Une lecture à deux têtes

Cabinet de Curiosités |

objets-introuvables-uneNoël approche : toujours pas d’idée de cadeaux ? Pas grave, le blog Bifrost est là pour ne pas vraiment vous aider, avec une sélection de livres proposée dans Le Cabinet de Curiosités. Parue initialement dans le numéro 8 de Bifrost, cette rubrique s'est consacrée aux ouvrages fantastiques, fantasques et incongrus. Voici donc ici des livres plutôt curieux et difficilement trouvables en librairie pour certains, comme l’indispensable (car très inutile) Catalogue des Objets introuvables de Jacques Carelman…

Certains textes, plus par leur tournures que par leurs propos, moins par leurs substances que par leurs projets, conspirent au Fantastique. Qu'ils soient ou non traversés par son imagerie ou qu'ils n'empruntent au genre que le débris de son matériel, le plus souvent, ils s'inscrivent en marge du roman. Ils éludent la convention par la même qu'ils adviennent rarement des mains des écrivains mais échappent plutôt de celles du dilettante, du fou éclairé et de l’érudit sans doute. Cette façon particulière s'inscrit pourtant dans une tradition, celle du divertissement savant, de la fantaisie, de la bizarrerie ; c'est aussi la gourmandise du lettré et de l'humaniste, du bifrostien bien né il va de soi. En clair, notre plaisir sera de présenter sur les étagères de notre cabinet des livres incongrus, improbables, et sinon illisibles, invisibles : curieux. Le fil rouge de nos lectures, leur légitimité, sera en plus d'inventorier, en encyclopédistes débonnaires, les ouvrages récents de cette famille, de porter sous vos yeux hagards quelques définitions sur le genre Fantastique dont on n’a encore pas idée. 

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Une telle entreprise, tant soit peu hasardeuse, se devait de trouver une protection adéquate. Alfred Kubin, dont les éditions Allia proposent — au titre éponyme — un Cabinet de curiosités, sera donc le patron tutélaire de cette livraison. Signalé par Versin pour son roman L'autre côté (1908), c’est ici un recueil de huit nouvelles, inédites en français et en souffrance depuis les années vingt. Connu comme dessinateur, Kubin (1877-1959) réalise ici le pari de tirer des récits de ses propres vignettes à la plume, Effectivement le caractère visuel est frappant, mais qui plus est, les variations sur le thème du regard ou plutôt de la vision semblent accorder la ronde des nouvelles. Tantôt une image viendra cristalliser l'expérience de toute une vie, résolvant le rébus métaphysique d'un vieux maître calligraphe — qui est l'image même de la mort (« Le franchissement du col »), tantôt ce seront des hallucinations productrices de phantasmes morbides (« Le sultan fatigué »). L'image fait toujours son entrée au monde sur un mode brutal, fulgurant et douloureux, et à laquelle il faut bien se soumettre (« Le dernier vagabond »). Le tour persécuteur de la vision illustrera encore « L’intrus », tandis qu'au sein de l'élément macabre du « Cri qui venait des ténèbres », la raison, délivrée par le rire, enrayera la peur in extremis. La vision est alors ramenée au seul spectacle de la cruauté. Jusqu'à ce que l'auteur, maître en chimères, réalise son portrait « transposé dans un être équin » (« Ah, l'étalon blanc »). Le caractère obsessionnel des images fournira la matière aux récits et à son architecture sans doute car, comme le précise le postfacier, « on appelait au siècle dernier "cabinet de curiosités" ou "panorama" […] des dispositifs optiques constitués d'un vaste tableau peint en trompe-l’œil et déroulé sur les murs d'une rotonde éclairée par le haut », telle cette « encyclopédie des illusions » déroulée devant nos yeux. 

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Abondant dans notre sens : les éditions Le Promeneur, qui entretiennent par ailleurs « Le cabinet des lettrés », présentent Le cabinet des merveilles de monsieur Wilson, merveille de livre s'il en est, enrichi de gravures, photographies et maquettes. Suivez le guide. Lorsqu'on déambule dans Los Angeles, on a toutes les chances de rater le Musée de Technologie Jurassique, Rien d'étonnant, cette façade anodine n'est connue que d'une poignée de savants et de curieux éclairés. Il abrite pourtant une impressionnante collection d'objets insolites et de théories extravagantes. Il est le dépositaire de « phénomènes qui ne sont connus de la science, si tant est qu’ils le sont, que par le biais de leu apparition dans le musée », nous confie David Wilson, l'aimable conservateur, homme de petite stature, dans lequel le narrateur croit surprendre un « farfadet » aux imperceptibles agissements. La visite nous réserve dès lors d'innombrables surprises : une corne de femme, « un souhait sur un cheveux », une sculpture micrommiature du pape ou encore le « Théâtre Mystérieux du Souffle du Canard ». L'univers du Cabinet des merveilles de monsieur Wilson n'est pas sans rappeler les spéculations de Borges ou de Raymond Roussel. On se laisse facilement attraper dans le maillage serré de cette érudition-fiction qui tend à démontrer que la science se fonde justement sur la fiction, CQFD. L'étonnement reste donc une source perpétuelle de découverte ; le « concevable » apparaît comme une autre manière d'appréhender l'Univers et ses mystères. Ainsi Lawrence Weschler retrace pour nous l'aventure des cabinets de curiosité où se côtoient bizarrerie et science. 

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Après la grâce du livre illustré, succombons au livre d'illustrations. Quelques décennies après sa première publication chez Balland, J. Carelman remet en circulation ses objets introuvables, sagement répertoriés au Catalogue des objets introuvables (Cherche Midi Éditeur). D'une famille insoupçonnée, ces objets sont proposés à notre sagacité sous d'autres noms : objets poétiques, puérils, morbides, au choix nous assure l'auteur magnanime. Indicibles, ces objets méritaient d'être représentés et renseignés de légendes. Comme dans un Concours Lépine qui aurait tourné au chahut, Carelman nous sort de son chapeau sablier antisénescence et autre bicyclette rouleau-compresseur. Le catalogue prévoit ainsi l'impossible, utile aux activités professionnelles, domestiques et de loisirs. Peu de nouveau objets font leur apparition, Carelman gage sur le charme de l'objet détourné, parodique. Mais ceux la même que nous dominons, de force et de pensée, se trouvent subitement hors de portée — l'usage des choses nous échappe soudain, à ne plus savoir que faire de ses pieds et de ses mains. C'est nous qui sommes alors ramenés au rang d'objet : transi. Objets philosophiques susurrait l'auteur, soit. Mais ils pouvaient prétendre encore, chers objets, au titre d'objet fantastiques. 

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Pour les objets finis — non plus en suspension, nous renvoyons à la publication en extraits du Manufrance 1928 (Bibliothèque de l'Image), offrant canon de 50 mm (!), parasol de poche en sentinelle, 57 articles de soin des ongles et autres richesses pléthoriques laissant pantois l'imagination. Les préfaciers Simoën et Traviatan ne s'y sont d'ailleurs pas trompés en intitulant leur introduction Grandeur et futilité de l'homme et précisant qu’il s’agit d’une « encyclopédie inépuisable des fantasmes quotidiens » et d’un « monument d’imprimerie à inscrire de toute urgence sur la liste des livres à emporter sur une île déserte ». 

In memoriam enfin pour conclure sur le summum connu au domaine de l’illustration raisonnée du quotidien, toujours manquante en librairie : L’Encyclopédie Masse… 

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Bibliographie : 

Le Cabinet de curiosités, Alfred Kubin — Allia, 1998 ; 

Le Cabinet des merveilles de monsieur Wilson, Lawrence Weschler — Le Promeneur, 1997 ; 

Catalogue d’objets introuvables, Jacques Carelman — Le Cherche-Midi, 1997 ; 

Catalogue de la manufacture d’armes et cycles de Saint-Étienne, collectif — Bibliothèque de l’image, 1997 ; 

Encyclopédie Masse, 2 vol., Francis Masse — Les Humanoïdes associés, 1982.

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