante et riche en émotions. Si je peux me permettre un conseil, non aux musiciens (sachons rester à notre place) mais aux éventuels prochains auditeurs : même si vous appréciez le travail de Lefeuvre, dispensez-vous de le lui dire. Vous risquez – au mieux – de vous faire rembarrer sèchement ou avec une ironie un rien cinglante. Autant son site est accueillant et les propos qu’il tient sur son blog sont chaleureux, autant dans la vraie vie Pascal Lefeuvre semble refuser tout contact direct. Mais bon, moi qui ai parfois la réputation de me situer quelque part entre l’ours mal léché et l’autiste méditatif, je ne suis peut-être pas le mieux placé pour lui faire ce léger reproche !