À l’heure où la campagne présidentielle bat son plein, le blog Bifrost vous propose au contraire de battre la campagne avec le Cabinet de Curiosités. Dans le numéro 12 de la revue, Zig Thug et Olson Zag, intrépides découvreurs d’ouvrages étranges, se sont intéressés aux livres évoquant ces lieux imaginaires, ces états de fantaisie et ces cryptarchies. Quel que soit le résultat du scrutin, l’on se rappellera ainsi où fuir s’il ne nous plaît guère — à moins de fonder son propre état privé.
– Juste avant le ridicule, la frontière entre le sérieux et le fantasme est parfois ténue. Peut-être même de l’intersection de ces deux tempéraments naît un espace original, des pays insoupçonnés. Les heureux bénéficiaires de cette double humeur reportent parfois leur phantasme sur la réalité la plus tangible : un jour ils se proclament roi. Qu’est-ce donc, professeur Zag ?
– La littérature, elle même à la croisé de la réalité faite sienne et de l’imaginaire le plus fondé, n’est pas avare de contrés d’ailleurs et de demain bien sûr — mais aussi d’hier et de jamais... Dis-nous, Zig !
– Ne tardons pas plus, rencontrons les uns, partons pour les autres... ZigZaguons !
L’état c’est moi, histoire des monarchies privées, principautés de fantaisie et autres républiques pirates de Bruno Fuligni. « Nous parlerons de cryptarchies, de puissances cachées, pour désigner ces empires invisibles, ces terres et ces cités dont nulle carte ne rend compte. Occultés plutôt qu’occultes, ces gouvernements ne sont pas des sociétés secrètes : ils s’affichent, aiment et recherchent la publicité, décrètent, commandent, quelquefois passent à l’action. Princes autoproclamés, rajahs de fantaisie, présidents conditionnels, antipapes en cavale, doges hypothétiques, toute une pègre couronnée se partage le globe, en marge des Etats universellement reconnus. Cette curieuse variété de dignitaires a trouvé le plus sûr moyen de parvenir : fonder son propre Etat et s’en déclarer le maître. ». Le ton est donné !
A travers les temps et les lieux, cet essai recense donc de tels phénomènes. Ainsi défilent dès l’antiquité des contorsionnistes de la généalogie, imposteurs aux lignages controuvés et autres sosies de fortune cherchant à s’accaparer « le nom d'autrui pour asseoir leur puissance ». Puis percent des mystificateurs exotiques, « couronnes errantes », souverains chimériques qui hantent bientôt les cours européennes : roi d’Issinie, Ampansacade Benyowszky. « Les monarques errants, les princes sans feu ni lieu dont il faut subir les sollicitations éternelles ». Ailleurs émergent des monarchies robinsonnes, radicalement sécessionnistes qui ont pour palais un atoll, un récif pour trône. Ces princes aux manières naufrageuses ont la volonté la plus dérisoire et la plus désirable : régner sur soi ! Prince et sujet en un, telle est la politique du Robinson. On parle un peu de forbans pendant la crémaillère. Alors ce sont les puissances du Far West : étonnantes rencontres avec quelques napoléoniens, grandioses et pitoyables, « ces hommes d’action, qui ont conquis vingt royaumes, ne peuvent s’empêcher de former encore des projets politiques ». Telle l’épopée texanne du général Lallemand. Puis se détachent à l’horizon de l’Auricanie et de la Patagonie des cryptarques enivrés par le ciel austral, voir cet avoué périgourdin devenu monarque des pampas. Puis viendrons les colonies libres, « à l’époque où les puissances européennes se constituent d'immenses empires, certains de leurs fils essaient de mettre la main sur les terres qu’elles délaissent... ». Se manifestent encore quelques aventuriers d’Amazonie « qui se sentent la fibre présidentielle au point de doter d’institutions souveraines les territoires qui pouvaient le mieux s’en passer ». A l’aventurier des lointains succède enfin le chicaneur des républiques communales : « sur la foi de chartes retrouvées, de franchises improbables, d’antiques privilèges, des souverains érudits argumentent et instrumentent, démontrent leur indépendance au lieu de la conquérir ». C’est évident, « c’est chez soi, dans sa ville, dans sa rue qu’on est encore le mieux pour régner ». Retenons le royaume de Hay que Booth, son démiurge, fit village du livre et, avec une trentaine de librairie, sa capitale mondiale. Autre curiosité parmi les micro-nations : les Etats philatéliques, faisant la nique à Yvert et Tellier, qui émettent des Cinderella stamps (timbres de Cendrillon) à destination des amateurs de phantom philately.
Sport sympathique et inoffensif, certainement quand les fondateurs de ces états restent désintéressés. Pourtant il en est, un peu escrocs, qui délivrent contre finances, passeports, titres nobiliaires et autres brimborions. Moins encore quand leurs créations servent des projets doctrinaux douteux, tel le Royaume Uni d’Arya d’Arch Edwards, réservé aux individus de “pur sans aryen”. Certaines sociétés d’inspirations religieuses, mais la limite entre cryptarque et gourou est ténue, souligne l’auteur, tels les davidiens de Waco, ne font pas moins frémir. Cruel mais sans ambiguïté, l’OWR (Otherworld Kingdom), enclavé en Tchéquie, sise dans un château du XVIème siècle, se définit comme le royaume de la “domination féminine absolue”, rejetant l’idée d’être un simple club SM... sinon le péage !
Le livre de Bruno Fuligni n’est pas la simple nomenclature de ces 400 états et de leurs souverains. L’auteur éclaire avec un humour noir consommé les situations juridiques, historiques et géographiques, de commentaires utiles aux voyageurs. Ainsi invite-t-il a être un peu « complice de ces rois fantasques : non pas leur dupe ni le héraut de leurs élucubrations, mais un voyageur avisé qui, arpentant des contrées rêvées, ne leur reprochera pas d’être onirique... ». A découvrir.
Le Dictionnaire des lieux imaginaires que publient Alberto Manguel et Gianni Guadalupi aux éditions Actes Sud est aussi de nature à susciter l’enthousiasme des arpenteurs de l’impossible et de tous ceux qui, à l’instar d’un personnage d’Henri Bosco, sont toujours prompts à « boucler le sac » et « empoigner leur bâton(1) » en quête de terres fraîches. D’autres, moins remuants mais tout autant avisés, seront plus enclins à garder la chambre, à l’ombre de leur bibliothèque, pour jouir de cet ouvrage de référence dans une immobilité accomplie qui laisse l’esprit libre d’aller ou bon lui semble. Car de la réalité à la fiction, il n’y a qu’un pas que nous ne manquerons pas de franchir en compagnie de nos aimables guides.
Ce dictionnaire à la manière d’un « répertoire géographique du XIXème siècle » nous renvoie d’emblée à l’idée que l’inventaire du monde est par essence inépuisable tant l’imaginaire des hommes a su affoler les cartographies. Dans une brève introduction, Alberto Manguel (par ailleurs auteur d’une monumentale Histoire de la lecture chez le même éditeur) précise qu’il a été contraint d’opérer une sélection tant le champ d’investigation est vaste. Pour résumer, en sont exclus les lieux du futur, les enfers et les paradis comme ceux décrits par Dante et les lieux existants mais réinventés tels le Balbec de Proust. Il n’en reste pas moins que la matière de ce livre est foisonnante et témoigne de façon érudite et néanmoins plaisante de la richesse et de la diversité de la littérature et par là-même de son questionnement intrinsèque sur l’homme.
Pour les grecs, déjà, les confins traduisaient au niveau géographique l’étrangeté et la sauvagerie des marges de la cité, l’eschatia était la zone traditionnelle des merveilles : faunes et flores exotiques, peuples aux coutumes singulières. Au monde réel, sensible, apte à être décrit avec exactitude, se superpose le monde rêvé où se déploient de larges pans de civilisation.
Le lieu de l’imaginaire se fait autant le vecteur d’une réflexion philosophique ou utopique, comme l’illustrent fort bien les cités peu ragoûtantes d’un Thomas More (Acharos, Utopie) ou encore Meccania the super-state de Gregory Owen, que la source d’anecdotes croustillantes propres à alimenter moralistes et fabulistes (voir Aristophane et la cité Coucou-Les-Nuées). Swift ou Rabelais ont largement travesti l’audace de leurs prises de positions politiques derrière une fantaisie explosive. D’autres, comme Lewis Carroll et son Pays des Merveilles, y ont vu un remède à l’ennui qui prévaut dans la vie réelle morne et consensuelle.
Dans tous les cas de figure, le Dictionnaire s’abstient d’émettre quelque jugement que ce soit. Manguel et Guadalupi n’interprètent jamais, traitant chacun de ces lieux comme autant de réalités concrètes. Suivant cette optique, le dictionnaire est prolixe en conseils aux éventuels touristes qui peuvent ponctuellement se transformer en avertissements : « les voyageurs désireux de visiter la ville [il s’agit de l’abominable cité d’Arkham chère à H.P. Lovecraft] le feront à leurs risques et périls : les conséquences d’une telle visite peuvent les empêcher de dormir pour le restant de leurs jours ». Il y a cependant tellement d’endroits plaisants à visiter qu’on peut facilement se faufiler entre de tels cauchemars.
A l’heure des voyages aveugles plombés par le décalage horaire et de la communication simultanée via Internet, ce Dictionnaire des lieux imaginaires tend à démontrer que le lecteur-rêveur continue d’explorer la planète hors des sentiers battus, hors saison et sans le sou, avec comme unique passeport son insouciance et une brindille au bec. Ainsi lui est à jamais accessible « le monde entrevu où déjà marchent les pèlerins tout le long d’une inlassable nostalgie(2) ».
Bibliographie
• L’état c’est moi, par Bruno Fuligni - Les éditions de Paris (GdF - 238 pp. - 125 FF)
• Dictionnaire des lieux imaginaires, par Alberto Manguel et Gianni Guadalupi - Actes Sud (GdF - 550 pp. - 158 FF) — réédition d’un ouvrage paru aux éditions du Fanal en 1981
Notes :
(1) Henri Bosco, Un rameau de la nuit - Flammarion, 1950/Gallimard 1970
(2) André Dhôtel, Rhétorique fabuleuse - Le temps qu’il fait, 1980