L'écriture de la science-fiction (2/3)

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La semaine dernière, dans la première partie de L'écriture de la science-fiction, Claude Ecken revenait sur les contraintes de bases propres à la description d'un univers entièrement fictif. En dissertant de l'art de dire ce qu'il faut quand il faut, l'auteur du Monde tous droits réservés, décrivait la difficulté, rencontrée par tout auteur de science-fiction, d'introduire des informations nécessaires à la compréhension de cet univers sans pour autant briser le rythme du récit. Aujourd'hui, il est temps d'aborder les quelques solutions que Claude Ecken propose pour résoudre cet épineux problème tout en gardant à l'esprit que, ne rien dire, c'est parfois mieux...

« Première partie

Quelques solutions 

La juxtaposition ne donnant donc que peu de résultats satisfaisants, l’auteur a intérêt à intégrer l’information dans l’action. Plusieurs techniques ont fait leurs preuves ; elles peuvent encore servir à condition de dissimuler le procédé pour éviter justement qu’il soit reconnu comme tel.

Procédons à l’inventaire :

• La plus éculée consiste à faire intervenir un médium à point nommé : quelle que soit la chaîne télé que le vaisseau est capable de recevoir depuis sa position, elle diffuse justement un documentaire sur ces étranges Grumms, qui ne quittent un monde pour s’établir sur un autre que lorsqu’ils en ont épuisé les ressources ou irrémédiablement saccagé l’environnement. S’il s’agit d’une revue, même périmée, elle contiendra un opportun article traitant de la question. Pourtant, le livre que le personnage ouvrira ne sera ni une encyclopédie — quelle horreur ! —, ni un atlas des planètes habitées, mais un improbable ouvrage de vulgarisation contenant comme par hasard un article ou une entrée qui déborde très vite son propos pour le compléter par un historique succinct de l’histoire mondiale et l’enrichir avec la définition de tous les termes jugés incompréhensibles pour l’improbable lecteur qui n’aurait pas encore lâché son bouquin parvenu à ce stade du récit.

Notons qu’à l’heure d’Internet et de l’information à portée de tous, ce subterfuge a beaucoup perdu de sa crédibilité. On sait que les 370 623 réponses fournies par les moteurs de recherche ne permettront pas de tomber sur l’information adéquate avant une quinzaine. Ne serait-ce que parce qu’une règle narrative stipule que le héros ne peut rien obtenir sans effort : il n’a aucune chance de tomber juste du premier coup ! Comme ce n’est pas le protagoniste mais le lecteur qui a besoin de l’info, mieux vaut donc s’en remettre au hasard.

Un héros a intérêt à toujours laisser allumées radio et télé,  à éparpiller les bouquins ouverts à n’importe quelle page et à feuilleter le premier torchon venu où qu’il se trouve : les renseignements lui parviendront sans qu’il ait à les chercher. Mais sa crédibilité de héros risquant d’être entamée par un comportement de rat de bibliothèque ou de patate de canapé, il convient de justifier ses lectures ou auditions par un motif quelconque. C’est donc en cherchant sur le Net un formulaire de déclaration de douane que le héros verra passer de nombreux sites consacrés à ces Grumms négligents et gaspilleurs au point de faire de leur planète un dépotoir…

On remarquera là un autre effet du procédé sur l’écriture : l’auteur ne se torture plus les méninges pour justifier son univers mais pour justifier l’action qui amène la scène de dévoilement. En l’occurrence, comment un douanier en mission peut-il se trouver en manque de formulaire de déclaration ? On imaginera ce qu’on veut, qu’il a utilisé les derniers feuillets dans les toilettes dépourvues du papier du même nom, qu’il a par mégarde remplacé la version numérique de son e-bloc-notes avec la déclaration d’amour à sa fiancée ou que la nouvelle version du formulaire n’a pas encore été communiquée par le service interplanétaire des douanes aérospatiales deux ans après le retrait de l’ancienne. L’essentiel, c’est d’être crédible !

• Un autre procédé consiste à glisser subrepticement les informations dans des conversations très badines d’apparence. Le bavardage remplace ici les médias : n’importe quel sujet abordé par n’importe quel interlocuteur débouchera immanquablement sur un ou deux aspects de l’univers à dévoiler.

« “Mais bien sûr, chère madame Apfel-sturm, je serais ravi d’être des vôtres au gala de ce soir, dès que j’en aurai terminé avec les formalités administratives concernant l’introduction d’un étranger à la confédération, formalités dont la sévérité reste néanmoins compréhensible car il s’agit davantage de mesures prophylactiques que de précautions touchant à la sécurité du territoire ou au droit commercial.

– Je m’en réjouis déjà ! Il y aura le directeur de Trou de ver Corporation, et aussi Genestrauss, vous savez, le seul ethnologue à avoir réalisé une étude sur ces Grumms qui n’intéressent personne parce qu’ils ne tiennent ni à acheter ni à vendre et qui vivent au jour le jour, en autarcie, sur leur nauséabonde planète.” »

Ah ! Que de cocktails mondains et de conversations de bistrot ne trouve-t-on pas en ouverture de récit pour soulager l’auteur d’une partie de sa cargaison d’informations incasables ! Tout héros de science-fiction devrait avoir des relations mondaines par brigades entières ou un sens du contact particulièrement bien développé. N’espérez pas avancer très loin dans l’exposition de votre univers avec un misanthrope agoraphobe, sinon par une maussade rumination de souvenirs.

Le problème posé par l’usage immodéré de ce procédé, outre l’alcoolisme du héros, est de s’enliser dans des bavardages excessifs aussi rédhibitoires pour l’action que l’exposé brut des données en début de chapitre. Essayez d’imaginer le monde de « Dune » dévoilé de la sorte : il y en aurait pour des pages et des pages de dialogues, voire même plusieurs volumes.

L’autre inconvénient est une artificialité de la conversation, qui nuit à sa crédibilité si elle est trop visible :

« “Il est bien regrettable que vous ayez manqué l’ouverture de ce dîner de gala à cause d’une bête disparition de formulaires de déclaration dans des toilettes !

– Oui, d’autant plus que j’avais réussi à convaincre ce fonctionnaire que le Grumm avait droit de séjour dans la Confédération puisqu’il cherche à vendre par mon intermédiaire des portes stellaires qui vous expédient instantanément aux endroits où vous les avez disposées…” »

L’artifice est encore plus visible si le point exposé est censé être connu de tous, dans la société où évoluent les protagonistes ; il est si banal qu’il ne mérite plus de figurer dans une conversation. On préférera donc glisser dans un assaut de mondanités des sujets susceptibles de faire débat : une situation géopolitique plutôt qu’un concept scientifique. Ces derniers sont d’ailleurs difficilement présentables en l’absence d’un spécialiste : aucun protagoniste n’a une culture étendue au point de prétendre comprendre le fonctionnement du moindre « zigbull » ou « désorientateur de spin ». En littérature générale, les personnages ne se posent pas la question de savoir comment l’agitateur de molécules permet d’élever la température d’éléments organiques. Ils utilisent tout bêtement un four à micro-ondes.

Le seul moyen d’intégrer dans un échange des éléments connus de tous est de mettre en scène un naïf dont le rôle se bornera à poser des questions sur ce que contemplent ses yeux ébahis. Avant de multiplier les personnages, profitez de ceux que vous avez sous la main. Par exemple, ce Grumm qui pose pour la première fois le pied sur la planète est autorisé à poser les questions les plus stupides :

« “Quel est cet appareil fièrement dressé vers le ciel et qui semble trembler de puissance contenue ?

– Il est dressé vers le septième ciel et c’est un vibromasseur, ô mon frère.” »

De fait, l’histoire devient plus excitante…

Mais comme on ne saurait faire passer ce naïf pour plus bête qu’il n’est, car il évolue lui aussi dans un environnement familier, à l’exception de quelques détails exotiques, autant utiliser carrément un idiot intégral, un mongolien stupide qui a besoin de se faire répéter dix fois qu’un sani-broyeur n’est pas une moulinette SEB.

« “Répétons, dit le douanier. Vous affirmez que ce Grumm, dont l’espèce n’a jamais tenu à vendre quoi que ce soit, tient à ouvrir des relations commerciales avec la Terre ? Et il ne s’agit de rien moins que de concurrencer les voyages à travers l’hyperespace avec un principe de téléportation ? Pourquoi alors ne voit-on jamais les Grumms sur d’autres mondes ?

– Parce qu’ils ne voyagent pas.

– Ah oui ? Et que fait celui-là dans votre vaisseau ?

– C’est pas pareil : c’est mon associé.

– Associé ? Alors que les Grumms ne fraient jamais avec les autres espèces ?

– Oui, mais lui vient vendre quelque chose.

– Je croyais que les Grumms n’avaient jamais rien à vendre.” »

Etc. Vous vous arrêtez après trois tours de piste, satisfaits en outre d’avoir, dans

le même temps, diverti votre lecteur. Cet exemple est certes un peu facile, s’agissant d’un fonctionnaire des douanes, des douanes du futur, je me hâte de le préciser au cas où certains spécimens viendrait à lire le présent article, mais on pourra tout aussi avantageusement utiliser n’importe quel autre personnage un tant soit peu demeuré, comme le frère du héros, blessé à la tête le jour où il lui sauva la vie en pénétrant le premier au domicile conjugal après trois heures du matin, le machiniste, qui compense la grossièreté de son esprit par l’intelligence de ses doigts, ou n’importe quel autre comparse ramassé en cours de route.

Tout héros de S-F devrait emmener un mongolien avec lui. Le seul problème est de savoir où le cacher quand il est invité dans des soirées mondaines.

Ici aussi, le procédé peut être inversé et le héros devenir le naïf le temps de quelques échanges. Un expert commercial peut par exemple lui demander s’il croit sincèrement que la Guilde de l’espace l’autorisera à diffuser des portes spatiales qui rendront caducs les transports. Tous les arguments qu’il avancera favoriseront la compréhension de l’univers de l’auteur. Ce n’est pas pour rien que dans les anciennes séries de S-F, les principaux protagonistes allaient par trois, l’aventurier, le savant et la belle, qui permettaient de confronter des points de vue et de délivrer des informations appartenant à divers registres. L’aventurier analyse la situation et expose les informations d’ordre géopolitique, le Zarkoff de service délivre les explications scientifiques, les points de vue plus généraux reviennent à la belle… ce qui permet au passage de démolir l’affirmation selon laquelle les femmes dans la S-F de grand-papa ne servaient que de potiches tout juste bonnes à être enlevées par des extraterrestres ; on voit ici qu’elles avaient un rôle supplémentaire, celui de dinde forçant le héros à délivrer des explications dont profitera le lecteur.

Il arrive, à ce stade de l’exposé, qu’un auteur débutant avide de mettre en pratique ces conseils caresse le projet de fournir au héros une pulpeuse compagne en guise de naïf. Aujourd’hui, rien ne saurait être plus dangereux pour son avenir littéraire, voire sa sécurité et son intégrité physique : mieux vaut lui conseiller de garder l’idiot congénital.

• Le procédé suivant est plus utile aux informations d’ordre scientifique qui, on l’a vu, passent mal dès que le salon où l’on cause se déroule ailleurs que dans un congrès de spécialistes. Il s’agit du fameux coup de la panne. On remarquera au passage la subtile liaison avec les commentaires qui précèdent…

En effet, utiliser un objet ou une technique dans des conditions normales ne nous apprend rien sur lui. Par contre, une erreur de manœuvre ou un accident permet de déduire sans délai une foule de renseignements, depuis la fonction première de l’appareil jusqu’à son principe. Ce sera le technicien dépêché sur les lieux qui, tout en expliquant les défauts de fonctionnement à l’usager, assouvira dans le même temps le légitime désir de compréhension du lecteur. Ainsi, dans l’exemple suivant, où le héros, avant de quitter son vaisseau spatial, a appuyé sur un bouton resté sans effet. On va tout de suite savoir à quoi ça sert…

Non. Le réparateur n’a pas l’air de venir… C’est toujours la même chose avec eux. Profitons de cette réflexion pour signaler qu’il est bon de garder quelques constantes d’une époque à une autre, comme cette absence d’intervention, afin de ne pas égarer le lecteur par un dépaysement trop radical, et passons immédiatement à un autre exemple :

« Distraitement, Marc inséra son index dans l’orifice idoine, puis appuya sur le bouton. »

Suspense…

« “Cette carte de crédit a un solde débiteur, l’informa le serveur. J’appelle un agent ou vous êtes disposé à faire la vaisselle ?

– Ce doit être la puce sous mon doigt qui est flinguée…” »

Ici, l’information est intimement liée à la narration. On sait à quoi sert l’appareil et les conséquences du geste du distrait permettent de faire habilement diversion sur les explications à intégrer dans l’intrigue.

Bien sûr, les aléas qui en résultent retardent un peu la progression de l’action mais rien n’empêche de faire de ce retard un élément de relance de l’intrigue :

« C’est en faisant la plonge à la cuisine qu’il vit les patibulaires agents de la Guilde de l’Espace se diriger droit vers la table qu’il venait de délaisser. Ils étaient sur sa piste. »

Les pannes ont un autre avantage, qui tient à la crédibilité. Quoi de plus réaliste qu’une machine sujette à des défaillances à la place des rutilantes fusées à combustion nucléaire propres de la science-fiction des débuts ? Les objets vieillis donnent à l’univers imaginaire une patine qui empêche le lecteur de croire qu’il vient juste d’être inventé par un auteur pressé de combler son déficit bancaire (cette image, soit dit en passant, est un merveilleux sujet de science-fiction, inépuisable de variations car il renouvelle, comme dirait Gérard Klein, le thème inusé autant qu’inusable de la quête). Le crade, le sale, le dégradé, ça a tout de même une autre gueule !

Tout auteur de science-fiction devrait donc introduire dans son univers des pannes ou des dysfonctionnements. A défaut de technicien, le héros peut tenter de réparer lui-même l’avarie, une scène banale qu’un auteur doué exploitera pour délivrer des informations annexes : l’auto-intervention prouve que Marc a l’habitude de voir son vaisseau tomber en panne ; elle donne une image de l’état de délabrement dudit, une idée de la situation sociale et financière du propriétaire ainsi qu’une estimation raisonnable de la richesse de son vocabulaire dans les moments de tension. Ce n’est jamais très agréable de fourrager dans des toilettes bouchées par des formulaires de déclaration à la douane… 

Où ne rien dire, c’est parfois mieux… 

A ce stade du récit, si l’univers science-fictif a pu être habilement exposé au cours de la narration, le seul problème restant est de savoir comment raconter une histoire qui tienne debout avec un héros malchanceux flanqué d’un imbécile et dont la fusée n’arrête pas de tomber en panne.

• Si l’ampleur de la tâche rebute, on peut s’en tirer avec une dernière solution, très en vogue actuellement : ne pas délivrer d’explication du tout ! Il est en effet préférable de montrer plutôt que d’expliquer, et les astuces qui précèdent, aussi répandues qu’elles soient, ne sont que des explications déguisées en scènes. L’absence d’explication a le mérite de donner à voir un univers qu’on ne décryptera que progressivement, par déduction et comparaisons successives. Après tout, c’est bien ce qui se produit dans la vie de tous les jours : on ne commence à connaître une question qu’après s’être frotté au problème.

C’est d’ailleurs ce qui se passe quand Marc se met en quête d’associés. Les gouvernements mis au courant lui ont demandé s’il a réalisé l’ampleur du bouleversement qui découlerait de ce moyen de transport instantané : les faillites prévisibles, l’accélération des échanges entraînant des bouleversements sociaux, augmentant les risques de contrebande et d’attentats terroristes. Pour prendre la mesure de cette révolution, il conviendrait d’introduire la téléportation avec parcimonie dans un premier temps. Marc en est tout secoué, jusqu’à ce qu’il réalise que la parcimonie signifie, pour chaque état, l’exclusivité de la chose. L’auteur sera au contraire ravi : ce problème lui aura permis de citer nombre d’aspects de son univers.

Le lecteur obstiné glanera donc lui-même les éléments qui éclairciront progressivement sa vision de l’univers présenté. L’avantage qu’il en retire est un temps de lecture doublé pour le même prix : en effet, quand il aura enfin compris, dans les dernières pages, de quoi il retourne dans l’ouvrage, il ne lui reste plus qu’à le relire, en connaissance de cause cette fois. L’inconvénient pour l’auteur est qu’il a des ventes diminuées de moitié, car les lecteurs obstinés ne sont pas si nombreux que ça !

A suivre...

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