Les Jeux et les Hommes

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Lorsque j'ai demandé à Alexis Moroz d'animer une rubrique Jeux Vidéo pour le blog Bifrost, je m'attendais évidemment à ce qu'il y parle de science-fiction. C'est pourquoi j'ai été fort décontenancé, comme sans doute nombre de nos lecteurs, par son premier article, dont le sujet, certes passionnant, n'avait que peu de rapport avec le genre qui nous fait vibrer. Aujourd'hui, heureusement, le revoilà au cœur du sujet avec cette fine étude des influences socioculturelles de l'âge d'or de la science-fiction anglo-saxonne sur les jeux vidéo et la littérature cyberpunk. Où l'on découvre comment Asimov et Bradbury ont pu influencer des jeux comme Duke Nukem, Fallout, ou même Peggle.

Mais finalement, c'est quoi, un jeu vidéo ?

Alors oui d'accord, les jeux vidéo. Bon. Mais finalement, c'est quoi un jeu vidéo ? Ou même un jeu tout court ? Ah ! Voilà des données qui vous semblaient acquises, n'est-ce pas ? Vous vous leviez chaque matin en vous disant, un grand sourire sur le visage : "Aujourd'hui est un jour nouveau et je sais ce qu'est un jeu vidéo !"... Mais ce temps est révolu, car en fait... vous ignorez ce qu'est un jeu vidéo. Vos croyances n'étaient qu'un leurre.

Le choc est rude. Mais rassurez-vous, le temps dans lequel vous venez de rentrer (appelons ce temps "l'Ère du Doute") prendra bientôt fin, lui aussi. Ça ne sera qu'un petit temps. Car la vérité va vous être enseignée. Presque gratuitement (avant de lire la suite, vous avez en effet l'obligation morale d'observer les bannières de publicité de ce site et d'envisager l'acquisition des produits qu'elles vantent).

Les Prophètes changent, mais leur enseignement reste intact

La vérité sur les jeux vidéo a en fait été découverte par un académicien du nom de Roger Caillois en 1958... 20 ans avant la création des premiers jeux vidéo, excusez du peu. 

C'est dans son essai intitulé Les Jeux et les hommes que le sociologue décortique les composantes fondamentales du divertissement ludique de façon aussi pertinente qu'exhaustive. Il énumère ainsi quatre types de motivations bien distinctes qui nous poussent à jouer au quotidien, quatre façons de jouer, en quelque sorte... et non seulement ces diverses facettes recouvrent tous les types de jeu qui existaient à l'époque du bonhomme, mais elles s'avèrent aussi bien présentes dans le domaine des jeux électroniques qui vit le jour à la mort de Roger. Roger, si tu nous lis de là-haut, cet article est pour toi. Spécial kassdédi.


Le fringuant Roger Caillois et un cavalier inconnu

La théorie est simple. Nous prenons du plaisir à jouer pour quatre raisons différentes, fonction de nos préférences, et toutes les activités ludiques comportent au moins un ou plusieurs de ces quatre "ingrédients". Ces quatre éléments étant l'Agon, l'Alea, le Mimicry et Ilynx (oui, les académiciens ont un peu le droit d'inventer des mots apparemment).

  • L'Agon (prononcer "Agoune" - non, en vrai j'en sais rien) : C'est le challenge, le défi. Le plaisir que l'on prend à surpasser un ou plusieurs adversaires, voir soi-même. Cet élément est à la base de tous les sports, et on le retrouve aussi bien dans des jeux enfantins tels que Chat Perché que dans des activités plus posées telles que les échecs.
  • L'Aléa : C'est le hasard, la chance. Le plaisir que l'on prend à remettre son sort aux mains de forces insondables, à éprouver le suspense qui précède un verdict. Cet élément constitue l'attraction principale des casinos du monde entier, et on le retrouve aussi bien dans des jeux enfantins tels que Plouf-Plouf que dans des activités plus matures telles que la roulette russe.
  • Le Mimicry : C'est l'identification, l'illusion. Le plaisir que l'on prend à incarner un rôle, à se déguiser ainsi qu'à s'immerger dans un univers imaginaire. Cet élément est le pain quotidien de chaque acteur, et on le retrouve aussi bien dans des jeux enfantins tels que le Cow-boy et les Indiens que dans des activités plus socialement handicapantes telles que le jeu de rôle.
  • L'Ilynx : C'est l'excitation, le vertige. Le plaisir que l'on prend à se mettre en danger ou à subjuguer ses sens. Cet élément est au cœur de toutes les montagnes russes des parcs d'attraction, et on le retrouve aussi bien dans des jeux enfantins comme le manège, que dans des activités plus dangereuses telles que la chute libre ou la bicyclette.

L'énigme est donc résolue. La vérité vous enveloppe désormais comme un gant en fourrure de licorne ou un estomac de fée évidée, vous êtes digéré par les implications et les conséquences de ces découvertes mais c'est pour le mieux, car ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort.


Caution SF de l'article

Il ne nous reste plus qu'à appliquer ce savoir nouveau au sujet qui nous intéresse, les jeux vidéo. Et pour se faire, nous allons examiner quatre jeux. Du plus vieux au plus récent, du plus "gros budget" au plus indépendant, du plus hardcore au plus casual... ces jeux, symboles parfaits de chacune des catégories de Caillois, donnent un bon aperçu des extrémités du médium.

Nota bene : Les quatre jeux sélectionnés sont disponibles sur la plate-forme de téléchargement Steam, et vous pourrez donc les acquérir sans sacrifier la moindre de vos calories.

La jouissance de l'Agon

[Cover TF2]

Le choix aura été rude, car l'Agon est sans conteste l'élément le plus récurrent et le plus populaire des jeux (à tel point que certains commettent l'erreur d'y voir la définition même du jeu vidéo et rejettent tout jeu ne contenant pas une dose de challenge satisfaisante).

Mais finalement, le Roger Caillois du plus beau représentant de l'Agon reviendra à Team Fortress 2.

Dans Team Fortress 2 (jouable exclusivement en ligne contre d'autres humains, Agon oblige), vous êtes un soldat et vous devez tuer les soldats de l'équipe ennemie. Ce jeu de tir en vue subjective fait tout ce que les jeux de soldats tuant d'autres soldats font, en mieux, et en plus drôle.

Mais l'équipe marketing de Valve vous le vendra bien mieux que moi.

Les charmes de l'Alea

Ici, le vainqueur se détache largement du peloton. En effet le jeu Peggle - notre Roger Caillois du meilleur représentant de l'Aléa - combine avec génie des éléments du flipper et du billard avec la drogue dure préférée des japonais : le Pachinko (ces plateaux inclinés sur lesquels des clous dévient la trajectoire d'une bille en acier).



Peggle est l'exemple typique du jeu qui ne paie pas de mine, et qui semble même assez inintéressant, quand on voit un pote y jouer. Mais quand on on s'y met... Quand les yeux s'accoutument au ballet hypnotique de la bille, engrangeant les points et multipliant les effets visuels jusqu'à son inéluctable chute... Les yeux... Les yeux ne veulent plus rien d'autre.

La passion du Mimicry

Pour le Roger Caillois du meilleur représentant du Mimicry, c'est le coeur qui parle. La série de jeux de rôle sur ordinateur Fallout - dont l'action se situe dans un rétro-futur post-apocalyptique grinçant dépeint avec brio - ne propose pas simplement l'un des univers virtuels les plus riches et fouillés qui soient... Elle offre aussi la meilleure rejouabilité.



En effet dans Fallout, vous ne voyez pas le monde de la même manière selon le personnaque que vous vous êtes créé en début de partie. L'intelligence, la force, le charisme, l'endurance... toutes les caractéristiques de votre personnage ont une influence sur vos aventures et rendent votre voyage unique.

L'extase de l'Ilynx

Et enfin un Roger Caillois difficile à décerner, car il concerne une catégorie parfois contestée dans l'univers des jeux virtuels. En effet, l'Ilynx est censé donner une impression de danger, la sensation de perdre prise, or il est difficile de considérer un quelconque jeu vidéo comme une véritable menace. Mais pris dans un sens plus large, la fonction de l'Ilynx est avant tout de ravir les sens. Et à ce niveau là, Audiosurf n'a de leçon à recevoir de personne.

Véritable perle de la scène indépendante, Audiosurf repose sur un concept extrèmement original : transformer vos musiques en toboggans futuristes sur lesquels vous devrez amasser des blocs. Les courbes et la pente du toboggan, le rythme d'apparition des blocs, les effets visuels et sonores, chaque élément est directement tiré du MP3 choisi comme "terrain de jeu", et lui fait écho. Une expérience synesthésique fascinante.

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Voilà qui couvre à peu prêt le sujet. Maintenant, vous n'avez plus qu'à chercher au fond de votre âme d'enfant lequel des éléments de Caillois vous correspond le plus, et hop, vous pourrez en faire une overdose grâce à l'un des quatre jeux présentés ci-dessus !

Et je vous donne rendez-vous le mois prochain, pour un article qui cette fois, je le jure, aura un vrai rapport avec la science-fiction.


[image spacewar]

De toutes façons, le rédac'chef ne regarde que les images et la conclusion


Ce qui conclut donc ce rapide exposé des influences socioculturelles de l'âge d'or de la science-fiction anglo-saxonne sur les jeux vidéo et la littérature cyberpunk. Asimov Asimov Bradbury.

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